LES CONSEILLERS DU GRAND ROI

LOUVOIS

 

CHAPITRE PREMIER. — LES DÉBUTS DE LOUVOIS.

 

 

Pendant les troubles de la Ligue, un certain Letellier, commissaire d’un des seize quartiers de Paris, s’était signalé par un zèle remarquable pour la bonne cause. Mayenne le récompensa par l’octroi d’une charge de maître des comptes. Le nouveau magistrat était riche ; il acheta la seigneurie de Chaville, es qui permit à ses descendants de prendre le titre de chevalier. Il eut un fils dont nous n’avons rien à dire, sinon qu’il donna le jour à Michel Letellier, appelé à une singulière fortune.

Pourvu d’une charge de conseiller au grand Conseil, ce dernier devint à vingt-six ans procureur du roi au Châtelet, puis plus tard maître des requêtes au Conseil d’État. Il avait eu l’occasion de rendre certains services au surintendant des finances, M. de Bulion. Celui-ci, reconnaissant, lui fit, en 1639, donner l’intendance du Piémont, au moment où les armées françaises reprenaient l’avantage et assuraient la régence de Savoie à une fille de Henri IV, Marie-Christine.

Ce fut là que Michel Letellier fit connaissance d’un capitaine de l’infanterie pontificale, bien tourné, doué de remarquables talents pour la diplomatie, fort dévoué d’ailleurs à la politique française, mais dévoré par la passion du jeu et souvent à court d’argent. Ce capitaine n’était autre que le futur cardinal Mazarin. Dans un moment de gêne, Letellier lui prêta dix mille écus, ce dont il fut réprimandé par sa femme qui les croyait fort aventurés. Ils lui furent, au contraire, rendus au centuple, ajoute l’abbé de Choisy, qui nous conte cette histoire[1].

Le premier soin de Mazarin, devenu ministre, fut en effet de porter son complaisant créancier au poste de secrétaire d’État chargé du département de la guerre, ou, pour parler mieux, d’en faire un ministre de la guerre. A ceux qui pourraient s’étonner devoir un ancien magistrat à la tête de ce département, il faudra répondre qu’il avait déjà exercé en Piémont des fonctions presque militaires, et surtout que Louvois n’avait pas encore imprimé à ce ministère ce cachet tout particulier qu’il a gardé depuis. Le secrétaire d’État au département de la guerre était un commis, et une initiative presque absolue était laissée aux chefs d’armée.

A la fois souple et ferme, le génie de Letellier n’était pas sans offrir des points de ressemblance avec celui de Mazarin. Il ne se laissa pas éblouir par sa haute fortune. Il goûtait un véritable repos dans la maison de ses pères qu’il avait accommodée peu à peu à sa fortune présente, sans lui faire perdre les traces de l’ancienne simplicité[2]. En revanche, lorsqu’éclata la Fronde, il demeura fidèle au ministre déchu. Bien qu’en disgrâce par suite de son départ, il le déconseilla toujours de revenir trop vite. L’orage passé, il reparut avec son protecteur, porté par une faveur encore accrue grâce aux services rendus.

Aussi, en 1655, obtint-il la survivance de sa charge pour le jeune François-Michel Letellier, son fils, alors à peine âgé de 15 ans, pour qui il avait acheté déjà le marquisat de Louvois. En ce temps-là, un portefeuille était considéré comme un bien de famille. Letellier, de Lionne, Colbert obtenaient la survivance de leurs charges pour des jeunes gens de 16 à 20 ans.

François-Michel Letellier, marquis de Louvois, naquit à Paris le 18 janvier 1639, ainsi que le témoigne son acte de naissance trouvé en l’église Saint-Benoît. C’est donc à tort que la plupart de ses biographes donnent la date de 1641. Il reçut, ainsi que son frère, plus tard archevêque de Reims, une bonne et solide éducation. Son père les allait fréquemment surprendre au collège de Clermont (aujourd’hui lycée Louis-le-Grand) ; et quand il était forcé de s’éloigner, il leur écrivait des lettres pleines d’instructions très utiles, et il voulait qu’on lui rendît compte de tout ce qui se passait. M. Letellier n’a jamais rien relâché de cette exactitude pendant tout le cours des études de messieurs ses enfants, ayant été le premier homme de sa condition qui ait donné ce bon exemple aux pères[3].

Le premier qui profita de ce bon exemple fut Louvois lui- même. Il mit ses fils au même collège de Clermont, et il ne les ménageait point s’ils se rendaient coupables de quelque faute. L’un d’eux s’oublie au point de frapper un camarade, et Louvois d’écrire au précepteur : Je désire que vous l’obligiez à demander pardon publiquement à celui qu’il a frappé, et cependant que vous ne le laissiez point sortir du collège jusqu’à nouvel ordre de moi. Une autre fois, il écrit qu’il ira voir son fils, et il ajoute : Si je trouve qu’il n’a pas profité de la correction que je lui ai faite, il pourra en recevoir une plus rude[4]. Il ne les perd point de vue même quand ils ont quitté le collège. C’est ainsi qu’il écrit à son aîné, le marquis de Courtenvaux, alors âgé de 19 ans : Il ne me revient pas de bonnes relations de votre application à parler allemand, et votre orthographe est de plus en plus mauvaise, n’étant pas supportable de voir qu’à l’âge que vous avez, vous ne sachiez pas que palissade ne s’écrit pas par un c, ni que florin ne s’écrit par un eu, et Claude par un Clo[5].

