LA MARQUISE DE VERNEUIL ET LA MORT D'HENRI IV

DEUXIÈME PARTIE. — LE GRAND DESSEIN. - LA MORT DU ROI ET LA RÉGENCE DE MARIE DE MÉDICIS

 

CHAPITRE IV.

 

 

Le grand dessein. — Influence et projets des huguenots. — Les préparatifs de guerre et le plan de campagne.

 

Les armements de la France, sans doute, à cette époque, donnaient bien à réfléchir ; mais on pouvait aussi justement mettre en cause avec les grands projets du roi la princesse de Condé, car pour un cotillon Henri IV était capable de bien des sottises. Il lui fallait cette femme, coûte que coûte ; il avait promis à son compère le connétable, allait-on répétant, de lui prêter son armée pour l'aider à reprendre sa fille. Mais il est juste aussi de le reconnaître, il n'eût pas été fâché de faire, comme on dit, d'une pierre deux coups, et ce finaud était bien capable, en définitive, de tromper tout le monde.

Il faut toutefois examiner de près ce qu'on a appelé le grand dessein et les projets qu'il caressait de longue date. Quand on étudie le détail et la perfection de ses préparatifs militaires, dit encore le duc d'Aumale[1], quand on examine l'ensemble et la profondeur de ses combinaisons ; quand on analyse les ressources qu'il avait accumulées, les alliances qu'il avait conclues de longue date ; quand on contemple enfin la situation de la France et de l'Europe à ce moment, il faut bien déchirer le roman de chevalerie qu'on a voulu attribuer à cet esprit très peu romanesque. Mais, il conviendrait peut-être de bien regarder les choses. Les préparatifs de guerre, les armements du roi, certes étaient très antérieurs ; selon certains, ils remonteraient même à l'année 1600[2]. Une coalition qui avait pour but d'abattre la puissance de la maison d'Autriche, de ramener l'Espagne à ses limites naturelles des Pyrénées, avait réuni la Hollande, l'Angleterre, la Suède, le Danemark, —Venise, la Toscane, la papauté, une partie des petits princes italiens et vingt princes allemands, qui s'étaient liés par serment à l'assemblée de Halle. C'était une coalition, remarquons-le bien, car nous y reviendrons tout à l'heure, en grande partie protestante. Dans les années 1609 et 1610, toutes les conditions en avaient été arrêtées. La succession de Juliers et de Clèves, qui s'ouvrit alors en Allemagne[3], et dont l'archiduc Léopold s'était emparé, vint lui servir de prétexte[4]. Les confédérés voulaient couper court, en effet, aux empiétements de la maison d'Autriche ; c'est la partie politique de l'affaire[5]. — Mais était-ce, à ce moment surtout, les raisons dernières d'Henri IV ? On a soutenu que même sans l'aventure de la princesse de Condé, ses projets restaient semblables ; les causes déterminantes agissaient toujours, le poussaient l'épée au poing dans la lutte, — le marquaient pour être le champion de l'Europe révoltée contre le rêve de domination que poursuivait toujours l'Espagne. Peut-être fut-ce le projet primitif, si longtemps ajourné, et en même temps la hantise de l'impérialisme, qui sembla quelquefois griser cet ambitieux, prêt à réveiller le conflit bientôt séculaire et la querelle de François Ier contre Charles-Quint[6]. Pourtant on a pu soutenir, et avec assez de vraisemblance, que la raison, inavouée d'abord, trop criée ensuite de se remettre en campagne, sa raison de derrière la tête, pourrait-on dire, — motif secondaire d'abord et qui devient enfin le principal, — le projet qu'il se plut à caresser amoureusement, le rêve vers lequel il tendait en désespéré les mains, c'était de reprendre l'adorable femme qui lui avait été ravie et qu'il désirait toujours. — Lorsque, après le départ de Condé pour l'Italie, un de ses pages, — qui devint ensuite le maréchal de Toiras, — refusant de le suivre davantage en exil, était revenu en France[7], le roi s'en était de suite emparé, se plaisant à lui faire dire et redire les particularités de son séjour à Bruxelles, les anecdotes qui se rapportaient à Charlotte de Montmorency. Il voulait que l'on crût enfin, et peut-être était-il dans le moment — j'insiste à dessein — beaucoup plus sincère qu'on n'a voulu le croire ; il voulait que l'on fût persuadé que surtout le fait de la princesse le décidait à reprendre les armes. Dans divers entretiens, il confirma la véracité des rapports que faisaient les agents espagnols[8] et Don Inigo de Carderas put écrire qu'on s'attendait chaque jour voir le roi marcher sur Bruxelles avec un gros de cavalerie ; selon lui, le royaume de France était bouleversé par cet amour absurde ; les huguenots allaient se soulever ; la reine était décidée à se mettre à la tête des mécontents. Il montre Henri IV presque comme un insensé, prêt à risquer sa couronne pour satisfaire une passion sénile ; privé de raison et de sommeil, appelant sa belle la nuit, passant des journées entières à parler d'elle avec un maître d'hôtel qui venait de quitter Condé (?). — Mais si nous écoutons ceux qui ne veulent voir que le côté politique de l'affaire, il y avait là surtout de la comédie. Henri IV, sans doute au moment d'entreprendre sa grande expédition d'Allemagne, se montrait si féru, entiché de la princesse Charlotte, que beaucoup de contemporains purent assurer qu'il était sincère : Je n'ai plus que la peau sur les os ; tout me déplaît, écrivait-il à Préaux ; si je me laisse mener à quelques assemblées, au lieu de me réjouir, elles achèvent de me tuer[9]. Mais il gardait son clair jugement et savait ce qu'il cherchait sous le facile prétexte d'une aventure de femme. Nous l'avons dit ailleurs, du reste, les grandes actions humaines ont souvent de petits et mesquins mobiles. Il faut convenir au moins que les deux causes ici se mêlent, influent l'une et l'autre sur les décisions ; se confondent au point qu'on ne peut distinguer celle qui se trouva prépondérante, — et que ceux qui soutiennent la première version peuvent avoir autant approché la vérité que ceux qui soutiennent la deuxième. L'intérêt et la passion, cette fois, se trouvaient d'accord, et lui-même aurait pu donner l'un ou l'autre motif sans mentir à son cœur. — Si Henri IV, dit assez justement le due d'Aumale, trouvait une sorte de plaisir coupable à s'occuper de la princesse de Condé, sa politique ne changea pas. Que les Pays-Bas dussent être envahis plus tôt ou plus tard, cela ne peut faire de doute pour quiconque a étudié le plan du roi ; n'eût-il jamais aimé la princesse de Condé, le résultat eût été le même[10]. — Nous comprenons très bien ce raisonnement, que fortifie encore certaines paroles du monarque[11] ; mais un motif peut ne pas exclure l'autre et il est naturel que selon leurs idées, leurs intérêts, leurs tendances, les contemporains qui rapportent des préliminaires de l'entreprise lui aient donné des causes diverses[12]. — Un jour que Pecquius avait cherché avec Villeroi le moyen de remédier au fait de la princesse et d'arracher cette grosse épine, le secrétaire d'État eut un accès de franchise : Ce n'est pas pour la princesse de Condé, fit-il, c'est pour le prince que vous aurez la guerre ; le roi prend les armes parce qu'on veut faire de son neveu un instrument pour bouleverser son royaume[13]. Et une autre fois, le chancelier lui dit : Que la princesse revienne en France ; il suffira ensuite de trois ou quatre mille hommes pour arranger l'affaire de Juliers, — ce qui était avouer en somme que le fait de Charlotte de Montmorency était l'élément principal de la question. Mais Pecquius paraissant entrer dans ces vues, il ajouta : Surtout, que Son Altesse ne fasse pas semblant, ni démonstration de vouloir empêcher le passage des troupes, car ce serait tout gâter !

