HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE TROISIÈME. — 6 OCTOBRE 1789 - 14 JUILLET 1790.

CHAPITRE IV. — RÉSISTANCES. - PARLEMENTS. - MOUVEMENT DES FÉDÉRATIONS.

 

 

Travaux de l'organisation judiciaire. Le parlement de Bretagne à la barre, 8 janvier 1790. Les parlements. de Bretagne et de Bordeaux condamnés, janvier, mars. — Origine des fédérations Anjou, Bretagne, Dauphiné, Franche-Comté, Rhône, Bourgogne, Languedoc, Provence, etc. — La guerre contre les châteaux réprimée ; les villes défendent les nobles, leurs ennemis, février 1790.

 

La résistance la plus obstinée fut celle du parlement de Bretagne. Par trois fois il refusa l'enregistrement, et il se croyait en mesure de soutenir ce refus. D'autre part, il avait la noblesse qui s'assemblait à Saint-Malo, les nombreux et très fidèles domestiques des nobles, les siens, sa clientèle dans les villes, ses amis dans les confréries, dans les corporations de métiers ; ajoutez la facilité de recruter dans cette foule d'ouvriers sans ouvrage, de gens qui vaguaient dans les rues, mourant de faim. Les villes les voyaient travailler, préparer la guerre civile, environnées de campagnes hostiles ou douteuses, elles pouvaient être affaiblies. Elles tranchèrent le nœud qui tardait se dénouer : Rennes et Nantes, Vannes et Saint-Malo envoyèrent à l'Assemblée des accusations foudroyantes, déclarant qu'elles abjuraient tout rapport avec les traitres. Sans rien attendre, la garde nationale de Rennes entra au château et s'assura des canons (18 décembre 1789).

L'Assemblée prit deux mesures. Elle manda le parlement de Bretagne à comparaître devant elle. Elle accueillit la pétition de Rennes qui sollicitait la création d'autres tribunaux. Elle commença son beau travail sur l'organisation d'une justice digne de ce nom, non payée, non achetée, ni héréditaire, sortie du peuple et pour le peuple. Le premier article d'une telle organisation était, bien entendu, la suppression des parlements (22 décembre 1789).

Thouret, l'auteur du rapport, établit parfaitement cette vérité, trop oubliée depuis, qu'une révolution qui veut durer doit, avant tout, ôter à ses ennemis l'épée de justice.

Étrange contradiction, de dire au système qu'on renverse : Ton principe m'est opposé, je l'efface des lois, du gouvernement ; mais, en toute affaire privée, tu l'appliqueras contre moi... Comment méconnaître ainsi la toute-puissance, modeste, sourde, mais terrible, du pouvoir judiciaire, son invincible absorption ? Tout pouvoir a besoin de lui ; lui, il se passe des autres. Donnez-moi le pouvoir judiciaire, gardez vos lois, vos ordonnances, tout ce monde de papier ; je me charge de faire triompher le système le plus contraire à vos lois.

Il leur fallut bien venir, ces vieux tyrans parlementaires, aux pieds de la nation (8 janvier). S'ils n'étaient venus d'eux-mêmes, la Bretagne aurait plutôt levé une armée exprès pour les y traîner. Ils comparurent avec arrogance, un mépris mal déguisé pour cette assemblée d'avocats, n'en tenant guère plus de compté qu'aux jours où d'en haut ils écrasaient le barreau de pesantes mercuriales. Les rôles ici étaient changés. Au reste, qu'importaient les personnes ? C'était devant la raison qu'il fallait répondre, devant les principes, posés pour la première fois.

Leur superbe baissa tout à fait, ils furent comme cloués à terre, quand, de cette assemblée d'avocats, les mots suivants furent lancés : On dit que la Bretagne n'est pas représentée, et, dans cette Assemblée, elle a soixante-six représentants... Ce n'est pas dans de vieilles chartes, où la ruse combinée avec la force a trouvé moyen d'opprimer le peuple, qu'il faut chercher les droits de la nation ; c'est dans la raison ; ses droits sont anciens comme le temps, sacrés comme la nature.

Le président du parlement de Bretagne n'avait pas défendu le parlement qui était en cause. Il défendait la Bretagne, qui ne voulait pas être défendue et n'en avais besoin.

Il allégua les clause du mariage d'Anne de Bretagne, mariage qui n'était qu'un divorce organisé, stipulé, entre la Bretagne et la France. Il plaidait pour ce divorce comme un droit qui. devait, être éternel. Haineuse insidieuse défense, adressée non à l'Assemblée, mais à l'orgueil provincial, provocation retentissante à la guerre civile.

