JEANNE D'ARC

 

II. — JEANNE DELIVRE ORLÉANS ET FAIT SACRER LE ROI À REIMS.

 

 

La première nuit qu'ils campèrent, elle coucha tout armée, n'ayant point de femmes près d'elle ; mais elle n'était pas encore habituée à cette vie dure ; elle en fut malade[1]. Quant au péril, elle ne savait pas ce que c'était. Elle voulait qu'on passât du côté au nord, sur la rive anglaise, à travers les bastilles des Anglais, assurant qu'ils ne bougeraient point. On ne voulut pas l'écouter ; on suivit l'autre rive, de manière à passer deux lieues au-dessus d'Orléans. Dunois vint à la rencontre : Je vous amène, dit-elle, le meilleur secours qui ait jamais été envoyé à qui que ce soit, le secours du Roi des cieux. Il ne vient pas de moi, mais de Dieu même, qui, à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu pitié de la ville d'Orléans et n'a pas voulu souffrir que les ennemis eussent tout ensemble le corps du duc et sa ville[2].

Elle entra dans la ville à huit heures du soir (29 avril), lentement ; la foule ne permettait pas d'avancer. C'était à qui toucherait au moins son cheval. Ils la regardaient comme s'ils vissent Dieu[3]. Tout en parlant doucement au peuple, elle alla jusqu'à l'église, puis à la maison du trésorier du duc d'Orléans, homme honorable dont la femme et les filles la reçurent ; elle coucha avec Charlotte, l'une des filles.

Elle était entrée avec les vivres ; mais l'armée redescendit pour passer à Blois. Elle eût voulu néanmoins qu'on attaquât sur-le-champ les bastilles des Anglais. Elle envoya du moins une seconde sommation aux bastilles du nord, puis elle alla en faire une autre aux bastilles du midi. Le capitaine Glasdale l'accabla d'injures grossières, l'appelant vachère et ribaude[4]. Au fond, ils la croyaient sorcière et en avaient grande peur. Ils avaient gardé son héraut d'armes, et ils pensaient à le brûler, dans l'idée que peut-être cela romprait le charme. Cependant, ils crurent devoir, avant tout, consulter les docteurs de l'université de Paris. Dunois les menaçait d'ailleurs de tuer aussi leurs hérauts qu'il avait entre les mains. Pour la Pucelle, elle ne craignait rien pour son héraut ; elle en envoya un autre, en disant : Va dire à Talbot que s'il s'arme, je m'armerai aussi... S'il peut me prendre, qu'il me fasse brûler.

L'armée ne venant point, Dunois se hasarda à sortir pour l'aller chercher. La Pucelle, restée à Orléans, se trouva vraiment maîtresse de la ville, comme si toute autorité eût cessé. Elle chevaucha autour des murs, et le peuple la suivit sans crainte[5]. Le jour d'après, elle alla visiter de près les bastilles anglaises ; toute la foule, hommes, femmes et enfants, allaient aussi regarder ces fameuses bastilles où rien ne remuait. Elle ramena la foule après elle à Sainte-Croix pour l'heure des vêpres. Elle pleurait aux offices[6], et tout le monde pleurait. Le peuple était hors de lui ; il n'avait plus peur de rien ; il était ivre de religion et de guerre, dans un de ces formidables accès où les hommes peuvent tout faire et tout croire, où ils ne sont guère moins terribles aux amis qu'aux ennemis.

Le chancelier de Charles VII, l'archevêque de Reims, avait retenu la petite armée à Blois. Le vieux politique était loin de se douter de cette toute-puissance de l'enthousiasme, ou peut-être il la redoutait. Il vint donc bien malgré lui. La Pucelle alla au-devant, avec le peuple, et les prêtres qui chantaient des hymnes ; cette procession passa et repassa devant les bastilles anglaises ; l'armée entra, protégée par des prêtres et par une fille (4 mai 1429)[7].