Les mêmes contradictions se retrouvent en somme jusqu'à la fin. Lorsqu'il fut question de renouveler la neutralité des deux Bourgognes, on trouva divers prétextes pour retarder. L'ardeur amoureuse du roi semblait tombée, — redevenue un élément secondaire dans sa politique. C'est qu'on voulait, semble-t-il bien, tout à la fois alarmer les archiducs par des menaces et les désarmer par des espérances ; on se réservait en somme d'agir, le moment venu, tout en empêchant la Flandre de faire des préparatifs de défense. Le roi, du reste, faisait le mélancolique, le malade beaucoup plus qu'il ne l'était réellement. La lettre à Préaux n'était qu'une missive ostensible, destinée à exciter la pitié du bel ange ; Malherbe, de même, devait continuellement fabriquer des vers qui avaient un tel objet ; la correspondance du poète atteste l'impatience avec laquelle Henri IV les attendait ; il s'occupait lui-même du choix des airs sur lesquels ils s'adaptaient, et avait mis à l'œuvre plusieurs musiciens. Mais en même temps, il s'occupait de choses qui semblent moins futiles, — par exemple de rappeler à son compère le connétable de mettre en haleine des chevaux qu'il lui avait promis[14]. On a pu écrire ainsi que jamais il n'avait été plus robuste, plus actif, plus apte au travail. Il eût profité, sans aucun doute, de l'entrée de ses troupes en campagne pour terminer par un coup de force la prétendue captivité de la princesse de Condé. Mais s'il eût réellement pensé, dit très bien le duc d'Aumale, et comme on l'assurait alors, à pétarder les portes de la ville et en arracher celle dont il réclamait si impérieusement le retour, il était trop consommé dans le métier de la petite guerre pour laisser arriver jusqu'aux Archiducs tant d'insinuations, tant d'avis positifs ou détournés, qui eussent rendu le succès impossible. Ces rumeurs, ces avertissements donnés tantôt sous la forme de menaces, tantôt sous celle de révélations mystérieuses faisaient partie du système d'intimidation qui devait amener la Cour de Bruxelles à se décharger d'un dépôt de plus en plus encombrant ; et ce système réussissait assez bien, car les Archiducs se montraient chaque jour plus disposés à céder, à sortir pacifiquement de ce mauvais pas ; ils cherchaient seulement la transaction qui ménagerait leur amour-propre[15].

Henri IV aussi bien n'avait pas renoncé au projet de faire enlever la princesse, et son dernier billet à Sully[16] le montre encore occupé des dépenses de l'entreprise. Ce fut son ultime préoccupation, au moment où il allait disparaître, frappé par le couteau de Ravaillac. — Mais il faut voir cependant quel était son grand projet de guerre continentale, qui devait amener l'abaissement de la puissance espagnole, et ce qu'en ont raconté les politiques, — bien qu'ils n'aient parlé qu'après coup, — et les huguenots, qui les ont narrés avec complaisance.

