ÉTUDES CHRONOLOGIQUES POUR L'HISTOIRE DE N. S. JÉSUS-CHRIST

 

CINQUIÈME PARTIE — DES ERREURS COMMISES DANS LA CHRONOLOGIE ÉVANGÉLIQUE

CHAPITRE Il — Réfutation des erreurs commises contre la chronologie évangélique.

 

 

Première objection. — Les traditions les plus communes dans l’Église répudient un système de chronologie qui fait vivre le Sauveur jusqu’à l’âge de trente-huit ans et trois mois.

R. Il n’y a, sur les années du Sauveur, aucune tradition vraiment digne de ce nom[1], toutes les opinions, plus ou moins répandues sur ce sujet, sont ou contradictoires entre elles, ou inconciliables avec des données formelles de l’Évangile. La première en date, celle que saint Irénée énonce et soutient dans ses écrits, fait vivre le Sauveur sur la terre environ cinquante ans. La seconde, adoptée par Clément d’Alexandrie et d’autres après lui, le fait mourir à trente ans, et ne donne à sa prédication que la durée d’une année. De telles erreurs et de telles contradictions ne peuvent former une tradition, je ne dirai pas obligatoire, mais simplement acceptable ; on les constate historiquement et l’on passe outre. Il faut arriver jusqu’à l’établissement de l’ère vulgaire, pour trouver, sur ce sujet, une opinion sérieuse et admise généralement dans l’Église ; cette opinion place alors la naissance du Sauveur au commencement de l’ère vulgaire, et sa mort en l’an 33 de cette ère. Mais, au sixième siècle, il est trop tard pour que cette opinion, bien que vraie dans sa partie la plus essentielle, puisse former une tradition ; c’est une chaîne à laquelle manquent les anneaux des premiers siècles, ceux qui peuvent seuls mettre une opinion en contact avec la vérité et lui conférer le caractère et les titres d’une tradition authentique.

Aussi, à partir du seizième siècle, lorsque l’imprimerie vulgarise les documents et permet enfin à la science de répandre toutes ses lumières sur ces questions, on voit les auteurs accepter généralement la date de l’an 33 pour la mort dû Sauveur, mais s’éloigner de plus en plus de l’opinion qui fixait sa naissance au commencement de notre ère vulgaire. L’Art de vérifier les dates, ouvrage qui résume toute la science chronologique jusqu’au dix-huitième siècle, fait vivre le Sauveur trente-sept ans et trois mois. Le prince des critiques, Tillemont, ne lui donne que trente-six ans ; mais il déclare en même temps ne rien voir qui empêche absolument de lui en donner trente-huit. Le P. Pagi, dit-il, a dû, selon ses principes, mettre la naissance du Sauveur le 25 décembre de la trente-neuvième année julienne, en l’an de Rome 747, six ans entiers avant l’ère commune[2]. Nous ne voyons rien qui empêche absolument de mettre, dès ce temps-là, la naissance de Jésus-Christ. Mais plus on l’éloignera de nous, plus on augmentera la difficulté qu’il y a à accorder la date de sa naissance avec ce que dit saint Luc, qu’il avait environ trente ans, lorsqu’il fut baptisé, pour le plus tôt en la quinzième année de Tibère, c’est-à-dire en l’an 29 de l’ère commune (Mémoires pour servir à l’hist. ecclés., t. I, p. 421).

Si le texte de saint Luc, cité ici par Tillemont, ne parait pas favorable à notre opinion (sans cependant lui être contraire), il y a, dans l’Évangile, d’autres données qui apportent à cette opinion toute l’évidence de la certitude, comme nous l’avons constaté dans la seconde et la troisième partie de ces Etudes : ces données, fixant la naissance du Sauveur à la fin de l’an 4707, P. J., et sa mort au 3 avril de l’an 4746, forcent ainsi à laisser à sa vie entière un espace de trente-huit ans et trois mois environ. Quant aux prétendues traditions qu’on leur oppose, voici ce qu’en pense M. Wallon :

Les traditions sont bonnes à suivre quand elles guident dans l’interprétation des Ecritures ; elles doivent être laissées, quand elles ne mènent qu’à leur faire violente : ce sont les textes de l’Évangile qu’il faut consulter avant tout, et à quoi tout le reste se doit accommoder. Or qui empêche de prendre dans son sens droit et naturel la date de la quinzième année de Tibère (date attribuée par saint Luc à la prédication de saint Jean-Baptiste) ? Rien absolument ; car les mots environ trente ans, dont saint Luc se sert en parlant de l’âge de Jésus-Christ à son baptême, comportent une approximation de plusieurs années (De la croyance, etc., p. 387).

