LA VIE PRIVÉE DES ANCIENS

TOME III — LE TRAVAIL DANS L’ANTIQUITÉ

L’ARCHITECTURE. — I. - LE STYLE ÉGYPTIEN

 

 

LES TRANSFORMATIONS DU STYLE. - LA CONSTRUCTION. - LES COLONNES. - LA DÉCORATION. - LES ÉDIFICES. - LES ARCHITECTES.

 

LES TRANSFORMATIONS DU STYLE. — Le génie du peuple égyptien est tout entier dans ses monuments. La croyance absolue à l’immortalité de l’âme se traduit par ce qu’on appelait des pierres immortelles. La recherche d’une durée indéfinie et d’une impérissable solidité caractérise avant tout le style de l’architecture égyptienne. De là l’immense largeur des bases, la forme pyramidale des portes, l’épaisseur des murs, l’énormité des matériaux employés. Le symbolisme qui apparaît partout dans l’ornementation donne à la décoration des monuments un aspect étrange et saisissant qui s’impose à l’esprit plus encore qu’il ne le séduit.

M. Paul Pierret, dans son Dictionnaire d’archéologie égyptienne, résume ainsi l’histoire de l’architecture dans l’ancienne Égypte : C’est par les pyramides que s’ouvre la série des monuments égyptiens ; la pyramide à degrés de Sakkarah est attribuée à la deuxième dynastie. Ces gigantesques ouvrages, qui depuis plus de six mille ans font l’admiration des hommes, témoignent d’un art très avancé pour la taille des pierres dures et l’appareillage des blocs. Le style des premières dynasties est simple et sévère ; ce n’est malheureusement que par les tombeaux que nous pouvons l’apprécier. Les plafonds rectilignes sont soutenus par des piliers carrés sans base ni abaque. A la sixième dynastie, le péristyle apparaît ; les murailles s’inclinent en talus pour solidifier la masse ; la forme pyramidale est adoptée pour les tombes royales. La feuille de lotus entre dans l’ornementation ; les stèles funéraires sont taillées en forme de porte ; les statues et les bas-reliefs sont peints. Sous la douzième dynastie, le pilier carré fait place à la colonne prismatique, dite protodorique, que surmonte un abaque carré. La colonne fasciculée, à bouton de lotus, est le premier type de la colonne complète avec base, fût, chapiteau et de l’entablement qui relie les colonnes est quadrangulaire. Le plafond est tantôt plat, tantôt légèrement concave ; deux colonnes encadrent l’entrée des hypogées. De quadrangulaires, les stèles deviennent cintrées et sont coloriées ; les inscriptions se développent, les colonnes et les plafonds se couvrent de peintures. Sous la dix-huitième dynastie, l’architecture atteint son complet développement. Les façades plates sont encadrées sur trois côtés par une large moulure. Dans la gorge de la corniche, le disque solaire déploie ses ailes et dresse ses uræus. Les colonnes s’épanouissent en fleurs de lotus, mais les piliers carrés ont survécu à l’ancien empire, et soutiennent des statues uniformes d’Osiris armé du pédum et du flagellum. D’immenses tableaux historiques ou religieux décorent les murailles. Sous les Saïtes et les Ptolémées, l’art monumental perd beaucoup de sa grandeur et de sa simplicité. Les édifices sont de moindre dimension, la sculpture s’amollit et s’effémine. L’ornementation se complique, le chapiteau se surcharge de feuillage ; dans les temples consacrés à Hathor, il y a quatre faces ornées chacune d’une tète de cette déesse à oreilles de vache que surmonte un de à forme de naos. La gravure hiéroglyphique, qui devient de moins en moins soignée, envahit les monuments de la base jusqu’au faite, mais au milieu de la décadence générale, l’architecture égyptienne maintient jusqu’au dernier moment l’intégrité de son caractère national.

 

LA CONSTRUCTION. — Le grès et le granit sont les principaux matériaux employés par les Égyptiens pour la construction de leurs édifices. Les pierres dont ils se servaient étaient en général de grande dimension et de forme quadrangulaire ; ils les transportaient toutes taillées de la carrière, par le procédé que nous avons indiqué plus haut (fig. 341). Ils ne mettaient jamais qu’une seule pierre pour couvrir un entrecolonnement, et comme leurs monuments sont, en général, très vastes et les entrecolonnements très espacés, ils ont été amenés à employer des dalles de dimensions gigantesques. Les édifices n’avaient pas de toits et se terminaient toujours en haut par une plate-forme ou terrasse. Les plafonds étaient formés de blocs énormes dont les deux extrémités reposaient sur deux architraves placées parallèlement.