Cette fille, qui au milieu de son enthousiasme et de son inspiration avait beaucoup de finesse, démêla très-bien la froide malveillance des nouveaux venus. Elle comprit qu'on voudrait agir sans elle, au risque de tout perdre. Dunois lui ayant avoué qu'on craignait l'arrivée d'une nouvelle troupe anglaise, sous les ordres de sir Falstoff : Bastard, bastard, lui dit-elle, au nom de Dieu, je te commande que, dès que tu sauras la venue de ce Falstoff, tu me le fasses savoir ; car, s'il passe sans que je le sache, je te ferai couper la tête[8].

Elle avait raison de croire qu'on voulait agir sans elle. Comme elle se reposait un moment près de la jeune Charlotte, elle se dresse tout à coup : Ah ! mon Dieu ! dit-elle, le sang de nos gens coule par terre... c'est mal fait ! pourquoi ne m'a-t-on pas éveillée ? Vite, mes armes, mon cheval ! Elle fut armée en un moment, et trouvant en bas son jeune page qui jouait : Ah ! méchant garçon ! lui dit-elle, vous ne me diriez donc pas que le sang de France feust répandu ! Elle partit au grand galop ; mais déjà elle rencontra des blessés qu'on rapportait. Jamais, dit-elle, je n'ai veu sang de François que mes cheveux ne levassent[9].

A son arrivée, les fuyards tournèrent visage. Dunois, qui n'avait pas été averti non plus, arrivait en même temps. La bastille (c'était une des bastilles du nord) fut attaquée de nouveau. Talbot essaya de la secourir. Mais il sortit de nouvelles forces d'Orléans, la Pucelle se mit à leur tête, et Talbot fit rentrer les siens. La bastille fut emportée.

Beaucoup d'Anglais, qui avaient pris des habits de prêtres pour se sauver, furent emmenés par la Pucelle et mis chez elle en sûreté[10] ; elle connaissait la férocité des gens de son parti. C'était sa première victoire, la première fois qu'elle voyait un champ de massacre. Elle pleura, en voyant tant d'hommes morts sans confession[11]. Elle voulut se confesser, elle et les siens, et déclara que le lendemain, jour de l'Ascension, elle communierait et passerait le jour en prières.

On mit ce jour à profit. On tint le conseil sans elle, et l'on décida que cette fois l'on passerait la Loire, pour attaquer Saint-Jean-le-Blanc, celle des bastilles qui mettait le plus d'obstacle à l'entrée des vivres, et qu'en même temps l'on ferait une fausse attaque de l'autre côté. Les jaloux de la Pucelle lui parlèrent seulement de la fausse attaque, mais Dunois lui avoua tout.

Les Anglais firent alors ce qu'ils auraient dû faire plus tôt : ils se concentrèrent. Brûlant eux-mêmes la bastille qu'on voulait attaquer, ils se replièrent dans les deux autres bastilles du midi, celles des Augustins et des Tournelles. Les Augustins furent attaqués à l'instant, attaqués et emportés. Le succès fut dû encore en partie à la Pucelle. Les Français eurent un moment de terreur panique et refluèrent précipitamment vers le pont flottant qu'on avait établi. La Pucelle et la Hire se dégagèrent de la foule, se jetèrent dans des bateaux et vinrent charger les Anglais en flanc.

Restaient les Tournelles. Les vainqueurs passèrent la nuit devant cette bastille. Mais ils obligèrent la Pucelle, qui n'avait rien mangé de la journée (c'était vendredi), à repasser la Loire. Cependant le conseil s'était assemblé. On dit le soir à la Pucelle qu'il avait été décidé unanimement que, la ville étant pleine de vivres, on attendrait un nouveau renfort pour attaquer les Tournelles. Il est difficile de croire que telle fut l'intention sérieuse des chefs ; les Anglais pouvant d'un moment à l'autre être secourus par Falstoff, il y avait le plus grand danger à attendre. Probablement on voulait tromper la Pucelle et lui ôter l'honneur du succès qu'elle avait si puissamment préparé. Elle ne s'y laissa pas prendre.

Vous avez été en votre conseil, dit-elle, et j'ai été au mien[12]. Et se tournant vers son chapelain : Venez demain à la pointe du jour, et ne me quittez pas ; j'aurai beaucoup à faire ; il sortira du sang de mon corps ; je serai blessée au-dessus du sein.

