LA REINE MARGOT ET LA FIN DES VALOIS (1553-1615)

DEUXIÈME PARTIE. — LA REINE MARGOT REINE DE NAVARRE

 

CHAPITRE VII.

 

 

La légende de la reine Margot.

 

Si l'on ne connaissait de la vie de Marguerite de Valois que ce qu'elle a bien voulu nous en conter, écrit M. L. Lalanne[1], si l'on n'avait sur elle d'autres renseignements que ceux qui nous ont été transmis par ses deux panégyristes, Brantôme et le minime Hilarion de Coste, on ne s'étonnerait point que le premier ait pu lui dire : Vous ne serez jamais qu'immortelle en la terre et au ciel, où vos belles vertus vous porteront sur leurs têtes. Malheureusement pour elle, et heureusement pour la vérité, d'autres ont parlé, et nous savons parfaitement à quoi nous en tenir sur les belles vertus de cette princesse bien digne de figurer au premier rang dans les Dames galantes, où son souvenir, du reste, semble se retrouver plus d'une fois. Et l'auteur ajoute : Ainsi, on s'accorde à reconnaître que Brantôme parle de Marguerite quand il dit : Je connais une grande dame à qui sa mère, dès son petit âge, la croyant d'un sang chaud et bouillant... lui fit user, par l'espace de trente ans, ordinairement, en tous ses repas, du jus de vinette, qu'on appelle en France oscille (Dames galantes, 1er discours, Œuvres, t. II, p. 286). On sait combien la précaution a été efficace[2]. — C'est probablement encore d'elle qu'il est question dans ce passage : J'ai connu d'autrefois une très grande princesse qui avait un très grand esprit, et parlait et écrivait des mieux. Elle se mit un jour à faire des stances à la louange et faveur de l'hiver et sa propriété pour l'amour. Pensez qu'elle l'avait trouvé pour elle très favorable, et traitable en cela. Elles étaient très bien faites et je les ai tenues longtemps clans mon cabinet. (Ibid.)

Nous surprenons ici le travail de malveillance, presque inconscient parfois, qui a donné la figure légendaire de la reine Margot, et, dit excellemment M. G. Niel[3] dans la notice qu'il lui a consacrée à propos des crayons de la Bibliothèque nationale, d'une femme à la sensualité délicate, aux molles recherches, élégante comme tous ceux de sa race a fait une sorte de Messaline que les plus grossières fureurs n'ont pas arrêtées, et à laquelle aucun choix n'a inspiré de répugnance. — Certes, nous n'imaginons point que la reine Marguerite ait été entièrement la princesse aux qualités tontes spéciales que nous vante Brantôme ; ni qu'elle ait mené au château d'Usson la vie d'austérité, que rapportent Jean Darnalt et le père Hilarion de Coste. Marguerite de Valois n'avait point sur la vertu et la foi conjugale — que d'ailleurs elle dit été bien sotte de défendre avec un mari comme Henri IV — des idées de puriste qui n'étaient ni de celles de son temps, ni du milieu on elle avait grandi, vécu et trouvé depuis le premier âge l'exemple journalier. Mais il ne faut point oublier qu'elle fut depuis son mariage prise en haine par les protestants[4] ; marquée par les conteurs d'anecdotes ; que sa beauté, son esprit, ses manières mettaient en verve ; enfin, nous verrons qu'après sa mort elle fut vilipendée et trainée dans la boue par raison d'État. On ne prèle qu'aux riches ; Marguerite, sous ce rapport, fut amplement favorisée par la fortune. L'affection qu'elle éprouva pour quelques hommes les plus remarquables de son temps fut reportée, au gré des pamphlétaires sur nombre d'autres auxquels peut-être elle ne songea jamais, et les querelles de partis s'en mêlant, les idées et la faveur d'un nouveau régime auquel il fallait faire sa cour portant à dénigrer l'ancien, elle servit de thème aux complaisants et aux déclamateurs de profession qui affectèrent de s'indigner des louanges — d'ailleurs souvent maladroites — de ses historiographes. La vérité est entre ces extrêmes. — Où trouve-t-on, en effet, la source des histoires scandaleuses qui ont été répandues sur la sœur des derniers Valois ; quels sont les ouvrages qui servent de références ? Quelques passages de L'Estoile, honnête homme, mais crédule, notant pêle-mêle sans discernement dans son journal tout ce qui lui était rapporté ; deux ou trois anecdotes de M. du Vair, sur lequel il y aurait peut-être fort à reprendre, c'est à peu près tout ce qui peut être retenu parmi les témoignages dits impartiaux. — Restent le Divorce satyrique et l'Histoire de France de Scipion Dupleix.