Les colonnes égyptiennes ne forment pas, comme en Grèce ou à Rome, des portiques extérieurs entièrement ouverts, mais elles sont rattachées l’une à l’autre par un mur à hauteur d’appui. Dans les monuments les plus anciens, on ne voit des colonnes qu’à l’intérieur des cours. Les murs sont bâtis en talus dans leur partie extérieure, mais ils s’élèvent perpendiculairement à l’intérieur, en sorte qu’ils sont toujours plus épais à la partie inférieure qu’au sommet.

 

LES COLONNES. — La première forme de la colonne égyptienne semble avoir été le pilier carré. Il apparaît dans les plus anciens monuments, et même après la douzième dynastie, époque où la colonne est décidément constituée, le pilier carré continue encore à être employé. Dans les hypogées, il est taillé sur pièce à même le rocher. Ces piliers, qui soutiennent des plafonds rectilignes, n’ont ni base, ni abaque. Souvent, mais dans des monuments d’une date postérieure, une statue colossale de roi ou de dieu, sculptée en ronde bosse et debout sur une base particulière, est adossée à ces piliers. Nous en avons donné un exemple plus haut dans les temples d’Ibsamboul.

Après le pilier carré, nous voyons apparaître la colonne prismatique, généralement connue sous le nom de protodorique. Ces colonnes, dont l’emploi est fort ancien puisqu’il remonte à la douzième dynastie, n’ont pas de chapiteau, mais sont couronnées par un simple abaque ; elles présentent douze ou seize cannelures longitudinales. Les hypogées de Beni-Hassan en offrent le type le plus complet : nous avons montré déjà (tome I, figure 89), une vue d’ensemble de ces grottes tumulaires. La figure 492 montre une de ces colonnes dans toute sa simplicité. Notons en passant que le nom de protodorique donné à ce genre de colonnes vient d’une opinion émise par certains archéologues, d’après lesquels il faudrait chercher ici l’origine et le type primitif de l’ordre dorique employé par les Grecs.

La colonne à boutons de lotus passe pour le plus ancien type de la colonne complète avec une base, un fût et un chapiteau surmonté d’un abaque. Voici comment M. Chipiez caractérise les colonnes de ce genre qui se trouvent à Beni-Hassan : De robustes rudentures, disposées suivant un plan cruciforme, découpent le fût et quatre minces baguettes occupent les angles rentrants auxquels cet arrangement donne naissance. Les mêmes courbes se montrent dans le chapiteau, qui déborde sur le fût aminci, puis bientôt se contracte et se replie sur soi. L’abaque qui le surmonte conserve toujours la forme quadrangulaire au sommet du monolithe (fig. 493 et 494).

La figure 495 montre une colonne de la grande salle hypostyle de Karnak : elle appartient à la même catégorie quoique présentant un type différent. Ici le chapiteau n’est qu’un renflement de la partie supérieure du fût. La largeur de l’abaque n’excède pas le diamètre supérieur de la colonne, dont la silhouette rappelle le pilier primitif, et pourrait presque être maintenue entre deux verticales.

Voici encore deux chapiteaux égyptiens, mais ils sont conçus d’après un type qui diffère complètement des précédents, bien que le principe repose encore sur l’imitation de la plante. La figure 496 est un chapiteau tiré des plus petites colonnes du Mnemonium de Thèbes : il est formé d’un seul bouton de papyrus. Le suivant (fig. 497), qui provient des plus petites colonnes du temple de Louqsor, se compose de huit boutons de papyrus liés ensemble. Ces deux chapiteaux, qui vont cil s’amincissant par le haut, sont surmontés d’un de cubique plus large que leur partie supérieure.

Lorsque les savants de la commission d’Égypte arrivèrent à Éléphantine, ils furent frappés par l’élégance des colonnes, qu’ils ont décrites en ces termes : Les colonnes d’Éléphantine sont coniques à partir du tiers inférieur de la colonne et enveloppées de huit tiges presque demi-circulaires, liées au sommet par cinq bandes étroites ou rubans. Le bas de la colonne est orné de feuilles aiguës et allongées semblables aux folioles du calice du lotus azuré. La partie inférieure se recourbe légèrement et cette diminution contribue, avec la forme conique de la partie supérieure, à produire un renflement vers le tiers de la hauteur. La base est très simple de profil, peu élevée, fort large et inclinée en dessus. Le chapiteau est renflé par le bas et ressemble, pour le galbe, à un bouton de lotus qui serait tronqué. Il est divisé en huit côtes comme le fût ; mais elles sont anguleuses au lieu d’être circulaires. A sa base sont huit corps arrondis, placés entre les côtés et garnis de filets : ces filets se revoient entre les côtés du fût au-dessous des liens, tellement que les corps arrondis pourraient être regardés comme les extrémités de ces mêmes liens. Les côtes du chapiteau peuvent représenter des tiges de roseaux, qui, serrées fortement par des liens, se seraient ployées angulairement comme c’est le propre de ces plantes, à moins qu’on ne préfère y voir les tiges anguleuses du papyrus. Les colonnes sont surmontées d’un dé carré.

