L'AMIRAL DE COLIGNY

DEUXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE V.

 

 

Retraite des protestants. — Coligny en Normandie. — Le siège d'Orléans. — L'assassinat du duc de Guise et la responsabilité de Coligny.

 

Après la sanglante bataille de Dreux ; après la capture du connétable et de Condé, — et la mort du maréchal de Saint-André ayant suivi celle du roi de Navarre, — deux hommes seulement restaient en présence : Coligny, qui représentait le parti de Genève, et le duc de Guise. Catherine de Médicis se réservait encore si elle avait hâte de ressaisir l'autorité[1], et François de Lorraine s'était trouvé brusquement à la tête du royaume, situation dont le titre de lieutenant général que le jeune Roi vint lui conférer à Rambouillet, où il avait conduit l'armée victorieuse, n'était qu'une confirmation officielle. — Restait, d'autre part, l'armée huguenote, vaincue, mais non détruite et que commandait dorénavant Coligny. L'amiral, dès le 20 décembre, lendemain de la bataille, avait remis ses troupes en ligne comme s'il avait attendu une nouvelle attaque de l'armée royale[2], puis s'était acheminé à petites journées vers la Loire, par Avaret et Meung[3]. Le 23, il était à Puisette, en Beauce ; le lendemain à Patay ; sur la fin du mois il gagnait Beaugency pour y établir ses quartiers d'hiver, projetant de cantonner son armée, afin de la refaire, dans le Berry et la Sologne. — Condé, traité avec égards par le duc de Guise, ménagé par Catherine qui caressait toujours l'espoir problématique d'un arrangement, avait été cependant conduit de Dreux à Chartres, où on l'enferma à l'abbaye de Saint-Pierre, puis à Blois et à Amboise, et finalement à trois lieues de là, au château féodal d'Onzain. Mais tout en se montrant très conciliant pour la forme, le prince persistait toujours à réclamer pour les siens le libre exercice de la religion, sa mise en liberté sur parole, des conférences avec le connétable, etc. tandis que la Reine, au moins pour donner des gages aux catholiques qui la tenaient en suspicion, répliquait que l'exercice des deux religions était impossible et refusait la mise en liberté jusqu'à la restitution de toutes les places que détenaient les protestants. Le duc de Guise, du reste, n'avait pas voulu perdre du temps à suivre cette comédie, et pour isoler Orléans dont d'Andelot préparait activement la défense, entreprit d'abord de reprendre toutes les villes que les sectaires détenaient aux alentours. Etampes, Pithiviers, Beaugency furent successivement occupés. Mais Coligny ne l'attendit pas. Les reîtres qui formaient son principal corps de troupes réclamant leur solde arriérée, il les avait calmés avec l'aide du maréchal de Hesse en promettant de les payer lorsqu'il aurait reçu l'argent attendu d'Angleterre, et résolut de les emmener en Normandie, autant pour se rapprocher des troupes d'Elisabeth que pour forcer les catholiques à diviser les forces qu'ils auraient pu destiner d'abord au siège d'Orléans. Il partit le fer février et en six jours fit plus de cinquante lieues, emmenant 2.000 reîtres, 500 chevaux français, 1.000 arquebusiers à cheval et 1.200 chevaux pour les bagages. Il arriva à Dives, où il établit son camp, et fit partir le jeune Téligny pour l'Angleterre, chargé d'exposer à Elisabeth l'état des affaires de France. On reçut fort aimablement son envoyé, mais sans lui donner autrement satisfaction, malgré les remontrances de Throckmorton. Coligny, peu après, s'empara de Caen, dont la population huguenote, comme celle de Rouen, réclamait l'occupation anglaise et se disposa à assiéger le château. De nouveau il écrivit alors à Throckmorton[4], se plaignant de n'avoir pas encore reçu l'argent d'Angleterre et demandant de la poudre et des canons ; il obligea même sa nièce, la princesse de Condé, à laquelle il avait confié la garde du connétable, à mendier à l'étranger des hommes et de l'argent. — Au moment de s'éloigner, d'ailleurs, il avait lancé encore un parti qui devait délivrer Condé ; niais les précautions étaient prises et une autre tentative n'aboutit qu'à faire pendre quelques soldats de la garnison qui devaient favoriser la fuite et à faire resserrer la captivité du prince[5]. Des conférences furent encore reprises et Catherine s'occupa de ménager une entrevue entre Condé et le connétable ; l'évêque de Limoges et d'Oysel furent envoyés à Orléans et deux officiers huguenots ; Boucart et d'Esternay, se rendirent au château d'Onzain. — Mais l'intérêt était ailleurs et les deux partis suivaient avec la même anxiété les opérations du siège d'Orléans où le duc de Guise déployait tout son génie. Le 5 février (1563 n. s.), il était arrivé à Olivet et le lendemain avait attaqué les faubourgs. Il avait peu d'artillerie, niais environ 1.500 hommes de pied et 1.200 cuirassiers qu'il plaça entre Olivet et Saint-Aubin, lui-même se logeant au lieu dit Les Vallins, dans le camp de Saint-Hilaire et près de Saint-Mesmin. Catherine, inutilement, lui fit proposer par Castelnau d'abandonner le siège et de se porter en Normandie contre les troupes qu'assemblait de nouveau l'amiral. Le duc ne répondit pas directement ; il pria l'envoyé de lui laisser le temps de réfléchir, lui fit donner un cheval et l'invita à l'accompagner. Il lui fit passer la revue de ses troupes rangées en bel ordre et rapidement donna des ordres à voix basse. Castelnau vit tout à coup quatre couleuvrines que traînaient des pionniers se placer en tête de l'infanterie et toute la colonne s'élancer contre le faubourg du Portereau. Aussitôt le feu commencé, les gabions et tonneaux qui abritaient l'ennemi furent culbutés, les portes enfoncées, et après un combat opiniâtre, le faubourg resta occupé par les catholiques. Avec une artillerie plus nombreuse, l'armée royale pouvait même ce jour-là enlever le fort des Deux-Tournelles, les îles de la rivière et la ville même. D'Andelot accourut, fit fermer les portes et lever le pont-levis devant les fuyards avec lesquels allaient entrer pêle-mêle les troupes du duc de Guise[6]. — Les catholiques s'établirent au Portereau, que le duc fit fortifier. Des prisonniers qu'il questionna lui apprirent que d'Andelot était malade. — Voilà, fit-il en riant, une bonne médecine pour le guérir ! — Et s'adressant à Castelnau : — Vous voyez, fit-il, d'Andelot malade, une partie de la garnison battue... Ils n'ont pas quatre cents bons soldats... Je barrerai si bien la rivière que tout le pays jusqu'en Guyenne demeurera sûr et libre, et avec l'aide de Dieu, nous mettrons quelque bonne pacification au royaume. J'ai donc peine à quitter ce siège et grand regret de partir sans mettre le connétable en liberté et dénicher le magasin et première retraite des huguenots pour courir après la cavalerie de l'amiral[7].

