LA VIE PRIVÉE DES ANCIENS

TOME PREMIER — LES PEUPLES DE L’ANTIQUITÉ

L’ÉGYPTE — IV - LE DELTA

 

 

DIVISION DE L’ÉGYPTE. - LA BASSE ÉGYPTE. - DESCRIPTION D’ALEXANDRIE. LES VILLES DU LITTORAL. - SAÏS ET LA DÉESSE NEITH. - BUBASTIS ET LES CHATS SACRÉS. - BUSIRIS ET SES FÊTES.

 

DIVISION DE L’ÉGYPTE. — L’Égypte ancienne était divisée en trois provinces : 1° le Delta ou Basse-Égypte, qui s’étendait depuis la mer Méditerranée jusqu’à la ville de Busiris ; — 2° l’Heptanomide, ou Égypte du milieu, qui s’étendait depuis le Delta jusqu’à la Thébaïde et dont la capitale était Memphis ; — 3° la Thébaïde ou Haute-Égypte, qui s’étendait au sud jusqu’à Syène et l’île de Philæ, où commençait l’Éthiopie. A ces provinces il convient d’ajouter la Libye et l’Éthiopie, qui ont été longtemps réunies à l’Égypte et qui, dans tous les cas, présentent avec elle des rapports trop immédiats pour pouvoir en être séparées.

Nous allons parcourir successivement chacune de ces provinces, en signalant les points principaux auxquels nous aurons, dans la suite, souvent occasion de renvoyer le lecteur.

 

LA BASSE ÉGYPTE. — Avant la fondation d’Alexandrie, la civilisation égyptienne était enserrée dans la vallée du Nil. Memphis et Thèbes étaient les deux principaux centres de population.

Les autres villes, fort nombreuses d’ailleurs, s’échelonnaient le long du fleuve ou de ses embranchements. Mais la province que les Grecs ont appelée Delta avait, en somme, fort peu d’importance à l’époque pharaonique, tandis qu’elle est devenue tout à fait prépondérante sous la période macédonienne.

La domination des Perses en Égypte avait jeté une grande perturbation dans le pays ; néanmoins, dit M. de Rougé, la civilisation égyptienne s’imposa constamment à ses vainqueurs successifs. Cambyse, avant les fureurs qui s’emparèrent de lui à son retour d’Éthiopie, s’était fait reconnaître régulièrement comme roi légitime de l’Égypte ; il avait accompli tous les rites religieux et subi l’initiation dans le temple de Saïs. De n’ombreux monuments attestent que Darius suivit les errements avec persévérance ; aussi son autorité fut-elle acceptée facilement par les Égyptiens. Mais Ochus, par une conduite opposée, souleva tous les esprits contre lui.

Aussi les prêtres et avec eux toute la population apprirent avec plaisir les victoires d’Alexandre en Asie, et, quand le héros macédonien se présenta, ils le saluèrent comme un libérateur et ne firent pas l’ombre d’une résistance.

Alexandre, dit M. de Rougé, en grand politique qu’il était, comprit que le plus sûr moyen d’établir sa domination dans l’esprit de ces peuples, était d’employer à son usage des préjugés qui avaient pour eux la force des siècles. C’est dans ce but qu’il fit son voyage à l’oasis d’Ammon. L’oracle le proclama fils du Soleil, en sorte qu’il représenta’ désormais,’aux yeux des peuples de l’Égypte, l’incarnation de la race du Soleil, à laquelle était due l’obéissance des humains. Il faut bien connaître les idées des Égyptiens sur la royauté pour pénétrer toute la portée politique de cet acte d’Alexandre. Les Ptolémées, ses successeurs, suivirent constamment son exemple. Les serviteurs de Jupiter continuèrent à être pour l’Égypte des dieux, fils du Soleil, car en aucune région l’adoration de l’homme couronné ne prit un caractère plus complet et plus persistant que dans ce pays.

C’est en effet dans un but purement politique qu’Alexandre prit le titre de fils d’Ammon : aussi les médailles le montrent quelquefois avec les cornes de bélier, qui sont le symbole du dieu de Thèbes. Notre figure 60 en donne un remarquable exemple.

Tout en rendant extérieurement hommage aux vieilles coutumes de l’antique Égypte, Alexandre, par la fondation d’Alexandrie, établit la prépondérance des idées grecques. Les prêtres de Memphis et de Thèbes continuèrent à accomplir les rites consacrés, mais le fond même des idées égyptiennes prit à Alexandrie l’empreinte du génie grec et c’est sous cette forme qu’elles se répandirent ensuite dans tout le monde antique.