Un autre type beaucoup plus fréquent que les précédents est formé d’une colonne dont le chapiteau, au lieu de se replier en forme de bouton tronqué, présente une puissante courbe en dehors du fût, avec un de cubique qui en recouvre partiellement la surface supérieure.

C’est du temple de Karnak qu’est tirée la figure 498, bien qu’elle présente un type complètement différent de la figure 495, qui provient du Colonne à chapiteau évasé même monument. On sait l’admiration qu’ont inspirée de tout temps ces magnifiques colonnes.

Les savants de l’expédition d’Égypte en avaient été particulièrement frappés, et ils en ont donné la description suivante : Les colonnes de la grande salle hypostyle de Karnak contiennent chacune plus de deux cents mètres cubes et sont construites par assises régulières de onze décimètres de hauteur, composées de quatre pierres. Leurs fûts sont couverts, depuis le haut jusqu’au bas, de sculptures qui sont généralement en relief bas dans un creux peu profond, si ce n’est dans les parties inférieures où elles ressemblent à celles de Medinet-Abou. Le galbe du chapiteau est celui de la fleur du lotus épanouie ; sa partie inférieure est décorée de triangles placés les uns dans les autres, dont les contours, formés de lignes courbes rentrantes sur elles-mêmes, viennent se réunir à la jonction du chapiteau et de la colonne. Au-dessus de ces triangles s’élèvent des tiges de lotus avec leurs fleurs, dont la distribution- présente une grande variété : tantôt c’est la réunion de trois- tiges avec la fleur épanouie et le bouton, qui monte jusqu’à la partie supérieure du chapiteau ; tantôt c’est un bouquet de lotus au-dessus duquel on voit une légendé encadrée et surmontée d’un bonnet emblématique. Le haut du fût est terminé par cinq liens horizontaux. Le reste de la colonne est décoré de phrases hiéroglyphiques et d’uræus diversement combinés et de grands tableaux représentant des offrandes et des sacrifices aux dieux. Les apophyges sont ornées de ces triangles placés les uns dans les autres, que l’on trouve toujours dans les parties inférieures des édifices. Ces ornements étant ici d’une grandeur extraordinaire, on a pu en augmenter la richesse. On voit, en effet, placée en avant et sculptée très profondément, une légende hiéroglyphique, surmontée d’un bonnet emblématique et accompagnée d’un double rang d’uræus. De chaque côté sont des éperviers avec des mitres, placés au-dessus d’un encadrement rectangulaire d’hiéroglyphes. Les intervalles des triangles sont remplis par des légendes et des serpents.

Le chapiteau représenté sur la figure 499 est tiré du temple de Louqsor et remonte au règne d’Aménophis III. Il se compose d’une fleur de papyrus, mais l’extérieur du chapiteau est décoré dans tout son développement de boutons de lotus et de papyrus placés alternativement.

La fleur de papyrus a également servi de type au chapiteau représenté figure 500 ; mais celui-ci, dont l’ornement est beaucoup plus riche et plus compliqué, se rattache à une date plus récente ; il provient du temple de Philæ.

C’est encore un chapiteau évasé que nous voyons sur la figure 501, il provient du temple d’Edfou et représente un palmier à neuf branches.

La tête du palmier, si magnifique dans la nature, a été transportée ici dans l’architecture avec un rare bonheur, de manière à en faire des chapiteaux d’un style vraiment national. On sait que les feuilles qui composent la touffe du dattier sont d’une forme plane et droite à leur base, tandis que la partie supérieure décrit une courbe gracieuse en s’inclinant au dehors. Toutes ces feuilles jointes ensemble forment une sorte de corbeille dont la décoration est constituée parles rameaux ; les régimes de dattes et jusqu’aux écailles de la tige apparaissent quelquefois dans les chapiteaux.

C’est la fleur du lotus qui a donné le type des deux chapiteaux représentés sur les figures 502 et 503. Le premier, tiré d’un temple dans l’oasis de Thèbes, est formé par huit fleurs de lotus liées ensemble sur deux rangées. Le second, qui provient de Philæ, montre seize fleurs de la même plante liées ensemble sur trois rangées. Ces deux chapiteaux sont surmontés d’un de cubique plus petit qu’eux, et n’ont plus la forme évasée des précédents : leur courbure va en sens inverse.