Le Divorce satyrique a été attribué et semble réellement l'œuvre d'Agrippa d'Aubigné[5], pamphlet ignoble, indigne de l'auteur des Tragiques et de l'Histoire universelle, et où puisèrent quasi uniquement Bayle et tous les faiseurs d'anas — il faut le constater avec un peu de tristesse — la plupart aussi de ceux qui se mêlèrent d'écrire sur la reine Marguerite. Alors que sur le soir de sa vie, devenue nu peu dévoie â la façon de Catherine sa mère et de son frère Henri Ill, elle essayait d'oublier les traverses et les mauvaises aventures du passé, on lui jeta cc livre de honte. — Il n'y faut chercher ni fidélité historique, ni talent, ni style, dit M. Bazin[6] ; mais une certaine verve ordurière. L'écrivain laisse croire qu'il s'est élevé quelque blâme contre la dissolution du premier mariage de Henri IV, et il place dans la bouche du roi lui-même le récit des faits qui ont rendu cette séparation nécessaire, ou l'ont depuis trop justifiée. Le Divorce satyrique, c'est ainsi la liste et l'histoire des amants vrais ou supposés de Marguerite de Valois, présentées avec les appréciations les plus outrageantes et les détails les plus grossiers. — Dès l'âge de onze ans, Antragues et Charins ont les prémices de sa chaleur ; puis c'est Martigues, et l'arrêta si longtemps qu'elle l'enrôla sous son enseigne, et se donnèrent l'un à l'autre tant de connaissance que c'était le discours et l'entretien commun de tous les soldats dans les armées, ni, l'on connaissait le dit Martigues, outre sa valeur, pour colonel de l'infanterie. — Viennent le duc de Guise par l'entremise de Mme de Carnavalet, et ses trois frères dont l'un, à savoir François, continua cet inceste toute sa vie, et l'autre, Henri, l'en désestima tellement que depuis il ne la put aimer, ayant même à la longue aperçu que les ans au lieu d'arrêter ses désirs augmentaient leurs furies, et qu'aussi mouvante que le mercure elle branlait pour le moindre objet qui s'approchait. Lors de son mariage, Martigues aurait failli mourir de regret ou d'un lâchement de sang que la violence de la douleur lui provoquait par divers endroits[7]. Bientôt, c'est La Môle ; Saint-Luc qui lui prodiguait de fréquentes et, nocturnes consolations, et que nous avons vu depuis arriver parfois inconnu et déguisé à Nérac. Bussy, si séduisant pour des femmes, est ridiculisé, cassant des bouteilles d'encre, et montré avec quelque colique qui le prenait ordinairement à minuit. A leur tour passent M. de Mayenne, bon compagnon, gras et voluptueux comme elle, et ce grand dégoûté de vicomte de Turenne que, comme les premiers, elle envoya bientôt au change, trouvant sa taille disproportionnée en quelque endroit. Enfin il n'était point fils de bon lieu, ni gentil compagnon qui n'avait une fois en sa vie été serviteur de la reine de Navarre, qui ne refusait personne, acceptant ainsi que le tronc publie les offrandes de tout venant. Il est vrai que de quelques-uns elle se moquait, comme de ce vieux ruffian de Pibrac que l'amour avait fait devenir son chancelier, duquel pour en rire elle me montrait les lettres. — Mais voici Chamvallon qui, au témoignage des contemporains, était beau comme un jeune dieu, et qui se faisait porter au Louvre dans un coffre de bois, se servant à cet effet d'un menuisier fort expert qui lui avait fait portatif pour appliquer aux chambres et garde-robes[8], et qu'elle recevait dans un lit éclairé de divers flambeaux, entre deux linceuls de taffetas noir ; Chauni, Aubiac, rousseau et plus tavelé qu'une truite, dont le nez teint en écarlate ne s'était jamais promis au miroir d'être un jour trouvé dans le lit avec une fille de France ; le vicomte de Duras, Canillac, et une fois maitresse d'Usson, ayant établi dans ce roc l'empire de ses délices, close de trois enceintes et tous les grands porteaux murés, Dieu sait et toute la France les beaux jeux qui se sont joués et mis en usage. Elle aurait eu là ses domestiques, secrétaires, chantres et métis de noblesse ; Pominy, fils d'un chaudronnier d'Auvergne et tiré de l'église cathédrale de la ville, pour lequel elle lit faire les lits de ses daines d'Usson si hauts qu'on y voyait dessous sans se courber, afin de ne s'écorcher plus comme elle soldait les épaules ni le fessier, en s'y fourrant à quatre pieds toute nue pour le chercher, etc. — Le discours continue sur ce ton et l'on nous permettra d'y renvoyer. C'est à propos du Divorce satyrique que Chateaubriand a écrit : Il ne faut pas croire entièrement d'Aubigné, huguenot hargneux, ambitieux, mécontent, d'un esprit caustique. Les religionnaires dont il était l'interprète n'oublièrent pas la soi-disant boutade de Charles IX : Ma grosse Margot a pris les huguenots à la pipée, faisant allusion au massacre du 24 août 1572 où ils avaient été attirés par le mariage de sa sœur. Sun union avec Henri de Navarre avait servi en effet de préparation à la Saint-Barthélemy. Elle avait fait échouer la conspiration des Politiques, où La Môle paya pour bien d'autres ; elle s'était déclarée pour la Ligue, avait tenu dans Agen contre le roi protestant après l'avoir quitté ; enfin, elle demeurait l'unique représentant de cette race des Valois qu'on avait tant exécrée. — On agit avec elle comme avec Catherine et Henri III ; on la couvrit d'ordures ; on travestit les amours de la pauvre reine, et que le Divorce satyrique soit ou non l'œuvre sénile de d'Aubigné ou de l'un des mille folliculaires de ce temps, c'est avec surprise que l'on voit des historiens et des érudits — j'ai nommé au début de ce chapitre M. L. Lalanne — le citer comme une autorité et s'en prévaloir pour leurs jugements. C'est de ce pamphlet que sont tirés les mots dits historiques des rois Charles IX et Henri III sur Marguerite : En donnant ma sœur au roi de Navarre, je la donne à tous les huguenots du royaume. — Les cadets de Gascogne n'ont pu saouler la reine de Navarre ; elle est allée trouver les muletiers et chaudronniers d'Auvergne. C'est là enfin qu'est portée contre elle, nous l'avons vu plus haut, l'accusation formelle d'inceste[9], non avec un, mais avec ses trois frères, Charles IX, le duc d'Alençon et Henri III.