Le récit de la fondation d’Alexandrie nous a été transmis par Plutarque : Alexandre, dit-il[1], après avoir conquis l’Égypte forma le dessein d’y bâtir une grande ville, de la peupler de Grecs et de lui donner son nom. Déjà, sur l’avis des architectes, il en avait mesuré et tracé l’enceinte lorsque la nuit, pendant qu’il dormait, il eut une vision singulière. Il crut voir un vieillard à cheveux blancs et d’une mine vénérable qui, s’approchant de lui, prononça ces vers de l’Odyssée :

Au sein des vastes mers dont l’Égypte est baignée,

Est l’île de Pharos dès longtemps renommée.

Aussitôt il se lève et va voir cette île de Pharos qui alors était un peu au-dessus de l’embouchure canopique du Nil et qui aujourd’hui tient au continent par une chaussée qu’on y a construite, Il admira la position de cette île qui, semblable à un isthme, est de la formé d’une langue de terre plus longue que large, et qui, séparant de la mer un étang considérable, se termine en un grand port. Il dit qu’Homère, admirable en tout, était aussi un habile architecte, et il ordonna qu’on traçât un plan de la nouvelle ville, conforme à la position du lieu. Comme les architectes n’avaient pas de craie, ils prirent de la farine, en tracèrent sur le terrain, dont la couleur est noirâtre, une enceinte en forme de croissant dont les bases droites et de grandeur égale renfermaient tout l’espace compris dans cette enceinte, semblable à un manteau macédonien qui va en se rétrécissant. Le roi considérait ce plan avec plaisir ; lorsque, tout à coup, un nombre infini de grands oiseaux de toute, espèce vinrent fondre comme des nuées sur cette enceinte et mangèrent, toute la farine. Alexandre était troublé de ce prodige ; mais les devins le rassurèrent en lui disant que la ville qu’il bâtirait serait abondante en toutes sortes de fruits et nourrirait un grand nombre d’habitants divers ; il ordonna donc aux architectes de commencer sur-le-champ l’ouvrage.

La médaille (fig. 61), que nous donnons ci-dessus, est une allusion à la fondation d’Alexandrie. Le fondateur, debout et tenant son sceptre, tend le bras en signe de protection vers la ville personnifiée, qui a pour coiffure la dépouille d’un éléphant et tient en main un bouquet d’épis.

 

DESCRIPTION D’ALEXANDRIE. — Alexandrie fut fondée par Alexandre, l’an 331 avant notre ère, sur l’emplacement d’une obscure bourgade nommée Rhakotis. L’aspect d’Alexandrie, telle qu’elle existe aujourd’hui, ne peut donner en aucune façon l’idée de ce qu’était cette ville au temps des Ptolémées. Le terrain même où repose le quartier qu’on appelle la ville turque n’existait pas au temps d’Alexandre. L’ancienne cité était élevée dans un espace compris entre la rade et le lac Maréotis. Parallèlement à la côte s’élevait l’île de Pharos ; sur laquelle fut élevé le monument qui, de Pharos, prit le nom de phare. Un intervalle de 1,000 mètres environ séparait l’île de la côte, à laquelle elle fût réunie par une jetée sous les premiers Ptolémées ; cette jetée, séparant la partie orientale et, la partie occidentale de la rade, établit ainsi les deux ports qui communiquaient entre eux. Cette simple chaussée s’est élargie peu à peu par les atterrissements : elle est devenue avec le temps l’isthme d’un demi-kilomètre de large où est maintenant la ville turque ; mais, dans l’antiquité, il n’y avait là qu’une jetée conduisant de la ville au phare.

Le phare était une tour de marbre blanc à plusieurs étages, œuvre de l’architecte Sostrate de Cnide, et passait pour une des merveilles du monde. Il n’en reste rien. Le phare d’Alexandrie était particulièrement célèbre dans l’antiquité. Il était fort utile en signalant par son feu aux navires, dans leur marche nocturne, les bas-fonds et l’entrée du port qui passait pour assez dangereuse. Il avait coûté 800 talents, (3.936.000 francs) : l’architecte Sostrate de Cnide, qui l’avait bâti, avait été autorisé par Ptolémée à inscrire son nom sur l’édifice, ce qui était considéré comme un très grand honneur.