Le matin, son hôte essaya de la retenir. Restez, Jeanne, lui dit-il ; mangeons ensemble ce poisson qu'on vient de pêcher. — Gardez-le, dit-elle gaiement ; gardez-le jusqu'à ce soir, lorsque je repasserai le pont après avoir pris les Tournelles ; je vous amènerai un Godden qui en mangera sa part [13].

Elle chevaucha ensuite avec une foule d'hommes d'armes et de bourgeois jusqu'à la porte de Bourgogne. Mais le sire de Gaucourt, grand maître de la maison du roi, la tenait fermée. Vous êtes un méchant homme, lui dit Jeanne ; que vous le vouliez ou non, les gens d'armes vont passer. Gaucourt sentit bien que, devant ce flot de peuple exalté, sa vie ne tenait qu'à un fil ; d'ailleurs, ses gens ne lui obéissaient plus. La foule ouvrit la porte et en força une autre à côté.

Le soleil se levait sur la Loire au moment où tout ce monde se jeta dans les bateaux. Toutefois ; arrivés aux Tournelles, ils sentirent qu'il fallait de l'artillerie, et ils allèrent en chercher dans la ville. Enfin ils attaquèrent le boulevard extérieur qui couvrait la bastille. Les Anglais se défendaient vaillamment[14]. La Pucelle, voyant que les assaillants commençaient à faiblir, se jeta dans le fossé, prit une échelle, et elle l'appliquait au mur lorsqu'un trait vint la frapper entre le cou et l'épaule. Les Anglais sortaient pour la prendre ; mais on l'emporta. Éloignée du combat, placée sur l'herbe et désarmée, elle vit combien sa blessure était profonde : le trait ressortait par derrière ; elle s'effraya et pleura[15]... Tout à coup elle se relève ; ses saintes lui avaient apparu ; elle éloigne les gens d'armes qui croyaient charmer la blessure par des paroles ; elle ne voulait pas guérir, disait-elle, contre la volonté de Dieu. Elle laissa cependant mettre de l'huile sur la blessure et se confessa.

Cependant rien n'avançait, la nuit allait venir. Dunois lui-même faisait sonner la retraite. Attendez encore, dit-elle, buvez et mangez ; et elle se mit en prières dans une vigne. Un Basque avait pris des mains de l'écuyer de la Pucelle son étendard si redouté de l'ennemi : Dès que l'étendard touchera le mur, disait-elle, vous pourrez entrer. — Il y touche. — Eh bien, entrez, tout est à vous. En effet, les assaillants, hors d'eux-mêmes, montèrent comme par un degré. Les Anglais en ce moment étaient attaqués des deux côtés à la fois.

Cependant les gens d'Orléans qui, de l'autre bord de la Loire, suivaient des yeux le combat, ne purent plus se contenir. Ils ouvrirent leurs portes et s'élancèrent sur le pont. Mais il y avait une arche rompue ; ils y jetèrent d'abord une mauvaise gouttière, et un chevalier de Saint-Jean, tout armé, se risqua à passer dessus. Le pont fut rétabli tant bien que mal. La foule déborda. Les Anglais, voyant venir cette mer de peuple, croyaient que le monde entier était rassemblé[16]. Le vertige les prit. Les uns voyaient saint Aignan, patron de la ville, les autres l'archange Michel[17]. Glasdale voulut se réfugier du boulevard dans la bastille par un petit pont ; ce pont fut brisé par un boulet ; l'Anglais tomba et se noya, sous les yeux de la Pucelle qu'il avait injuriée. Ah ! disait-elle, que j'ai pitié de ton âme ![18] Il y avait cinq cents hommes dans la bastille ; tout fut passé au fil de l'épée.

Il ne restait pas un Anglais au midi de la Loire. Le lendemain dimanche, ceux du nord abandonnèrent leurs bastilles, leur artillerie, leurs prisonniers, leurs malades. Talbot et Suffolk dirigeaient cette retraite en bon ordre et fièrement. La Pucelle défendit qu'on les poursuivît, puisqu'ils se retiraient d'eux-mêmes. Mais avant qu'ils s'éloignassent et perdissent de vue la ville, elle fit dresser un autel dans la plaine, on y dit la messe, et en présence de l'ennemi le peuple rendit grâces à Dieu (dimanche 8 mai)[19].