Les Pays-Bas et la Franche-Comté appartenaient toujours au souverain qui régnait à Madrid, à Milan et à Naples, et qui disposait de l'or d'Amérique. Le roi d'Espagne était uni à l'empereur d'Allemagne par tous les liens de la parenté et d'une alliance intime. Ce n'était plus sans doute la monarchie énorme de Charles-Quint ; ce n'était même plus le concert souvent habile de Philippe II et de l'empereur Ferdinand, mais malgré la médiocrité de leurs chefs d'alors, les deux branches de la maison d'Autriche disposaient d'États assez vastes et de ressources si considérables ; leurs adversaires étaient si divisés, les ligues de petits princes qui leur étaient opposées se trouvaient si souvent et si facilement rompues, qu'il fallut quarante ans de la plus sanglante guerre qui ait désolé l'Europe moderne pour conquérir les traités de Westphalie et des Pyrénées, première base de ce qu'on est convenu d'appeler l'équilibre européen[17]. — En 1610, toutefois, les choses pouvaient sembler faciles après les mesures prises par Henri IV, qui rêvait d'établir cet équilibre et la république chrétienne dont il parlait à son confident[18]. L'abaissement total de la maison d'Autriche était la pensée dominante de ce projet, suivant lequel la branche allemande était entièrement dépouillée de ses possessions. Les unes devaient être données à la Bohême et à la Hongrie, qui devenaient des royaumes électifs ; d'autres à la Bavière, à la Suisse, au Wurtemberg, au marquisat de Bade. La branche espagnole devait seulement céder une partie des pays sur lesquels s'étendait sa domination. Le pape recevait le royaume de Naples avec la suzeraineté de la Sicile. La seigneurie de Venise avait la propriété des îles, et les possessions espagnoles du nord de l'Italie étaient adjugées au duc de Savoie, devenu roi de Lombardie. Les dix provinces des anciens Pays-Bas étaient jointes aux sept provinces indépendantes et devaient former la république belge, agrandie des seigneuries de Clèves, de Juliers, de Berg, de la Marck, de Ravenstein et de Ravensberg ; le Brabant, le Limbourg et quelques dépendances de la Flandre devaient former dix fiefs distribués à des seigneurs anglais, tandis que le Hainaut, l'Artois, le Cambrésis, le Tournésis, le Namurois, le Luxembourg formaient l'apanage de deux seigneurs français. Quant à la république helvétique, accrue de la Franche-Comté espagnole, de l'Alsace, du Tyrol autrichien, elle aurait été gouvernée par un conseil dont l'empereur, les Vénitiens, les princes d'Allemagne restaient surarbitres. — Il devait donc y avoir en Europe quinze dominations : Le pape, chef électif d'une partie de l'Italie centrale et de toute l'Italie inférieure ; un empereur électif d'Allemagne, qui ne pouvait être choisi deux fois de suite dans la même famille ; six monarchies héréditaires : la France, l'Angleterre, l'Espagne, la Suède, le Danemark et la Savoie ou Lombardie ; trois royaumes électifs : la Bohême, la Hongrie et la Pologne dont les souverains devaient être choisis par le pape, l'empereur et les rois des six monarchies héréditaires ; et quatre républiques : les Provinces-Unies, la Suisse, Venise et la République Italienne, composée des États de Gênes, de Mantoue, de Modène, de Parme, de Florence et de Lucques. Cette confédération d'États devait nommer des députés chargés de régler toutes les affaires et de maintenir la paix ; enfin une armée de 300.000 hommes de pied et 60.000 cavaliers devait veiller au maintien de l'organisation[19]. C'était, nous le savons déjà, le vieux rêve des protestants, de l'Angleterre, confinée dans son île-forteresse, et qui ne craignait rien pour elle-même depuis que la tempête avait dispersé la grande Armada de Philippe II : attaquer et anéantir la puissance espagnole, citadelle du catholicisme[20] ; jeter sur leur vieille et implacable ennemie toutes les forces de l'Europe ; de la France, devenue enfin le champion du protestantisme, — et ce qu'ils n'avaient pu faire avec Coligny, arrêté par la tuerie du 24 août 1572, et qui n'était du reste qu'un aventurier, un capitaine médiocre, toujours malheureux et vaincu, — l'entreprendre avec Henri IV, le soldat heureux de Coutras et d'Arqués ; le triomphateur d'Ivry et de Fontaine-Française, — peut-être le premier homme de guerre de son temps, depuis la mort d'Alexandre Farnèse, — le maître enfin qui disposait de toutes les forces du royaume. Sans doute, Henri IV n'était plus huguenot ; mais — peut-être malgré lui — il était resté l'homme des huguenots ; par son entourage d'abord, Sully en tête[21], qui le poussait toujours selon l'intérêt de la secte, tout en réprimant son impatience[22] ; par ses idées d'entreprises glorieuses, que les protestants espéraient bien utiliser à leur profit. Ils avaient pris leur parti, en somme, de la conversion du roi et ne songeaient plus qu'à en tirer un bon avantage. S'appuyer sur les États protestants et quelques mécontents catholiques pour faire la guerre au roi d'Espagne, jeter toute l'Europe et le pape lui-même à l'assaut de cette Bastille formidable qu'était encore l'empire de Charles-Quint, ce sont là les hauts et magnifiques projets dont parle Rosny, la politique en somme reprise plus tard par Richelieu[23], continuée par Mazarin en s'appuyant sur les épées de Condé et de Turenne, mais devenue alors une simple querelle de préséance, pourrait-on dire, car après Richelieu, qui sapa dans ses fondements l'organisation du protestantisme comme force militaire, les huguenots n'étaient plus à craindre.