Les seuls monuments de l’Égypte pharaonique qu’on trouve à Alexandrie sont deux obélisques en granit rose, connus sous le nom d’aiguilles de Cléopâtre. Ils étaient originairement placés devant un des pylônes du grand temple d’Héliopolis et portent les cartouches de Touthmès III, de la XVIIIe dynastie (entre 1625 et 1517 avant Jésus-Christ). On suppose que Cléopâtre les a fait apporter là pour être placés devant le temple qu’elle éleva en l’honneur de César et de son fils Césarion : c’est ainsi, du moins, qu’on explique le nom traditionnel donné à ces obélisques.

Les Ptolémées embellirent leur capitale d’édifices de toutes sortes dont il ne reste plus aucune trace aujourd’hui. Les Romains en élevèrent de nouveaux, dont le sort ne fut pas plus heureux. Le seul monument, qui subsiste de leur domination est la colonne de Pompée, qui ne justifie en rien le nom qui lui a été donné. On croit qu’elle fut érigée au temps de Dioclétien, mais, d’après les historiens arabes ; elle aurait fait originairement partie d’un portique de 400 colonnes où se trouvait la fameuse bibliothèque. Il faudrait en conclure qu’elle appartenait au Serapeum, dont il ne reste plus aujourd’hui aucun vestige.

Le Serapeum, un des temples les plus renommés de l’antiquité, était placé sur une éminence dans la partie occidentale de la ville. Une vaste bibliothèque était annexée à ce temple, auquel on montait par un escalier monumental de plus de cent degrés.

Ce temple célèbre fut détruit par les chrétiens. La divinité qu’on y -adorait était d’origine égyptienne : c’était simplement Osiris-Apis, dont les Grecs ont fait Sérapis, par abréviation. Seulement, comme il lui fallait une légende, Ptolémée Philadelphe eut un rêve, dans lequel il lui était ordonné d’envoyer chercher à Sinope une statue renfermée dans le temple de Jupiter infernal ou Pluton. Les prêtres ayant refusé de livrer la statue, celle-ci quitta elle-même le temple pour venir sur le vaisseau qui devait la conduire à Alexandrie. Sérapis a pris, sous l’empire romain, le caractère d’une divinité suprême. Une médaille d’Antonin (fig. 62) montre le dieu entouré des planètes, qui sont elles-mêmes encadrées dans un cercle où sont les signes du Zodiaque. Mais, malgré ce caractère universel, Sérapis était considéré par les habitants d’Alexandrie comme leur dieu national, et leur union avec les Éphésiens est caractérisée sur un médaillon de Gordien le Pieux par une image de Diane d’Éphèse unie à celle de Sérapis (fig. 63).

Alexandrie a été bâtie sur un plan régulier et avec des rues se coupant à angles droits comme dans les villes d’Ionie. Pline le naturaliste donne de cette ville célèbre la description suivante :

On louera à juste titre, dit-il, sur le bord de la mer Égyptienne, Alexandrie, fondée, par Alexandre le Grand, dans le côté africain, à 12.000 pas de l’embouchure canopique auprès du lac Maréotis, dans un lieu qui se nommait auparavant Rhakotis ; le plan en a été tracé par Dinocrate, architecte d’un génie remarquable à divers titres, qui lui donna une étendue de 15.000 pas, et la forme circulaire d’une chlamyde macédonienne frangée sur les bords, avec un prolongement anguleux à droite et à gauche ; dès lors un cinquième de la ville fut consacré à l’emplacement du palais. Le lac Maréotis, au midi de la ville, provient de la bouche canopique par un canal qui sert au commerce de l’intérieur ; il renferme plusieurs îles ; il a 30.000 pas de longueur et 150.000 de tour, d’après l’empereur Claude.

La fameuse tradition arabe, d’après laquelle le tombeau de Mahomet serait en fer et demeurerait suspendu dans l’espace à cause de l’aimant que l’architecte avait placé tout autour, est empruntée à une rêverie bizarre de l’architecte Dinocrate ; le même qui traça le plan d’Alexandrie.  L’architecte Dinocrate, dit Pline, avait entrepris de faire la voûte du temple d’Arsinoé, à Alexandrie, en pierre d’aimant, afin que la statue en fer de cette princesse parut y être suspendue en l’air. La mort de l’architecte et du roi Ptolémée, qui avait ordonné le monument en l’honneur de sa soeur, empêcha ce projet d’être exécuté.  Ce projet inexécutable avait paru merveilleux aux habitants d’Alexandrie, et les Arabes le reprirent plus tard en l’attribuant au tombeau du Prophète.