L'effet de la délivrance d'Orléans fut prodigieux. Tout le monde y reconnut une puissance surnaturelle. Plusieurs la rapportaient au diable, mais la plupart à Dieu ; on commença à croire que généralement Charles VII avait pour lui le bon droit.

Six jours après le siège, Gerson publia et répandit un traité où il prouvait qu'on pouvait bien, sans offenser la raison, rapporter à Dieu ce merveilleux événement[20]. La bonne Christine de Pisan écrivit aussi pour féliciter son sexe[21]. Plusieurs traités furent publiés, plus favorables qu'hostiles à la Pucelle, et par les sujets mêmes du duc de Bourgogne, allié des Anglais[22].

Charles VII devait saisir ce moment, aller hardiment d'Orléans à Reims, mettre la main sur la couronne. Cela semblait téméraire, et n'en était pas moins facile dans le premier effroi des Anglais. Puisqu'ils avaient fait l'insigne faute de ne point sacrer encore leur jeune Henri VI, il fallait les devancer. Le premier sacré devait rester roi. C'était aussi une grande chose pour Charles VII de faire sa royale chevauchée à travers la France anglaise, de prendre possession, de montrer que partout en France le roi est chez lui.

La Pucelle était seule de cet avis, et cette folie héroïque était la sagesse même. Les politiques, les fortes têtes du conseil souriaient ; ils voulaient qu'on allât lentement et sûrement, c'est-à-dire qu'on donnât aux Anglais le temps de reprendre courage. Ces conseillers donnaient tous des avis intéressés. Le duc d'Alençon voulait qu'on allât en Normandie, qu'on reconquît Alençon. Les autres demandèrent et obtinrent qu'on resterait sur la Loire, qu'on ferait le siège des petites places ; c'était l'avis le plus timide, et surtout l'intérêt des maisons d'Orléans, d'Anjou, celui du Poitevin la Trémouille, favori de Charles VII.

Suffolk s'était jeté dans Jargeau ; il y fut renfermé, forcé[23]. Beaugency fut pris aussi, avant que lord Talbot eût pu recevoir les secours du régent que lui amenait sir Falstoff. Le connétable de Richemond, qui depuis longtemps se tenait dans ses fiefs, vint avec ses Bretons, malgré le roi, malgré la Pucelle, au secours de l'armée victorieuse[24].

Une bataille était imminente ; Richemond venait pour en avoir l'honneur. Talbot et Falstoff s'étaient réunis ; mais, chose étrange qui peint et l'état du pays et cette guerre toute fortuite, on ne savait où trouver l'armée anglaise dans le désert de la Beauce, alors couverte de taillis et de broussailles. Un cerf découvrit les Anglais ; poursuivi par l'avant-garde française, il alla se jeter dans leurs rangs.

Les Anglais étaient en marche, et n'avaient pas comme à l'ordinaire planté leur défense de pieux. Talbot voulait seul se battre, enragé qu'il était, depuis Orléans, d'avoir montré le dos aux Français ; sire Falstoff, au contraire, qui avait gagné la bataille des Harengs, n'avait pas besoin d'une bataille pour se réhabiliter ; il disait en homme sage qu'avec une armée découragée il fallait rester sur la défensive. Les gens d'armes français n'attendirent pas la fin de la dispute ; ils arrivèrent au galop, et ne trouvèrent pas grande résistance[25]. Talbot s'obstina à combattre, croyant peut-être se faire tuer, et ne réussit qu'à se faire prendre. La poursuite fut meurtrière ; deux mille Anglais couvrirent la plaine de leurs corps. La Pucelle pleurait à l'aspect de tous ces morts ; elle pleura encore plus en voyant la brutalité du soldat, et comme il traitait les prisonniers qui ne pouvaient se racheter ; l'un d'eux fut frappé si rudement à la tête qu'il tomba expirant ; la Pucelle n'y tint pas, elle s'élança de cheval, souleva la tête du pauvre homme, lui fit venir un prêtre, le consola, l'aida à mourir[26].