La Bretagne avait-elle à craindre de diminuer, en devenant France ? Est-ce qu'une telle séparation pouvait durer à jamais ? Ne fallait-il pas tôt ou tard qu'un mariage plus vrai se fit ? La Bretagne a gagné assez à participer à la gloire d'un tel empire. Et cet empire, certes, a gagné, nous en conviendrons toujours, à épouser la pauvre et glorieuse contrée, sa fiancée de granit, cette mère des grands cœurs et des grandes résistances.

Ainsi la défense des parlements, trop mauvaise, se retirait dans la défense des provinces, des États provinciaux. Mais aces États se trouvaient plus faibles encore en un sens... Les parlements étaient des corps homogènes, organisés ; les États n'étaient autre chose que de monstrueuses et barbares constructions, hétérogènes et discordantes. Ce qu'on pouvait dire de meilleur en leur faveur, c'est que tels d'entre eux, ceux du Languedoc, par exemple, avaient sagement, prudemment administré l'injustice. D'autres, ceux du Dauphiné, sous l'habile direction de Mounier, avaient pris, la veille de la Révolution, une noble initiative.

Le même Mounier, fugitif, jeté dans la réaction, avait abusé de son influence sur le Dauphiné pour faire indiquer une convocation prochaine des États, où l'on examinerait si effectivement le roi était libre. A Toulouse, une ou deux centaines de nobles et de parlementaires avaient simulé un essai de réunion d'États. Ceux de Cambrésis, imperceptible assemblée d'un pays imperceptible, qui s'intitulaient États, avaient réclamé leur privilège de ne pas être France, et dit, comme ceux de Bretagne : nous sommes une nation.

Ces fausses et infidèles représentations des provinces venaient audacieusement parler en leur nom. Et elles recevaient à l'instant de violents démentis. Les municipalités, ressuscitées, pleines de vigueur et d'énergie, venaient une à une, devant l'Assemblée nationale, dire à ces États, à ces parlements : Ne parlez pas au nom du peuple ; le peuple ne vous connaît pas ; vous ne représentez que vous-mêmes, la vénalité, l'hérédité, le privilège gothique.

La municipalité, corps réel, vivant (on le sent à la force de ses coups), dit à ces vieux corps artificiels, à ces vieilles ruines barbares, l'équivalent du mot déjà signifié au corps du Clergé : Vous n'existez pas !

Ils firent pitié à l'Assemblée. Tout ce qu'elle fit à ceux de Bretagne, ce fut de les déclarer inhabiles à faire ce qu'ils refusaient de faire, de leur interdire toute fonction publique, jusqu'à ce qu'ils eussent présenté requête pour obtenir de prêter serment (11 janvier).

Même indulgence, deux mois après, pour le parlement de Bordeaux, qui, saisissant l'occasion des désordres du Midi, se hasarda jusqu'à faire une espèce de réquisitoire contre la Révolution, déclarant dans un acte public qu'elle n'avait fait que du mal, appelant insolemment l'Assemblée les députes des bailliages.

L'Assemblée eut peu à sévir. Le peuple y suffisait de reste. La Bretagne comprima le parlement de Bretagne. Et celui de Bordeaux fut accusé devant l'Assemblée par la ville mémo de Bordeaux qui envoya tout exprès, pour soutenir l'accusation, le jeune et ardent Fonfrède (4 mars).

Ces résistances devenaient tout à fait insignifiantes au milieu de l'immense mouvement populaire qui se déclarait partout. Jamais, depuis les croisades, il n'y eut un tel ébranlement des masses, si général, si profond. Élan de fraternité en 1790 ; tout à l'heure élan de la guerre.

Cet élan, d'où commence-t-il ? De partout. Nulle origine précise ne peut être assignée à ces grands faits spontanés.

Dans l'été de 1789, dans la terreur des brigands, les habitations dispersées, les hameaux même s'effrayent de leur isolement : hameaux et hameaux s'unissent, villages et villages, la ville même avec la campagne. Confédération, mutuel secours, amitié fraternelle, fraternité, voilà l'idée, le titre de ces pactes. — Peu, très peu, sont écrits encore.

L'idée de fraternité est d'abord assez restreinte. Elle n'implique que les voisins, et tout au plus la province. La grande fédération de Bretagne et Anjou a encore ce caractère provincial. Convoquée le 26 novembre, elle s'accomplit en janvier. Au point central, de la presqu'île, loin des routes, dans la solitaire petite ville de Pontivy, se réunissent les représentants de cent cinquante mille gardes nationaux. Les cavaliers portaient seuls un uniforme commun, corset rouge et revers noirs tous les autres, distingués par des revers roses, amarante, chamois, etc. rappelaient, dans l'union même, la diversité des villes qui les envoyaient. Dans leur pacte d'union, auquel ils invitent toutes les municipalités du royaume, ils insistent néanmoins pour former, toujours une famille de Bretagne et, Anjou : quelle que soit la nouvelle division départementale, nécessaire à l'administration. Ils établissent entre leurs villes un système de correspondance.

