CHARLOTTE DE MONTMORENCY

ÉPILOGUE

 

LE RETOUR EN FRANCE.

 

 

Mais voici que le Roi est coutelassé — ce mot pittoresque est de l'Estoile — par Ravaillac. Cette mort tragique, que pressentait le monarque, termine brusquement les amours de Charlotte et de Henri.

Henri IV avait-il, lorsqu'il mourut, la conception de la grande œuvre que lui suppose Sully[1] dans ses Economies royales, celle d'une République Européenne ou mieux des Etats-Unis d'Europe.

Le peuple qui, depuis quelques années seulement, jouissait d'une paix relative ; cette paix si chèrement acquise depuis la fin des Luttes religieuses — était résolument hostile à toute nouvelle guerre. Elle lui semblait imminente toutefois, et alors impopulaire, parce que pour réunir une armée considérable, — plus de cent mille hommes d'infanterie et de cavalerie, de toutes nations d'ailleurs, comme les troupes en ce temps — il avait fallu recourir à de nouveaux impôts. Puis, on la disait faite en faveur des protestants d'Allemagne, quelques-uns même affirmaient contre le pape. Pour certains, en effet, très nombreux, Henri IV, malgré sa conversion — toute politique d'ailleurs, au catholicisme — était toujours, au fond du cœur, resté protestant. Il n'en est pas moins vrai que Henri IV craignait, pour la France, la formidable puissance de la Maison d'Autriche, et redoutait pour elle les Espagnols[2] qui sur la frontière, du sud au nord, étaient toujours en perpétuelles agitations et menaces. Peut-être que le coutelas de Ravaillac l'empêcha-t-il d'entrer en campagne, mais il est raisonnable de croire qu'il ne se fût pas présenté aux portes de Bruxelles seulement pour enlever cette nouvelle Hélène qu'était Charlotte. Dans cet esprit français par excellence, l'imagination méridionale était, plus qu'on ne le suppose, tempérée par le bon sens ; la pratique toujours prête à corriger la théorie. Alors qu'il était à la veille d'être assassiné, le caprice amoureux n'avait pas plus inspiré que modifié ses plans. Lorsque l'on étudie le détail et la perfection de ses préparatifs militaires, l'ensemble et la profondeur de ses combinaisons, lorsque l'on analyse les ressources qu'il avait accumulées, les alliances qu'il s'était, de longue main, assurées — bien que ni les Hollandais, ni lys Vénitiens, ni l'Angleterre ne voulussent s'associer à cette entreprise hasardeuse et téméraire — lorsqu'enfin on contemple la situation en ce temps de la France et de l'Europe, il faut vraiment ne plus combiner tout un poème de chevalerie que l'on voudrait attribuer à Henri IV, devenu paladin.

Amour ! Amour ! tu perdis Troie.

disait le poète ; et peut-être est-il possible que Henri IV, en un moment de passion, où l'esprit ne raisonne plus, se soit écrié lui aussi :

Qu'on se souvienne que justement Troyes — Troyes, pour lui, était Bruxelles — était détruite, parce qu'Hélène ne fut pas rendue.

Mais au fond, ce n'eût été qu'une nouvelle gasconnade ; une galéjade comme l'on dit dans un autre Midi[3].

A Milan, Condé apprit avec émotion, avec chagrin réel la mort de Henri IV. Alors, tout aussitôt il préparait son retour en France, se riant de ce que les ministres espagnols eussent presque sérieusement songé à faire de lui un candidat au trône. Mais il lui sembla toutefois qu'il lui fallait mettre quelque discrétion à revenir.

Il lui fut donné un passeport pour les Pays-Bas, et un brevet de capitaine de chevau-légers comtois. Avec Virey, il quittait Milan le 9 juin, traversait rapidement la Suisse, la Franche-Comté, la Lorraine, et de Bruxelles, où il arrivait le 18, expédiait à Paris son secrétaire portant des lettres de soumission pour le Roi et la Reine régente.

Avant son départ de Milan il avait écrit à sa mère.