Il fit ensuite disposer les gardes, donna des ordres pour la nuit, distribua selon son usage de l'argent aux blessés et retourna à son logement. Toutefois, pour ménager l'orgueil de Catherine, il assembla un conseil de guerre et y fit exposer par Castelnau les détails de sa mission. Certain que la prise d'Orléans permettrait ensuite une action plus efficace contre Coligny, il exposa son plan : convoquer aux environs de Beaugency ou d'Etampes le ban, toute la gendarmerie, la noblesse des provinces et mettre à la tête d'une armée d'au moins 40.000 hommes le petit roi Charles IX. — Catherine, malgré sa défiance, ne sut rien répliquer et céda[8]. Quelques jours après le fort des Tournelles était pris (9 février). Les forces du duc de Guise augmentaient et il avait déjà 8.000 hommes de pied et 4.000 chevaux. Des pionniers furent réunis pour détourner le cours de la Loire et la faire rentrer dans son ancien lit, à distance des murailles. On prépara l'attaque des îles et des retranchements du pont ; trente-deux pièces de canon furent mises en batterie, l'attaque décidée pour le 19 février et lorsque le bruit courut que l'amiral s'était décidé à venir au secours de son frère, on put penser qu'il arriverait trop tard. — La chute d'Orléans était certaine, et au cœur du royaume, le génie tenace du duc de Guise allait réduire là grande place de guerre qui faisait la force des huguenots. Un crime momentanément les sauva et, il faut bien en convenir, malgré ses dénégations intéressées, — les doutes que purent garder des historiens mal renseignés, — de l'aveu même de Coligny.