Sans doute, lorsqu'il s'agit de princes comme le duc François et le dernier des Valois, dont la moralité est loin d'être à l'abri du soupçon, on peut tout croire. Mais qu'y a-t-il de certain et doit-on prendre à la lettre les termes affectueux dont se servaient le frère et la sœur, le duc d'Alençon et Marguerite ? Pibrac dans une de ses lettres à la reine semble nous avoir répondu d'avance : Notre façon d'écrire aujourd'hui, dit-il, est pleine d'excès de toute extrémité ; nul n'use plus simplement des mots : aimer et servir. On y ajoute toujours : extrêmement, infiniment, passionnément, éperdument, et choses semblables. Il n'y a frère qui écrive à sa sueur, ni sœur à son frère, ni serviteur à sa maîtresse, qui par une façon et erreur commune ne se laisse transporter à des extrêmes par des paroles du temps, et ne se mette hors de la ligne et du point du devoir, — voire, j'oserai dire, de l'honnêteté[10]. — Les rapports criminels avec Henri III sont rapportés, il est vrai, dans les Anecdotes de M. du Vair et autres, et l'on a cru en trouver la preuve dans une lettre publiée par la Société de l'histoire de France dans son Bulletin de novembre 1852. — M. du Vair dit en effet que Marguerite couchait librement avec le duc d'Alençon et après lui c'est l'évêque de Grasse, premier aumônier de la reine, qui affirme avoir appris d'elle fort confidemment que l'institution de l'ordre du Saint-Esprit avait été faite pour l'amour d'elle, et de fait que les couleurs de l'ordre étaient les siennes propres, savoir est : le vert naissant, le jaune doré, le blanc et le bleu violet ; que les chiffres des doubles M étaient pour elle, comme aussi les φ, Δ et les Η pour le roi Henri III ; qu'en effet il l'avait grandement aimée sans qu'elle y eût aucune inclination, et qu'il n'avait jamais joui d'elle que par force ; oui, bien ses deux frères, le roi Charles et M. d'Anjou, lesquels elle avait aimés grandement ; que ç'avait été un caprice de faire mettre le Saint-Esprit en croix, tandis qu'elle faisait attendre trop longuement quelle inspiration elle aurait sur les propositions dont elle était si aliénée[11].