Un autre genre de chapiteaux, beaucoup plus rare d’ailleurs, et qui se rattache à une époque postérieure, montre sur chacune de ses faces la tête de la déesse Hathor, aux oreilles de vache. Le cou se lie intimement au fût de la colonne et la tête est surmontée d’un édicule affectant la forme d’un naos qui tient lieu d’abaque (fig. 504).

La base des colonnes est quelquefois arrondie et présente l’apparence d’une fleur d’où le fût s’élancerait comme une tige (fig. 505). Toutefois cette forme n’est pas la plus habituelle.

Les colonnes, dit Viollet-le-Duc, outre qu’elles affectent des formes empruntées à la flore, se couvrent, comme les murailles, de nombreux dessins en creux, c’est-à-dire intaillés aux dépens de la pierre et, légèrement modelés, ou d’hiéroglyphes, c’est-à-dire d’inscriptions ; le tout couvert d’un très  léger enduit qui cache les joints et les défectuosités du calcaire et qui est peint de couleurs brillantes.

On voit par tout ce qui précède que la colonne égyptienne appartient à peu près au même titre à l’art de la décoration qu’à celui de l’architecture. Les formes, empruntées à la vie végétale ou animale, qu’elle affecte ne le démontrent pas moins que les peintures qui s’étalent sur son enduit. Du reste, les représentations peintes d’architectures vont nous fournir de nouvelles preuves à l’appui de cette manière de voir.

Les peintures décoratives des monuments égyptiens montrent des colonnes dont l’exécution en pierres ne serait pas possible, mais qui ont pu exister en bois, bien qu’il n’en reste aucune trace. Les bas-reliefs égyptiens, dit M. Chipiez (Histoire des origines et de la formation des ordres grecs), montrent que le bois fournissait souvent la matière de supports. Un grand nombre de colonnes ont le fût sillonné par des bandes transversales aux vives couleurs, qui indiquent des peintures .ou un revêtement, mais fréquemment aussi les fûts paraissent couverts de dessins géométriques de petite dimension, nombreux et serrés. Quelquefois les ornements semblent contenus dans des alvéoles séparées par de minces cloisons. Il est impossible d’y voir autre chose que des incrustations, où l’ébène, l’ivoire et peut-être le métal jouaient un rôle considérable.

L’attache du chapiteau à la colonne est fait par des liens figurés, comme on peut le voir sur les figures 506, 507 et 508. Toutefois nous devons rappeler que ces colonnes sont peintes et ne répondent aucunement à un modèle exécuté en pierre, mais elles pourraient bien se rapporter, comme nous l’avons dit, à des supports en bois.

Les dessins que nous reproduisons dans les figures 509 et 510 sont exécutés d’après les dessins de Prisse d’Avesne, l’homme qui connaissait le mieux l’Égypte ancienne. Des têtes de lion surmontent le chapiteau, imité, comme toujours, des formes végétales.

La figure 511 donne le type complet du chapiteau, du fût et de la base d’une colonne égyptienne, formée d’une tige de papyrus, combinée avec des boutons de lotus, du raisin et du lierre. La plante de papyrus, dessinée conventionnellement comme font toujours les Égyptiens, mais non encore appliquée à l’architecture, est représentée sur la figure 512.

 

LA DÉCORATION. — Pour se rendre compte de l’effet que voulaient évidemment obtenir les artistes égyptiens, dit Viollet-le-Duc, il faut, par la pensée, restaurer ces intérieurs de leurs grands édifices, tels que ceux de Karnak, par exemple. La lumière du jour n’arrivait dans ces intérieurs que par de rares ouvertures ou seulement par les baies des portes. Mais telle est l’intensité, l’éclat des rayons solaires dans cette contrée, que le moindre filet dérobé à ces rayons produit des reflets qui ont une puissance supérieure à la lumière diffuse des intérieurs dans nos climats. Les décorations intaillées et colorées sur les parements prenaient ainsi un éclat dont il est difficile d’apprécier la valeur et la chaude tonalité, lorsqu’on n’a pas eu l’occasion de s’en rendre compte sur place. Et, certainement, ce mode de décoration était celui qui convenait le mieux, les conditions admises, c’est-à-dire le climat et la destination. Ces intérieurs, maintenus frais par l’épaisseur des murs et plafonds de pierre et par l’absence des rayons solaires directs, n’eussent pu recevoir une décoration encombrante et dont les saillies auraient produit quelques points lumineux et des ombres larges en perdant des surfaces considérables. Par suite du procédé admis, tout parement recevait suffisamment de lumière reflétée, pour laisser voir les formes générales et deviner les dessins délicats qui les couvraient. Ajoutons que ces intailles peintes sont habituellement colorées chaudement sur des fonds blancs, et qu’ainsi elles pouvaient être vues jusque dans les parties les plus sombres.