Les conceptions d'Henri IV, a-t-on du reste très bien fait remarquer, peuvent présenter quelque chose de chimérique, telles au moins que les rapporte l'auteur des Œconomies politiques, et sans doute lorsqu'il s'entretenait avec un ami fidèle, — ou qui pouvait se prétendre tel, — il se laissait entraîner par son imagination de Méridional ; il parlait, semble-t-il bien, selon les désirs de son hôte ; mais l'imagination, chez lui, — hors les questions de femmes — était tempérée par le bon sens ; la pratique eût toujours corrigé la théorie. Ardent sur le champ de bataille, il était patient en politique. Il avait réfléchi longuement sur l'avenir et la grandeur du pays, et il était imbu de cette idée, en somme si contestable : la nécessité de réduire la maison d'Autriche. C'était sa pensée fixe, le vieux levain des revendications protestantes ; l'idéal des huguenots en compagnie desquels il avait si longtemps vécu, et qu'il conservait comme catholique, comme roi de France et fils aîné de l'Église, sans voir que c'était surtout la guerre rêvée par les religionnaires qu'il allait entreprendre.

Depuis longtemps, toujours est-il, d'immenses préparatifs se faisaient. Sully, on le sait, avait alors la surintendance des finances et la grande maîtrise de l'artillerie[24], c'est-à-dire que s'il n'était plus protestant lui-même, le roi s'en remettait surtout à un protestant. Au commencement de 1610, il y avait en réserve une somme de 43 millions, chiffre presque fabuleux pour l'époque[25] et l'Arsenal regorgeait de munitions, de matériel de guerre. Les corps de troupes étaient formés, prêts à marcher au premier signal[26]. Henri IV avait traité de nouveau avec les Suisses, qui devaient assurer les renforts nécessaires[27]. Au dehors, si l'Angleterre, avec Jacques Ier, restait dans l'expectative, les Hollandais et les princes protestants d'Allemagne étaient acquis ; il ne s'agissait que de les retenir jusqu'au moment opportun. En Italie, le pape avait désarmé après quelques espérances données à propos du royaume de Naples ; on avait promis le Milanais au duc de Savoie, et un double mariage devait unir les deux couronnes : Venise et le duc de Mantoue avaient été entraînés, et l'espoir de se partager les dépouilles du roi catholique assurait à Henri IV le concours actif de tous les États indépendants d'Italie. — L'ouverture de la succession des duchés de Clèves et de Juliers était venue fournir le prétexte qui manquait encore à ce que Sully appelle la faction française. Le traité de Halle avait ensuite jeté l'inquiétude dans les conseils de l'empereur ; on savait que les vieilles bandes hollandaises s'assemblaient et que Maurice de Nassau devait se trouver sur les confins des Provinces-Unies avec 15.000 ou 20.000 hommes ; à Paris les préparatifs militaires étaient poussés de même avec activité, et toutes les routes de France se couvraient de gens de guerre. Le roi avait organisé un conseil de régence, et réglé pour le temps de son absence le gouvernement du royaume. Le rendez-vous de ses troupes était fixé à Châlons ; l'avant-garde se trouvait déjà à Mézières. Henri IV fit savoir aux Archiducs que son armée effleurerait seulement leur territoire, pour s'acheminer par Liège vers Juliers. On lui demanda indirectement de se contenter de faire filer son armée successivement et par compagnies ; mais il rejeta la proposition comme indigne de sa qualité ; il entendait que l'armée s'avançât en corps et se présentât devant Bruxelles pour réclamer la princesse.

Il continuait aussi bien à négocier pour le fait de Mme de Condé, tant que les ministres d'Albert et d'Isabelle ouvrirent l'avis de couper court à cette menace d'invasion en la lui renvoyant, — cette condition semblant lui tenir particulièrement au cœur. Pecquius venait justement de transmettre une sorte de consultation casuistique du P. Cotton, le confesseur du roi, et le R. P. Jésuite indiquait que Leurs Altesses pouvaient en toute sécurité de conscience, non pas renvoyer, mais laisser échapper celle qu'ils avaient promis de retenir. C'était un distinguo, en effet, et les Archiducs furent plutôt d'avis de profiter de cette porte ouverte. Certains de leurs conseillers, Spinola entre autres, étaient pour refuser carrément et prendre les armes. Une fois maître de Juliers, Henri IV, disait-il, serait invincible ; il occuperait une position dominante d'où il pourrait menacer les Pays-Bas et l'Allemagne, et rallier les Hollandais de Maurice de Nassau. A Châlons, le roi avait déjà plus de 35.000 hommes avec 30 canons bien attelés[28] ; la foule de ceux qui briguaient l'honneur de servir sous lui était telle que des hommes haut placés et des officiers pleins d'expérience avaient dû accepter des situations inférieures[29].