Le 18 février donc, le duc de Guise, ne voulant pas que la ville fût pillée après l'assaut qui devait être donné le lendemain, alla faire lui-même ses recommandations aux troupes et au lieu de retourner à son camp de Saint-Hilaire aux N'affins, prit la route du château de Cornay où venait d'arriver la duchesse sa femme. Il attendait l'évêque de Limoges et le sieur d'Oysel qui avaient été à Orléans traiter de la paix avec les huguenots et le connétable. Il espérait les rencontrer en route et d'autant plus impatiemment que plusieurs déjà l'accusaient de prolonger la guerre pour augmenter la puissance de sa maison. Le pont de Saint-Mesmin avait été rompu par les religionnaires et pour économiser 400 ou 500 écus, il n'avait pas voulu faire construire sur la Loire une passerelle qui lui eût évité un détour énorme chaque fois qu'il revenait du Portereau : — Epargnons l'argent de notre Roi, disait-il, il en a assez à faire ailleurs ; tout lui est bien besoin, car chacun le pille et le mange. Moi, que j'aye mon petit bateau, c'est assez ! — Le sieur de Cernay, familier du duc, voyant l'heure s'avancer, partit devant pour rassurer la duchesse. Il passa la Loire. La nuit tombait et sur l'autre rive un homme qui attendait lui demanda si le duc de Guise était loin. — Il vient, répondit Cernay qui continua sa route. — Guise, en effet, le suivait de près. Il débarqua et le jeune Villegomblain marcha à quelques pas en avant, le duc continuant à s'entretenir du siège avec le sieur de Rostaing, qui montait un petit mulet. Tout à coup, comme les trois seigneurs traversaient un carrefour où croissaient des noyers, un cavalier s'approcha dans l'ombre, arriva par derrière à six ou sept pas du duc et lui tira un coup de pistolet avec trois halles de cuivre qui vinrent lui casser l'épaule[9]. La violence du coup jeta François de Lorraine sur le col de son cheval. Il se redressa et voulut tirer l'épée, mais son bras resta inerte. Le sieur de Rostaing s'élança sur le meurtrier qui montait un cheval d'Espagne et l'épée au poing disparut en feignant de poursuivre lui-même celui qui venait de tirer. Mais avec un mulet pour monture, Rostaing ne pouvait l'atteindre et ne sut qu'appeler au secours. — Il y a longtemps qu'on me gardait ce coup-là, fit le duc de Guise lorsqu'on l'amena dans les bras de sa femme, et je le mérite pour ne pas m'être mieux précautionné. — Un barbier fut mandé en hâte et visita la blessure. L'assassin, croyant le duc armé de sa cuirasse, avait visé très haut ; les balles de cuivre avaient traversé l'épaule et les médecins qui vinrent ensuite, les sieurs Castelnau et Vicence, ne crurent point qu'il y eût danger de mort, les projectiles n'étant point entrés dans le coffre.

