LES CONSEILLERS DU GRAND ROI

COLBERT

 

CHAPITRE IV. — COLBERT INTENDANT AU DÉPARTEMENT[1] DE LA MARINE. - RÉORGANISATION DE NOTRE MARINE MARCHANDE ET MILITAIRE.

 

 

Pour transporter les produits étrangers en France et aussi pour exporter ceux du travail national, la voie de mer offre de grands avantages. Au moyen âge, les Juifs et les Lombards faisaient le commerce français. Les provinces royales n’avaient qu’un petit nombre de ports : Rouen, Dieppe, la Rochelle, Aigues-Mortes. La marine française ne s’occupait que de pêche. Quand Louis XIV prit réellement le pouvoir, c’étaient encore les étrangers qui venaient chercher nos marchandises et qui donnaient de l’activité à nos ports. Les Hollandais s’étaient ainsi faits les courtiers de presque tout le commerce du globe. Ils avaient à ce métier gagné de très grandes richesses, et leur marine marchande avait pris un développement extraordinaire : on l’évaluait à 18.000 bâtiments, tandis que toutes les autres nations réunies auraient à peine pu en opposer 2.000. Dans ce chiffre modeste, la France ne comptait pour rien.

Cette situation avait déjà alarmé les Anglais. Par la publication du fameux Acte de Navigation (1651), Cromwell avait assuré le monopole du commerce anglais aux vaisseaux nationaux. Toute marchandise venant d’un pays non européen ne pouvait être importée que sur vaisseau anglais ; tout produit de provenance européenne ne pouvait être importé que par un vaisseau appartenant au pays de production ou par navire anglais. C’était, on le voit, une interdiction presque absolue des ports anglais aux vaisseaux hollandais ; et comme l’Angleterre ne peut se passer des produits du continent, il en était résulté un rapide accroissement de la marine marchande indigène.

Cet exemple n’avait pas tardé à être suivi en France. Mazarin, en 1659, avait tiré de l’oubli un vieil édit de Henri IV qui frappait d’un droit de 50 sous par tonneau tout navire étranger entrant dans un port français ; vainement l’ambassadeur hollandais protesta : Mazarin ne trouva pas le temps de l’entendre ; Fouquet ne fit que passer ; Colbert n’était point pour revenir sur une mesure dont il avait été probablement l’inspirateur ; ne fallait-il pas, d’ailleurs, empêcher de sortir l’argent du fret ? Il tint donc la main à ce que l’édit fût rigoureusement appliqué à l’entrée de chaque port français, lors même que le droit avait déjà été acquitté dans un port voisin. C’était frapper d’un coup plus sûr encore la marine hollandaise, qui complétait son chargement en allant de port en port, c’est-à-dire en faisant le cabotage.

La paix de Nimègue porta encore un coup sensible à cette partie du système de Colbert ; il fut convenu que le droit ne serait plus perçu qu’une fois pour toutes à l’entrée du premier port, et que le navire entrerait dès lors en franchise dans les autres (1678). Il fut même définitivement supprimé à la paix de Ryswyk (1697) ; mais il avait dès lors porté ses fruits.

En effet, pour remplacer les courtiers étrangers, il fallait créer une marine nationale. Colbert ne ménagea point les encouragements aux armateurs. Tous ceux qui firent construire des vaisseaux dans les ports du royaume reçurent 5 livres pour chaque tonneau que leur navire pouvait contenir[2]. Le nombre en fut bientôt très considérable.

Maintenant qu’on avait des vaisseaux, il était important de leur donner un code maritime et de faire disparaitre la variété des anciennes règles qui régissaient tout ce qui concerne la navigation. L’ordonnance maritime de 1681 est restée en vigueur jusqu’à la Révolution. Elle fixait la juridiction maritime, précisait les garanties à exiger des patrons de navire, posait les règles des contrats et assurances maritimes, déterminait la police des ports et des côtes.

L’organisation consulaire fut entièrement modifiée. La France dès 1535 avait, seule de toutes les nations européennes, conclu des traités de commerce ou capitulations avec le Sultan. Elle avait envoyé des consuls dans les villes du Levant, avec mission d’y protéger aussi le culte catholique. Les successeurs de François Ier négligèrent de tirer parti de cette heureuse situation.

D’autres puissances obtinrent des avantages analogues à ceux de la France, leurs agents ne se firent point faute de décrier les Français. Notre personnel consulaire était d’ailleurs des plus mauvais. La plupart des consuls ne résidaient pas et louaient leur charge au plus offrant. Ces adjudicataires ou fermiers, pressés de rentrer dans leur argent, se livraient à des exactions éhontées. Contrairement aux ordonnances, ils faisaient le commerce pour leur propre compte ; ils prélevaient des droits arbitraires sur les navires. Colbert réforma tout cela, imposa la résidence aux consuls, leur défendit de commercer ou de lever aucun droit maritime, exigea d’eux des avis réguliers et des renseignements. La Porte reconnut la présence de notre ambassadeur, donna à nos nationaux des facilités exceptionnelles, surtout pour le commerce d’exportation. En aucun cas, nos négociants ne pouvaient être faits esclaves, ils restaient justiciables uniquement de leurs ambassadeurs ou de leurs consuls.

