HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE TROISIÈME. — 6 OCTOBRE 1789 - 14 JUILLET 1790.

CHAPITRE VI. — RÉSISTANCES. LA REINE ET L'AUTRICHE. - LA REINE ET MIRABEAU. - L'ARMÉE (MARS-MAI 1790).

 

 

L'Autriche se rallie l'Europe. — Elle conseille de gagner Mirabeau, mars. — Conduite équivoque de la cour dans sa négociation avec Mirabeau. — Mirabeau lui porte de nouveaux coups, avril. — 3Iirabeau peu influent dans les clubs. — Mirabeau gagné, 10 mai. — Mirabeau fait donner au roi l'initiative de la guerre, 22 mai. — Entrevue de Mirabeau et de la reine, fin mai. — Le soldat fraternise avec le peuple. — La cour croit gagner le soldat. — Misère de l'ancienne armée. — Insolence des officiers. — Ils essayent de mettre le soldat contre le peuple. — Réhabilitation du soldat, du marin.

 

Le complot de Favras était celui de Monsieur ; le complot de Maillebois (qu'on découvre en mars) se rattache au comte d'Artois, à l'émigration. La cour, sans les ignorer, paraissait suivre plutôt le conseil que l'on trouva dans le Mémoire d'Augeard, garde des sceaux de la reine : ruser, attendre, simuler la confiance, laisser filer cinq ou six mois.

Même mot d'ordre à Vienne, à Paris.

Léopold négociait. Il mettait les gouvernements soi-disant amis de la liberté, les faux révolutionnaires (j'entends l'Angleterre et la Prusse), à une sérieuse épreuve ; il les plaçait en face de la Révolution, et peu à peu ils laissaient tomber le masque. Léopold disait aux Anglais : Vous plait-il que je sois forcé de céder à la France une partie des Pays-Bas ? et l'Angleterre reculait ; elle sacrifiait, devant cette peur, l'espoir de s'emparer d'Ostende. Aux Prussiens, aux Allemands en général, il disait : Pouvons-nous délaisser nos princes allemands possessionnés Alsace, qui perdent leurs droits féodaux ? La Prusse elle-même, le 16 février, avait déjà parlé pour eux, proclamé le droit de l'Empire de demander raison à la France.

L'Europe entière des deux parts, d'une part Autriche et Russie, d'autre part Angleterre et Prusse, gravitait peu à peu -vers une même pensée, la haine de la Révolution. Seulement il y avait cette différence que la libérale Angleterre, la philosophique Prusse, avaient besoin d'un peu de temps pour passer d'un pôle à l'autre, pour se décider à se démentir, s'abjurer, se renier, avouer ce qu'elles étaient, les ennemies de la liberté. Ce respectable combat de la honte et de la pudeur devait être ménagé par l'Autriche. Donc, à attendre, il y avait infiniment à gagner. Encore un moment, tout le monde des honnêtes gens allait se trouver d'accord. Seule alors, que ferait la France ?....

De quel poids énorme allait peser contre elle tout à l'heure l'Autriche, assistée de l'Europe ?

Rien n'empêchait, en attendant, de donner aux révolutionnaires de France et de Belgique de bonnes paroles, de les endormir, si l'on pouvait, de les diviser.

Dès que Léopold fut Empereur (20 février), dès qu'il eut publié son étrange manifeste où il adopte les principes de la révolution belge, avoue la légalité de' l'insurrection contre l'Empereur (2 mars), son ambassadeur, M. de Mercy-Argenteau, décida Marie-Antoinette à surmonter 'ses répugnances à se rapprocher de Mirabeau.

Mais, quelle que fût la facilité du caractère de l'orateur, son éternel besoin d'argent, le rapprochement était difficile l'avait dédaigné, repoussé, au moment où il pouvait être utile. Et on venait le chercher, lorsque tout était compromis, perdu peut-être.

En novembre, on s'était entendu avec les députés les plus-révolutionnaires pour fermée à Mirabeau le ministère pour toujours. Maintenant on l'appelait.

On l'appelait à mie entreprise impossible, après tant d'imprudences et trois complots avortés.