A l'instant qu'il avait tiré, rapporte une version contemporaine, le meurtrier piqua son cheval et se sauva de vitesse, prenant par divers bois et taillis ; durant laquelle nuit il fit environ dix lieues, pensant toujours s'éloigner d'Orléans ; mais à l'obscurité, il se détourna de son chemin et vint jusqu'au village d'Olivet, et piqua jusques au lendemain 8 ou 9 heures, qu'il connût son cheval être las ; pourquoi il se logea dans une cense où il reposa jusqu'au samedi 20, qu'il fut trouvé fortuitement par aucuns soldats qui ne le connaissaient point, ni sachant qu'il avait commis le dit cas ; mais par soupçon, le voyant seul et de contenance aucunement effrayée, espérant si c'était lui en avoir bonne récompense, parce que le Roi avait fait crier par son camp que quiconque trouverait [l'assassin] et le représenterait, il lui donnerait mille écus ; qui fut cause de mettre plusieurs en besogne. Ceux donc qui le découvrirent en la dite cense, se trouvant en une chambre où il accoutrait sa pistole, l'adressèrent au camp vers la Reine, qui venait d'arriver ; auxquels par le chemin il déclara l'affaire, promettant un bon présent s'ils voulaient le sauver. — Les soldats préférèrent suivre leur première idée. L'homme, amené au camp, fut interrogé en présence de Catherine par maître Jean Viellart, maître des requêtes, — et non seulement avoua le coup, mais déclara nettement qu'il l'avait préparé de connivence avec les chefs des réformés. Il ne chargea ni Condé, ni d'Andelot, ni Soubise, et prétendit qu'ils étaient restés en dehors du crime et en avaient ignoré l'exécution. — C'était un homme de vingt-six ans, esprit inquiet, ardent, de ces caractères sans équilibre chez lesquels une idée simple, sèche, semble tenir la place de toute intelligence et qui peuvent à l'occasion se sacrifier et causer tant de ravages, surtout lorsque la passion religieuse s'en mêle. Il s'appelait Jean Poltrot, seigneur de Méré ou Méray, en Angoumois, relevant de la seigneurie d'Aubeterre. Il avait d'abord été page chez Bouchard, baron d'Aubeterre, et sous Henri II, catholique fanatique, avait fait un long séjour en Espagne comme espion. Il était petit ; il avait le teint cuivré et avait pris si bien les mœurs et coutumes du pays qu'on ne l'appelait que l'Espagnol. Ayant embrassé la réforme à son retour en France, il avait été compromis dans l'affaire d'Amboise et n'avait dû la vie qu'à la généreuse intervention du duc de Guise. Quand la guerre avait commencé, il s'était offert à M. de Soubise qui commandait les réformés de Lyon, et avait, paraît-il, déjà manifesté l'intention de tuer le duc François son bienfaiteur[10]. Il montrait son bras à ses compagnons chevau-légers en disant que c'était le bras qui tuerait le duc de Guise[11]. Quelques jours après la bataille de Dreux, Soubise l'avait envoyé porter un message à l'amiral en lui recommandant vivement le messager. Arrivé près de Coligny, à Selles, en Berry, ce fut en faisant le tableau de la situation des calvinistes dans le Dauphiné qu'il exprima, paraît-il, son intention de tuer le duc, — considérant que c'était le plus grand bien qui pût advenir. L'amiral, ayant entendu de Feuquières la suffisance de Poltrot qui s'était offert d'aller espionner le camp ennemi, lui fit donner 20 écus. Poltrot était ensuite retourné à Orléans avec Coligny et y avait vu Théodore de Bèze et un autre ministre. — Dans les interrogatoires qu'il subit avant d'être mis à la question, il déclara que l'amiral, de Bèze et le deuxième ministre dont il ne voulait dire le nom, ainsi que La Rochefoucauld l'avaient excité à tuer le duc. Coligny lui avait donné 100 écus pour se procurer un cheval[12] et partant pour la Normandie, l'avait laissé à Orléans avec des instructions[13]. Ce qui est certain, c'est qu'il devait au moins espionner François de Lorraine, l'amiral l'avoua ensuite[14]. Les ministres lui avaient demandé s'il ne serait pas heureux de porter sa croix en ce monde comme le Seigneur l'avait portée pour nous, et après plusieurs autres discours et paroles lui dirent qu'il serait le plus heureux des hommes s'il voulait exécuter l'entreprise dont M. l'amiral lui avait tenu le propos ; il ôterait un tyran de ce monde et gagnerait le paradis et s'en irait avec les bienheureux s'il mourait pour une si juste querelle. — C'était en somme le raisonnement de ceux qui armèrent le bras de Jacques Clément et ensuite celui de Ravaillac et ce qu'on a depuis appelé : la morale des jésuites, était coutumièrement pratiqué par les huguenots. — Poltrot sortit de la ville et vint trouver le duc de Guise au château de Corney. Là, il fit semblant de reconnaître ses erreurs ; il dit qu'il avait été abusé, qu'il s'était laissé entraîner vers les idées nouvelles, mais qu'il revenait à la vraie religion et au service du Roi. Guise le reçut amicalement, le fit asseoir à sa table et il l'accompagna souvent avec tous nous autres, rapporte Brantôme, jusqu'au Portereau où tous les jours mon dit seigneur allait, et pour ce cherchait toujours l'occasion opportune, jusques à celle qu'il trouva, où il fit le coup[15].