Nous avons des données positives sur la décoration des temples égyptiens, mais il n’en est pas de même pour les palais et les maisons particulières, car il n’en est resté aucun modèle : On peut néanmoins s’en faire une idée approximative, puisque le système ornemental employé par les Égyptiens est constitué d’après des principes fixes. Si la signification est souvent emblématique, le point de départ d’un ornement est toujours l’imitation de la nature et principalement de la flore.

Le lotus et le papyrus fournissent les motifs les plus fréquents de la décoration égyptienne (fig. 513 et 514). Le lotus, si célèbre comme plante sacrée, servait également comme plante alimentaire. C’est une nymphéacée, dont les racines ressemblent aux tiges du roseau de nos marais. Les anciens parlent très souvent de cette plante, qu’ils nomment indistinctement fève d’Égypte, lis du Nil ou lotus. Elle était autrefois très commune en Égypte, mais elle a à peu près disparu des eaux du Nil.

Voici un passage de la Grammaire de l’ornement, où Owen Jones expose très nettement les principes de l’art décoratif des Égyptiens : Le lotus et le papyrus qui croissent au bord de leur rivière, symboles de la nourriture du corps et de l’esprit ; les plumes d’oiseaux rares qu’on portait devant le roi, comme emblème de la souveraineté ; le rameau de palmier avec la corde torse faite,de ses tiges : tels sont les types -peu nombreux qui forment la base de cette immense variété d’ornements avec lesquels les Égyptiens décoraient les temples de leurs dieux, les palais de leurs rois, les vêtements qui couvraient leur personne, leurs articles de luxe ainsi que les objets modestes destinés à l’usage journalier, depuis la cuillère en bois, avec laquelle ils mangeaient, jusqu’au bateau qui devait porter à travers le Nil, à la vallée des morts, leur dernière demeure, leurs corps embaumés et ornés de la même manière. En imitant ces types, les Égyptiens suivaient de si près la forme naturelle, qu’ils ne pouvaient guère manquer d’observer les mêmes lois que les œuvres de la nature déploient sans relâche ; c’est pourquoi nous trouvons que l’ornement égyptien, tout en étant traité d’une manière conventionnelle, n’en est pas moins toujours vrai. Nous n’y voyons jamais un principe naturel appliqué mal à propos ou violé. D’un autre côté, les Égyptiens ne se laissaient jamais porter à détruire la convenance et l’accord de la représentation par une imitation du type par trop servile. Un lotus taillé en pierre, formant le couronnement gracieux du haut d’une colonne, ou peint sur les murs comme une offrande présentée aux dieux, n’était jamais un lotus tel qu’on pourrait le cueillir, mais une représentation architecturale de cette plante, représentation on ne peut mieux adaptée, dans un cas comme dans l’autre, au but qu’on avait en vue, car elle ressemblait suffisamment au type pour réveiller dans ceux qui la contemplaient l’idée poétique qu’elle devait inspirer, mais sans blesser le sentiment de la convenance.

La figure 515 montre trois plantes de papyrus et trois lotus en pleine fleur avec deux boutons. Ces plantes, placées dans la main d’un roi qui en fait l’offrande, montrent une disposition ornementale très remarquable parce qu’elle se rapproche beaucoup de la nature. Nous retrouvons le lotus dans la figure 516 ; il prend ici la forme d’une colonne entourée de nattes. C’est également une colonne entourée de nattes et de rubans que reproduit la figure 517 ; le chapiteau est formé par la combinaison du lotus et du papyrus.

La figure 518 et la figure 519 offrent encore diverses applications des mêmes plantes à l’ornementation.

Owen Jones, dans sa Grammaire de l’ornement, nous donne encore des détails intéressants sur la façon dont les Égyptiens employaient la couleur dans leurs décorations. Les couleurs dont les Égyptiens se servaient principalement, dit-il, étaient le rouge, le bleu et le jaune, avec du noir et du blanc, pour définir les couleurs nettement et distinctement ; le vert s’employait généralement, mais point universellement, comme une couleur locale, pour les feuilles vertes du lotus par exemple. Ces feuilles cependant se coloriaient sans distinction, soit en vert, soit en bleu ; le bleu s’employait dans les temples les plus anciens, et le vert pendant la période ptoléméenne ; et à cette époque on ajoutait même le pourpre et le brun, ce qui ne servait du reste qu’à affaiblir l’effet. Le rouge qu’on trouve sur les tombeaux et sur les caisses à momies de la période grecque ou romaine est plus faible de ton que celui des temps anciens ; et c’est, à ce qu’il paraît, une règle universelle que, dans toutes les périodes archaïques de l’art, les couleurs primaires, bleu, rouge et jaune, sont les couleurs qui prédominent et qui sont employées avec le plus d’harmonie et de succès. Tandis que dans les périodes où l’art se pratique traditionnellement, au lieu de s’exercer instructivement, il y a une tendance à employer les couleurs secondaires ainsi que toutes les variétés de teintes et de nuances, mais rarement avec le même succès.