Après cette bataille de Patay (28 ou 29 juin), le moment était venu, ou jamais, de risquer l'expédition de Reims. Les politiques voulaient qu'on restât encore sur la Loire, qu'on s'assurât de Cosne et de la Charité. Ils eurent beau dire cette fois, les voix timides ne pouvaient plus être écoutées. Chaque jour affluaient des gens de toutes les provinces, qui venaient au bruit des miracles de la Pucelle, ne croyaient qu'en elle, et comme elle, avaient hâte de mener le roi à Reims. C'était un irrésistible élan de pèlerinage et de croisade. L'indolent jeune roi lui-même finit par se laisser soulever à cette vague populaire, à cette grande marée qui montait et poussait au nord. Roi, courtisans, politiques, enthousiastes, tous ensemble, de gré ou de force, les fols, les sages, ils partirent. Au départ, ils étaient douze mille ; mais le long de la route, la masse allait grossissant ; d'autres venaient, et toujours d'autres ; ceux qui n'avaient pas d'armures suivaient la sainte expédition en simples jacques, tout gentilshommes qu'ils pouvaient être, comme archers, comme coutiliers.

L'armée partit de Gien le 28 juin, passa devant Auxerre, sans essayer d'y entrer ; cette ville était entre les mains du duc de Bourgogne, que l'on ménageait. Troyes avait une garnison mêlée de Bourguignons et d'Anglais ; à la première apparition de l'armée royale, ils osèrent faire une sortie. Il y avait peu d'apparence de forcer une grande ville si bien gardée, et cela sans artillerie. Mais comment s'arrêter à en faire le siège ? Comment, d'autre part, avancer en laissant une telle place derrière soi ? L'armée souffrait déjà de la faim. Ne valait-il pas mieux s'en retourner ? Les politiques triomphaient.

Il n'y eut qu'un vieux conseiller armagnac, le président Maçon, qui fut d'avis contraire, qui comprit que dans une telle entreprise la sagesse était du côté de l'enthousiasme, que dans une croisade populaire, il ne fallait pas raisonner. Quand le roi a entrepris ce voyage, dit-il, il ne l'a pas fait pour la grande puissance de gens d'armes, ni pour le grand argent qu'il eût, ni parce que le voyage lui semblait possible ; il l'a entrepris parce que Jeanne lui disait d'aller en avant et de se faire couronner à Reims, qu'il y trouverait peu de résistance, tel étant le bon plaisir de Dieu.

La Pucelle, venant alors frapper à la porte du conseil, assura que dans trois jours on pourrait entrer dans la ville. Nous en attendrions bien six, dit le chancelier, si nous étions sûrs que vous dites vrai. — Six ? vous y entrerez demain ![27]

Elle prend son étendard ; tout le monde la suit aux fossés ; elle y jette tout ce qu'on trouve, fagots, portes, solives. Et cela allait si vite que les gens de la ville crurent qu'en un moment il n'y aurait plus de fossés. Les Anglais commencèrent à s'éblouir, comme à Orléans ; ils croyaient voir une nuée de papillons blancs qui voltigeaient autour du magique étendard. Les bourgeois, de leur côté, avaient grand'peur, se souvenant que c'était à Troyes que s'était conclu le traité qui déshéritait Charles VII ; ils craignaient qu'on ne fît un exemple de leur ville ; ils se réfugiaient déjà aux églises ; ils criaient qu'il fallait se rendre. Les gens de guerre ne demandaient pas mieux. Ils parlementèrent, et obtinrent de s'en aller avec tout ce qu'ils avaient.

Ce qu'ils avaient, c'étaient surtout des prisonniers, des Français ; les conseillers de Charles VII qui dressèrent la capitulation n'avaient rien stipulé pour ces malheureux. La Pucelle y songea seule. Quand les Anglais sortirent avec leurs prisonniers garrottés, elle se mit aux portes et s'écria : Oh ! mon Dieu, ils ne les emmèneront pas ! Elle les retint en effet, et le roi paya leur rançon.