Le duc de Guise, toutefois, languit cinq jours. La fièvre devenait plus ardente : le trou fait par les balles se rétrécissait à la sortie. On craignait que l'une d'elles ne fût restée dans le corps. Les chirurgiens pensèrent qu'il fallait élargir la plaie et faire une incision pour la sonder. Ils la fendirent en croix et cherchèrent inutilement le projectile. On vit bientôt que tout serait fait en vain ; l'arme de Poltrot devait être chargée de balles empoisonnées, et ce fut au cardinal de Lorraine qu'échut la tâche d'apprendre à son frère que l'heure de la mort était venue. — Le duc répondit en souriant : — Ah ! vous me faites un vrai tour de frère de me pousser au salut où j'aspire ! Je ne vous affectionne que plus grandement. — Il se confessa à l'évêque de Riez. La fièvre redoubla dans la nuit du 23. Il parla doucement et fermement à chacun, fit ses dernières recommandations et regretta que l'acte commis fût le fait d'un homme de sa nation ; mais il défendit de le venger, demandant aux siens d'obtenir le pardon de la Reine. Il entra ensuite en agonie. L'assassin soutenait, du reste, n'avoir agi qu'à l'instigation de l'amiral et de M. de Soubise, que Th. de Bèze avait persuadés en disant que leur religion ne pourrait jamais prospérer tant qu'ils n'auraient pas mis à mort ledit duc, le Roi, la Reine et tous les chefs catholiques. Coligny, auquel on avait envoyé la déposition de Poltrot, y répondit article par article. Il veut établir qu'il ne l'a pas séduit ; qu'il ne lui a pas donné la commission de l'assassinat ; qu'il ne l'a pas payé pour le commettre, mais il laisse comprendre qu'il connaissait les menaces de Poltrot, qu'il l'a mis à portée de les accomplir et qu'il n'en ressentait pas d'horreur[16]. — D'ailleurs, selon la doctrine des protestants, Dieu lui-même opère en l'homme le mal et le bien, la trahison de Judas comme le repentir de saint Pierre. Donc l'action de Poltrot était une action divine. Coligny avait préféré ne pas se trouver sur les lieux où le crime devait s'accomplir, car sa présence aurait augmenté les soupçons. On sait d'ailleurs que l'amiral aimait agir en cachette, diriger les coups et ne point paraitre, attendant le résultat avant d'avouer, au besoin, un acte. Cette fois, il était allé en Normandie attendre des nouvelles, et toucher l'argent d'Elisabeth qui avait fini par être apporté par Beauvoir, Briquemaut et Throckmorton (25 février). D'autre part, si Guise le suivait, Orléans était délivré ; d'Andelot pouvait en sortir et surprendre la Cour qui se trouvait à Blois. Quant à François de Lorraine, épié par Poltrot, sa campagne n'eût pas été longue. — Le mémoire de Coligny, daté de Caen, 12 mars, fut enfin envoyé à la Reine par un trompette, avec la signature de La Rochefoucauld et Th. de Bèze. — L'amiral, y est-il dit, au nom de Dieu et de sa conscience, réfute le soi-disant seigneur de Méré. Sans doute, il l'a connu. Il l'a employé à savoir des secrets. Il lui a même donné une fois vingt écus ; une autre fois cent écus comme à son espion... Sans cesse, ajoute Coligny, j'ai réprimé les violences jusqu'au temps où je fus averti que le duc de Guise et le maréchal de Saint-André avaient aposté certains aventuriers pour arquebuser M. le prince de Condé, moi et M. d'Andelot, mon frère. Je confesse que depuis ce temps-là, quand j'ai ouï-dire à quelqu'un qu'il tuerait s'il le pouvait M. de Guise jusque dans son camp, je ne l'en ai pas détourné. Mais sur ma vie et mon honneur, je n'ai ni sollicité, ni approuvé un attentat comme celui du sieur de Méré[17]. — Dans une lettre qui accompagnait le mémoire, il ajoutait encore que la mort du duc était le plus grand bien qui pût advenir à ce royaume et à l'Eglise de Dieu, mais ceux de son parti finirent par trouver qu'il en disait trop. — Il serait difficile, au reste, d'éclaircir davantage les choses. Les uns se vantèrent, les autres n'avouèrent jamais. On peut convenir ensuite que c'étaient les mœurs de l'époque et qu'on avait peu de scrupules lorsqu'il s'agissait de se débarrasser d'un ennemi. Mais il ne faut pas vouloir innocenter Coligny simplement parce qu'il était huguenot. Après la bataille de Dreux deux hommes seulement restaient en présence : Guise et Coligny. L'amiral, ne pouvant vaincre son ancien compagnon d'armes ; n'osant même plus se mesurer avec lui, accepta simplement de le faire assassiner. — On se tromperait grandement d'ailleurs si l'on voyait ici un acte de mesquine jalousie ou de vengeance. Coligny n'était pas un méchant homme : c'était un sectaire, et comme tel il sacrifiait tout à l'idée, — il se sacrifia lui-même comme il sacrifia les autres. Il ne dut avoir ni hésitation ni rancune, et toute sa préoccupation fut de pouvoir ne jamais être directement en cause. Il était absous, en paix avec sa conscience et avait agi comme il devait agir. Guise gênait le règne de Dieu, empêchait l'avancement