L’ornement représenté sur la figure 520 est tiré de la partie supérieure des murs d’un tombeau à Beni-Hassan. Il est assez commun et se trouve toujours sur la partie verticale des tombeaux ou des temples, mais non sur les plafonds.

Jusqu’à cette figure les décorations que nous avons passées en revue se trouvaient dans des rapports immédiats avec la logique architecturale des monuments qu’elles avaient mission d’orner. C’est ainsi que nous avons retrouvé dans la disposition des végétaux érigés en supports, dans la colonne, un groupement de tige ou un épanouissement de feuillage en forme de chapiteau répondant parfaitement aux nécessités de ce rôle de support. La fantaisie décorative se donne libre carrière, mais en conservant toujours sa raison d’être au point de vue de l’architecture.

Maintenant que nous allons nous trouver en présence de spécimens de décorations pures, nous ne pourrons plus exiger des artistes égyptiens le même rationalisme. L’imagination du décorateur servira seule de guide, et dans les formes géométriques aussi bien que dans celles qu’elle empruntera aux règnes végétal ou animal, elle ne cherchera qu’à se satisfaire, à se laisser aller à sa fantaisie.

Voici, par exemple, deux ornements tirés des tombeaux de Gourna (fig. 521 et 522) et qui dérivent de ces éléments : on y voit des fleurs de lotus dans une position pendante alternant avec des grappes de raisin.

La fleur pendante du lotus se retrouve également sur la figure 523 prise sur un sarcophage, et sur la figure 524, tirée de la partie supérieure d’un tombeau de Thèbes. Mais la grappe de raisin a disparu et l’ensemble des ornements est un peu plus compliqué que dans les figures précédentes.

La figure 525 montre un ornement dont la conception première a probablement son origine dans la disposition des écailles de poisson. Ce genre d’ornement est assez fréquent en Égypte et nous en retrouverons l’emploi dans l’armure ou plutôt dans la cotte de mailles d’un guerrier. La figure 526 représente un ornement purement géométrique et qui ne rappelle aucune foi-me animale ou végétale. Il est d’ailleurs d’une construction assez simple et répond à un type dont on trouve l’équivalent, sinon l’analogue, dans l’art décoratif des Grecs.

Des bandes colorées sur lesquelles courent des enroulements composent les éléments de l’ornement représenté sur la figure 527, qui est prise d’un tombeau de Thèbes, ainsi que la figure 528 où la fantaisie commence à prendre le pas sur l’imitation.

Nous retrouvons le lotus, alternativement droit et renversé, dans la figure 529 ; ces fleurs forment une espèce de bande horizontale, séparée de la précédente par une rangée de cercles renfermant un ornement étoilé. C’est le cerclé et l’étoile qui constituent le principe ornemental de la figure 530. Mais chaque cercle est formé de quatre fleurs de lotus et de quatre boutons. Ces ornements sont tirés des tombeaux de Thèbes, où ils sont employés dans la décoration des plafonds.

Les éléments que nous avons vus employés dans la décoration de l’architecture proprement dite se retrouvent dans celle de tous les objets figurés, soit qu’ils aient été réellement fabriqués, soit qu’ils apparaissent comme simple ornementation murale. Ce sont toujours les plantes et les animaux qui font tous les frais de cette décoration.

Les Égyptiens étaient passionnés pour les fleurs. Il n’est donc pas surprenant que les jardinières forment une série importante parmi les belles pièces d’orfèvrerie dont la représentation figurée est parvenue jusqu’à nous. La manière dont les fleurs sont rendues appartient au style particulier des artistes égyptiens, qui ne se sont jamais astreints à traduire un détail ou un accident, mais ont toujours cherché à caractériser le type général d’une plante, et, ce type une fois trouvé, l’ont reproduit uniformément dans mille combinaisons différentes. C’est ce que nous voyons ici pour le lotus, la fleur chérie des Égyptiens.

Dans les coupes, le corps présente en lui-même une variété de formes qu’accentuent encore les détails d’ornementation qui l’enrichissent. Ici, la coupe est unie et repose sur un col long et mince, tandis que deux lévriers assis soutiennent ses bords évasés (fig. 531).