Le moment est venu de voir quel personnage était ce père si rigoureux.

Louvois était de taille moyenne, avec une tendance à l’embonpoint qui se manifesta de bonne heure. Il avait l’œil plein de feu, comme Condé ; une certaine contraction de la mâchoire inférieure qui donnait à son visage une expression de fermeté, au lieu de commune qu’elle eût été sans cela[6]. D’ailleurs fort sobre et ne soupant jamais, ainsi qu’il le dit lui-même à un de ses amis : Vous savez que je ne soupe jamais, et qu’ainsi il serait inutile que vous m’en fissiez préparer[7]. La façon dont il se surmenait par le travail, l’état souvent chancelant de sa santé, surtout vers la fin de sa vie, l’obligeaient à cette sévérité de régime. Il n’aimait point le jeu, qui fut une des plaies de la cour de Louis XIV. On se souvient des plaintes de Colbert à propos du jeu du roi. Le marquis de La Fare cite dans ses Mémoires un comte de Rohan qui jeta par la fenêtre quatre cents pistoles d’Espagne, sous prétexte que le roi ne voulait être payé qu’en louis français. Sans se montrer aussi follement prodigue, Louvois savait s’exécuter quand il le fallait et jouait alors gros jeu. C’est ainsi que Monsieur, frère du roi, l’étant venu voir dans son château de Meudon, Louvois dut se conformer au goût du prince, mais ce fut pour lui gagner 490 pistoles[8]. Il n’avait pas toujours pareille chance ; car, une autre fois, il parle d’un chevalier de Nogent qui lui a gagné 54 pistoles à l’impériale[9]. Le seul jeu qu’il aimât vraiment était le trictrac, parce qu’il exige des combinaisons. Je ne puis souffrir, écrit-il à Villeroi, que vous me dénigriez sur le trictrac... J’espère vous gagner beaucoup d’argent, â votre retour[10].

Louvois avait de la fortune personnelle, qui fut encore accrue par la libéralité du roi. Sa charge de surintendant des postes lui rapportait plus d’un million par an. Cela lui permit d’acheter et d’embellir par de splendides jardins et des œuvres antiques cette belle résidence de Meudon qui allait presque rejoindre le domaine de Chaville.

On aimerait à voir chez Louvois un peu de cette bravoure héroïque qu’on rencontre chez tous les généraux de Louis XIV : il paraît, au contraire, avoir toujours montré une sage prudence. Il contraste en cela avec le roi, qui maintes fois paya de sa personne, et dans la conduite des sièges s'exposa plus que de raison. C’était au siège de Cambrai ; mais autant vaut écouter Louvois lui-même : Ayant à parler au roi, je l’allai chercher jusqu’à la garde de cavalerie, où j’appris que Sa Majesté était avec Vauban, à cheval, à la tête des travailleurs, où je ne jugeai pas à propos de l’aller trouver, et m’en revins à la barrière, où, après l’avoir attendu une heure, le vis revenir[11].

Louis XIV connaissait cette faiblesse de son ministre. Lorsqu’on lui annonça la capitulation de Strasbourg, il dit en riant que ce jour-là la sûreté devait être entière, puisque M. de Louvois y avait couché[12]. Louvois avait, à part cela, toutes les qualités d’esprit les plus hautes : une netteté de vues et une force de calcul incomparables. Si un homme lui parlait, il le regardait en face, il l’écoutait et observait s’il y avait du génie et du bon sens dans ce qu’il lui disait, et soit qu’il approuvât sa proposition ou non, il gardait toujours un profond silence, se réservant d’en faire une sage économie en temps et lieu[13]. — Je n’ai point vu, dit Gourville, un homme qui eût généralement un esprit si étendu pour toutes choses, une compréhension si vive, ni une si grande application à remplir parfaitement tous ses devoirs, et qui eût une aussi grande prévoyance[14].

On peut ajouter une volonté qu’aucune considération ne détournait de son but. Cela devait lui faire et lui créa en effet de nombreux ennemis, qui ne le ménagèrent point : tel ce marquis de La Pare, destitué par lui pour insubordination envers son chef, et qui, dans ses Mémoires, l’appelle un méchant et qui n’avait en vue que son intérêt et l’ambition d’être le maitre ; d’une âme d’ailleurs peu élevée mais tyrannique, ce qui lui attira l’aversion de tout le monde[15].