L'ambassadeur d'Autriche se chargea lui-même de faire revenir de Belgique l'homme qui pouvait le mieux servir d'intermédiaire, M. de La Marck, ami personnel de Mirabeau et personnellement aussi tout dévoué à la reine.

Il revint. Le 15 mars, il porta à Mirabeau les ouvertures de la cour, le trouva très froid. Son bon sens lui faisait sentir que la cour lui proposait seulement de. se noyer avec elle.

Pressé par La Marck, il dit qu'on ne pouvait relever le trône qu'en s'appuyant sur la liberté ; que, si la cour voulait autre chose il la combattrait, loin de la servir. Quelle garantie pouvait le rassurer là-dessus ? Il venait lui-même de proclamer devant l'Assemblée combien peu il se fiait au pouvoir exécutif. Pour le rassurer, Louis XVI écrivit à La Marck qu'il n'avait jamais désiré qu'un pouvoir limité par les lois.

Pendant cette négociation, la cour en menait une autre avec La Fayette. Le roi lui promettait par écrit la confiance la plus entière. Le 14 avril, il lui demandait ses idées sur la prérogative royale. Et La Fayette avait la simplicité de les lui donner.

Sérieusement, que voulait la cour ? Amuser et rien de plus, endormir La Fayette, neutraliser Mirabeau, amortir son action, le tenir partagé entre des tendances diverses, peut-être aussi le compromettre, comme on avait compromis Necker. La cour mit toujours sa profonde politique à perdre et ruiner ses sauveurs.

Exactement à la même époque et de la même manière, le frère de la reine, Léopold, négociait avec les progressistes belges, les compromettait, puis, menacés par le peuple, dénoncés et poursuivis, les amenait à désirer l'invasion, le rétablissement de l'Autriche[1].

Comment croire que ces démarches du frère et de la sœur, précisément identiques, se soient accordées par hasard ?

Mirabeau devait bien y regarder à deux fois avant de se fier à la cour. C'était le moment où le roi, cédant aux exigences de l'Assemblée, lui livra le fameux Livre rouge (dont nous parlerons tout à l'heure) et l'honneur de tant de gens ; tous les pensionnaires secrets virent leurs noms chantés par les rues. Qui pouvait assurer Mirabeau que la cour ne jugerait pas utile, dans quelque temps, de publier aussi son traité ?.... La négociation n'était pas fort rassurante ; on avançait, on reculait ; on ne lui confiait rien du tout et on lui demandait ses secrets la pesée de son parti.

Ongle jouait pas ainsi avec un tel homme. Il fallait l'avoir pour ami ou pour ennemi, le combattre à mort ou se jeter dans ses bras. Quelles que fussent, au fond, ses tendances royalistes, il était impossible d'aveugler entièrement un homme de tant d'esprit. Il allait, en attendant ; organe de la Révolution ; il ne lui manquait jamais dans les moments décisifs ; on aurait pu le gagner, on ne pouvait l'amortir, l'énerver, le neutraliser. Quand la situation parlait, à l'instant le Mirabeau vicieux, corrompu, disparaissait, le dieu entrait en lui, la patrie agissait par lui et lançait la foudre....

Dans un seul mois (avril) où la cour traînait, marchandait finassait, la foudre frappa deux fois.

La première (que nous remettons au chapitre suivant pour réunir toute l'affaire du Clergé), c'est la fameuse apostrophe sur Charles IX et la Saint-Barthélemy, qui est dans toutes les mémoires : Je vois d'ici la fenêtre, etc. Jamais les prêtres n'avaient reçu sur la tête un coup si pesant ! (13 avril.)

La seconde affaire, non moins grave, fut la question de savoir si l'Assemblée se dissoudrait ; les pouvoirs de plusieurs députés étaient bornés à un an, et cette année finissait. Déjà avant le 6 octobre, on avait proposé (et avec raison alors) de dissoudre l'Assemblée. La cour attendait, épiait le moment de la dissolution, l'entr'acte, le moment toujours périlleux entre l'Assemblée pi n'est plus et celle qui n'est pas encore. Qui. régnerait dans l'intervalle, sinon le roi, par ordonnances ? Le pouvoir une fois repris, l'épée une fois ressaisie, c'était à lui de la garder.