La ville d’Alexandrie était divisée en deus quartiers principaux : le Rhakotis, établi sur l’ancienne bourgade du même nom, et le Bruchion, ville nouvelle, qui bordait le grand port et où étaient accumulés les palais, les temples et les monuments somptueux que les Ptolémées élevèrent à l’envi dans leur capitale. Il y avait aussi, dans file de Pharos, une sorte de faubourg presque exclusivement habité par des pêcheurs.

Une rue d’un plèthre de large (30 à 35 mètres) traversait la ville dans toute sa longueur de l’est à l’ouest, depuis la porte de Canope jusqu’à la nécropole : Elle était entièrement borde dé palais et de constructions magnifiques. Une autre rue, de la même largeur, coupait cette voie principale à angle droit et allait de la rade au lac Maréotis. Sur le lac même, on avait établi un grand bassin intérieur, qui recevait par les canaux toutes les marchandises provenant de l’Égypte et destinées à l’exportation.

D’immenses jardins publics, attenant au palais des Ptoléméen, s’étendaient sur un espacé de terrain équivalent au quart de la ville. Le palais s’élevait au fond du grand port, et on avait établi en face un petit bassin spécial ois restaient à l’ancre les galères royales.

Le palais des Ptolémées était placé dans le quartier du Bruchion là aussi étaient le Musée, où l’où allait entendre les leçons des professeurs les plus renommés, dans toutes les sciences, et la fameuse bibliothèque fondée par les Ptolémées. Une partie du palais, appelée Séma, renfermait les tombeaux des rois et celui d’Alexandre, qu’y avait élevé Ptolémée Soter.

L’eau potable était fournie à la cité par un canal dérivé de la branche canopique du Nil qui venait aboutir non loin de là : il y avait en outre, dans tous les quartiers de la ville, un très grand nombre de citernes.

Un vaste faubourg, du côté de l’est, renfermait l’hippodrome et conduisait de la- porte de Canope à Nicopolis ; du côté de l’Orient, un autre faubourg reliait la ville à la nécropole. Les Juifs occupaient dans Alexandrie un quartier spécial, qui, sous l’empire romain, formait une partie importante de la cité. La population totale de la ville s’était élevée dans une proportion très rapide. Sous Auguste, elle comptait plus de 900.000 habitants.

Cette prospérité était due à l’immense commerce d’Alexandrie, qui devint bientôt l’entrepôt de toutes les marchandises du Levant avec la Grèce et l’Italie.

C’est surtout par le commerce des grains que la capitale des Ptolémées acquit une si grande importance ; aussi voyons-nous, sur une médaille antique (fig. 64), la ville d’Alexandrie personnifiée par une femme assise tenant des épis dans la main, tandis que d’autres épis paraissent croître sur son pied. Outre son commerce, Alexandrie possédait une industrie considérable. Ses fabriques de tissus et ses teintureries, par exemple, occupaient un nombre immense d’ouvriers. Alexandrie, dit Pline, a inventé l’art de tisser à plusieurs lisses les étoffes qu’on appelle brocarts. Les fabriques de verreries et de papier étaient aussi pour la ville une très grande source de richesse.

Alexandrie devint en même temps un foyer scientifique et philosophique c’est là que se développa ce grand mouvement intellectuel qui ne devait, s’arrêter qu’après le triomphe du christianisme. Les Ptolémées, successeurs d’Alexandre, firent faire la traduction grecque des livres sacrés des Hébreux, connue sous le nom de version des Septante. Le nom de ces princes se rattache encore à la formation du Musée qu’on peut regarder comme là première académie du monde, et à la création de cette fameuse Bibliothèque qui renfermait toute la littérature connue.

Il y avait en réalité deux bibliothèques à Alexandrie : l’une, celle du Bruchion, fut brûlée pendant le siége de la ville par Jules César ; l’autre, annexée au temple de Sérapis, fut détruite par les chrétiens en même temps que ce temple. La tradition, d’après laquelle la fameuse bibliothèque d’Alexandrie aurait été brûlée par le khalife Omar, apparaît pour la première fois dans un écrivain arabe du XIIIe siècle, et est aujourd’hui considérée comme erronée.

Si Alexandrie était une ville absolument grecque, le reste de l’Égypte resta à peu près ce qu’il était auparavant. En encourageant les études philosophiques clans leur capitale, les Ptolémées respectèrent les croyances et les usages des anciens habitants et ils adoptèrent même leur culte, au moins pour la forme ils se firent Égyptiens sans cesser d’être Grecs. Aussi les édifices bâtis de leur temps, le fameux temple d’Edfou, par exemple, conservent-ils le vieux style pharaonique.