Madame ma mère. — Je vous envoie deux lettres, l'une au Roi, l'autre à la Reine, pour me condouloire avec eux de l'horrible assassinat commis en la personne du feu Roi mon Seigneur et leur témoigner l'extrême regret que j'en ai eu ; comme aussi leur offrir mon très humble service. La Reine sait mieux que personne la juste cause que j'eus de quitter la France. C'est pourquoi je vous supplie l'assurer que tout ce qu'on peut lui avoir dit que j'ai parlé hors de cette cause-là est très faux, lui ayant toujours gardé et au Roi mon Seigneur, son fils, en paroles et effets, l'honneur et respect que doit un très humble sujet ; et pour ce que votre prudence saurait mieux lui donner par vos discours, cette assurance de la vérité de mes paroles, je m'y remettrai. Attendant l'honneur de ses commandements et des vôtres, je demeurerai pour jamais, Madame ma mère, votre très humble, très obéissant fils et serviteur. — A Milan, ce dernier mai 1610. HENRI DE BOURBON[4].

 

Sans avoir voulu se rencontrer avec sa femme à Bruxelles, Henri II regagnait Paris. Dans sa lettre à Peiresc, samedi 17 juillet, Malherbe raconte son entrée, qui fut plutôt tapageuse[5].

Monsieur le Prince si longtemps attendu arrivait hier sur les six heures du soir. Sa venue avait donné à chacun des espérances et des craintes ; mais je crois que les unes et les autres seront trompées ; et que ce Prince, se ressouvenant de ce qu'il est, n'aura point de plus forte passion que les bonnes grâces du Roi et de la Reine. Il partit treize cent cinquante chevaux pour aller au-devant de lui ; car ils furent comptés par un à qui M. d'Espernon avait donné cette charge. Il partit de Bruxelles avec cinquante ou soixante, mois par les chemins cette troupe s'accrut de la noblesse des lieux où il passa, si bien que jeudi soir lorsqu'il arrivait à Louvres-en-Parisis, il pouvait y avoir environ deux cents chevaux ! Hier, au matin, il s'en alla à Saint-Denis où il fit dire messe pour l'âme du feu Roi. Cela fait, il s'en revint dîner au Bourget ; où le furent trouver ceux de cette Cour à qui la Reine le permit.

Monsieur le Grand avait une troupe de cent ou six vingt chevaux et était à son logis prêt à partir lorque M. d'Espernon, avec une semblable troupe, le vint trouver et le prier qu'ils allassent ensemble ; ce qui fut fait. M. d'Espernon, devant que de partir, avait dit la harangue qu'il lui voulait faire, qui est qu'il était son très humble serviteur pour le rang qu'il tenait en France ; mais qu'il lui protestait que s'il se laissait porter à quelque chose préjudiciable au service du Roi ou la Reine, il ne fit nul état de lui. Je ne sais s'il aura parlé avec cette liberté, mais je sais bien que Monsieur le Prince lui ayant demandé que s'il était vrai que pour sa venue il eût renforcé les gardes, il lui répondit que ceux qui le lui avaient dit étaient des flatteurs et des menteurs, et que hors de son respect il leur maintiendrait qu'ils avaient menti et qu'il le croyait trop serviteur de Leurs Majestés pour avoir pris aucun ombrage de lui.

Toutes ces troupes qui étaient allées au-devant de lui s'en revinrent qui une heure, qui deux devant qu'il arrivât, pour se trouver auprès du Roi et de la Reine lorsqu'il arriverait ; de sorte que sa troupe n'était point de deux cents chevaux, et trouva auprès de Leurs Majestés tout ce qu'il avait vu auprès de lui une heure ou deux auparavant.

Jeudi au soir la Reine fit faire nouveau serment à Messieurs les Maréchaux et envoya chercher le capitaine des Gardes, à qui elle défendit obéir ou reconnaître autre que le Roi, elle, et leur coronel ; ce qu'ils promirent. M. le comte de Soissons, deux ou trois heures devant que Monsieur le Prince arrivât, s'en vint au Louvre avec deux cents chevaux et plus. Hier même il avait été commandé aux habitants d'être en armes, et à ceux qui n'en n'avaient point d'en acheter.

Aujourd'hui, grâce à Dieu, l'on reconnaît que ces ombrages étaient sans fondements, et n'a-t-on autre espérance que de repos pour les actions et le langage de Monsieur le Prince. Il salua le Roi et la Reine dans la chambre de la Reine où elle l'attendait, au coin de la cheminée qui est aux pieds du lit du Roi. Il ne se fit devant le monde, qui était infini dans cette chambre, autre chose qu'une simple salutation, en laquelle Monsieur le Prince mit le genou fort bas. Il y en a qui disent qu'il le mit à terre. La Reine dit elle-même qu'elle n'en sait rien, Cela fait, elle entra dans le cabinet où il la suivit, et parlèrent ensemble autant que vous serez à lire cette page.