Maury, Cazalès, dans des discours pleins de force, mais irritants, provocants, demandèrent à l'Assemblée si ses pouvoirs étaient illimités, si elle se croyait une Convention nationale ; ils insistaient sur cette distinction de convention, d'assemblée, de législature. Ces arguties poussèrent Mirabeau dans une de ces magnifiques colères qui montaient jusqu'au sublime : Vous demandez comment, de députés de bailliages, nous nous sommes faits, Convention ? Je répondrai. Le jour où, trouvant notre salle fermée, hérissée, souillée de baïonnettes, nous courûmes au premier lieu qui put nous réunir et jurâmes de périr plutôt.... ce jour-là si nous n'étions Convention, nous le sommes devenus.... Qu'ils aillent chercher maintenant dans la vaine nomenclature des publicistes la définition de ces mots Convention nationale ?.... Messieurs, vous connaissez tous le trait de ce Romain qui, pour sauver sa patrie d'une grande conspiration, avait été contraint d'outrepasser les pouvoirs que lui conféraient les lois. Un tribun captieux exigea de lui le serment de les avoir respectés. Il croyait, par cet insidieux interrogat, placer le consul dans l'alternative d'un parjure ou d'un aveu embarrassant. Je jure, dit le grand homme, je jure que j'ai sauvé la République !Messieurs...., je jure que vous avez sauvé la chose publique !

A ce magnifique serment, l'Assemblée se lève tout entière et décrète : Point d'élection que la constitution ne soit achevée.

Les royalistes furent atterrés. Plusieurs néanmoins pensaient que l'espoir de leur parti, l'élection nouvelle, eût bien pu tourner contre eux, qu'elle eût amené peut-être une Assemblée plus hostile, plus violente. Dans l'immense fermentation du royaume, dans l'ébullition croissante, qui pouvait être sûr de bien voir ?.... La simple organisation des municipalités remuait la France dans sa profondeur. Elles se formaient à peine, et déjà à côté d'elles, s'organisaient des sociétés, des clubs pour les surveiller. Sociétés redoutables, mais utiles, éminemment utiles dans une telle crise ; organe, instrument nécessaire de la défiance publique, en présence de tant de complots.

Les clubs iront grandissant, il le faut, la situation le veut ainsi. Cette époque n'est pas encore celle de leur plus grande puissance. Pour la France, c'est l'époque des fédérations. Mais déjà les clubs règnent à Paris.

Paris semble veiller pour la France, Paris reste haletant, debout, tenant ses soixante districts assemblés en permanence, n'agissant pas, près d'agir. Il écoute, il s'inquiète ; vous diriez la sentinelle à deux pas de l'ennemi. Le cri : Prenez garde à vous ! s'entend à chaque heure. Deux voix le poussent sans cesse, du club des Cordeliers, du club des Jacobins. J'y pénètre au prochain livre, dans ces antres redoutables ; ici, je m'abstiens d'y entrer. Les Jacobins ne sont pas caractérisés encore, ils sont à leur premier âge, âge bâtard, constitutionnel, où règnent chez eux les Duport et les Lameth.

Le caractère principal de ces grands laboratoires d'agitation, de surveillance publique, de ces puissantes machines (je parle surtout des Jacobins), c'est que, comme en toutes machines, l'action collective y dominait der beaucoup l'action individuelle, que l'individu le plus fort, le plus héroïque, y perdait ses avantages. Dans les sociétés de ce genre, la médiocrité active monte à l'importance, le génie pèse très peu. Aussi Mirabeau n'allait jamais volontiers aux clubs, n'appartenait exclusivement à aucun, y faisait de courtes visites, passait une heure aux Jacobins, une heure dans la même soirée au club de 1789, qu'avaient formé au Palais-Royal Sieyès, Bailly, La Fayette, Chapelier et Talleyrand (13 mai).

Club élégant, magnifique, nul d'action. La vraie force était au vieux couvent enfumé des Jacobins. La domination d'intrigue, de pariage facile et vulgaire qu'y exerçait souverainement le triumvirat de Duport, Barnave et Lameth, ne contribua pas peu à rendre Mirabeau accessible aux suggestions de la cour.

Homme de contradictions ! au fond qu'était-il ? Royaliste, noble quand même. Et quelle était son action ? Toute contraire ; à coups de foudre, il brisait la royauté.