Maître de Troyes le 9 juillet, il fit le 15 son entrée à Reims ; et le 17 (dimanche) il fut sacré. Le matin même, la Pucelle, mettant, selon le précepte de l'Évangile, la réconciliation avant le sacrifice, dicta une belle lettre pour le duc de Bourgogne ; sans rien rappeler, sans irriter, sans humilier personne, elle lui disait avec beaucoup de tact et de noblesse : Pardonnez l'un à l'autre de bon cœur, comme doivent faire loyaux chrétiens.

Charles VII fut oint par l'archevêque de l'huile de la sainte ampoule qu'on apporta de Saint-Remi ; il fut, conformément au rituel antique[28], soulevé sur son siège par les pairs ecclésiastiques, servi des pairs laïques et au sacre et au repas. Puis il alla à Saint-Marcou toucher les écrouelles[29]. Toutes les cérémonies furent accomplies, sans qu'il y manquât rien. Il se trouva le vrai roi, et le seul, dans les croyances du temps. Les Anglais pouvaient désormais faire sacrer Henri ; ce nouveau sacre ne pouvait être, dans la pensée des peuples, qu'une parodie de l'autre.

Au moment où le roi fut sacré, la Pucelle se jeta à genoux, lui embrassant les jambes et pleurant à chaudes larmes. Tout le monde pleurait aussi.

On assure qu'elle lui dit : Ô gentil roi, maintenant est fait le plaisir de Dieu qui voulait que je fisse lever le siège d'Orléans, et que je vous amenasse en votre cité de Reims, recevoir votre saint sacre, montrant que vous êtes vrai roi, et qu'à vous doit appartenir le royaume de France.

La Pucelle avait raison ; elle avait fait et fini ce qu'elle avait à faire. Aussi, dans la joie même de cette triomphante solennité, elle eut l'idée, le pressentiment peut-être de sa fin prochaine. Lorsqu'elle entrait à Reims avec le roi, et que tout le peuple venait au-devant en chantant des hymnes : Ô le bon et dévot peuple ! dit-elle.... Si je dois mourir, je serais bien heureuse que l'on m'enterrât ici !Jeanne, lui dit l'archevêque, où croyez-vous donc mourir ?Je n'en sais rien, où il plaira à Dieu... Je voudrais bien qu'il lui plût que je m'en allasse garder les moutons avec ma sœur et mes frères... Ils seraient si joyeux de me revoir !... J'ai fait du moins ce que Notre-Seigneur m'avait commandé de faire. Et elle rendit grâces en levant les yeux au ciel. Tous ceux qui la virent en ce moment, dit la vieille chronique, crurent mieux que jamais que c'estoit chose venue de la part de Dieu[30].

 

 

 



[1] Multum læsa, quia decubuit cum armis. (Procès ms. de révision, déposition de Louis de Contes, page de la Pucelle.)

[2] Procès ms. de révision, déposition du Dunois, Notices des mss., III, 353.

[3] Elle semblait tout au moins un ange, une créature étrangère à tous les besoins physiques. Elle restait parfois tout un jour à cheval, sans descendre, sans manger ni boire, sauf le soir un peu de pain et de vin mêlé d'eau. (Voyez les diverses dépositions et la Chronique de la Pucelle, éd. Quicherat.)

[4] Les injures des Anglais lui étaient fort sensibles. S'entendant appeler la putain des Armignats, elle pleura à chaudes larmes et prit Dieu à témoin ; puis, se sentant consolée, elle dit : J'ai eu nouvelles de mon Seigneur. (Notices des mss., III, p. 359.)

[5] Après laquelle couroit le peuple à très-grand'foulle, prenant moult grand plaisir à la veoir et estre entour elle. Et quand elle eust veu et regardé à son plaisir les fortifications des Anglois... (L'Histoire et discours au vray du siège, p. 80, éd. 1606.)

[6] Procès ms. de révision, déposition de Compaing, chanoine d'Orléans.

[7] Procès ms. de révision, déposition de frère Pasquerel, confesseur de la Pucelle.

[8] Déposition de Daulon, écuyer de la Pucelle. (Notices des mss., III, 355).

[9] Que mes cheveux ne me levassent en sus. Déposition de Daulon, écuyer de la Pucelle. (Notices des mss., III, 355).