Dans la désorganisation générale, dans l'incertitude où ils sont encore du succès de l'ordre nouveau, ils s'arrangent pour être du moins toujours organisés à part.

Dans les pays moins isolés, au croisement, des grandes routes, sur les fleuves spécialement, le pacte fraternel prend un sens plus étendu. Les fleuves, qui, sous l'ancien régime, par la multitude des péages, par les douanes intérieures, n'étaient guère que des limites, des obstacles, des entraves, deviennent, sous le régime de la liberté, les principales voies de circulation, ils mettent les hommes en rapport d'idées, dé sentiments, autant que de commerce.

C'est près du Rhône, à deux lieues de Valence, au petit bourg d'Étoile, que pour la première fois la province est abjurée ; quatorze communes rurales du Dauphiné s'unissent entre elles et se donnent à la grande unité française (29 novembre 1789). Belle réponse de ces paysans aux politiques, aux Mounier, qui faisaient appel à l'orgueil provincial, à l'esprit de division, qui essayaient d'armer le Dauphiné contre France

Cette fédération, renouvelée à Montélimar, n'est plus seulement dauphinoise, mais mêlée de plusieurs provinces des deux rives, Dauphiné et Vivarais, Provence et Languedoc. Celte fois donc, ce sont des Français. — Grenoble y envoie d'elle-même, malgré sa municipalité, en dépit des politiques ; elle ne se soucie plus de son rôle de capitale ; elle aime mieux être France. — Tous ensemble ils répètent le serment sacré que les paysans ont fait déjà en novembre : Plus de province ! la patrie !... Et s'aider, se nourrir les uns les autres, se passer les blés de main en main par le Rhône (13 décembre).

Fleuve sacré, qui, traversant tant de peuples, de races, de langues, semble avoir hâte d'échanger les produits, les sentiments,. les pensées, il est, dans son cours varié, l'universel médiateur, le sociable Genius, la fraternité du Midi. C'est au point aimable et riant de son mariage avec la Saône que, sous Auguste, soixante nations des Gaules avaient dressé leur autel. Et c'est au point le plus austère, au passage sérieux, profond, que dominent les monts cuivrés de l'Ardèche, dans la romaine Valence, que se fit, le 31 janvier 1790, la première de nos grandes fédérations. Dix mille hommes étaient en armes, qui devaient en représenter plusieurs centaines de mille. Il y avait trente mille spectateurs. Entre cette immuable antiquité, ces monts immuables, devant ce fleuve grandiose, toujours divers, toujours le même, se fit le serment solennel. Les dix mille, un genou en terre, les trente mille à deux genoux, tous ensemble jurèrent la sainte unité de la France.

Tout était grand, le lieu, le moment ; et, chose rare, les paroles ne furent nullement au-dessous. La sagesse du Dauphiné, l'austérité du Vivarais, le tout animé d'un souffle de Languedoc et de Provence. À l'entrée d'une carrière de sacrifices qu'ils prévoyaient parfaitement, au moment de commencer l'œuvre grande et laborieuse, ces excellents citoyens se recommandaient les uns aux autres de fonder la liberté sur la seule base solide, la vertu, sur ce qui rend les dévouements faciles, la simplicité, la frugalité, la pureté du cœur !

Je voudrais savoir aussi ce que disaient, presque en face, de l'autre côté du Rhône, Voute, les cent mille paysans armés qui y firent l'union du Vivarais. C'était encore février, rude saison dans ces froides montagnes ; ni le temps, ni la misère, ni les routes effroyables, n'empêchèrent ces pauvres gens d'arriver au rendez-volis. Torrents, verglas, précipices fontes de neiges, rien ne put les arrêter. Une chaleur toute nouvelle était dans l'air ; une fermentation précoce se faisait sentir eux ; citoyens pour la première fois, évoqués du fond de leurs glaces au nom inouï de la liberté, ils partirent comme les rois mages et les bergers de Noël, voyant clair en pleine nuit, suivant sans pouvoir s'égarer, à travers les brumes d'hiver, une lueur de printemps et l'étoile de la France.

Dès longtemps les quatorze villes de Franche-Comté, inquiètes entre les châteaux et les pillards qui forcent et qui brûlent les châteaux, se sont unies à Besançon, se, sont promis assistance. Ainsi, par-dessus les désordres, les craintes, les périls, j'entends s'élever peu à peu, répété par ces chœurs imposants dont chacun est un grand peuple, le mot puissant, magnifique, doux à la fois et formidable, qui contiendra tout et calmera tout la fraternité.