S'il voulait enfin la défendre, il lui fallait se hâter. Elle enfonçait d'heure en heure. Elle avait perdu Paris ; il lui restait en province de grandes foules dispersées ; pat quel art pouvait-on en faire un faisceau ? C'est à quoi Mirabeau rêvait. Il projetait d'organiser une vaste correspondance, sans doute à l'instar, à l'encontre de celle des Jacobins. Telle fut la base du traité de Mirabeau avec la cour (10 mai). Il eût constitué chez lui une sorte de ministère de d'esprit public. Dans ce but ou sous ce prétexte, il reçut de l'argent, un traitement fixe. Et comme il était dans ses habitudes de faire tout avec audace, le mal et le bien, il prit un train de maison, voiture, table ouverte et le petit hôtel de la Chaussée-d'Antin qui subsiste encore.

Tout cela n'était que trop clair, et il y parut bien mieux, quand du milieu du côté gauche on le vit parler avec la droite pour la royauté, pour lui faire donner l'initiative de la paix ou de la guerre.

Le roi avait perdu l'intérieur, puis la justice ; les juges, comme les magistrats municipaux, échappaient à son action. Si on lui ôtait la guerre y avait-il encore royauté ? Voilà ce que dit Cazalès.

Barnave et le côté opposé trouvaient mille réponses, sans dire un mot de la meilleure. — C'est que le roi était suspect, c'est que la Révolution ne s'était faite qu'en brisant l'épée dans la main du roi, c'est que, de tous les pouvoirs, celui qu'il était le plus dangereux de lui laisser dans les mains, c'était justement la guerre.

L'occasion du débat était celle-ci. L'Angleterre avait été alarmée de voir la Belgique tendre la main à la France. Elle commençait à s'effrayer, tout comme l'Empereur et la Prusse, d'une révolution vivace, contagieuse, qui gagnait, et par son ardeur, et par un caractère de généralité (plus que nationale) humaine, très contraire au génie anglais. Un homme de talent, passionné et vénal, l'Irlandais Burke, élève des Jésuites de Saint-Omer, lança aux Chambres une furieuse philippique contre la Révolution, laquelle lui fut payée comptant par son adversaire, M. Pitt. L'Angleterre n'attaqua pas la Franc ; mais elle abandonna la Belgique à l'Empereur, elle alla au bout du monde chercher, querelle sur les mers à notre alliée, l'Espagne. Louis XVI fit savoir à l'Assemblée qu'il armait quatorze vaisseaux.

Là-dessus, une longue, immense discussion théorique sur la question générale A. qui appartient ; l'initiative de la guerre ? — Peu ou rien sur la question particulière, qui, pourtant dominait l'autre. Tout le monde semblait 'l'éviter, la fuir avait rieur de la voir.

Paris n'en avait pas peur, Paris l'envisageait en face. Tout le monde sentait, disait que, si le roi avait l'épée, la Révolution périssait. Il y avait cinquante mille hommes aux Tuileries, à la place Vendôme, dans la rue Saint-Honoré, attendant une inexprimable anxiété, recueillant avidement les billets qu'on leur jetait des fenêtres de l'Assemblée, pour leur faire suivre de moment en moment le progrès de la discussion.  Tous étaient indignés, exaspérés contre Mirabeau. À l'entrée, à la sortie, l'un lui montrait une corde, et l'autre des pistolets.

Il fit preuve de sang froid. Dans un moment même où Barnave occupait la tribune de ses longs discours, croyant avoir saisi le point où il le terrasserait, Mirabeau n'en écouta pas davantage, il alla se promener aux Tuileries, au milieu de cette foule, fit sa cour à la jeune et ardente Mme de Staël, qui était là aussi à attendre avec le peuple.

Son courage n'en rendait pas sa cause meilleure. Il triomphait de dire sur la question théorique, sur l'association naturelle (dans ce grand acte de la guerre) entre la pensée et la force, entre l'Assemblée et le roi. Toute cette métaphysique ne pouvait masquer la situation.