[10] Procès ms. de révision, déposition de Louis de Contes, page de la Pucelle.

[11] Procès ms. de révision, déposition du frère Pasquerel, son confesseur.

[12] Vos fuistis in vestro consilio, et ego in meo. (Procès ms. de révision, déposition du confesseur de la Pucelle. Notices des mss., III, 359.)

[13] Procès ms. de révision, déposition de Colette, femme du trésorier Milet, chez lequel elle logeait.

[14] Sembloit.... qu'ils cuidassent estre immortels. (L'Histoire et discours au vray du siège, p. 67.)

[15] Timuit, flevit.... Apposuerunt oleum olivarum cum lardo. (Notices des mss., III, 360.)

[16] C'est ce qu'ils dirent le soir même, quand ils furent amenés à Orléans (L'Histoire et discours au vray, etc., p. 89.)

[17] Selon la tradition orléanaise conservée par le Maire (Histoire d'Orléans), ce serait en mémoire de cette apparition que Louis XI aurait institué l'ordre de Saint-Michel, avec la devise : Immensi tremor Oceani. Néanmoins Louis XI n'en dit rien dans l'ordonnance de fondation. Cette devise se rapporte sans doute uniquement au célèbre pèlerinage : In periculo maris.

[18] Clamando et dicendo : Classidas, Classidas, ren ty, ren ty Regi cœlorum ! Tu me vocasti putain. Ego habeo magnam pietatem de tua anima, et tuorum.... — Incipit fiere fortiter pro anima ipsius et aliorum submersorum. (Notices des mss., III, 362.)

[19] Le siège avait duré sept mois, du 12 octobre 1428 au 8 mai 1429. Dix jours suffirent à la Pucelle pour délivrer la ville ; elle y était entrée le 29 avril au soir. Le jour de la délivrance resta une fête pour Orléans ; cette fête commençait par l'éloge de Jeanne d'Arc, une procession parcourait la ville, et au milieu marchait un jeune garçon qui représentait la Pucelle. (Polluche, Essais hist. sur Orléans, remarque 77. Lebrun de Charmette, II, 128.)

[20] Il n'est pas sûr que ce pamphlet soit de Gerson. (Gersonii opera, IV, 859.)

[21] Je Christine, qui ay plouré onze ans en l'abbaye close, etc. (Raimond Thomassy, Essai sur les écrits de Christine de Pisan, p. XLII. Ce petit poème sera publié en entier par M. Jubinal).

[22] Henrici de Gorckheim propos. libr. duo, in Sibylla Francica, ed. Goldast. 1606. Voyez les autres auteurs cités par Lebrun, II, 325, et III, 7-9, 72.

[23] Voyez surtout dans le Procès de révision, la déposition du duc d'Alençon. Le duc voulant différer l'assaut, la Pucelle lui dit : Ah ! gentil duc, as-tu peur ? ne sais-tu pas que j'ai promis à ta femme de te ramener sain et sauf ? (Notices des mss., t, III, p. 354.)

[24] Tout cela est fort long dans le panégyrique Richemond, par Guillaume Cruel, collection Petitot, t. VIII.

[25] Falstoff s'enfuit comme les autres, et fut dégradé de l'ordre de la Jarretière. Il était grand maître d'hôtel de Bedford. Sa dégradation, dont il fut au reste bientôt relevé, fut probablement un coup porté à Bedford. (Voyez Grafton et le mémoire curieux que M. Berbrager prépare pour réhabiliter Falstoff.)

[26] Tenendo eum in caput et consolando. Procès ms. de la Pucelle, déposition de son page Louis de Contes.

[27] Procès ms. de révision, déposition de Simon Charles.

[28] Voyez Varin, Archives de Reims, et mes Origines du droit.

[29] Un anonyme du douzième siècle parle déjà de ce don transmis à nos rois par saint Marculphe. (Acta SS. ord. S. Bened., t. VI.) M. de Reiffemberg donne la liste des auteurs qui en ont fait mention. (Notes de son édition de Barante, t. IV, p. 261.)

[30] Chronique de la Pucelle, collection Petitot, t. VIII, p. 208, 207. Notices des mss., t. III, p. 309, déposition de Dunois.