HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

 

LIVRE TROISIÈME. — 6 OCTOBRE 1789 - 14 JUILLET 1790.

CHAPITRE PREMIER. — ACCORD POUR RELEVER LE ROI (OCTOBRE 1789). - ÉLAN DE LA FRATERNITÉ (OCTOBRE-JUILLET).

 

 

Amour du peuple pour le roi. — Générosité du peuple, sa tendance à l'union — Ses fédérations (d'octobre en juillet). — La Fayette et Mirabeau pour le roi, l'Assemblée pour le roi, octobre 1789. — Le roi n'était pas  captif en octobre.

 

Le matin du 7 octobre, de bonne heure, les Tuileries étaient pleines d'un peuple ému, affamé de voir son roi. Tout le jour, pendant qu'il recevait l'hommage des corps constitués, la foule l'observait du dehors, l'attendait et le cherchait. On le voyait ou on croyait le voir de loin à travers les vitres ; celui qui avait le bonheur de l'apercevoir le montrait à son voisin : Le voyez-vous, le voilà ! Il fallut qu'il parût au balcon, et ce furent des applaudissements unanimes. Il fallut qu'il descendit au jardin, qu'il répondit de plus près à l'attendrissement du peuple.

Sa sœur, Madame Élisabeth, jeune et innocente personne, fut touchée, ouvrit ses fenêtres et soupa devant la foule. Les femmes approchaient avec leurs enfants, la bénissant, lui disant qu'elle était belle.

On avait pu, dès la veille, le soir même du octobre, se rassurer tout à fait sur ce peuple dont on avait eu tant peur. Lorsque le roi et la reine parurent à l'Hôtel de Ville entre les flambeaux, un tonnerre monta de la Grève, mais de cris de joie, d'amour, de reconnaissance, pour le roi qui venait vivre au milieu d'eux... Ils pleuraient comme des enfants, se tendaient les mains, s'embrassaient les uns les autres[1].

La Révolution est finie, disait-on, voilà le roi délivré de ce Versailles, de ses courtisans, de ses conseillers. Et en effet ce mauvais enchantement qui depuis plus d'un siècle tenait la royauté captive, loin des hommes, dans un monde de statues, d'automates plus artificiels encore, grâce à Dieu, il était rompu. Le roi était replacé dans la nature réelle, dans la vie et la vérité. Ramené de ce long exil, il revenait chez lui, rentrait à sa vraie place, se trouvait rétabli dans son élément de roi ; et quel autre, sinon le peuple ? Où donc ailleurs un roi pourrait-il respirer et vivre ?

Vivez, Sire, au milieu de nous, soyez libre pour la première fois ; Vous ne l'avez été guère. Toujours vous allez agi, laissé agir malgré vous. Chaque matin on vous a fait faire de quoi vous repentir le soir ; chaque jour vous avez obéi. Sujet si longtemps du caprice, régnez enfin selon la loi ; c'est la royauté, c'est la liberté. Dieu ne règne pas autrement.

Telles étaient les pensées du peuple, généreuses et sympathiques, sans rancune, sans défiance. Mêlé pour la première fois aux seigneurs, aux belles dames, il était plein d'égards pour eux : Les gardes du corps eux-mêmes, il les voyait avec plaisir, qui se promenaient, bras dessus bras dessous, avec leurs amis et sauveurs, les braves Gardes-françaises. Il applaudissait les uns et les autres, pour rassurer, consoler ses ennemis de la veille.

Qu'on sache éternellement qu'à cette époque mal connue, défigurée par la haine, le cœur de la France fut plein de magnanimité, de clémence et de pardon. Dans les résistances mêmes que provoque partout l'aristocratie, dans les actes énergiques ou le peuple se déclare prêt à frapper, il menace et il pardonne. Metz dénonce son parlement rebelle à l'Assemblée nationale, puis intercède pour lui. La Bretagne dans la redoutable fédération qu'elle fit en plein hiver (janvier), se montre et forte et clémente. Cent cinquante mille hommes armés s'y engagèrent à résister aux ennemis de la loi, et le jeune chef qui à la tête de leurs députés, jurait, l'épée sur l'autel, ajouta à son serment : S'ils deviennent de bons citoyens, nous leur pardonnons.

Ces grandes fédérations, qui pendant huit ou neuf mois se font par toute la France, sont le trait distinctif, l'originalité de cette époque. Elles sont d'abord défensives, de protection mutuelle contre les ennemis inconnus, les brigands, contre l'aristocratie. Puis ces frères armés ensemble, veulent vivre ensemble aussi ; ils s'inquiètent des besoins de leurs frères, ils s'engagent à assurer la circulation des grains, à faire passer la subsistance, de province en province, de ceux, qui ont peu, à ceux qui n'ont pas. Enfin la sécurité renaît, la nourriture est moins rare, les fédérations continuent, sans autre besoin que celui du cœur : Pour s'unir, disent-ils, et s'aimer les uns les autres.