Mais nous ne trouvons point dans la vie de Marguerite de Valois qu'elle ait été jamais en si bons termes avec Henri III, et il semble plutôt qu'elle ait voulu se moquer -un peu de l'évêque de Grasse en lui racontant cette histoire. Son frère la poursuivit au contraire de ses méchancetés depuis l'aventure de l'abbaye de Saint-Pierre à Lyon, et à l'époque où fut institué l'ordre du Saint-Esprit (31 décembre 1578) la reine de Navarre, en très mauvais termes avec le roi, était dans le Midi avec sa mère. Elle avait fait évader le duc d'Anjou, négocié pour lui dans les Flandres, se mettait en tout contre les projets de Henri III et il n'avait à son propos que des sujets de mécontentement. Le collier de l'ordre du Saint-Esprit, disent les anciens éditeurs de L'Estoile, devint le sujet de la critique des mécontents. Les uns disaient que ces chiffres étaient des enseignes qui couvraient plutôt des mystères d'amourettes que de religion ; d'autres, que les différentes couleurs désignaient la maitresse et les mignons du roi ; que les chiffres représentaient son nom, etc. Enfin on n'approuvait pas ces monogrammes équivoques sur un collier institué en l'honneur du Saint-Esprit[12]. — Dans tout ceci, on le voit, il n'est nullement question de Marguerite. M. le garde des sceaux du Vair, sous l'autorité duquel on a placé, aussi bien, nombre de racontars désobligeants pour la reine, était un personnage assez mal famé, si nous nous en rapportons au fidèle L'Estoile qui l'accuse d'avoir vendu la justice et tout net le traite de voleur[13]. Il n'y a donc point là non plus un témoignage de grande considération.

Voici maintenant la lettre publiée par la Société de l'Histoire de France. Elle aurait été adressée à Henri III par une femme que l'on suppose la duchesse d'Uzès[14] — celle-là même que Margueritte appelle sa Sibylle — attachée à la suite de Catherine de Médicis : Sire, ma fidélité serait trop cachée si je ne vous faisais entendre promptement le soupçon en quoi je suis de quelque entreprise qu'a la reine voire sœur, laquelle je ne puis découvrir ; mais vous qui avez connaissance parfaite d'elle, je m'assure que vous l'entendrez soudain qu'aurez vu cette lettre. Il y a trois jours qu'elle se tient renfermée, et n'a que trois femmes de chambre avec elle : l'une avec le glaive, l'autre avec la pute et la dernière avec le feu. Toujours dans l'eau, blanche comme lys, sentant connue baume, se frotte et se refrotte, fait encensements, de telle sorte que l'on dirait que c'est une sorcière avec charmes, lesquels elle maintient à ses plus familières amies que ce n'est pour plaire à autrui mais à elle seule. Je vous supplie très humblement, sire, que pour cet avertissement vous ne laissiez de croire que vous êtes son cœur, son tout, et que tous ses dits charmes se font pour votre service...[15]