Un beau vase à côtes porte au centre un petit autel surmonté d’un sphinx, emblème des Pharaons, vers lequel se penchent les lotus épanouis (fig. 532). Une rangée de petites antilopes court sous le bord du vase dont le pied orné d’écailles est posé sur un socle en bois.

La figure 533 est en quelque sorte une variante du type que nous venons de voir. C’est une grande coupe ornée de côtes, et dont les anses représentent des têtes d’antilopes. Elle est également surmontée d’un autel, mais au lieu du sphinx accroupi qui surmontait la précédente, nous avons ici des petits oiseaux qui s’ébattent sur les fleurs, tandis que les lotus en se recourbant extérieurement vers les anses décrivent une courbe gracieuse.

La fantaisie et l’ingéniosité des artistes égyptiens apparaissent dans la décoration d’une multitude de vases. Ainsi du milieu de l’un d’eux surgit une tour avec des hommes montés sur des chars que traînent des chevaux lancés au galop des quadrupèdes dont il est difficile d’assigner l’espèce en couronnent le sommet ; deux léopards, élancés sur des tiges de lotus autour desquelles sont ciselés des hommes étendus, en forment les anses.

Un grand nombre de vases présentent des décorations singulières. Celui qui est représenté sur la figure 534 a pour couvercle un sphinx qui porte ses bras en avant, et deux têtes d’oie qui partent de la base se dressent pour supporter la coupe.

Les peintures égyptiennes nous montrent également des vases qui méritent à peine ce nom, puisqu’ils ne peuvent rien contenir. Leur exécution serait, au point de vue pratique, absolument impossible. Mais, malgré les conventions admises par les peintres égyptiens, il est aisé de voir le sentiment qui a présidé à leur décoration. Les figures 535 à 538 nous offrent de curieux exemples de ce genre de vases fantastiques.

Le style et l’ornementation de quelques vases semblent trahir un goût étranger à l’Égypte. Les conquêtes des Pharaons du côté de, l’Asie devaient fatalement amener ce résultat. Non seulement nous trouvons quelquefois des enroulements qui font penser aux ornements employés dans les contrées orientales (fig. 539), mais les dieux mêmes des nations étrangères apparaissent quelquefois sur les vases égyptiens. En voici un dont le couvercle représente un monstre typhonien, qui passe pour être Baal, divinité syrienne, qu’on a parfois assimilée à Typhon, «et qu’on retrouve aussi sur les manches des miroirs (fig. 540).

 

LES ÉDIFICES. — Dans la première partie de ce travail, nous avons fait reproduire déjà les principaux édifices de l’ancienne Égypte et nous en avons donné la description à propos du lieu où ils se trouvent. Nous n’avons donc ici qu’à en résumer les caractères généraux, en renvoyant aux figures déjà parues.

Les temples égyptiens, quelle que soit d’ailleurs leur dimension, présentent la même uniformité grandiose dans le plan et dans l’aspect. Des portes magnifiques auxquelles on arrive par des avenues bordées de sphinx, de vastes cours entourées de portiques, de grandes salles dont le plafond est soutenu par de nombreuses colonnes,et de petites chambres entourant les grandes salles ou échelonnées le long des portiques, voilà les éléments caractéristiques du temple égyptien. La description et le plan que nous avons donnés du grand temple de Karnak (tome I, page 116) nous font voir cette disposition de l’ensemble. Dans le même volume on trouvera (fig. 99) une porte de temple. La vue intérieure du temple d’Apollinopolis Magna (tome 1, fig. 103) nous montre l’aspect actuel d’une de ces cours entourées de portiques qui forment toujours le centre des temples égyptiens, et la vue restaurée de l’intérieur d’un temple à Thèbes (tome I, fig. 101) donne l’idée de la décoration intérieure des salles. Enfin la vue de Philae (tome I, fig. 106) et celle des ruines extérieures d’Apollinopolis Magna (tome I, fig. 102) montrent l’état que présentent actuellement ces ruines grandioses, quand on les aperçoit de la campagne.

Outre les édifices construits en matériaux rapportés, l’Égypte possède des sanctuaires taillés de main d’homme dans les flancs des montagnes. Les plus intéressants modèles de cette architecture sont les temples d’Ibsamboul (tome I, fig. 112 à 116), mais les types les plus anciens sont dans lés grottes tumulaires de Beni-Hassan (tome I, fig. 89). Les tombes royales de Biban-el-Molouk, près de Thèbes (tome I, fig. 92 et 93) se rattachent au même genre de construction, qui est particulier à la vallée du Nil. Nous avons déjà décrit le lac Mœris, le labyrinthe et les grandes pyramides (tome 1, fig. 81, 84 et 85) ; nous n’avons donc pas à y revenir ici. Nous rappellerons seulement les détails qui nous ont été transmis par Hérodote sur la manière dont les pyramides ont été élevées.