L’art égyptien ne subit pas de modifications bien sensibles sous les Ptolémées, seulement il suit une tradition et ne créé plus : la force d’impulsion’ imprimée par la vieille civilisation avait été trop forte pour s’arrêter ou changer tout d’un coup. Les temples de Philae et de Dendérah sont, avec celui d’Edfou, les monuments les plus importants que nous ait laissés l’époque des Ptolémées.

L’art, qui depuis longtemps avait cessé de progresser, commence son mouvement rétrograde à partir de la domination romaine. Les empereurs pourtant continuaient à Esneh, à Edfou, à Denderah, l’œuvre commencée par leurs prédécesseurs. Hadrien bâtit même toute une ville : Antinoé. Il éleva également pour son favori, Antinoüs, un tombeau digne des anciens rois et orné de sphinx et d’obélisques. C’est de là que vient l’obélisque, Barberini, à Rome.

A Alexandrie, les artistes continuèrent longtemps à mêler les emblèmes. Égyptiens et les emblèmes grecs. Ainsi, dans une médaille frappée en l’honneur d’Antinoüs, on voit, d’un côté (fig. 65), le jeune favori d’Hadrien portant au front la fleur de lotus, et, de l’autre côté (fig. 66), le même personnage figuré à cheval et tenant en main le caducée de Mercure.

La prospérité apparente de l’Égypte, sous l’empire romain, n’était pourtant que le dernier souffle d’une civilisation qui allait disparaître devant des idées nouvelles.

La grande école philosophique d’Alexandrie répond à la période romaine. Alexandrie était alors comme un vaste laboratoire, où toutes les idées venaient se fondre et se mêler : les juifs, les chrétiens, les Grecs et les vieux Égyptiens s’y coudoyaient, et un chaos inextricable fut le résultat de ce conflit. L’industrie continuait d’ailleurs à être très active et les discussions philosophiques n’arrêtaient aucunement le travail.

Le christianisme et les hérésies dissidentes prirent de bonne heure de l’importance dans une ville qui était devenue le centre de toutes les idées et de toutes les discussions du monde antique. On se ferait difficilement une idée de la confusion qui s’établit au choc de ces sectes hostiles, disputant au milieu d’une population avide de nouveautés et mêlant souvent, les doctrines les plus contradictoires. Une curieuse lettre de l’empereur Hadrien peut nous faire soupçonner ce qu’était devenue Alexandrie sous la domination romaine :

L’Égypte, dont, tu me disais tant de bien, mon cher Servianus, je l’ai trouvée légère, mobile, changeant de mode à tout instant. Les adorateurs de Sarapis sont chrétiens, ceux qui s’appellent évêques du Christ sont dévots à Sarapis. Il n’y a pas un chef de synagogue juive, un samaritain, un prêtre chrétien qui ne soit astrologue, aruspice, fabricant de drogues. Le patriarche lui-même, quand il vient en Égypte, est forcé par les uns d’adorer Sarapis, par les autres d’adorer Ile Christ. Quelle race séditieuse, vaine et impertinente ! La ville est riche, opulente, féconde ; personne n’y vit sans rien faire. Les uns soufflent du verre, les autres font du papier, tous sont marchands de toile, et ils en ont bien l’air. Les goutteux ont de l’ouvrage, les boiteux travaillent, les aveugles aussi ; personne, n’est oisif, pas même ceux qui ont la goutte aux mains... Pourquoi cette ville n’a-t-elle pas de meilleures mœurs ? Elle mériterait par son importance d’être la tête de tolite l’Égypte. Je lui ai tout accordé, je lui ai rendu ses anciens privilèges, et j’en ai ajouté tant de nouveaux qu’il y avait de quoi me remercier. J’étais à peine parti qu’ils tenaient mille propos contre mon fils Verus ; quant à ce qu’ils ont dit d’Antinoüs, tu dois t’en douter. Je ne leur souhaite qu’une chose, c’est de manger ce qu’ils donnent à leurs poulets pour les faire éclore ; je n’ose pas dire ce que c’est. Je t’envoie des vases irisés de diverses couleurs que m’a offerts le prêtre du temple ; ils sont spécialement destinés à toi et à ma soeur pour l’usage des repas, les jours de fête ; prends garde que notre Africanus ne les casse[2].