On peut convenir qu'il y a là une pièce compromettante pour la coquetterie et, si l'on veut, pour la vertu de la reine de Navarre ; mais il faut un peu de complaisance pour v voir la preuve d'un inceste. — Il en est à peu près ainsi pour tout ce qui touche ses aventures intimes. On les lui attribue, et si l'on allait au fond des choses, on ne trouverait le plus souvent que des mots, des on-dit, des racontars. Dupleix a d'ailleurs un aveu qui, tombé d'une telle plume, doit être noté : Elle était autant, recherchée d'amours, dit-il, que son mari était recherché des femmes ; mais dans ses amours il y avait plus d'art et d'apparence que d'effet. — Puis, que nous importe. Nous savons gré à la reine Marguerite d'avoir gardé un silence discret sur des événements qui en somme ne concernaient qu'elle-même et qu'elle a préféré ensevelir au fond du cœur. C'est une preuve de goût et seule la curiosité malsaine de ceux qui ont recherché dans l'Histoire tous les épisodes graveleux de la vie des souverains lui pourrait en faire reproche. Nous savons également que si elle n'a été meilleure, la faute en a été beaucoup à son entourage, à la situation qui lui fut faite, et qu'elle ne rencontra jamais ni un ami, ni un appui sincère — ni dans sa mère, ni clans ses frères, ni dans son mari. — Henri IV, eu effet, quelque opinion avantageuse qu'on ait en général de lui comme roi de France, joue un piètre rôle dans cette histoire et se montra le plus détestable des époux. Dès les premiers jours de leur union, il délaissa sa femme, ne craignit jamais de la prendre pour confidente de ses galanteries, l'y mêla bientôt et lui en fit supporter les traverses. Elle ne l'aimait pas, dit-on, le trouvait sale, et d'Aubigné lui-même rapporte qu'il était rongé par des maladies vénériennes, pouilleux et pis encore[16]. Cependant, elle lui fut dévouée, s'y attacha et put lui dire un jour : Lorsque je manquerai à la fidélité que je vous jurai, je perdrai le sens et l'amitié de moi-même[17]. A la Saint-Barthélemy, s'il n'est pas certain qu'il lui dut d'être épargné, elle refusa de laisser rompre leur mariage, et dans l'état d'esprit où se trouvait alors la Cour, c'était à peu près la même chose. C'est elle qui rédigea le mémoire justificatif qu'il produisit lors du complot des Politiques et lui aida à se tirer d'embarras ; elle qui s'efforça de maintenir avec le duc d'Anjou l'amitié qu'elle leur savait profitable ; qui le soigna, ne voulant s'en remettre à nulle autre, à Paris, lorsqu'il fut malade de ses excès avec les femmes ; à Eauze, durant dix-sept jours qu'il fut pris de lièvre et de douleurs de tête à ne pouvoir trouver le repos. Mais il fallait éviter que le fondateur de la dynastie nouvelle restât en mauvaise posture devant la postérité, même au petit point de vue de sa vie conjugale. Il fallait surtout opposer le nouveau régime à l'ancien, éviter qu'on en eût des regrets. Dans le dissentiment qui éclata entre les deux époux, il n'y eut pas que l'incompatibilité de l'humeur et du caractère, la lutte de minimes intérêts et des désordres d'amourettes. Il y eut aussi le conflit de deux dynasties. Brantôme, qui met dans la bouche de Catherine que sa fille était aussi capable de régner que beaucoup d'hommes et de rois qu'elle pouvait dire, n'est que l'écho de ceux qui souhaitaient de voir Marguerite reconnue pour héritière de la couronne, estimant la loi Salique contraire à l'équité, qui lui en barrait la route. Peut-être pourrait-on difficilement établir, comme on l'a prétendu[18], que les Ligueurs d'Auvergne furent les chevaliers de sa cause ; tant qu'elle exista, du moins, elle représenta pour beaucoup le droit monarchique, et ce n'est qu'après sa mort que la dignité royale fut incontestablement fixée dans la famille des Bourbons[19]. — Et c'est ici qu'apparaît plus tragique le destin de cette femme. Sur elle reposa un moment tout l'avenir de son pays. On sait combien fut grande la popularité des Guises, et Balzac nous a rapporté ces mots de la maréchale de Retz qui traduisent l'engouement de l'époque : Ils avaient si bonne mine, ces princes lorrains, qu'auprès d'eux tous les autres princes paraissaient peuple[20]. Un des leurs avait épousé Claude, la sœur aînée de Marguerite. Si Catherine avait donné la reine Margot au duc Henri, qu'elle aimait, au lieu du petit prince de Béarn, c'était toute sa vie changée et peut-être notre histoire même. Le peuple l'adorait, car il avait ses croyances, ses passions, ses tendances : La France était folle de cet homme-là, ce n'est pas assez de dire amoureuse. Les Guises, sur les marches du trône, y étaient portés d'enthousiasme, unissant à la dynastie qui finissait la puissance qui fut assez forte pour soulever contre elle tout le royaume ; la France évitait dix années de guerre civile, et il est permis de croire que nous aurions eu avec les princes lorrains d'aussi bons rois qu'avec les Bourbons.