du règne de Dieu. Il devait disparaître. La situation était simple, nette, sans discussion possible. On convient sans doute qu'il n'a pas frappé lui-même, mais il est difficile de lui en accorder plus. — Ambitieux et âpre, Coligny connaissait bien d'ailleurs le duc de Guise et savait que devant lui il n'était pas de force. L'amiral, c'était le courage froid, têtu, tenace, que rien ne pouvait abattre. Ses qualités militaires sont indéniables, mais apparaissent toutes négatives. Il savait peu conduire une attaque, jugeait mal le moment opportun, mais pouvait empêcher qu'une retraite ne se changeât en déroute. Il n'était pas homme à commander en chef et eût été admirable dans un poste de seconde importance. — Le mémoire de Coligny envoyé, ensuite, il ne demanda nullement une confrontation ; la demande de confrontation, quoi qu'on en ait dit, ne ressort nullement de sa lettre. Il est peut-être regrettable, pour la manifestation de la vérité, qu'elle n'ait pas eu lieu ; mais, en somme, la conviction de chacun était faite. Catherine était forcée de rechercher l'apaisement et l'on exécuta Poltrot le 18 mars, sans autre information. Tiraillé à quatre chevaux, son corps fut brûlé, sa tête fichée au bout d'une pique en place de Grève. Mais les huguenots avaient atteint leur but. Le duc de Guise, qui disparaissait dans cette catastrophe, était leur grand ennemi, et d'ailleurs pouvait être considéré comme le véritable homme de guerre de son temps, de l'aveu même de ses ennemis[18]. Son génie, d'ailleurs, était aussi propre aux menées de la Cour qu'aux expéditions guerrières. Il connaissait le faible de la Reine, que les coups de vigueur déconcertaient ; il la surprenait par sa hardiesse et lui arrachait ce qu'il voulait avant qu'elle se fût mise en garde contre ses désirs. Certes, on peut lui reprocher, ainsi qu'à son frère, ses appétits formidables d'argent, de bénéfices ; mais leurs vastes projets les nécessitaient ; même sous François II, il n'est pas prouvé qu'ils auraient fait du mal, et il est à peu près sûr qu'ils auraient fait du bien ; par la façon dont on vit le duc dépenser à Metz, puis au mariage de François II, on comprend ensuite quel usage ils pensaient faire de leurs biens, quels étaient leurs tendances et leur but. Dépouillée par Louis XI de l'Anjou et de la Provence, la famille de Lorraine, pour faire une nouvelle fortune, s'était mise au service du royaume, et François de Guise était bien l'héritier de la forte race qui avait porté la couronne de Naples. Chose certaine, si tous deux étaient ambitieux et vaillants, il y a chez François de Guise un emportement de générosité, une beauté de geste qui n'existent pas chez son adversaire l'amiral. On le voyait entrer aux Tournelles ou au Louvre avec un cortège de 300 à 400 gentilshommes, et les bonnes gens de Paris aimaient à le voir passer, caracolant sur son cheval caparaçonné, vêtu d'un pourpoint cramoisi, avec une toque noire à plume rouge et couvert d'un mantelet d'hermine. Jamais émotion fut plus forte aussi, n'ébranla le camp catholique que celle qui fut produite par sa mort. Tandis que l'acte de Poltrot était exalté par le parti protestant ; qu'on l'appelait : homme heureux ; cet insigne Poltrot ; le dixième des preux ; libérateur de la France, et qu'on chantait partout sa divine entreprise[19]. C'était, d'autre part, le deuil et la désolation. La Reine tomba évanouie, rapporte-t-on, lorsqu'elle vint donner l'eau bénite au corps. On leva le siège d'Orléans. Les hostilités s'étaient suspendues d'elles-mêmes ; le cercueil du duc fut ramené à Paris au milieu des lamentations ; toutes les églises furent tendues de drap noir ; les confréries, les métiers se rendaient chaque jour auprès de la bière ; on célébra les obsèques dans toutes les paroisses, et aux funérailles marchèrent les bourgeois portant des torches ardentes ; les arquebusiers, arbalétriers, les capitaines des dizaines, leurs lieutenants, huit cents piquiers de la ville ; d'autres bourgeois cinq à cinq avec le corselet et la bourguignote ; les archers, arquebusiers et arbalétriers de l'Hôtel de Ville avec leurs hocquetons argentés ; venaient ensuite les clercs de Notre-Dame ; douze personnes ayant chacune sur les épaules un tambourin couvert de drap noir ; le chariot aussi couvert de velours noir qui renfermait le corps, suivi des gentilshommes de la maison du Roi, de celles des princes ; le prévôt des marchands et les échevins, les conseillers, quarteniers, cinquanteniers, les bourgeois et marchands au nombre de quatre cents, un peuple infini et vingt-deux sergents de la ville portant les armoiries et qui criaient coup sur coup : — Nobles et dévotes personnes, priez Dieu pour l'âme de très haut, très puissant, très magnanime, très illustre et belliqueux prince François de Lorraine, duc de Guise, lequel est mort faisant service à Dieu, au Roi et à sa couronne !