Les prêtres, dit-il, assurent que jusqu’à Rhampsinite on avait vu fleurir la justice et régner l’abondance dans toute l’Égypte ; mais qu’il n’y eut point de méchanceté où ne se porta Chéops, son successeur. Il ferma d’abord tous les temples, et interdit les sacrifices aux Égyptiens ; il les fit après cela travailler pour lui. Les uns furent occupés à fouiller les carrières de la montagne d’Arabie, à traîner de là jusqu’au Nil les pierres qu’on en tirait, et à passer ces pierres sur des bateaux de l’autre côté du fleuve ; d’autres les recevaient et les traînaient jusqu’à la montagne de Libye. On employait tous les trois mois cent mille hommes à ce travail. Quant au temps pendant lequel le peuple fut ainsi tourmenté, on passa dix années à construire la chaussée par où on devait traîner les pierres. Cette chaussée est un ouvrage qui n’est guère moins considérable, à mon avis, que la pyramide même, car elle a cinq stades de long sur dix orgyies de large, et huit orgyies de haut dans sa plus grande hauteur ; elle est de pierres polies et ornées de figures d’animaux. On passa dix ans à travailler à cette chaussée, sans compter le temps qu’on employa aux ouvrages de la colline sur laquelle sont élevées les pyramides, et aux édifices souterrains qu’il fit faire, pour lui servir de sépulture, dans une île formée par les eaux du Nil, qu’il y introduisit par un canal. La pyramide même coûta vingt années de travail : elle est carrée ; chacune de ses faces a huit plèthres de largeur sur autant de hauteur ; elle est en grande partie de pierres polies, parfaitement bien jointes ensemble, et dont il n’y en a pas une qui ait moins de trente pieds.

Cette pyramide fut bâtie en forme de degrés. Quand on eut commencé à construire de cette manière, on éleva de terre les autres pierres, et, à l’aide de machines faites de courtes pièces de bois, on les monta sur le premier rang d’assises. Quand une pierre y était parvenue, on la mettait dans une autre machine qui était sur cette première assise ; de là on la montait par le moyen d’une autre machine, car il y en avait autant que d’assises ; peut-être aussi n’avaient-ils qu’une seule et même machine, facile à transporter d’une assise à l’autre toutes les fois qu’on en avait ôté la pierre. ]e rapporte la chose des deux façons, comme je l’ai ouï dire. On commença donc par revêtir et perfectionner le haut de la pyramide ; de là on descendit aux parties voisines, et enfin on passa aux inférieures et à celles qui touchent la terre. On a gravé sur la pyramide, en caractères égyptiens, combien on a dépensé pour les ouvriers en raiforts, en oignons et en aulx ; et celui qui m’interpréta cette inscription me dit, comme je m’en souviens très bien, que cette dépense se montait à seize cents talents d’argent. Si cela est vrai, combien doit-il en avoir coûté pour les outils en fer, pour le reste de la nourriture et pour les habits des ouvriers, puisqu’ils employèrent à cet édifice le temps que nous avons dit, sans compter celui qu’ils mirent, à mon avis, à tailler les pierres, à les voiturer, et à faire les édifices souterrains, qui fut sans doute considérable.

 

LES ARCHITECTES. — Le titre d’architecte était une fonction d’une très grande importance, et se rattachait à l’administration publique. Ce titre, dit M. Paul Pierret (Dictionnaire d’archéologie égyptienne), est des plus fréquents dans les inscriptions. Chacun des principaux temples avait un architecte, et chaque grande ville avait un premier architecte. L’architecte en chef du pays se nommait Chef de toutes les constructions de la haute et de la basse Égypte. Cette fonction avait une haute importance, car des princes du sang en étaient investis. Dans l’ancien empire on trouve des Chefs de toutes les constructions du roi. C’est à ces hommes que l’on doit les pyramides.

Non seulement le nom de plusieurs architectes est connu, mais il y en a même dont l’image est parvenue jusqu’à nous. La statue de Nefer est bien connue des archéologues : elle est au Caire, dans le musée de Boulaq, et le catalogue en donne la description suivante : La petite statue que nous avons sous les yeux prend une des premières places parmi celles qui nous montrent quel degré de perfection les artistes de Memphis avaient déjà atteint, il y a soixante siècles. Cette statue représente un architecte nommé Nefer. Si petite qu’elle soit, l’harmonie de ses formes lui donne l’aspect d’un colosse. La poitrine et les jambes sont traitées avec la supériorité qui caractérise cette époque.