On comprend dès lors l'acharnement qui fut mis à vilipender et salir la dernière des Valois. Elle fut l'exemple odieux et à la fois ridicule de cette corruption qu'on leur avait tant reprochée. Il était bruit de deux bâtards, nés de ses amours durant sa séparation, mais quand même tandis qu'elle était en puissance de mari[21]. Ils pouvaient un jour revendiquer une part de sa succession ; qui sait, jouer le rôle de prétendants — c'est du moins la seule excuse, qui fut donnée à l'œuvre entreprise après la mort de la reine. Marguerite de Valois, dit M. Niel, avait aidé un Gascon lettré, du nom de Scipion Dupleix, à s'insinuer dans le monde. Quand elle se fut établie à Paris en 1605, elle éleva cet homme au rang de maitre des requêtes de son hôtel et le laissa complaisamment pénétrer dans les secrets de sa vie privée. La reine morte, Dupleix, dont le métier était de courir après la fortune, se mit aux gages de Richelieu, obtint le titre d'historiographe de France, et en 1630 publia une Histoire générale où il traîna aux gémonies sa bienfaitrice[22]. On pouvait faire peu de cas d'un pamphlet comme le Divorce satyrique, où la méchanceté, le parti pris éclatent à chaque ligne. Une Histoire avait l'allure d'un témoignage impartial. Le Divorce satyrique, où il n'y a d'ailleurs que la verve fielleuse et le bas plaisir d'un huguenot, n'avait pas besoin d'être réfuté, quoi qu'en dise M. L. Lalanne. Le ministre de Louis XIII, qui devait lui-même rendre justice à Marguerite dans ses Mémoires, la laissa malmener par son historien à gages au nom des principes dynastiques. — Henri et Marguerite, dit ainsi l'ouvrage de Dupleix, après avoir pris diverses fois à parti la reine, faisaient très mauvais ménage ; elle en ayant voulu rejeter l'ordure sur ce grand roi par ses Mémoires qui ont vu le jour — assertion fausse car elle parle toujours de son mari avec déférence — j'ai été obligé de lui en faire porter sa bonne part en son lieu... D'ailleurs, par considération d'État, il importait de marquer que ses bâtards étaient nés d'elle durant son divorce et éloignement du roi, car autrement ils pouvaient passer pour légitimes, vu même qu'on n'a jamais voulu punir comme imposteur ce religieux qui s'est longuement produit (ainsi qu'il fait encore) pour fils de la reine Marguerite.

On ne voulut pas punir comme imposteur ce religieux, parce qu'on avait intérêt à laisser croire que la reine était décidément indigne de la couronne. — Dupleix fut toutefois très vivement attaqué par Bassompierre qui consacra un livre entier à le récuser et lui reprocha hautement sa mauvaise foi et son ingratitude[23]. Cela n'empêche que des historiens légers le citent aujourd'hui encore lorsqu'il est question de la reine de Navarre, et qu'on serait mal venu à prétendre que son ouvrage ne mérite pas toute considération.