M. le comte de Vendôme, et quelques autres, étaient dans le même cabinet, qui ne s'approchèrent point bien qu'il y eût un cardinal[6] qui ne fut pas si retenu et voulut avoir part à leurs discours. Monsieur le comte, s'en moquant, dit à M. de Vendôme : Allez dire à ce Prince de votre sang qu'il s'ôte de là. Après fort peu de paroles la Reine lui dit qu'il s'allât débotter et lui commanda qu'elle le vît après souper. Il s'en alla donc à son logis, à l'hôtel de Lyon près la porte de Bussy, et y fut accompagné par M. de Guise et M. le chevalier son frère. Ils y furent si peu que je crois qu'ils ne firent que le mettre dans sa chambre. Monsieur le Prince fut, après souper, voir la Reine avec soixante ou quatre-vingts chevaux. Aujourd'hui, le matin, il s'est promené en carrosse, ayant M. le Prince de Joinville auprès de lui ; et près de quatre-vingts chevaux à l'entour du carrosse ; et après-dîner à cheval, avec la même suite. M. de Guise, et ceux de sa maison, sont parfaitement bien avec lui ; M. de Bouillon et M. de Sully sont encore de ce parti. Pour moi, je crois que tout le monde sera sage et que l'on en sera quitte pour l'augmentation des pensions. L'on m'a dit qu'il demande quatre cent mille livres et l'état de connétable après la mort de M. le Connétable[7]. Je crois que de cela il pourra avoir cent mille écus de pension...

... Monsieur le Prince vit Madame la Princesse à Marimont quand il alla voir les Archiducs, mais ce fut de loin et sans parler à elle. L'Infante lui ayant dit qu'elle lui voulait faire une requête, il lui répondit qu'il aimerait mieux être mort que de lui désobéir, mais qu'il la suppliait de ne lu-, point parler de voir sa femme ; ainsi les choses sont encore en ces termes. Il donnait à l'Archiduc une épée de huit ou dix mille écus que, certainement, on dit être la plus belle chose qui se puisse voir. Au seigneur Spinola il donnait deux poignards que l'on tient valoir deux mille écus... Il donnait à la gouvernante de l'Infante un diamant de quinze cents écus. Voilà tout ce que je saurais vous dire, pour cette heure, de Monsieur le Prince[8].

 

Nous avons dit que le Prince, lorsqu'à Milan il apprenait la mort de Henri IV, avait été violemment ému ; mais sa femme, cette Charlotte, que le Roi avait, aimée si passionnément, que ressentit-elle en sa pensée, en son cœur ?

Là-bas, dans son château de Flandres, une larme vint-elle à ses yeux ? Fut-elle seulement affligée ? Aucune trace n'est restée de son chagrin, si tant est qu'elle en eut. Et c'est dans ce silence plus émouvant qu'un regret, que s'achèvent les romanesques amours du héros vieillissant d'Arqués, d'Ivry, de Fontaine-Française et de cette beauté d'Aurore — selon l'expression de Voiture — qui, demain, la réconciliation s'étant faite, donnera le jour au vainqueur de Rocroi[9] — et aussi, ajouterons-nous, à l'une des plus pittoresques héroïnes de la Fronde, cette maîtresse platonique de Victor Cousin qui l'a racontée en deux volumes, chef-d'œuvre de style et d'aimable érudition : la Duchesse de Longueville[10].

 

 

 



[1] Voir sur ces projets, Économies royales de SULLY, pp. 217-259, t. II, édit. Michaud. — Il faut beaucoup en laisser et n'en que très peu prendre. Il semble que Sully a beaucoup d'imagination. D'ailleurs c'est de mémoire, souvent infidèle, qu'il rédige ses Économies.

[2] Henri IV avait maintes raisons de ne pas beaucoup aimer les Espagnols. L'une de ses premières maîtresses, la duchesse de Verneuil, conspirait avec son père et le comte d'Auvergne qui avaient des intelligences en Espagne. N'avaient-ils pas formé le projet insensé, criminel, de tuer le roi et de faire proclamer l'illégitimité de son mariage pour mettre sur le trône un bâtard ? Henri eut la faiblesse de pardonner et de revenir implorer les faveurs de sa hautaine favorite. Il écrivait à la marquise de Verneuil, en 1608 (?), sans date : Vos belles paroles sont bien reçues de moi quand les effets vont devant ; mais quand elles ne sont que pour couvrir vos manquements, je les reçois comme trompeuses. Je trouvai ce matin, à la messe, des oraisons en espagnol entre les mains de notre fils. Il m'a dit que vous les lui aviez données. Je ne veux pas qu'il sache seulement qu'il y ait une Espagne ; et vous vous en êtes si mal trouvée que vous devriez désirer que la mémoire en fût perdue. Je ne fus, il y a longtemps, si mal édifié de vous que je suis... Dans NOUAILLAC, Henri IV raconté par lui-même, pp. 76 et 365. Paris, 1913, librairie Alphonse Picard.