Ce portrait est poussé au noir. Pour de l’ambition il est certain que Louvois en eut, et une immense, non pour lui-même, mais pour son roi. Il est alors peu scrupuleux sur le choix des moyens. S’agit-il, par exemple, du comte de Lisola, représentant de l’Espagne au congrès de Cologne, et dont l’habileté déjouait tous les plans de Louis XIV : Louvois songe sérieusement à le faire enlever, malgré son caractère sacré d’ambassadeur. Il trouve que même il n’y aurait pas grand inconvénient de le tuer, pour peu que lui ou ceux qui seraient avec lui se défendissent. Il termine par cette réflexion significative : Vous ne sauriez croire combien vous feriez votre cour à Sa Majesté si vous pouviez exécuter ce projet[16].

Rien ne coûte à Louvois quand il s’agit du service du roi. Il ne craindra pas d’user de franchise. Par exemple, durant la guerre de Flandre, Louis XIV a enjoint à tous les officiers de congédier les dames qu’ils traînaient derrière eux. En revanche, lui-même garde près de lui la reine avec toute sa maison, et Louvois de lui écrire : La résolution que Sa Majesté a prise sera fort avantageuse pour la conservation des troupes ; elle l’aurait été encore bien davantage si Sa Majesté avait bien voulu n'en excepter personne[17].

Cela n’empêchait point le ministre de savoir faire à propos sa cour et de compatir aux faiblesses du souverain. Le roi avait fait avec lui la liste de ceux qu’il voulait honorer du bâton de maréchal de France ; il alla ensuite chez madame de Montespan, qui, en fouillant dans ses poches, y prit cette liste, et n’y voyant pas M. de Vivonne, son frère, se mit dans une colère digne d’elle. Le roi, qui ne pouvait lui résister en face, lui dit qu’il fallait que M. de Louvois eût oublié de l’y mettre. Envoyez- le quérir tout à l’heure, lui dit-elle d’un ton impérieux, et le gronda comme il faut. On envoya chercher M. de Louvois, et le roi lui ayant dit fort doucement que sans doute il avait oublié Vivonne, ce ministre se chargea du paquet et avoua sa faute. On mit Vivonne sur la liste. La dame fut apaisée et se contenta de reprocher à Louvois sa négligence[18]. Une autre fois, un auteur flamand voulait lui dédier un pompeux éloge de la guerre de Hollande, et Louvois de lui écrire : Je regarde la résolution que vous avez prise et tout ce que vous dites de bien de moi dans cette épître comme une marque de votre amitié à laquelle je suis fort sensible ; mais je vous prie de la renfermer en vous-même, et de ne pas songer à me dédier un ouvrage qui ne le peut être dignement à personne qu’à l’auteur de toutes les grandes choses que vous devez décrire[19], c’est-à-dire au roi. Louvois avait l’énergie jointe à la souplesse : c’étaient là de précieuses qualités pour réussir auprès d’un roi comme Louis XIV, tout disposé à se laisser dominer, pourvu qu’on lui fit croire qu’il était le maître. Louvois fut, pendant vingt ans, premier ministre sans en porter le titre. Sans doute cette haute fortune ne s'affirma pas du premier coup. En 1661, il est déjà plus que le bras droit de son père, mais il n’échappe pas encore à sa haute surveillance. C’est seulement en 1666 que Michel Letellier abandonna définitivement le secrétariat de la guerre et que Louvois acquit ainsi toute liberté d’action. On peut dire qu’alors il devient ministre dirigeant ; Colbert est plutôt un ministre d’affaires. Ce n’est pourtant que le 1er février 1672 qu’il entra au Conseil en qualité de ministre et y prit séance[20] ; mais dès lors son influence éclipse celle de Colbert. Il y a deux personnages chez ce puissant ministre : l’administrateur et le politique. Le politique peut être blâmé ; nous •allons voir qu’il n’en est pas de même pour l’administrateur.

 

 

 



[1] Choisy, Mémoires, I, p. 53.

[2] Bossuet, Oraison funèbre de Michel Letellier.

[3] Vie de Letellier par Claude le Peletier ; citée par M. Camille Rousset. Louvois, t. I, p. 14.

[4] Citée par Camille Rousset, Louvois, t. III, p. 363.

[5] Citée par Camille Rousset, Louvois, t. III, p. 358, note.

[6] C. Rousset, t. IV, p. 551.

[7] D. G. 485, 28 novembre 1676.

[8] Lettre à Tilladet, 26 août 1689, D. G. 855.

[9] Lettre à Tilladet, 2 mars 1690, D. G. 914.

[10] Lettre à Villeroi, 11 septembre 1686, D. G. 768.

[11] Louvois à Courtin, D. G. 522.

[12] Pellisson, Lettres historiques, n° 257.

[13] Mémoires de Chambly-Landrimont, cité par Camille Rousset, t. I, p. 177.

[14] Gourville, Mémoires, p. 592 : collection Michaud et Poujoulat.

[15] Mémoires.

[16] Lettre à d’Estrades, gouverneur de Maastricht, 16 janvier 1674. D. G. 379.

[17] Lettre citée par Camille Rousset. Louvois, t. I, p. 152.

[18] Choisy, Mémoires, t. II, p. 96.

[19] Louvois à Voerden, 19 décembre 1678. D. G. 581.

[20] Lettre de Madame de Sévigné à Madame de Grignan en date du 5 février 1672.