En somme, les opinions qu’on nous oppose ne sont point de vraies traditions, et elles doivent s’incliner devant les données formelles de l’Évangile, telles que nous Ies avons exposées dans la seconde et la troisième partie de ces Eludes.

Deuxième objection. — L’âge d’environ trente ans, donné par saint Luc au Sauveur à l’époque de son baptême, parait en contradiction formelle avec l’âge de près de trente-cinq ans qui lui est attribué, dans ces Études, à la même époque.

La réponse à cette objection a été donnée plus haut. Voir IIIe partie, ch. I, § II.

Troisième objection. — L’opinion qui rapporte la naissance du Sauveur au 25 décembre de l’art 4707 de la période julienne est formellement contraire à l’ère chrétienne vulgaire, qui fixe le même événement six ans plus tard.

R. L’erreur la plus considérable, dans la chronologie, est celle que Denys le Petit a commise en fixant l’origine de l’ère chrétienne six ans trop tard. Cette erreur provient évidemment d’une fausse interprétation des textes du troisième chapitre de saint Luc, d’après lesquels Denys supposa que le Sauveur commençait sa trentième année peu après l’an 15 de Tibère. Denys fit donc correspondre l’an 15 de Tibère à l’an 29 de Jésus-Christ. Mais cette erreur est aujourd’hui reconnue de tout le monde. Il est avéré que le roi Hérode mourut en l’an 4 avant l’ère de Denys, et l’Évangile nous atteste que le Sauveur était né avant la mort de ce prince. Les preuves qui établissent la, vérité de ces dates ont été exposées dans la seconde partie de ces Études.

Quatrième objection. — L’opinion de saint Epiphane, qui rapporte le baptême du Sauveur au 8 novembre, est contraire à la tradition générale de l’Église qui place cet événement à la date du 6 janvier.

R. La date du 8 novembre, donnée par saint Epiphane, est, en effet moins autorisée dans la tradition ecclésiastique que celle du 6 janvier ; cette dernière remonte aussi à une plus haute antiquité, puisqu’elle est rapportée, quoique d’une manière vague, par Clément d’Alexandrie (Stromates, I, 21), et plus explicitement par Origène (in Ezech. Hom. I).

Malgré toutes ces autorités, nous avons cru devoir abandonner cette date du 6 janvier, afin de laisser à la prédication divine la durée traditionnelle de trois ans et demi ; nous avons confirmé en outre cet abandon par les raisons indiquées dans les chapitres précédents ; nous ajouterons ici que la fête anniversaire du baptême du Sauveur nous parait avoir été liée primitivement au 6 janvier par suite de l’opinion que le Sauveur COMMENÇAIT sa trentième année à l’époque de son baptême. C’est ainsi, en effet, que saint Irénée et plusieurs avec lui interprétaient le verset 23 du troisième chapitre de saint Luc. Nous avons réfuté cette fausse interprétation plus haut.

La date indiquée par saint Epiphane nous a paru mieux concorder avec la durée traditionnelle de la prédication divine, et c’est pourquoi nous l’avons adoptée, sans toutefois la regarder comme certaine.

Cinquième objection. — L’opinion qui fixe la mort du Sauveur en l’an 29 s’appuie sur les témoignages de plusieurs Pères des cinq premiers siècles, et de tels témoignages prouvent la vérité de cette opinion.

R. Nous avons raconté au chapitre précédent, la génération de cette opinion parmi plusieurs Pères des cinq premiers siècles, et ce seul récit est une réfutation déjà suffisante, puisqu’il montre que l’opinion de ces Pères avait pour base une erreur grossière, suivant laquelle le Sauveur n’aurait prêché qu’un an.