Les Archiducs, enfin, se décidèrent à user de l'expédient qu'on leur conseillait. Inquiets 'à juste titre devant ces préparatifs d'invasion, après avoir si longtemps opposé aux désirs d'Henri IV l'engagement qui les liait à Condé, ils écrivirent au prince, et toutefois que leur lettre n'ait pas été expédiée, — la mort du roi étant venue brusquement changer la situation, — il est bon de la reproduire, car elle est explicite : Ayant considéré, y est-il dit, le peu d'affection que la princesse découvre envers vous, à ce point que depuis votre partement il n'y a jamais eu moyen de lui faire recevoir ni lire seulement aucune lettre venant de vous ; ce qu'ayant considéré, et le dégoût, ennui et déplaisir que ladite princesse découvre journellement de se voir retenue chez nous, nous avons été occasionnés de vous en donner compte, afin qu'y avisiez sérieusement[30]. — Les agents diplomatiques parlaient au reste dans le même sens. Pecquius cherchait un accommodement, et laissait entendre que la princesse quitterait bientôt Bruxelles ; Cardeñas devenu conciliant proposait d'écrire à Condé pour qu'il gagnât Rome, et lui conseiller en même temps de ne plus s'opposer au retour de sa femme en France. — Mais les dispositions du roi ne changeaient pas, peut-être parce qu'il avait trop attendu et ne voulait plus se payer de paroles ; il continuait ses armements, et l'on put ainsi penser que la délivrance de la princesse, dont il avait parlé avec tant de véhémence, n'était pas son but véritable — ou tout au moins n'était pas le seul. Le nonce, dévoué à la politique espagnole[31], étant venu lui parler de ses préparatifs de guerre et des buts qu'on leur supposait, il répondit qu'il devait entreprendre en effet une guerre, mais une guerre d'État, non de religion ou d'amour[32], — et peut-être en somme était-il sincère, tant le masque hypocrite des huguenots lui avait été adroitement moulé sur le visage. Mais l'inquiétude grandissait à Madrid. L'ambassadeur don Inigo, pressé de s'expliquer sur des espérances de troubles qu'il avait fait concevoir, avait été forcé d'avouer que les huguenots paraissaient devoir rester inviolablement fidèles au roi de France[33], et qu'il n'y avait rien à attendre d'un vieillard aussi peu résolu que Montmorency[34]. Il reçut pourtant l'ordre de tout mettre en œuvre pour ralentir et embarrasser Henri IV. Le P. Cotton l'aidait, se résignant à voir plutôt son pénitent s'occuper de la princesse de Condé, mais décidé à l'empêcher d'attaquer la maison d'Autriche, se considérant lui-même et les autres pères jésuites, comme les sujets du roi d'Espagne. La reine, qui subissait leur influence, voulut aussi dire son mot contre la guerre projetée, mais le roi s'emportant lui répondit qu'à elle comme aux Jésuites on ne pouvait ôter du cœur le nom du roi catholique, et qu'avec cette folie elle se perdrait[35]. — Les Archiducs, alors, désirant éviter les premiers coups, consentirent à ce que l'armée française réunie en Champagne traversât le Luxembourg[36]. Le roi aurait voulu déjà se mettre en campagne ; il perdait patience, se lamentait même, avec tous les retards qu'apportaient les uns et les autres[37] ; mais il n'avait pu éviter, au moment d'entrer en campagne, le sacre et le couronnement de Marie de Médicis, projeté depuis longtemps et toujours retardé et où la reine s'entêtait d'autant plus qu'elle espérait conjurer l'idée d'un nouveau divorce, que les folies récentes d'Henri IV pour Charlotte de Montmorency, habilement exploitées par son entourage italien, lui faisaient craindre. — Le roi, pour assurer le repos du royaume durant son absence, l'avait nommée régente en lui adjoignant un conseil de quinze personnes[38] (20 mars) et le sacre fut enfin fixé au 13 mai[39]. — C'est cette insistance, on le sait, qui a fait penser que Marie de Médicis s'était rendue complice du crime qui devait la venger de ses terreurs de femme jalouse, et pour quelques années, dans ce royaume où, plus encore que sa devancière, la reine Catherine, elle était une étrangère et une intruse, la faire enfin toute-puissante et souveraine.

 

 

 



[1] Duc D'AUMALE, op. cit., t. II, p. 323.

[2] L. RANKE, l'Espagne sous Charles-Quint, Philippe II et Philippe III, Paris, 1845.

[3] Le duc Jean Guillaume de Clèves, fils de Jean de Juliers, était mort sur la fin de 1609 et n'avait pas d'enfants. Sa succession qui se composait des pays de Juliers, Berg, Clèves, La Mark, Ravensberg et Ravenstein revenait à ses quatre sœurs, mariées l'une à un duc de Prusse, deux autres à des princes palatins, la quatrième au margrave de Burgau, prince d'Autriche. La France voulait éviter un agrandissement de l'empereur et de la maison autrichienne aux dépens de ses alliés, l'électeur de Brandebourg et les palatins.

[4] Le vendredi 31 juillet (1609), note l'Estoile, bruit de guerre contre l'Espagnol à Paris et partout, à cause du duché de Clèves et de Juliers saisi par le seigneur Spinola ; lequel nous allons dénicher, et après marcher à la conquête de toute l'Espagne avec 50.000 hommes et 100 canons. (T. II, édit. Michaud, D. 522.)

[5] Le roi écrivait le 22 février à La Boderie : Il s'agit d'empêcher la maison d'Autriche, laquelle a fait parade à ce dernier siècle d'aspirer à la monarchie de l'Europe, de s'agrandir en augmentant sa domination et puissance de biens et de pays auxquels elle n'a d'autres droits que de bienséance, ou, sous prétexte de religion et justice, comme nous voyons qu'elle prétend à cette heure aux duchés de Juliers et de Clèves, au préjudice des vrais héritiers et à la honte de leurs alliés et confédérés. (Ambassades de La Boderie, t. V, p. 59.)

[6] Cf. Conférence secrète du roi Henri IV sur le sujet des moyens pour parvenir à l'Empire. (Mss Fontanieu 454-455, p. 121.)

[7] Le petit Toiras à Bruxelles était espion pour le roi, et de Cœuvres écrivait : Le petit Toiras sert toujours bien Votre Majesté ; je lui ai payé sa pension. (TALLEMANT.)