Ses ennemis employèrent un moyen peu parlementaire qui touchait de près à l'assassinat, pouvait le faire mettre en pièces. Ils firent écrire, imprimer la nuit, répandre un libelle atroce. Le matin, allant à l'Assemblée, Mirabeau entendit crier partout : La grande trahison découverte du comte de Mirabeau. Le péril, comme il lui arrivait toujours, l'inspira admirablement, il écrasa ses ennemis : Je savais bien qu'il n'y a pas loin Capitole à la roche Tarpéienne, etc.

Il triompha sur la question personnelle. Sur l'affaire même en litige, il recula habilement ; à la première ouverture que lui donna la proposition d'une rédaction moins hardie, il fit sa retraite, céda sur la forme et gagna le fond. Il fut décidé que le roi avait le droit de faire les préparatifs, de diriger les forces comme il voulait, qu'il proposait la guerre à l'Assemblée, laquelle ne décidait rien qui ne fût sanctionné par le roi (22 mai).

En sortant, Barnave, Duport, Lameth, qui s'en allaient désespérés, furent applaudis, portés presque par le peuple, qui croyait avoir vaincu. Ils n'eurent pas le courage de lui dire la vérité. Dans la réalité, la cour avait l'avantage.

Elle venait d'éprouver deux fois la force de Mirabeau, en avril contre elle, et pour elle en mai. En cette dernière occasion, il avait fait des efforts plus qu'humains, sacrifié sa popularité, hasardé sa vie. La reine lui accorda une entrevue, la seule, selon toute apparence, qu'il ait eue jamais.

Autre faiblesse en cet homme qu'on ne peut dissimuler. Quelques marques de confiance, exagérées sans doute par le zèle de La Marck qui, voulait les rapprocher, montèrent l'imagination du grand orateur, crédule comme sont les artistes. Il attribua à la reine une supériorité de génie, de caractère, qu'elle ne montrait nullement. D'autre part, il crut dans sa force et son orgueil, que celui à qui nul homme ne résistait entraînerait sans difficulté la volonté d'une femme. Il eût été le ministre d'une reine plus volontiers que d'un roi, le ministre ou bien l'amant ?

La reine était alors, avec le roi, à Saint-Cloud. Entourés par la garde nationale, généralement bienveillante, ils s'y trouaient dans une demi-captivité, assez libre, puisque tous les jours ils-allaient se promener sans gardes, et souvent à quelques lieues. Il y avait cependant beaucoup de bonnes gens, de bons cœurs, qui ne pouvaient supporter l'idée d'un roi, d'une reine prisonniers de leurs sujets. Un jour, dans l'après-midi, la reine entend un petit bruit dans la cour solitaire de Saint-Cloud, elle lève le rideau et voit sous son balcon environ cinquante personnes, femmes de campagne, prêtres, vieux chevaliers de Saint-Louis, qui pleuraient à demi voix et retenaient leurs sanglots.

Mirabeau ne pouvait être à l'épreuve de pareilles impressions. Resté, malgré tous ses vices, homme d'ardente imagination, de passion orageuse, il trouvait quelque bonheur à.se sentir l'appui, le défenseur, le libérateur peut-être d'une belle reine prisonnière. Le mystère de l'entrevue ajoutait l'émotion. Il vint, non pas en voiture, mais à cheval, pour ne pas attirer l'attention. Il fut reçu non au château, mais dans un lieu très solitaire, au point le plus élevé du parc réservé, dans un kiosque qui couronne ce jardin d'Armide... C'était à la fin de mai.

Mirabeau était alors très visiblement atteint du mal qui le mit au tombeau ; je ne parle pas de ses excès, de ses prodigieuses fatigues. Non Mirabeau ne mourut que de la haine du peuple. Adoré, puis conspué ! avoir eu son prodigieux triomphe de Provence, où il se sentit pressé sur le sein de la patrie.... Puis, en mai 1790, le peuple, dans les Tuileries, le demandant pour le pendre !... Lui-même, faisant face à l'orage, sans pouvoir être soutenue, par une bonne conscience, mettant la main sur sa poitrine et n'y sentant que l'argent reçu le de la cour. Tout cela bouillonnait ensemble, colère, honte, vague espoir, mêlés dans cette âme trouble. Un teint obscur, gris, peu net, des yeux malades et rougis, un commencement de pesanteur et d'obésité malsaine, les joues affaissées, tel était sur son cheval, montant lentement l'avenue de Saint-Cloud, atteint, blessé, non brisé, le violent Mirabeau.