De plus, cette opinion est contraire à toutes les données de l’Évangile, qui établissent la vérité de l’an 33, comme étant la date de la mort du Sauveur, et celle de l’an 29, ou 15 de Tibère, comme étant au contraire celle des premières prédications de saint Jean-Baptiste (voir la troisième partie de ces Études).

Nous avons cité à la page 389 les Pères favorables à la date de l’an 29 ; mais leurs témoignages, souvent contradictoires entre eux, et appuyés sur de fausses données, ne peuvent former une tradition sérieuse ; ils ne constituent qu’une opinion particulière, opinion balancée par d’autres opinions et détruite complètement par les inattaquables données de l’Évangile.

Sixième objection. — S’il est impossible de faire remonter la mort du Sauveur à l’an 29, il ne convient pas non plus de la reculer jusqu’à l’an 33 ; or, parmi toutes les dates intermédiaires, celle de la Pâque de l’an 31 a pour elle des suffrages considérables par leur nombre et leur autorité.

R. Cette date a été soutenue en effet, dans les premiers siècles, par saint Epiphane, Euthalius, Cassiodore et quelques auteurs anonymes ; elle a été de nouveau proposée, dans ces derniers temps, par les astronomes Kepler et Calvisius et les Jésuites Decker et Petau ; mais cette opinion se brise contre la plupart des données qui rendent impossible la date de l’an 29.

La principale raison qui avait déterminé les partisans de cette opinion était qu’en l’an 31 la Pâque juive était voisine du jour traditionnel du 25 mars. Mais la tradition qui rapporte la mort du Sauveur au 25 mars n’a pour elle aucun fondement sérieux, comme nous le verrons plus bas, et la Pâque de l’an 31, tombant le mardi 27 mars, serait ainsi eu contradiction formelle avec l’Évangile qui fait coïncider la Pâque de la Passion avec un vendredi[3].

Ensuite la prédication du Sauveur n’a pu commencer avant la fin de l’an 15 de Tibère, ou 29, E. C. ; or, de là à la Pâque de l’an 31, il n’y a pas même deux années entières, intervalle beaucoup trop court pour la durée totale de la prédication du Sauveur.

Le P. Petau, qui soutient cette date (Doctr. temporum, l. XII), élude d’une manière plus ou moins spécieuse les autres données par lesquelles nous avons établi la vérité de la date de l’an 33 ; mais toute son habileté échoue nécessairement contre les deux difficultés que nous venons d’indiquer.

Septième objection. — Une parole dite par les Juifs au Sauveur, dès la première année de sa prédication (Jean, II, 20), prouve qu’il s’était alors écoulé un intervalle de quarante six ans depuis que le roi Hérode avait entrepris la reconstruction du Temple de Jérusalem ; or, d’après le P. Patrizzi (l. III, diss. LI, 8) et plusieurs autres, cette donnée prouve que la première année de la prédication divine a coïncidé avec l’an 26, E. C., et l’année de la Passion avec l’an 29.

R. Le P. Patrizzi a commis une erreur dans l’interprétation de ce passage en lisant la quarante sixième année, au lieu de quarante-six ans ; ce qui fait déjà une différence d’un an sur l’époque finale, et suffit à rendre son système impossible. Quant aux autres considérations qui doivent servir à résoudre cette objection, nous les avons exposées au long plus haut.

Huitième objection. — D’après l’historien Eusèbe, les archives d’Edesse attestent que la conversion du roi Abgar au christianisme a eu lieu en l’an 340 de l’ère séleucide des Chaldéens. Or cette date correspond à l’an 30 de l’ère chrétienne, et prouve ainsi que la Passion avait eu lieu dès l’an 29.

Cette objection est empruntée aux dissertations de Perron et du docteur Sepp[4]. Nous y avons répondu amplement dans le cours de cet ouvrage.

Neuvième objection. — Saint Chrysostome, dans une homélie sur les princes des Apôtres, assure que saint Paul a servi Jésus-Christ pendant trente-cinq ans, depuis sa conversion ; or saint Paul étant mort en l’an 67, sa conversion doit ainsi remonter à l’an 32, et la mort du Christ doit être placée encore plus tôt[5].