 

 

 



[1] Catherine, aux premières nouvelles de la bataille et lorsqu'on croyait à Paris la journée perdue pour l'armée royale, avait eu un mot resté célèbre et qui peint bien la femme et ses accommodements à toutes les circonstances : Eh bien, fit-elle, nous prierons Dieu en français. — Le mot avait été entendu et lui fut longuement reproché.

[2] Il raconte lui-même a qu'il se présenta devant le camp des catholiques, espérant les tirer de leur fort et prêt à poursuivre vivement l'entreprise (State pap.). Mais il n'y a là qu'une rodomontade et le duc de Guise n'était pas d'humeur à le supporter.

[3] De Meung, il écrivit encore à Elisabeth (2 janvier) demandant de l'argent et des troupes ; une autre lettre est datée de Villefranche le 12 janvier. Elisabeth répondit en promettant ce qui lui était réclamé ; une autre lettre encore est datée d'Orléans 24 janvier, et l'amiral y donne des nouvelles de Condé ; il annonce qu'il ira jusqu'au Havre prendre les subsides de la Reine : il promettait d'ailleurs de ne pas traiter sans l'avertir et avant de quitter Orléans écrivait encore à Elisabeth pour lui annoncer son départ et ses intention (29 janvier). Catherine de Médicis essaya de nouvelles négociations avec l'amiral, mais sans résultat.

[4] Record office, State pap. France, vol. 30.

[5] Condé essaya de s'enfuir sous des habits de paysan et ne fut arrêté qu'à la seconde garde. Perrenot de Chantonnay, ambassadeur d'Espagne, se plaignait amèrement de ses exigences et des atermoiements de la Reine (20 février 1562) (1563 n. s.). — Il faut indiquer d'ailleurs que Condé, quelque peu honteux du secours demandé en Angleterre, désirait la paix et que même des entrevues eurent lieu à ce propos, à Blois, entre lui et le duc de Guise. Bibi. nat., mss. fr. 3216, f° 36.

[6] Mon bonhomme, écrivait le duc de Guise au maréchal de Gonnor, je me mange les doigts de penser que si j'eusse eu six canons et pour en tirer 2.000 coups, cette ville était à nous. Il n'y a pas un seul parapet qui vaille en l'ile et ne l'ont garnie que de tonneaux.

[7] Mémoires de Castelnau, liv. IV, chap. IX. — A Orléans, il avait été arrêté que des prières générales, outre les prédications ordinaires et la prière faite dans les corps de garde, auraient lieu tous les jours, à 6 heures le matin ; on allait ensuite travailler aux fortifications ; à 4 heures du soir, avaient lieu de nouvelles prières. Les femmes les plus honorables de la ville allaient relever les blessés.

[8] Après la prise du Portereau, il avait écrit à la Reine, selon la version protestante de Th. de Bèze, qu'il la priait de ne trouver mauvais s'il tuait tout dans Orléans jusqu'aux chiens et aux rats, et s'il faisait détruire la ville jusqu'à y semer du sel. Il semble inutile de s'arrêter sur ces inexactitudes voulues, en contradiction absolue avec ce que nous savons du caractère de François de Lorraine. De même, le 18 février, il aurait encore informé Catherine qu'il lui manderait nouvelle de la prise de la ville dans vingt-quatre heures, la suppliant lui pardonner si contre son naturel qui n'était pas d'user de cruauté, comme on l'avait pu voir à Bourges et à Rouen, il ne pardonnait dans Orléans à sexe ni âge et mettait la ville en telle ruine qu'il en ferait perdre la mémoire. Th. DE BÈZE, op. cit., t. II.

[9] Au rapport des envoyés anglais, le pistolet était chargé de trois balles méchées, pleines de poudre, et l'arme avait été fabriquée exprès. (Calend. State pap.)

[10] A Rouen, déjà, François de Lorraine avait failli être assassiné, et comme il demandait au coupable s'il lui avait donné personnellement l'occasion de se plaindre : — Non, monsieur, répondit-il, c'est le seul zèle de la religion dont vous êtes l'ennemi mortel qui m'a suggéré de vous faire périr. — Eh bien ! répondit le duc, si votre religion vous apprend à tuer celui qui ne vous a jamais offensé, la mienne m'ordonne de vous pardonner... Allez ! je vous rends la liberté ; jugez par là laquelle des deux religions est la meilleure. — Il y eut du reste une unanime réprobation pour l'acte sauvage de Poltrot et le maréchal de Montmorency écrivit à Catherine : Je suis fâché de la blessure de M. de Guise plus que de chose qui eût pu m'advenir, pour ce qu'elle fera dommage et retardement aux affaires présentes du Roi et sy est de très pernicieuse conséquence, car si telles voies ont lieu, il n'y aura seigneur en France qui soit assuré. (Mss. Brienne, vol. 205, f° 319.)