[3] Ce passage de Brantôme est, ici, curieux à rappeler. Ce fut lui seul — l'amiral Bonnivet — qui conseillait au roi François de passer les monts et suivre M. de Bourbon ayant laissé Marceille non tant pour le bien et le service de son maître que pour aller recevoir une grande dame de Milan, et des plus belles, pour maîtresse quelques années devant et en avoir tiré plaisir et en vouloir retâter. Et l'on dit que c'était la senore Clérice et pour lors estimée des plus belles dames de l'Italie. Voilà qui le menait. J'ai ouï dire ce conte d'une grande dame de ce temps-là et même qu'il en avait fait cas au roi de cette belle dame, et lui en avait fait venir l'envie de la voir et coucher avec elle ; et voilà la principale cause de ce passage du roile passage des Alpes pour envahir l'Italiequi n'est à tous connu. Ainsi la moitié du monde ne sait comme l'autre vit, car nous cuidons la chose qui est de l'autre. Ainsi Dieu, qui sait tout, se moque bien de nous... BRANTÔME, les Grands Capitaines français, t. III, pp. 67-68 de la Collection des œuvres complètes de Brantôme. Librairie de la Société d'Histoire de France, MDCCCLXVII.

Voir aussi dans MARGUERITE DE NAVARRE, l'Heptaméron, éd. Garnier, p. 109, la nouvelle XIV : Subtilité d'un amoureux qui, sous la faveur du vrai ami, ceuilla d'une dame milanaise le fruit de ses labeurs passés.

[4] Dans L'ESTOILE, Journal de Henri IV, IV, pp. 122-123, op. cit.

[5] Monsieur le Prince est à Bruxelles depuis quelques jours. On l'attend ici — à Paris — la semaine qui vient ; il a été à Mariemont voir les Archiducs et y fut deux heures seulement. L'infante lui dit qu'elle avait une requête à lui faire : lui qui se douta que c'était de vouloir voir Madame sa femme, lui répondit qu'il la suppliait de ne lui rien commander où il fut réduit en cette extrémité de lui désobéir, pour ce que il aimerait mieux mourir ; ainsi les choses en demeurèrent là. Si tient-on qu'il la reprendra, mais qu'il veut en être prié par Monsieur le Connétable et Messieurs ses parents. Toutes les lettres que le feu Roi avait montrées où il était appelé mon tout et mon cher chevalier, sont désavouées ; et pour la requête présentée à Bruxelles contre Monsieur son mari, l'on dit que ç'a été par le commandement du père ; le père dit qu'il l'a fait de la peur qu'il avait que sa tille n'allât en Espagne. Voilà comme l'on en parle. Ce sont choses de grands où les petits n'ont que voir. Ils s'accorderont et nous demeurerons leurs serviteurs. Lettre de Malherbe à Peiresc, 26 juin, III, p. 183, dans op. cit., éd. Lalanne, I.

[6] C'était le cardinal de Sourdis, fils de François d'Escoubleau, marquis d'Alluye, et d'Isabelle Babon, fille de Jean Babon, sieur de la Bourdaisière, et tante de Gabrielle d'Estrées, mère du duc et du chevalier de Vendôme.

[7] Voir en note, plus loin, quelles furent les prétentions de Condé.

[8] MALHERBE, III, pp. 188-192, op. cit., éd. Lalanne. — Voir aussi dans SULLY, Économies royales, II, pp. 392-396, op. cit., éd. Michaud, le chapitre CCVII : Le Prince de Condé rentre en France. — Service qui lui est rendu par Sully. — La Reine s'oppose à ce que Sully aille au-devant du Prince. Il lui en arrache la permission et le voit avant qu'il entre à Paris. — Dispositions de la Reine à l'égard du Prince. — Il va voir Sully à l'Arsenal. — Leur conversation. — Suites de cette conversation.

[9] Cf. THARAUD, op. cit., p. 202 : la Tragédie de Ravaillac. — Voir sur la réconciliation et la rentrée à Paris de Charlotte de Montmorency, l'historiette de TALLEMANT DES RÉAUX, à l'Appendice.

[10] La Jeunesse de Mme de Longueville. Mme de Longueville pendant la Fronde.