Les villes et les villes se sont d'abord unies entre elles, pour se protéger elles-mêmes contre les nobles. Puis les nobles étant attaqués par le paysan ou par des bandes errantes, les châteaux brûlés, les villes sortent en armes, vont protéger les châteaux, défendre les nobles, leurs ennemis. Ces nobles viennent foule s'établir dans les villes, parmi ceux qui les ont sauvés, et prêter le serment civique (février-mars).

Les luttes des villes et des campagnes, durent peu heureusement. Le paysan de bonne heure ouvre l'oreille et, les yeux ; il se confédère, à son tour, pour l'ordre et la constitution. J'ai sous les yeux les procès-verbaux d'une foule de ces fédérations des campagnes, et j'y vois le sentiment de la patrie éclater sous forme naïve, autant et plus vivement peut-être encore que dans les villes.

Plus de barrière entre les hommes. Il semble que les murs des villes ont tombé. Souvent les grandes fédérations urbaines vont se tenir dans les campagnes. Souvent les paysans, en bandes réglées, le  maire et le curé en tète, viennent fraterniser dans les villes.

Tous en ordre, tous armés. La garde nationale, à cette époque, il ne faut pas l'oublier, c'est généralement tout le monde[2].

Tout le monde se met en branle, tout part comme au temps des croisades... Où par groupes villes et villes, villages et villages, provinces et provinces ? Quelle est donc la Jérusalem qui attire ainsi tout un peuple, l'attire, non hors de lui-même, mais l'unit, le concentre en lui ? C'est mieux que celle de Judée, c'est la Jérusalem des cœurs, la sainte unité fraternelle... la grande cité vivante, qui se bâtit d'hommes... En moins d'une année elle est faite... Et depuis, c'est la patrie.

Voilà ma route en ce troisième livre ; tous les obstacles du monde, les cris, les actes violents, les aigres disputes, me retarderont, mais ne me détourneront pas. Le 14 m'a donné l'unanimité de Paris. Et l'autre 14 juillet va me donner tout à l'heure l'unanimité de la France.

Comment le vieil amour du peuple, le roi, fût-il resté seul hors de cet universel embrassement fraternel ? Il en fut le premier objet. On avait beau voir près de lui la reine toujours en larmes, triste et dure, ne nourrissant que rancune. On avait beau voir la pesante servitude où le tenaient ses scrupules de dévot, et la servitude aussi où sa nature matérielle le liait près de sa femme. On s'obstinait toujours placer l'espoir en lui.

Chose ridicule à dire. La peur du 6 octobre avait fait une foule de royalistes. Ce réveil terrible, cette fantasmagorie nocturne avait profondément troublé les imaginations ; on se serrait près du roi. L'Assemblée d'abord. Jamais elle ne fut si bien pour lui. Elle avait eu peur ; dix jours après ce fut encore avec grande répugnance qu'elle joint siéger dans ce sombre Paris d'octobre, parmi cette mer de peuple. Cent cinquante députés aimèrent mieux prendre des passeports. Mounier, Lally, se sauvèrent.

Les deux premiers hommes de France, le plus populaire, le plus éloquent La Fayette et Mirabeau, revinrent royalistes à Paris.

M. de La Fayette avait été mortifié d'être mené à Versailles, tout en paraissant mener. Dans son triomphe involontaire, il était presque autant piqué que le roi. Il fit en rentrant deux choses. Il enhardit la municipalité à faire poursuivre au Châtelet la feuille sanglante de Marat. Lui-même il alla trouver le duc d'Orléans, l'intimida, lui parla haut et ferme, et chez lui, et devant le roi, lui faisant sentir qu'après le 6 octobre sa présence à Paris inquiétait, donnait des prétextes, excluait la tranquillité. Il le poussa ainsi à Londres. Le duc voulant en revenir, La Fayette lui fit dire que, le lendemain de son retour, il se battrait avec lui.

Mirabeau, privé de son duc et voyant décidément qu'il n'en tirerait jamais parti, se tourna bonnement avec l'aplomb de la force, et comme un homme nécessaire qu'on ne peut pas refuser, du côté de La Fayette (10-20 octobre) ; il lui. proposait nettement de renverser Necker et de gouverner à deux[3]. C'était certainement la seule chance de salut qui restât au roi. Mais La Fayette n'aimait ni n'estimait Mirabeau. La cour les détestait tous deux.