Les romanciers ont fait le reste.

 

 

 



[1] Mémoires, édit. elzév., 1853. — M. Ludovic Lalanne a d'ailleurs reproduit ce jugement dans son Dictionnaire historique.

[2] M. Lalanne n'a pas osé reproduire entièrement cc passage avec l'attribution qui lui est donnée.

[3] P.-G. NIEL, Portraits des personnages les plus illustres du seizième siècle, Paris, 1851, in-f°, t. I.

[4] Le pamphlet intitulé : le Réveille-matin des Français et de leurs voisins, paru en 1574 (Edimbourg), contient déjà des allusions scandaleuses sur Marguerite. Comme la dispense du mariage tardait, Charles IX aurait menacé de la mener au prêche, ne voulant que sa Margot fût plus longtemps en cette langueur. Ensuite, un des interlocuteurs dit que la bonne dame n'avait garde d'avoir attendu et que Monsieur son frère savait bien qu'il avait eu son pucelage ; un autre, qu'elle était prête d'accoucher lorsque la reine Catherine était à Saintes. Bayle s'est hâté de citer ce passage, p. 334, note D, qui n'existe pas dans la réimpression de CIMBER et DANJOU (Archives curieuses, t. VII) où tout le dialogue est supprimé. Cette ordure est attribuée à Théodore de Bèze.

[5] Le Divorce satyrique dont on a fait honneur entre autres à Palma Cayet a été compris dans les Œuvres complètes de D'AUBIGNÉ, édit. Reaume et de Caussade, Paris, 1877, t. II ; mais les éditeurs le donnent sous toute réserve. Il circula longtemps manuscrit et ne fut imprimé qu'en 1662 à la suite du Journal de L'ESTOILE.

[6] Études d'histoire et de biographie, Paris, 1844.

[7] Martigues avait été tué en 1569 au siège de Saint-Jean-d'Angély (Castelnau), soit presque trois ans avant le mariage de Marguerite.

[8] L'ESTOILE, édit. de 1744, t. IV. Ce passage ne se trouve pas dans l'édition du Divorce satyrique datée de 1666 (Recueil de diverses pièces, etc.) Cologne.

[9] Pour être juste il faut noter que l'invention n'est pas tout entière du Divorce ; le factum de Théodore de Bèze parle dès 1574 de l'inceste avec Charles IX.

[10] Mémoires et lettres de Marguerite de Valois, édit. Guessard ; mémoire justificatif de Pibrac.

[11] Anecdotes de l'Histoire de France. — On croit qu'elles sont de Peiresc et, en somme, ce ne sont que des conversations, — des conversations de Méridionaux.

[12] Le premier collier, d'après L'Estoile, portait un entrelacs des chiffres du roi, fleurs de lis et langues de feu ; édit. Michaud, t. I, p. 111. En 1614. le collier fut réformé et l'on y mit des trophées d'armes, ornements plus convenables à un ordre militaire.

[13] L'ESTOILE, édit. Jouaust, pasquil de 1576, t. I, p. 118 :

Du Vair, si la Nature t'engendra serviteur,

L'art de bien dérober t'a fait devenir maître ;

La Justice et la Foi, pour enrichir et croître

Indignement tu vends au plus haut acheteur...

En ce même temps, sur une attache que le roi avait donnée à trois de ses Maîtres des requêtes, qui avaient assez mauvais bruit à Paris, ayant dit en se gaussant et les désignant cependant par leurs noms, qu'il se fallait garder de trois de son conseil qui étaient de Vair, Camelot, Vetus, on publia le rithme suivant :

Gardez-vous bien de ceux qui dans le Conseil sont

Du ver camelot vestus.

Ce sont trois scélérats hommes et grands larrons

Du Ver, Amelot, Vetus.

Ibid., p. 128-129.

