LES FEMMES DE LA RÉVOLUTION

I

I. — AUX FEMMES, AUX MÈRES, AUX FILLES.

(1er mars 1854)

 

Ce livre paraît le jour où l'on ferme les livres, où les événements prennent la parole, où recommence la guerre européenne, interrompue quarante années.

Et comment liriez-vous ? vous regardez là-bas où vont vos fils, vos frères ! — ou plus près, sur la ligne où vos époux peut-être iront demain ! Votre âme est aux nouvelles, votre oreille au canon lointain ; vous écoutez inquiètes son premier coup, solennel et profond, qui tonne pour la grande guerre religieuse de l'Orient et de l'Occident.

Grande guerre, en vérité, et qu'on ne limitera pas. Pour le lieu, pour le temps, et pour le caractère, elle ira grandissant. C'est la guerre de deux dogmes, ô femmes ! de deux symboles et de deux fois, la nôtre et celle du passé. Ce caractère définitif, obscur encore dans les tâtonnements, les balbutiements de la politique, se révélera de plus en plus.

Oui, quelles que soient les formes équivoques et bâtardes, hésitantes, sous lesquelles se produit ce terrible nouveau-né du temps, dont le nom sonne la mort de tant de cent mille hommes, — la guerre, — c'est la guerre du christianisme barbare de l'Orient contre la jeune foi sociale de l'Occident civilisé. Lui-même, l'ennemi, l'a dit sans détour du Kremlin. Et la lutte nouvelle offre l'aspect sinistre de Moloch défendant Jésus.

Au moment d'apporter notre existence entière, nos fortunes et nos vies à cette grande circonstance, la plus grave qui fut jamais, chacun doit serrer sa ceinture, bien ramasser sa force, regarder dans son âme, dans sa maison, s'il est sûr d'y trouver l'unité qui fait la victoire.

Que serait-ce, dans cette guerre extérieure, si l'homme encore avait la guerre chez lui, une sourde et énervante guerre de larmes ou de muets soupirs, de douloureux silences ? si la foi du passé, assise à son foyer, l'enveloppant de résistances, de ces pleurs caressants qui brisent le cœur, lui tenait le bras gauche, quand il doit frapper des deux mains... ?

Dis-moi donc, femme aimée ! puisque nous sommes encore à cette table de famille où je ne serai pas toujours, dis-moi, avant ce sauvage duel, quelque part qu'il me mène, seras-tu de cœur avec moi ?... Tu t'étonnes, tu jures en pleurant... Ne jure pas, je crois tout. Mais je connais ta discorde intérieure. Que feras-tu dans ces extrémités où la lutte actuelle nous conduira demain ?

A cette table où nous sommes deux aujourd'hui et où tu seras seule, élève et fortifie ton cœur. Mets devant toi l'histoire héroïque de nos mères, lis ce qu'elles ont fait et voulu, leurs dévouements suprêmes, leur glorieuse foi de 89,.qui, dans une si profonde union, dressa l'autel de l'avenir.

Âge heureux d'actes forts, de grandes souffrances, mais associées, d'union dans la lutte, de communauté dans la mort !... âge où les cœurs battirent dans une telle unité d'idée, que l'Amour ne se distingua plus de la Patrie !

Plus grande aujourd'hui est la lutte, elle embrasse toute nation, — plus profonde, elle atteindra demain la plus intime fibre morale. Ce jour-là, que feras-tu pour moi ? Demande à l'histoire de nos mères, à ton cœur, à la foi nouvelle, pour qui celui que tu aimes veut combattre, vivre et mourir.

Qu'elle soit ferme en moi ! et que Dieu dispose... Sa cause est avec moi... La fortune y sera aussi et la félicité, quoi qu'il arrive, si toi, uniquement aimée, tu me restes entière, et si, unie dans mon effort et ne faisant qu'un cœur, tu traverses héroïque cette crise suprême d'où va surgir un monde.