[8] Duc D'AUMALE, op. cit., t. II. Pièces et documents, n° XIX.

[9] Lettres-Missives, t. VII, p. 378.

[10] Duc D'AUMALE, op. cit., t. II, p. 321.

[11] Le 17 octobre 1689, se promenant avec Lesdiguières dans la galerie de la cour, à Fontainebleau, le roi lui dit : J'ai deux volontés. Comme particulier, je désirerais qu'il n'y eût qu'une religion en tout l'État ; mais comme roi, si je désire la même chose, je sais me commander et je me sers des uns et des autres où il faut. J'ai destiné mon fils de Verneuil à l'Eglise, pour obvier aux fausses prophéties et ôter tous les prétextes à cause de tout ce qui s'est passé ; j'en ferai un grand cardinal et je lui donnerai cent mille écus de rente ; il est nécessaire d'avoir à Rome un homme de cette qualité, qui puisse maintenir les affaires de France en réputation et en être le protecteur. Il a déjà l'évêché de Metz et plusieurs autres bénéfices. Je tiens, maréchal, à vous montrer que je pense à autre chose qu'à mon canal quand je vais me promener. Si Dieu me fait la grâce de vivre encore dix ans, j'établirai les choses de telle façon que l'on n'aura plus qu'à me pleurer et me regretter. J'ai de l'argent, j'ai des munitions, des gens en quantité ; mais si je regarde au dehors, je regarde aussi le dedans ; je veux établir mes enfants légitimes et naturels de façon telle qu'ils soient en mesure de s'opposer aux usurpations des maisons de Guise et de Lorraine. (Bibl. nat. Fonds Dupuy, 89.)

[12] Il y a grande apparence, dit Richelieu, qu'après avoir terminé le différend de Juliers et retiré des mains des étrangers Mme la princesse, elle lui eût servi de bride pour l'arrêter et le divertir du reste. (Mémoires, édit. Michaud, t. I, p. 12.) Saint-Simon, quelques années plus tard, après avoir expliqué que sous prétexte de l'affaire de Clèves, Henri IV voulait tourner ses premiers efforts contre l'archiduchesse et lui enlever la beauté qui le transportait d'amour et de rage, montre de même l'inanité et la rêverie du grand projet qu'expose Sully. (Cf. Parallèle, p. 137-143.)

[13] Tant que je vivrai, écrivait Henri IV à Villeroi, ils ne pourront rien avec cet instrument ; car c'est un instrument plus débile en toutes choses qu'on ne peut imaginer. Ils veulent le réserver pour s'en prévaloir contre mes enfants. (Lettres-Missives, 7 avril 1610, t. VII ; Correspondance de Pecquius. Cf. duc D'AUMALE, op. cit. Pièces et documents, n° XIX.)

[14] Le roi au connétable, 29 avril 1610.

[15] Duc d'AUMALE, op. cit., t. II, p. 322 ; Pièces et documents, n° XIX. — On sait le propos dédaigneux — et qui était déjà comme une vengeance — de l'Infante à propos des amours d'Henri IV et de Charlotte de Montmorency : La princesse est un ange, écrivait-elle à son père Philippe III ; mais quel galant, quelle laideur et quelle ruine !

[16] 2 mai 1610.

[17] Duc d'AUMALE, op. cit., t. II.

[18] Sully attribue le grand dessein à Henri IV lui-même qui en aurait reçu l'inspiration du ciel. (Édit. Michaud, t. II, p. 212, 358.) Mais on sait qu'en bon protestant il n'est jamais chiche de présenter les choses à l'avantage du parti.

[19] Bulletin du Comité historique, 1855, t. I, p. 34-36. Cf. Fr. DE CRUE, les Derniers desseins d'Henri IV, d'après les dépêches des députés de Genève à la Cour de France, br. in-8°, 1903.

[20] Élisabeth avait conçu du ressentiment contre Henri IV en apprenant son abjuration ; cependant elle avait signé (24 mai 1596) un traité par lequel les deux parties contractantes s'engageaient à ne pas faire de paix avec l'Espagne l'une sans l'autre. Mais elle ne voulait promettre au roi de France que deux mille hommes, encore à condition qu'on lui céderait Boulogne. Henri IV eut beaucoup de mal à obtenir son secours. (Cf. Henri MARTIN, Histoire de France, t. X, p. 396 et 414.) — Cependant les Anglais furent les premiers à regretter l'homme qui faisait si bien leurs affaires, et lorsqu'on apprit sa mort, le grand chancelier de la Toison d'Or, en pleine assemblée des États, alla jusqu'à dire que le bras droit de l'Angleterre était perdu. (L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 604. Cf. LA BARRE-DUPARCQ, op. cit., p. 184.)

[21] Le roi avait des gentilshommes appelés ses Ordinaires qui servaient par quartier près de sa personne. Ils sont quinze ou vingt, écrit Giovannini au grand-duc de Toscane, la plupart huguenots, et sont toujours allés à la guerre avec Sa Majesté. On les récompense par quelque gouvernement de forteresse ou autre chose semblable. (Négociations diplomatiques avec la Toscane, t. V, p. 416.) — Il faut ajouter que les chefs de l'expédition projetée, La Force, qui devait commander l'armée des Pyrénées ; Lesdiguières qui devait agir sur les Alpes, étaient protestants ; l'armée de Châlons enfin attendait Henri IV lui-même, ancien protestant. (Cf. F. COMBES, Lectures historiques, t. II, p. 305 : l'Assassinat d'Henri IV et la diplomatie étrangère.)