Et la reine, dans son pavillon, combien aussi elle est changée ! Les trente-cinq ans apparaissent, l'âge touchant que tant de fois s'est plu à peindre Van Dyck ; ajoutez des nuances délicates, légèrement violacées qui révèlent un mal profond.... Malade, profondément malade ! et à ne guérir jamais.... Malade de cœur et de corps.... Elle lutte, on le voit bien. La tête haute, les yeux secs, mais qui ne témoignent que trop qu'elle pleure toutes les nuits. Sa dignité naturelle, celle du courage et du malheur, qui sont une autre royauté, défendent toute défiance... Il a bien besoin de la croire, celui qui se dévoue pour elle....

Elle fut surprise de voir que cet homme haï, décrié, cet homme fatal par qui a parlé la Révolution, ce monstre enfin, était un homme.... qu'il avait un charme particulier de délicatesse, qu'une telle énergie semble exclure. Selon toutes les apparences, l'entretien fut vague, nullement concluant. La reine qu'il ne cachait nullement, sauver à la fois le roi et la liberté.... Quelle langue commune entre eux ?.... Au moment de terminer, Mirabeau, s'adressant à la femme autant qu'à la reine par une galanterie à la fois respectueuse et hardie : Madame, lorsque votre auguste mère admettait un de ses sujets à l'honneur de sa présence, jamais elle ne le congédiait sans lui donner sa main à baiser. La reine lui présenta la sienne. Mirabeau s'inclina ; puis, relevant la tète, il dit avec un accent plein d'âme et de fierté : Madame la monarchie est sauvée !

Il s'en alla tout ému, comblé, trompé.... La reine écrivait à son agent en Allemagne, M. de Flachslanden, qu'on se servait de Mirabeau, mais qu'il n'y avait rien de sérieux dans les rapports qu'on avait avec lui.

Au moment même ou il venait, au prix de sa popularité, presque de sa vie, d'emporter ce dangereux décret qui, au fond, rendait au roi le droit de paix et de guerre, le roi faisait chercher aux archives du Parlement les vieilles formes de protestation contre les États généraux, voulant en faire une secrète contre tous les décrets de l'Assemblée (23 mai)[2].

Grâce à Dieu, le salut de la France ne dépendait pas de ce grand homme crédule et de cette cour trompeuse. Un décret rend l'épée au roi, mais cette épée est brisée.

Le soldat redevint peuple, se mêle au peuple, fraternise avec le peuple.

M. de Bouillé nous apprend dans ses Mémoires qu'il ne négligeait rien pour mettre en opposition le soldat et le peuple, pour inspirer au militaire la haine et le mépris, du bourgeois.

Les officiers avaient saisi avidement une occasion de faire monter cette haine plus haut encore, jusqu'à l'Assemblée nationale, de la calomnier auprès du soldat. Un des plus fermes patriotes, Dubois de Crance, avait exposé à l'Assemblée la triste composition de l'armée, recrutée en grande partie de mauvais sujets ; il tirait de là la nécessité d'une organisation nouvelle qui devait faire de l'armée ce qu'elle a été la fleur de la France. Ce fut justement de ces paroles bienveillantes pour le militaire, de cette tentative pour réformer, réhabiliter l'armée, que l'on abusa. Les officiers allaient disant, répétant au soldat que l'Assemblée l'outrageait. La cour en-conçut de grandes espérances ; elle crut qu'elle allait ressaisir l'armée. Des bureaux chi ministère on écrivait au commandant de Lille ces paroles significatives. Tous les jours, nous prenons un peu de consistance. Qu'on veuille nous oublier, ne nous compter pour rien, et bientôt nous serons tout. (8 décembre, 3 janvier.)

Vaine espérance ! pouvait-on croire que le soldat fermerait longtemps les yeux, qu'il verrait sans émotion cet enivrant spectacle de ta : fraternité de la France, qu'au moment où la patrie était retrouvée, seul, il s'obstinerait à rester hors de la patrie, que la caserne, le camp, seraient comme une ile, séparés da reste du monde ?