En 1593, Du Vair prit parti pour Henri IV contre la faction espagnole et contribua à la réduction de Paris. Dès lors le royaliste L'Estoile dit qu'il parla en politique, c'est-à-dire en honnête homme. On trouve encore des attaques contre lui dans un pamphlet de 1608.

[14] M. L. LALANNE. — Le Bulletin de la Société de l'Histoire de France dit : Par la mère ou épouse de D'Escars, chevalier de l'ordre et l'un des favoris de Henri III. Cette lettre ne porte ni suscription ni date ; elle fait allusion à un voyage, peut-être celui de 1578, et aurait été écrite durant le séjour de Marguerite en Guyenne. C'est dire qu'elle ne se rapporte en rien ce qu'on veut prouver.

[15] Manuscrit Béthune, n° 8698, f° 35.

[16] Cf. le passage dans la Confession de Sancy, cap. 5, p. 342, édit. de Cologne, qu'il est impossible de citer, et l'historiette de Henri IV dans TALLEMENT DES RÉAUX.

[17] Mémoires et lettres de Marguerite de Valois, édit. Guessard ; lettre de 1583.

[18] L. DE SAINT-PONCY, Histoire de Marguerite de Valois, t. II.

[19] Chose certaine, après la conspiration de Biron, elle offrit à Henri IV de renoncer au titre de reine qu'elle portait toujours afin qu'on n'en prit prétexte pour troubler de nouveau l'État. Mémoires et lettres, édit. Guessard, 7 août 1602. — Lors de son retour en 1605, le roi dit à don Giovanni de Médicis, oncle de la reine Marie, qu'elle était venue sachant que le duc de Bouillon voulait la faire prisonnière et la mettre entre les mains des huguenots. La mort du roi survenant, on lui aurait fait dire qu'elle avait consenti seulement par force à la dissolution de son mariage ; c'eût été un nouveau prétexte pour embrouiller les affaires de l'État. Cf. ZELLER, La fin de Henri IV, p. 53, note.

[20] Aussi, dans la guerre des épigrammes qui couraient alors, on répétait ce quatrain attribué à Charles IX :

Le roi François ne faillit point

Quand il prédit que ceux de Guise

Mettraient ses enfants en pourpoint

Et tous ses sujets en chemise.

[21] Le premier serait un fils de Chamvallon qui devint moine sous le nom de père Ange ou père Archange ; le Divorce satyrique rapporte qu'il avait été élevé sous le nom de Louis de Vaux, comme fils d'un sieur de Vaux, parfumeur, demeurant près de la Madeleine à Paris, et fut informé de son origine par le sieur de Vernon, ancien gentilhomme de la reine et qui avait épousé une de ses premières demoiselles et des plus favorites, qui lui donna toute l'instruction de sa naissance, du temps et du lieu où il avait été nourri. (Édit. de 1663.) — Le second serait le fils d'Aubiac, l'enfant sourd et muet né à Carlat. Cette histoire n'est d'ailleurs appuyée sur aucun témoignage sérieux. Même à une époque où elle pouvait l'avouer, on ne voit point que Marguerite se soit occupée de l'enfant de Chamvallon, et personne n'ignore que les bâtards des maisons royales, loin d'être tenus en suspicion, étaient poussés aux meilleures places, enrichis de dignités et de biens. La marquise de Verneuil en eut un dont elle fit un évêque ; Henri IV assura la fortune de tous les siens. Il faut accepter sur Marguerite l'opinion de Scaliger : La reine est trop grasse et n'eut jamais d'enfant.

[22] L'Histoire générale de Scipion DUPLEIX comprend une Histoire de Henri IV et une Histoire de Louis XIII.

[23] BASSOMPIERRE, Observations sur Dupleix. — On a encore Les lumières de Mathieu de Morgues dit Saint-Germain, pour l'Histoire écrite par M. Scipion Dupleix. (Diverses pièces pour la défense de la reine-mère et de Louis XIII, 2 vol., Anvers, 1637.) L'auteur dit que Dupleix était en ce temps un pauvre homme qui se mêlait de mettre la philosophie en français, t. II, p. 345.