La prospérité d’Alexandrie survécut peu au monde païen. Néanmoins, malgré les dévastations de tout genre qu’elle avait subies et la diminution sensible de sa population, Alexandrie, lorsqu’elle tomba au pouvoir des Arabes, était encore une ville singulièrement riche. Amrou, écrivant au khalife Omar pour l’informer de sa conquête, lui mande qu’il a trouvé clans cette immense cité 4.000 palais, autant de bains publics, 400 cirques ou places pour les divertissements et 92.000 jardins.

 

LES VILLES DU LITTORAL. — Péluse, située à l’embouchure orientale du Nil, passait pour une ville malsaine à cause des marais dont elle était environnée. Boulevard de l’Égypte du côté de la Phénicie, elle était solidement fortifiée et toujours défendue par une garnison nombreuse. Le prophète Ézéchiel appelle Péluse la force de l’Égypte, et les auteurs de l’époque romaine en parlent dans le même sens. Cette ville est le lieu de naissance du fameux géographe et astronome Ptolémée : c’est aussi près de Péluse que Pompée débarqua après sa défaite de Pharsale et qu’il fut assassiné, 48 ans avant Jésus-Christ. La ville ancienne est entièrement détruite : on n’en reconnaît l’emplacement que par les rares débris qui se trouvent à 3.000 mètres environ de la côte où débouchait la branche pélusiaque, aujourd’hui comblée.

Canope était située entre Alexandrie et la bouche canopique du Nil, la plus occidentale, de toutes les branches du fleuve. Cette ville fut, selon une tradition grecque, fondée par les Spartiates, qui lai donnèrent d’abord le nom d’Amyclée ; elle possédait un temple de Sérapis, où il y avait une école sacerdotale fameuse.

Parmi les villes les plus importantes, il faut encore citer, en commençant par celles qui se rapprochent le plus de la Méditerranée

Buto, ville qui du temps d’Hérodote était célèbre par son oracle. Le nom de la ville où se trouve l’oracle, dit l’historien grec, est Buto : elle contient un enclos d’Apollon et de Diane. Le lieu consacré à Latone, où réside l’oracle, est vaste et ses portiques ont six brasses de hauteur. Parmi les choses remarquables qu’il renferme, j’indiquerai celle qui m’a paru la plus merveilleuse : c’est le temple même de la divinité, fait d’une seule pierre dont les parois ont en tous sens les mêmes dimensions : elle est haute, longue et large de quarante coudées ; une autre pierre forme la toiture et son entablement est de quatre coudées. C’est bien, de toutes les choses remarquables de l’enclos, la plus merveilleuse. Vient ensuite l’île Chemnis ; elle est située contre le temple de Buto, dans un lac vaste et profond, et les Égyptiens disent quelle est flottante. Je ne l’ai vue moi-même ni flotter ni se mouvoir, et j’ai été surpris d’entendre dire qu’il y eût une île flottante. Un vaste temple d’Apollon, où ont été érigés trois autels, existe en cette île, où croissent beaucoup de palmiers et d’autres arbres fruitiers ou stériles.

Naucratis, ville importante par son commerce. Son port fut longtemps le seul où les vaisseaux étrangers eussent la permission de débarquer leurs marchandises. Sous les derniers Pharaons, Naucratis était remplie de marchands grecs et phéniciens. Ce fut surtout à partir de Psamétik que cette ville prit sa physionomie grecque. Psamétik, dit Diodore de Sicile, recevait volontiers les étrangers qui venaient visiter l’Égypte ; il aimait tellement la Grèce, qu’il fit apprendre à ses enfants la langue de ce pays. Enfin, le premier de tous les rois d’Égypte, il ouvrit aux autres nations des entrepôts de marchandises et donna aux navigateurs une grande sécurité ; car les rois, ses prédécesseurs, avaient rendu l’Égypte inaccessible aux étrangers qui venaient y aborder, en faisant périr les uns et en réduisant les autres à l’esclavage.

L’ancienne Égypte était en effet, pour les Grecs, à peu près ce que la Chine et le Japon étaient, pour les Européens, avant les derniers traités.

 

SAÏS ET LA DÉESSE NEITH. — Saïs était célèbre par son temple de Neith, dans lequel étaient les tombeaux des rois saïtes. La XXVIe dynastie des rois d’Égypte était originaire de Saïs et répond à une des époques les plus brillantes dé l’art égyptien. Neith, la divinité locale de cette ville, est une personnification de l’espace céleste, qui joue à Saïs le même rôle qu’Hathor dans d’autres endroits ; elle est appelée en effet la vache génératrice ou la mère génératrice du soleil[3].