[22] Il faut bien se représenter que les démarches de Sully lorsqu'il intervient aux assemblées protestantes, — par exemple en 1605 à l'assemblée de Châtellerault, — pour modérer les ardeurs du parti, sont faites avec une arrière-pensée. Il semble toujours travailler à maintenir les intérêts du roi, mais tient en haleine ses coreligionnaires jusqu'au jour où ils pourront se jeter sur les catholiques : jusqu'au moment où la grande expédition d'Allemagne va se décider et abattre enfin l'ennemi séculaire — l'irréductible Espagne que rien n'a pu faire accepter l'idée protestante, et dont ils espèrent bien cette fois venir à bout.

[23] Voyez les notes de M. le marquis DE VOGÜÉ, sur le Projet de république chrétienne de SULLY, pièce rédigée pour être présentée à Richelieu entre 1629 et 1631. — Notices et documents publiés par la Société de l'Histoire de France, 1884, p. 386-408. — Rosny soutient alors qu'il faut aider le roi de Suède Gustave-Adolphe, qui se trouve le chef désigné des huguenots.

[24] Depuis 1601, Sully s'occupait de faire réparer les fortifications des places frontières, dresser un état des dépenses de l'artillerie qui fut alors refondue, et un inventaire du matériel. Il avait dépensé annuellement 1.500.000 livres pour les canons et voulait disposer d'au moins trois cents bouches à feu pour la guerre contre l'Autriche, mais eu égard à la création d'une armée permanente, soldée pendant dix mois, il n'y comptait que quarante bouches à feu attelées pour un chiffre de 50.000 fantassins et 6.000 cavaliers. — On trouve dès cette époque la proposition d'un canon se chargeant par la culasse. (LA BARRE-DUPARCQ, Henri IV, p. 272.)

[25] Sully les indique ainsi :

Déposé à la Bastille

24.000.000

livres.

Entre les mains du trésorier de l'épargne

8.800.000

Créances d'un recouvrement facile et assuré

10.338.490

TOTAL  

43.138.490

livres.

(Œconomies royales. Etat dressé le 10 janvier 1610.)

[26] Cf. ce que dit M. DE LA BARRE-DUPARCQ, sur les troupes françaises de ce temps (op. cit., p. 263-266).

[27] Le 28 avril, on eut nouvelle que 6.000 Suisses, que Galatis avait levés pour le service du roi, étaient arrivés en France, et qu'une armée du roi de 30.000 hommes de pied et 6.000 chevaux marchait vers la Champagne. (L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 576.)

[28] C'était, d'après Sully, le chiffre des troupes réunies. Il indique dans ses Mémoires que le roi disposait de 44.000 hommes de pied, 5.600 cavaliers et 50 canons pour les troupes françaises et suisses ; de troupes fournies par les États confédérés (sans comprendre le pape, le roi d'Angleterre et plusieurs princes d'Allemagne) : 54.000 hommes de pied, 7.000 cavaliers et 45 canons, soit 110.000 hommes et 95 bouches à feu qui devaient former les deux armées réunies sur la Meuse et sur les Alpes. (POIRSON, Histoire d'Henri IV ; duc D'AUMALE, op. cit., t. II, p. 355, note 1.) Pendant les trois premiers jours de ce mois de mars, dit l'Estoile, on a conduit sur les bords de la Marne 50 canons sortis de l'arsenal, avec quantité de poudre, boulets, chariots et autres engins de guerre, pour être conduits sur des bateaux à Châlons. (Cf. édit. Michaud, t. II, p. 571.)

[29] Vers les Pyrénées d'autre part, nous l'avons indiqué déjà, un corps d'armée se rassemblait sous les ordres de La Force, nommé maréchal de France et qui devait entrer en Espagne, jetant 25.000 hommes par Perpignan et autant par Saint-Sébastien. Lesdiguières était prêt à passer les Alpes avec 15 ou 20.000 hommes qui devaient se réunir aux troupes du duc de Savoie, nommé lieutenant général du roi par delà les monts, tandis qu'un habile négociateur, Bullion, était chargé de surveiller Condé à Milan, et même de le faire déguerpir. (Instructions données au sieur de Bullion, etc. Copie du dix-huitième siècle. Archives de Condé à Chantilly.) Le roi gardait 35.000 hommes qu'il voulait conduire lui-même à Juliers par la Belgique, et se rabattre au gré des événements sur la Franche-Comté, l'Italie ou la Bohême. Le duc d'Aumale estime à plus de 220.000 hommes le total des forces qui allaient entrer en campagne ; 280.000 hommes et 200 canons, dit M. H. de La Ferrière.

[30] Archives de Belgique, minute originale.

[31] C'était Robert Ubaldini, qui exceptionnellement fut nonce durant neuf ans, sous Paul V (1607-1615) ; ordinairement le nonce ne restait en légation que six ans.