Il est alarmant sans doute de voir l'armée qui délibère, qui distingue choisit dans l'obéissance. Ici, pourtant, comment pouvait-il en être autrement ? le soldat obéissait aveuglément à l'autorité, il désobéissait à l'autorité suprême d'où procèdent toutes les autres docile à ses officiers, il se trouvait rebelle au chef de ses chefs, à la loi. S'abstenir, ne pas agir, il ne le pouvait ; la contre-révolution ne l'entendait pas ainsi, elle lui commandait de tirer sur la Révolution, sur' la France, sur le peuple, sur son. père, son frère, qui lui tendaient les bras.

Les officiers lui apparurent ce qu'ils étaient, l'ennemi, ; — un peuple à part, qui était, et de plus en plus, d'autre race, d'autre nature. Comme les vieux pécheurs endurcis s'enfoncent dans leur péché en avançant vers la mort, l'Ancien-Régime vers sa fin était plus dur et plus injuste. Les hauts grades, ne se donnaient plus qu'aux jeunes gens de la cour, aux petits protégés des dames ; le ministre Montbarey a raconté lui-même la scène violente, indécente que la reine lui fit pour un jeune colonel. Les moindres grades, accessibles encore sous Louis XIV et sous Louis XV, ne furent donnés sous Louis XVI qu'à ceux qui pouvaient prouver quatre degrés de noblesse. Fabert, Catinat, Chevert n'auraient pu arriver au grade de lieutenant.

J'ai dit budget de la guerre (en 1784) quarante-six millions pour l'officier, quarante-quatre pour le soldat. Pourquoi dire soldat ? Mendiant serait le mot propre. La solde, relativement forte au dix-septième siècle, vient à rien sous Louis XV. Sous Louis XVI, il est vrai, une autre solde s'ajoute, payée en coups de bâton. C'était pour imiter la fameuse discipline de Prusse ; on crut que c'était là tout le secret des victoires du grand Frédéric : l'homme mené comme une machine et châtié comme un enfant. Le pire des systèmes à coup sûr, unissant les mots opposés, système à la fois mécanique et non mécanique, d'une part fatalement dur, de l'autre violemment arbitraire.

Les officiers méprisaient souverainement le soldat, le bourgeois, toute espèce d'hommes, et ne cachaient pas ce mépris. Pourquoi ? Pour quel si haut mérite ? Un seul, ils tiraient bien l'épée. Le préjugé si respectable qui met la vie des braves à la discrétion des adroits constituait à ceux-ci une sorte de tyrannie. Ils essayèrent à l'Assemblée même ce genre d'intimidation ; dans la chambre de la Noblesse, certains membres tirèrent l'épée pour empêcher les autres de s'unir au Tiers-état. La Bourdonnais, Noailles Castries, Cazalès, provoquèrent Barnave et Lameth. Tels adressaient à Mirabeau de grossières injures, dans l'espoir de s'en défaire ; il fut immuable. Plût au ciel que le plus grand homme de mer de ce temps, Suffren, l'eût été aussi ! Selon une tradition qui n'est que trop vraisemblable, un jeune fat de grande naissance eut, l'insolence coupable d'appeler en duel cet homme héroïque dont la vie sacrée n'appartenait qu'à la France ; lui, déjà sur l'âge, il eut, la bonhomie de répondre et reçut un coup mortel. Le jeune homme était bien en cour, l'affaire fut étouffée. Qui fut ravi ? l'Angleterre ; pour un si beau coup d'épée, elle eût donné des millions.

Le peuple n'eut jamais l'esprit de comprendre ce point d'honneur. Les Belzunce, les Patrice, qui défiaient tout le monde, s'en trouvèrent très mal. L'épée de l'émigration cassa comme verre, sous le sabre de la République.

Si nos officiers de terre, qui n'avaient rien fait, étaient pourtant si insolents, qu'était-ce donc, grand Dieu ! des officiers de marine ? Depuis leurs derniers succès (qui pourtant ne furent le plus souvent que de brillants duels de vaisseau à vaisseau), ils ne se connaissaient plus ; leur orgueil était exalté jusqu'à la férocité. Un des leurs avait le malheur de déroger jusqu'à fréquenter un ancien camarade, devenu officier de terre ; ils le forcèrent de se battre avec lui, pour se laver de ce crime ; chose affreuse il le tua !