Le soleil, au reste, s’enfante lui-même dans le sein de Neith : dans la religion égyptienne, il est enfanté, mais non engendré ; car la déesse Neith, que les Grecs ont assimilée à Minerve, demeure toujours vierge, bien qu’elle soit mère. Plutarque rapporte une inscription en l’honneur de la déesse, qu’il a vue à Saïs et qui est ainsi conçue : Je suis ce qui est, ce qui sera, ce qui a été ; personne n’a relevé ma tunique et le fruit que j’ai enfanté est le soleil. Toutes les divinités égyptiennes représentent la même idée ; seulement elles changent de nom suivant les localités.

La grande fête, qui avait lieu à Saïs en l’honneur de Neith, était connue sous le nom de fête des lampes. Voici ce qu’en dit Hérodote : Quand on s’est assemblé à Saïs pour y sacrifier pendant une certaine nuit, tout le monde allume en plein air des lampes autour de sa maison : ce sont de petits vases pleins de sel et d’huile, avec une mèche dessus et qui brûle toute la nuit. Cette fête s’appelle la fête des lampes ardentes. Les Égyptiens qui ne peuvent s’y trouver, ayant observé la nuit du sacrifice, allument toutes les lampes : ainsi ce n’est pas seulement à Saïs qu’on en allume, mais par toute l’Égypte. On rapporte une raison sainte des illuminations qui se font pendant cette nuit. La raison de cette fête s’explique tout naturellement : on allumait les lampes au milieu de la nuit pour marquer le triomphe de la lumière sur l’obscurité. Toutes les cérémonies religieuses des Égyptiens se rattachent à la même pensée.

L’antique Ramsès, la fameuse ville qui fut construite par les Hébreux, dans la terre de Gessen, n’a laissé aucune ruine, mais l’emplacement où elle s’élevait est couvert de poteries brisées et de fragments de granit.

Tanis était autrefois une des villes les plus importantes de l’Égypte. M. Mariette a fait des découvertes importantes en fouillant dans les temples de Tanis, dont il attribue la dévastation aux édits des empereurs chrétiens, et notamment de Théodose.

 

BUBASTIS ET LES CHATS SACRÉS. — Bubastis, célèbre par le culte qu’on y rendait à la déesse Bast ou Pacht, était une ville sacrée. Les eaux du Nil entouraient lé sanctuaire, à l’exception de l’entrée qui était plantée d’arbres.

La ville entière de Bubastis était consacrée au culte de la déesse et tous les habitants y contribuaient. Hérodote nous raconte ainsi la cérémonie qu’on célébrait en son honneur. Voici ce qui s’observe en allant à Bubastis : on s’y rend par eau, hommes et femmes pêle-mêle et confondus les uns avec les autres ; dans chaque bateau il y a un grand nombre de personnes de l’un et de l’autre sexe. Tant que dure la navigation, quelques femmes jouent des castagnettes, et quelques hommes de la flûte ; le reste, tant hommes que femmes, chante et bat des mains. Lorsqu’on passe près d’une ville, on fait approcher le bateau du rivage. Parmi les femmes, les unes continuent à chanter et à jouer des castagnettes, d’autres crient de toutes leurs forces et disent des injures à celles de la ville ; celles-ci se mettent à danser et celles-là se livrent à une pantomime peu convenable. La même chose s’observe à chaque ville qu’on rencontre le long du fleuve.

Il est probable que ces cris furieux, mêlés à des chants d’allégresse, se rapportaient au double caractère de la déesse, qui est à la fois lionne redoutable pour les méchants et chatte caressante pour les bons.

La divinité solaire qu’on adorait à Bubastis, apparaît, en effet, dans l’art sous deux formes différentes. Quand elle exprime l’ardeur dévorante du soleil, elle a une tête de lionne, quelquefois surmontée du disque solaire : sous cet aspect, elle est chargée du châtiment des damnés dans l’enfer égyptien, nôs musées en offrent plusieurs représentations : la figure 67, ci-dessous, nous montre la déesse assise et tenant en main la croix ansée, symbole de la vie divine pour les dieux de l’Égypte.

Quand la même déesse exprime seulement la chaleur bienfaisante, elle est appelée Bast ou Beset, et prend alors la tête d’une chatte, car elle n’est lionne que pour les méchants.