Un moment, un court moment, les deux forces qui restaient, la popularité, le géni, s'entendirent au profit de la royauté. Un événement fortuit qui se passa, justement à la porte de l'Assemblée, deux ou trois jours après son arrivée à Paris, l'effraya, la poussa à désirer l'ordre à tout prix. Un malentendu cruel fit périr un boulanger[4] (21 octobre). Le meurtrier fut sur-le-champ jugé, pendu. Ce fut pour la municipalité l'occasion de demander une loi de sévérité et de force. L'Assemblée décréta la, loi martiale, qui armait les municipalités du droit de requérir les troupes et la garde citoyenne, pour dissiper les rassemblements. En même temps, elle renvoyait les crimes de lèse-nation à un vieux tribunal royal, au Châtelet, petit tribunal pour une si grande mission. Buzot et Robespierre disaient qu'il fallait créer une haute cour nationale. Mirabeau se hasarda jusqu'à dire que toutes ces mesures étaient impuissantes, mais qu'il fallait rendre force au pouvoir exécutif, ne pas le laisser se prévaloir de sa propre annihilation.

Ceci le 21 octobre. Que de chemin depuis le 6 ! En quinze jours le roi avait repris tant de terrain que l'audacieux orateur plaçait sans détour le salut de la France dans la force de la royauté.

M. de La Fayette écrivait en Dauphiné au fugitif Mounier qui lamentait la captivité du roi et poussait à la guerre civile[5] : que le roi n'était point captif, qu'il séjournerait habituellement dans la capitale, mais qu'il allait reprendre ses chasses. Ce n'était pas un mensonge. La Fayette priait effectivement le roi de sortir, de se montrer, de ne point autoriser par une réclusion volontaire le bruit de sa captivité[6].

Nul doute qu'à cette époque Louis XVI n'eût pu, avec facilité, se retirer soit à Rouen comme le conseilla Mirabeau, soit à. Metz, dans l'armée de Bouillé, ce que désirait la reine.

 

 

 



[1] Tout ceci et ce qui va suivre est tiré des écrivains royalistes : Weber, I, 237 ; Beaulieu, II, 203, etc.

Leur témoignage est conforme à celui de l'Histoire des deux amis de la liberté, IV, 2-6.

[2] Tout le monde sans exception dans les campagnes ; au milieu des terreurs paniques qui se renouvelèrent a chaque instant pendant plus d'une année, tous étaient armés, au moins d'instruments aratoires, et paraissaient ainsi armés aux revues, aux fêtes les plus solennelles.

Dans les villes, l'organisation varia ; les comités permanents qui s'y formèrent à la nouvelle de la prise de la Bastille ouvrirent-des registres où vinrent s'inscrire les hommes de bonne volonté de toutes les classes du peuple ; partout où il y' avait danger, ces volontaires c'était absolument tout le monde sans exception.

La malheureuse question de l'uniforme commença les divisions ; il se forma des corps d'élite, fort mal vus. de tous les autres. L'uniforme fut de bonne heure exigé à Paris, et la garde nationale s'y trouva réduite à trente et quelques mille hommes. Partout ailleurs, il y avait peu d'uniformes ; tout au plus ajoutait-on un revers qui variait de couleur, selon chaque ville. Peu à peu dominèrent le bleu et le rouge. La proposition d'exiger l'uniforme par toute la France ne fut faite que le 18 juillet 1790. Le 28 avril 1791, l'Assemblée restreignit la qualité de garde national aux citoyens actifs ou électeurs primaires ; ces électeurs (qui, comme propriétaires ou locataires, payaient la valeur de trois journées de travail, estimées chacune 20 sols au plus) étaient au nombre d'environ quatre millions d'hommes. Sur ce nombre même, la majorité des travailleurs, et vivant au jour le jour, ne purent continué l'énorme sacrifice de temps que demandait alors le service de la garde nationale.

[3] Lire les trois principaux témoins, Mirabeau, La Fayette et Alexandre de Lameth.

[4] Ce crime, commis à la porte de l'Assemblée et qui lui fit voter sur-le-champ des lois répressives, ne pouvait profiter qu'aux royalistes. Je crois pourtant qu'il fut le pur effet du hasard, des défiances et de l'irritation de la misère.

[5] M. de Lally a assuré lui-même que son ami Mounier disait : Je pense qu'il faut se battre. (Voir. Bailly, III, 293, note.)

[6] Voir Mémoires de La Fayette, II, 418, note.