Un officier de marine, Acton, était comme roi de Naples. Les Vaudreuil entouraient la reine et le comte d'Artois de leurs conseils violents. Des officiers de marine, les Bonchamp, les Marigny, aussitôt que la France eut toute l'Europe en face, lui plantèrent dans le dos le poignard de la Vendée.

Le premier coup à leur orgueil, ce fut Toulon qui le porta. Là commandait le très brave, très insolent, très dur Albert de Rioms, un de nos meilleurs capitaines. Il croyait mener les deux villes, et l'Arsenal, et Toulon, justement de même manière, comme une chiourme de forçats, à coups de cordes et de lianes, protégeant la cocarde noire, punissant la tricolore. Il se fiait à un pacte que ses officiers de marine avaient fait avec ceux de terre contre les gardes nationaux. Quand ceux-ci vinrent réclamer, les magistrats en tête, il les reçut comme il eût fait des galériens de l'Arsenal. Alors un peuple furieux entoure l'hôtel du commandant. Il commande le feu et pas un soldat ne tire. Il lui faut prier les magistrats de ville de lui accorder secours. Les gardes nationaux qu'il avait insultés eurent grand'peine à le défendre ; ils ne parvinrent à le sauver qu'en le mettant au cachot (novembre-décembre 1789).

A Lille, on essaya de même de mettre aux prises les troupes et la garde nationale, même d'armer les régiments entre, eux. Le commandant Livarot (on le voit par ses lettres inédites) les anime en leur parlant de la prétendue injure que Dubois de Crancé aurait faite à l'armée dans l'Assemblée nationale. L'Assemblée ne répondit qu'en améliorant le sort du soldat, lui témoignant du moins intérêt, comme on le pouvait alors, par l'augmentation de quelques deniers qu'on ajouta à la solde. Ce qui l'encouragea bien plus, ce fut de voir qu'il, Paris M. de La Fayette avait porté tous les sous-officiers aux grades supérieurs. L'infranchissable barrière était donc enfin rompue.

Pauvres soldats de l'Ancien-Régime qui si longtemps avaient souffert sans espoir et en silence !.... Sans être les prodigieux soldats de la République et de l'Empire, ils n'étaient pas indignes d'avoir aussi enfin leur jour. Tout ce que je lis d'eux dans nos vieilles histoires m'étonne comme patience et me touche comme bonté. Je les vois, à La Rochelle, entrant dans la ville affamée, donner leur pain aux habitants. Leurs tyrans, leurs officiers, qui leur fermaient toute carrière, ne trouvaient en eux que docilité, respect, douceur et bienveillance. Dans je ne sais quelle affaire sous Louis XV, un officier de quatorze ans, à peine arrivé de Versailles, ne pouvait plus avancer : Passe-le-moi, dit un grenadier gigantesque, je le mettrai sur mon dos ; s'il y a une balle à recevoir, je la sauverai à l'enfant.

Il fallait bien qu'à la fin il y eût un jour pour la justice, l'égalité, la, nature ; heureux ceux qui vécurent assez pour le voir !.... Et ce fut pour tous un bonheur. Quelle joie pour la Bretagne de retrouver encore, à près de cent ans, dans son humble état de pilote, le pilote de Duguay-Trouin, celui dont la main ferme et froide menait le vainqueur sous le feu !.... Jean Robin, de l'île de Batz, fut reconnu aux élections et d'un accord unanime placé près du président. On rougissait pour la France d'une si longue injustice ; on eût voulu, dans la personne de cet homme vénérable, honorer tant de générations héroïques indignement méconnues, rabaissées pendant leur vie par l'insolence de ceux qui profitèrent de leurs services, puis vouées, hélas ! à l'oubli.

 

 

 



[1] Sur la conduite de Léopold en Europe, en Belgique spécialement, voir Hardenberg, Borgnett, etc.

[2] Louis XVI y envoya le garde des sceaux lui-même, qui, à l'époque de l'émigration, a révélé le fait à Montgaillard.

Quant à la lettre de la reine à Flachslanden, elle existe en original dans une collection particulière ; elle y a été lue non par moi, mais par un employé des Archives, très attentif, très instruit, digne de toute confiance.