L’attribution de la chatte à cette divinité, dit M. de Rougé, nous a valu une quantité de belles chattes en bronze et en faïence bleue. Les Égyptiens ont su imiter avec un talent infini l’attitude gracieuse des chattes d’Orient, habituellement plus sveltes que les nôtres ; les oreilles percées indiquent qu’on â souvent Corné ces figures de bijoux. Il en était sans doute ainsi des chattes sacrées ; on remarque également sur ces bronzes des colliers gravés et damasquinés en or. La forme des socles de ces chattes reproduit quelquefois l’hiéroglyphe du nom de la déesse.

Hérodote nous a transmis de curieux détails sur les cérémonies qui accompagnaient la mort de l’animal consacré à la déesse, le chat : Si dans quelque maison, dit-il, meurt un chat de mort naturelle, quiconque l’habite se rase les sourcils seulement ; mais quand il meurt un chien, on se rase la tête et le corps entier. On porte dans les maisons sacrées les animaux qui viennent de mourir et on les enterre à Bubastis. A l’égard des chiens, chacun leur donne la sépulture dans sa ville et les arrange dans des caisses sacrées.

On a retrouvé, en effet, une grande quantité de quadrupèdes embaumés et enveloppés dans leurs bandelettes, comme celui que montre notre figure 68. Mais il est à remarquer que les momies de chats (que l’on retrouve ainsi) sont beaucoup plus communes que les momies de chiens : c’est que le chat était spécialement considéré comme l’emblème de la déesse Bast ou Pacht.

Les emblèmes divins, empruntés à la forme animale, se rattachent à des traditions, mythologiques dont plusieurs nous sont inconnues, mais qui personnifient toujours la lutte du bien contre le mal, ou de la lumière contre les ténèbres.

C’est cette lutte qui apparaît dans l’attribution du chat à une divinité. Le chat, en effet, est regardé comme un destructeur des ennemis du soleil, c’est-à-dire des bêtes qui vivent dans des trous obscurs, comme les rats ou les souris.

Plusieurs papyrus funéraires, dit M. Paul Pierret, représentent le chat tranchant la tête du serpent qui symbolise les ténèbres. Ces raisons sont suffisantes pour justifier l’attribution de cet animal à une divinité qui, emprunte sa forme. C’est naturellement une divinité solaire, dont la représentation est assez fréquente dans nos musées ou elle est désignée sous le nom de Pacht, Bast ou Sekhet, car les divinités égyptiennes ont toujours plusieurs noms.

 

BUSIRIS ET SES FÊTES. — Busiris (Bous-Osiris, dont les Grecs ont fait Busiris) tire son nom de ce que, d’après la légende, Osiris y fut déposée dans un boeuf en bois. Peut-être s’agit-il simplement de l’incarnation du Dieu dans un Apis. Il y avait en ce lieu un temple fameux dédié à Isis : on venait y pleurer la mort d’Osiris et le veuvage de la déesse.

C’est à Busiris, dit Hérodote, qu’on célèbre la fête d’Isis. On y voit une multitude prodigieuse de personnes de l’un et de l’autre sexe, qui se frappent et se lamentent toutes après le sacrifice ; mais il ne m’est pas permis de dire en l’honneur de qui elles se frappent. Tous les Cariens qui se trouvent en Égypte se distinguent d’autant plus dans cette cérémonie qu’ils se découpent le front avec leurs épées ; et, par là, il est aisé de juger qu’ils sont étrangers et non pas Égyptiens.

Cette fête, qu’il n’était pas permis à Hérodote d’expliquer, s’applique évidemment à la mort d’Osiris : les coups que se portent les assistants rappellent ceux que les pleureuses se donnaient dans les cérémonies funèbres. Tout défunt, en effet, était assimilé à Osiris, et on pleurait la mort du dieu comme celle des hommes.

Osiris, comme tous, les dieux égyptiens, est une personnification solaire ; mais il exprime plus spécialement le soleil de nuit. Vaincu par Tiphon, principe du mal et des ténèbres, c’est pour cela que, le soir, il disparaît derrière l’horizon et dissimule aux Nommes sa brillante lumière ; mais, le matin, il reparaît victorieux et brille de nouveau sous le nom d’Horus ou Harpocrate. La destinée de l’homme est la même, et la mort n’est qu’une étape au bout de laquelle on retrouve la vie.

 

 

 



[1] Plutarque, Vie d’Alexandre.

[2] Traduction de Louis Ménard (Hermès Trismégiste).

[3] P. Pierret, Dictionnaire d’Archéologie égyptienne.