Et à mesure que les associations se forment, elles s'associent entre elles, comme dans les grandes farandoles du Midi, chaque bande de danseurs qui se forme donne la main à une autre, et la même danse emporte des populations entières. Ici éclate, par une double initiative, le grand cœur de la Bourgogne.

Dès le fonde même de l'hiver, dans la rareté des subsistances, Dijon invite toutes les municipalités de Bourgogne à aller au secours de Lyon affamé[1]. Lyon a faim, et Dijon souffre... Ainsi ces mots de fraternité, de solidarité nationale, ne sont pas des mots, ce sont des sentiments sincères, des actes réels, efficaces.

La même ville de Dijon, liée aux confédérations de Dauphiné et de Vivarais (elles-mêmes en rapport avec celles de Provence et Languedoc), Dijon invite la Bourgogne à donner la main aux villes de la Franche-Comté. Ainsi l'immense farandole du Sud-Est, liant et formant toujours de nouveaux anneaux, avance jusqu'à Dijon, qui se rattache à Paris. Tous sortant de l'égoïsme, tous voulant du bien à tous, tous voulant nourrir les autres, les subsistances commencent à circuler facilement, l'abondance se rétablit ; il semble que, par un miracle de la fraternité, une moisson nouvelle soit venue en plein hiver.

Nulle trace dans tout cela de l'esprit d'exclusion, d'isolement local, qu'on désigna plus tard sous le nom de fédéralisme. Ici, tout au contraire, c'est une conjuration pour l'unité de la France. Ces fédérations de provinces regardent toutes vers le centre, toutes invoquent l'Assemblée nationale se rattachent à elle, se donnent à elle, c'est-à-dire à l'unité. Toutes remercient Paris de son appel fraternel. Telle ville lui demande secours. Telle veut être affiliée à sa garde nationale. Clermont lui avait proposé en novembre une association générale des municipalités. A cette époque, en effet, sous la menace des États, des parlements du Clergé, les campagnes étant douteuses, tout le salut de la France semblait placé dans une ligue étroite des villes. Grâce à Dieu, les grandes fédérations résolurent mieux la difficulté. Elles entraînèrent, avec les villes un nombre immense des habitants des campagnes. On l'a vu pour le Dauphiné, le Vivarais, le Languedoc.

Dans la Bretagne, dans le Quercy, le Rouergue, le Limousin, le Périgord, les campagnes sont moins paisibles ; il y a en février des désordres, des violences. Les mendiants, nourris à grand'peine jusque-là par les municipalités, sortent peu à peu et courent le pays. Les paysans recommencent à forcer les châteaux, brûler les chartes féodales, exécuter par la force les déclarations du 4 août, les promesses de l'Assemblée. En attendant qu'elle y songe, la terreur est dans les campagnes. Les nobles délaissent leurs châteaux, viennent se cacher dans les villes, trouver sûreté parmi leurs ennemis. Et ces ennemis les défendent. Les gardes nationaux de la Bretagne, qui viennent de jurer leur ligue contre les nobles, s'arment aujourd'hui pour les nobles, vont défendre les manoirs, où l'on conspirait contre eux[2]. Ceux du Quercy du Midi en général, furent également magnanimes.

Les pillards furent comprimés, les paysans contenus, peu à peu initiés, intéressés au but de la Révolution. A qui donc pouvait-elle profiter plus qu'à eux ? Elle avait affranchi des crimes ceux d'entre eux qui possédaient. Elle allait, entre les autres, créer des propriétaires et par centaines de mille. Elle allait leur donner l'épée, de serfs en un jour les faire noble, les mener par toute la terre à la gloire, aux aventures, tirer d'eux des princes, des rois, et que dis-je ? bien plus, des héros.

 

 

 



[1] Archives de Dijon. Je dois cette communication l'obligeance de M. Garnier.

[2] Les gardes nationaux de 1790 n'étaient nullement une aristocratie, comme quelques écrivains le font entendre, par un étrange anachronisme. Dans la plupart des villes, c'était, comme je l'ai dit, littéralement tout le monde. Tous étaient intéressés à empocher le ravage des campagnes, qui eût rendu la culture impossible, affamé la France. — Au reste, ces désordres passagers n'eurent aucunement le caractère d'une Jacquerie. Dans certaines localités de Bretagne et de Provence, les paysans réparèrent eux-mêmes les dégâts qu'ils avaient faits. Dans un château où ils ne trouvèrent qu'une dame malade avec ses enfants, ils s'abstinrent de tout désordre, etc.