[32] Don Inigo au roi d'Espagne, 18 mars, 27 avril. (Archives nationales, Papiers de Simancas, 1464 A 69. Duc D'AUMALE, op. cit., t. II, pièces et documents, n° XX.) — L'Estoile, qui rapporte surtout des potins, indique d'autre part, à la date du 30 avril, que le nonce du pape étant allé trouver Sa Majesté, le roi lui demanda quelles nouvelles il avait de Rome, ce qu'on disait de la guerre et quels avis il recevait d'Italie. Le nonce répondit que chacun était étonné des grands appareils qu'il faisait, et que par ses armes il s'était rendu l'effroi et la terreur de toute l'Europe, sans qu'on sût toutefois ce qu'il voulait faire. Mais enfin, dit le roi, où pense-t-on que je veuille donner ? Je vous prie de me dire librement quelle opinion on a de là. — Sire, répondit le nonce, on n'en sait rien et les opinions se trouvent si diverses que pour en apprendre quelque chose, il faudrait que ce fût de Votre Majesté. — Je sais bien, dit le roi, mais encore me direz-vous les avis de ceux qui sont reconnus le plus capables d'en discourir. A quoi le nonce n'avait pas envie de répondre, mais à la fin se trouva si pressé de Sa Majesté qu'il dit que les plus entendus avaient opinion que le principal sujet de ses armes était Mme la princesse sa cousine, qu'il voulait ravoir. Auquel le roi, tout ému et en colère, répondit en jurant non son Ventre-Saint-Gris ! mais une Mordieu ! qu'il la voulait ravoir vraiment et qu'il l'aurait ; que personne ne pouvait l'en empêcher, non pas le lieutenant de Dieu même ; que son père était un de ses bons et anciens serviteurs, et le lui avait demandé le genou en terre et les larmes aux yeux, le suppliant de la lui vouloir rendre, ce qu'il avait promis et ferait, n'y ayant que Celui qui est là-haut qui l'en pût empêcher, etc. (T. II, p. 575).

[33] On doit comprendre le sens de cette indication. C'était leur guerre, la guerre rêvée par les protestants qu'Henri IV allait entreprendre. Il allait marcher contre l'Espagne, et faire ainsi le jeu des religionnaires, autant pour reprendre la femme qu'il aimait et qui lui avait été ravie, que pour des raisons politiques dont la grande habileté du parti avait été de lui exagérer l'importance pour le pays même. Il était toujours ainsi le roi des protestants, malgré la conversion ; malgré des tiraillements et des chicanes et en dépit de sa sincérité que nous pouvons croire très réelle ; malgré lui-même, pourrait-on dire. Il n'était plus huguenot, mais agissait toujours pour les huguenots, tout en se réservant de les mater à l'occasion, car il mettait son intérêt propre bien au-dessus de celui de la secte. La séparation en somme ne s'effectuera qu'après lui ; avec Louis XIII, qui prend résolument les armes contre eux et leur enlève la Rochelle ; avec Louis XIV, qui poussera l'audace jusqu'à révoquer l'édit de Nantes, dont ils savaient tirer un si bon parti.

[34] Don Inigo au roi d'Espagne. Papiers de Simancas. Archives nationales, K. 1462, A. 68.

[35] Don Inigo au roi d'Espagne. Papiers de Simancas. Archives nationales, K. 1462, A. 68.

[36] Le texte de ce consentement a été donné par Sully ; mais on a fait observer que la demande officielle du passage des troupes ne fut signée par le roi que le 8 mai et que la réponse ne put arriver avant le 14, date de l'attentat de Ravaillac. Peut-être y avait-il eu déjà un échange de vues et des notes des ambassadeurs sur cette affaire. Mais le témoignage de Sully n'est pas affirmé d'autre part, et il reste comme toujours sujet à caution.

[37] On peut rappeler ici les pressentiments et tergiversations d'Henri IV au moment de faire célébrer le sacre de Marie de Médicis, et la scène rapportée par Sully où il bat de ses doigts l'étui de ses lunettes, disant : Par Dieu ! je mourrai dans cette ville et n'en sortirai jamais ; ils me tueront car ils n'ont d'autres remèdes en leurs dangers que ma mort. Le sacre aurait même été décommandé, mais la reine fit un tel tapage, cria si haut qu'on renvoya les ouvriers à Saint-Denis. Bassompierre rapporte de même les pressentiments du roi et le pronostic du Mai planté dans la cour du Louvre et qui tomba du côté du petit degré montant à la chambre d'Henri IV.

[38] Ce même jour furent rendus publics les règlements que le roi voulait être observés dans son royaume pendant le temps qu'il serait à la tête de ses armées, savoir que la reine serait régente, et qu'elle serait assistée dans le gouvernement par un conseil de quinze personnes, qui sont les cardinaux de Joyeuse et Du Perron ; les ducs de Mayenne, de Montmorency, de Montbazon ; les maréchaux de Brissac et de Fervaques ; Châteauneuf, en qualité de garde des sceaux de la régence ; Achille de Harlay, premier président du Parlement ; Nicolaï, premier président de la Chambre des comptes ; le comte de Château-Vieux, le seigneur de Liencourt ; Pontcarré, conseiller au Parlement ; Gesvres, secrétaire d'État, et Maupeau, contrôleur des finances. Dans ce conseil, tout devait être déterminé par la pluralité des voix et la reine n'avait que la sienne. (L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 571.)

[39] Le dimanche 4 avril, jour de Pâques fleuries, la reine, ai instigation de Concini et de sa femme, pressa le roi de la faire sacrer et couronner avant qu'il partît pour l'armée, disant que ce sacre était nécessaire pour lui acquérir plus de dignité et plus d'éclat aux yeux du peuple, et même pour autoriser la régence qu'il lui confiait durant son absence. Le roi lui remontra, même avec feu, que cette cérémonie coûterait de grandes sommes, et qu'elle ne se pouvait faire sans y perdre beaucoup de temps, dont il avait besoin, parce que ses alliés l'attendaient incessamment. La reine ne discontinua pas de le prier, jusques à ce qu'il lui dît qu'il donnerait les ordres pour cela. (L'ESTOILE, édit. Michaud, t. II, p. 575.)