Notre commerce ne tarda pas à ressentir les heureux effets de toutes ces mesures. Les négociants italiens accoururent à Marseille déclaré port franc, y apportèrent des capitaux, y construisirent des navires sous pavillon français. Nos draps recommencèrent à circuler dans tout l’Orient, au grand chagrin des Anglais, et pénétrèrent jusqu’en Arménie et en Perse. Dès 1662, Dunkerque avait été déclaré port franc ; Colbert espérait en faire pour le Nord ce que Marseille était pour le Midi.

Pour défendre une marine marchande, principalement en ce temps où la course, c’est-à-dire la guerre de corsaires, était autorisée, il fallait absolument une marine de guerre. Colbert la créa de toutes pièces. C’est là surtout qu’éclata son génie.

Richelieu avait fait dans ce sens des essais louables, qui avaient été entièrement abandonnés par son successeur. En 1660, la flotte de guerre française ne se composait que de trente vaisseaux, la plupart hors d’usage. En 1683, elle en comptait 176, et il y en avait 100 autres en construction. L’effectif normal de la flotte avait été fixé par le roi à 120 vaisseaux de 20 à 120 canons. Trente frégates légères devaient fournir une sorte de service d’éclaireurs ; vingt brûlots et vingt-quatre flûtes ou navires de charge portaient cet effectif à 194 bâtiments de toute dimension, armés de 5.000 canons de fer et 3.000 de bronze ! et encore ne compte-t-on pas les galères ou vaisseaux à rames ! Tout cet appareil de guerre était réparti entre cinq arsenaux : Brest, Toulon, le Havre, Dunkerque et Rochefort, qui fut créé tout exprès. Le Havre, reconnu peu propre pour la marine de guerre, fut négligé au profit de Brest, dont la haute fortune commença. Par les ordres de Colbert, Duquesne y travailla pendant huit ans, tandis que les deux rives du goulet s’armaient de batteries formidables qui en fermaient l’accès aux flottes ennemies.

Colbert projetait encore un entrepôt pour la marine à Belle- Ile, l’agrandissement de Port-Vendres, afin d’avoir un port de guerre à proximité de l’Espagne. Il avait signalé la nécessité de Cherbourg. Une commission fut nommée en 1665 et alla sur place étudier la possibilité de ce travail gigantesque, Malheureusement elle déclara l’entreprise impossible, vu la monstrueuse dépense et l’incertitude du succès. Le désastre de la Hougue devait plus tard démontrer qu’on n’aurait pas dû reculer devant des considérations d’économie. Commencée sous Louis XVI, cette construction si difficile ne s’est terminée que de nos jours.

Pour cette flotte si admirablement organisée et pourvue, il fallait des marins. Dans l’armée de terre, le recrutement était toujours facile, surtout aux époques de misère ; on s’engageait alors pour avoir du pain. Grâce à l’esprit militaire de la France, la recrue devenait bientôt un soldat. Pour la marine, il fallait des hommes dressés à un service bien autrement difficile, pourvus d’une préparation datant de loin. On n’avait d’autre ressource, au moment des armements, que de faire la presse des matelots. On enlevait dans les ports les équipages des bâtiments de commerce ; on les enrôlait de force sur les navires du roi : c’est le système inique qui resta longtemps encore pratiqué en Angleterre, si fière de sa marine et de ses libertés !

Colbert y substitua l’inscription maritime et le système des classes. Une ordonnance du 17 septembre 1GG5 en fit un premier essai dans le gouvernement de la Rochelle, de Brouage, des îles de Ré et d’Oléron ; trois ans plus tard, il fut étendu à tout le reste, de la France côtière.

Toute la population maritime était répartie en trois classes servant un an à tour de rôle sur les vaisseaux du roi. Pendant cette année, les hommes devaient recevoir sur les vaisseaux la solde entière ; à terre ils touchaient la demi-solde. La convocation se faisait au prône des messes paroissiales ; les marins désignés devaient se rendre en 10 jours à leur port d’embarquement. Les hommes d’un même pays servaient ensemble. Dès leur jeune âge, les enfants étaient dressés à la manœuvre. Quelques modifications ont bien été apportées par le temps et l’expérience au régime des classes, mais le principe est toujours resté le même et demeure encore appliqué de nos jours.

Comme compensation à l’inscription maritime, par un ingénieux système de retenues, Colbert se procura les fonds pour la création d’une caisse des invalides de la marine. Deux hôpitaux s’élevèrent pour les marins à Rochefort et à Toulon.

Pour fournir des officiers, dès 1669 on créa une [compagnie de deux cents gardes de la marine, parmi lesquels cinquante soldats de fortune : ce fut une sorte d’école de marine qui s’ouvrit ainsi à Saint-Malo. Quelques années plus tard, le nombre des gardes de marine fut porté à huit cents : ils suivaient des cours d’hydrographie, de géographie, de mathématiques, et étaient rompus à toutes les manœuvres.

Ici encore, il y a une réserve à apporter aux louanges que mérite Colbert. Pour trouver les équipes de rameurs nécessaires aux galères, il montra une véritable cruauté. Il écrivait aux intendants de faire des rafles de vagabonds ou de gens sans asile qu’on envoyait ensuite, sans autre forme de procès, ramer sur les vaisseaux du roi ! Colbert était peu scrupuleux sur les moyens, dès qu’il s’agissait de l’intérêt de son maître.

 

 

 



[1] Colbert ne devint secrétaire d’État à la marine qu’en 1669, après le désistement de Lionne.

[2] Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. 29.