[11] Th. DE BÈZE, Histoire ecclésiastique, t. II, p. 267.

[12] Soubise me mande, lui avait dit Coligny, que vous avez bonne envie de servir la religion. Allez devant Orléans et servez-la bien ! — Ces mots n'étaient qu'une recommandation d'espionnage, mais Poltrot les interpréta sanguinairement. (DARGAUD, Histoire de la liberté religieuse). —Smith dit que Poltrot reçut de l'amiral 300 écus. (Lettre de Blois, 20 février, à la reine Elisabeth. Record office, state pap., vol. 29.)

[13] Pour découvrir ce qu'il pourrait, affirme Th. DE BÈZE, Histoire ecclésiastique, p. 267.

[14] W. Cobbet accuse ici, outre Coligny et de Bèze, la reine Elisabeth. — Ce fut, dit-il, l'argent d'Elisabeth qui servit à payer le service de Poltrot, de sorte qu'il faut rigoureusement en conclure qu'elle participa à l'assassinat.

[15] On peut constater que les différentes versions qui nous sont parvenues comportent des variantes, mais ne concernant en somme que des points de détail. — Dans la journée du 18 février, dit M. Rohrbacher, Poltrot s'était préparé par la prière à l'assassinat : aux interrogatoires en présence de la Reine, du cardinal de Bourbon, il dit qu'après avoir vu le duc de Guise au camp, il était retourné à Orléans, touché de repentir et pour s'excuser de ne commettre le crime, mais que Bèze l'avait encore une fois persuadé. Le lendemain, après avoir juré de dire la vérité, il répéta les mêmes choses ; on les mit par écrit et il les signa. Plus tard, 18 mars, jour de son supplice, mis à la question par les juges du Parlement, il varia dans ses réponses, mais au moment de mourir chargea encore Coligny (DE THOU). Poltrot avait d'abord inculpé Soubise, d'Aubeterre, de Feuquières, de Brion, de Bèze et La Rochefoucauld. Il chercha ensuite à les disculper, varia, mais inculpa toujours Coligny ; ce fut sa dernière déclaration en lui adjoignant d'Andelot. — Il déclara enfin qu'ils étaient une cinquantaine qui avaient entrepris de mettre à mort le Roi, la Reine et ses enfants, ceux de la maison de Guise et quelques autres capitaines catholiques.

[16] Sismondi ; Mémoires-journaux du duc de Guise, p. 519-526. — Dans la déposition de Poltrot il était dit que Coligny portait mauvais vouloir à la Reine et disait qu'il ferait faire le semblable à tous ceux qui viendraient commander en l'armée. L'amiral, a-t-on affirmé, demanda que l'assassin fût gardé jusqu'à la paix, récusant les cours de Parlement et juges qui s'étaient déclarés ses ennemis.

[17] Tous les contemporains cependant l'ont accusé et Chantonnay écrit à ce propos : Il faut entendre qu'il y a plusieurs jours que ce malheureux suivait M. de Guise pour venir à bout de ladite entreprise, de laquelle il se repentit, et fut devers l'amiral de Châtillon et de Bèze ; Bèze se mit à le prêcher, lui disant que s'il tuait ledit sieur, etc. Ces accusations furent portées jusque dans le camp de l'amiral, distribuées et commentées aux soldats. Cf. Mémoires-journaux du duc de Guise, p. 518, édit. Michaud. — L'amiral, qui voulait conserver sa popularité parmi les protestants, ne pouvait pas, du reste, désavouer complètement Poltrot ; il eût été accusé de tiédeur et d'indifférence.

[18] DE THOU, Histoire universelle, t. XXXIV.

[19] Il y eut même des complaintes, au reste d'une pauvreté affligeante :

Dieu suscita le vaillant de Méré

Qui le Guisard ha massacré !

ou encore :

Cet unique Poltrot

Sur qui tomba le lot

De retirer de presse

Le parti huguenot

Dans sa grande détresse, etc.

 

Autant que soient de Guisards demeurés

Autant est-il en France de Mérés.

(Le Chansonnier huguenot, t. II.)