R. Les critiques s’accordent tous à ranger cette homélie parmi les œuvres faussement attribuées à saint Jean Chrysostome ; dans tous les cas, l’auteur ne citant point les preuves ou les témoignages sur lesquels il appuie son assertion, tout porte à croire qu’elle est le résultat d’un calcul fondé sur la fausse opinion qui rapportait la mort du Sauveur en l’an 29. Ainsi toute cette objection consiste à dire que l’auteur de cette homélie plaçait, comme beaucoup d’autres, la mort du Sauveur en l’an 29, opinion déjà réfutée.

Dixième objection. — Saint Chrysostome et plusieurs autres Pères disent encore que Jérusalem a été prise plus de quarante ans après la mort du Christ. Or, la prise de Jérusalem ayant eu lieu en l’an 70, la mort du Sauveur doit être ainsi placée avant l’an 30[6].

R. Tous ces calculs reposent sur la fausse opinion qui rapportait la mort du Sauveur en l’art 29, ils ne prouvent rien de plus que cette opinion elle-même, et ils varient avec elle ; ainsi, dans un endroit de ses ouvrages, Origène met entre la Passion et la prise de Jérusalem un intervalle de quarante-deux ans, et ailleurs il réduit cet intervalle à trente-cinq ans. Tous ces calculs n’avaient, dans l’esprit même de ceux qui les proposaient, qu’une valeur approximative cru incertaine.

Onzième objection. — Suivant mare ancienne tradition rapportée par Clément d’Alexandrie[7], le Sauveur aurait ordonné aux Apôtres de ne se répandre dans le monde qu’après avoir passé douze ans en Judée. Or saint Pierre étant allé à Rome en l’an 42, on doit reporter la mort du Sauveur douze ans plus tôt, c’est-à-dire en l’an 29, E. C.[8]

R. Cette prétendue tradition peut se concilier avec la date de l’an 33 comme avec celle de l’an 29, car on peut faire remonter l’époque initiale des douze années, avant la mort du Sauveur, jusqu’à la vocation des Apôtres, et supposer que l’ordre de rester douze ans en Judée est contemporain des autres instructions qu’ils reçurent alors, en l’an 30 ou 31.

Mais cette tradition est par elle-même très incertaine, et de plus, même avec l’hypothèse de l’an 29, il est impossible de la concilier avec une autre tradition beaucoup mieux fondée, suivant laquelle quelques Apôtres avaient déjà quitté la Judée avant l’an 42 ; saint Pierre, en effet, avait dès lors occupé le siège épiscopal d’Antioche pendant sept années, et saint Jacques le Majeur avait ; dit-on, fait un voyage en Espagne.

Douzième objection. — L’historien Orose rapporte qu’après la mort de Jésus-Christ, l’empereur Tibère proposa au sénat de le mettre au nombre des dieux ; mais que, le trop fameux Séjan ayant opposé un refus obstiné à celle proposition, le sénat tout entier suivit son exemple. Or Séjan fut mis il mort, par ordre de Tibère, le 18 octobre de l’an 31, et il s’ensuit que la mort du Sauveur remonte avant cette date[9].

R. Le récit d’Orose n’est que l’amplification d’un passage de Tertullien, où il n’est nullement question de Séjan. Or Tertullien, écrivant à la fin du second siècle, était beaucoup mieux informé qu’Orose, auteur du cinquième siècle, et, s’il ne fait aucune mention de Séjan, , c’est que ce dernier ne fut pour rien dans cette affaire. Eusèbe, qui raconte le même fait (Hist. ecclés., II, 2), ne dit rien non plus de Séjan.

Pour montrer combien la mention de Séjan est invraisemblable et même ridicule dans le récit d’Orose, nous citerons ici ce récit, ainsi que le passage de Tertullien auquel il est visiblement emprunté.

Texte de Tertullien (Apologétique, c. V) : Tiberius ergo, cujus tempore nomen christianum in sæculum introivit., annuntiatum sibi ex Syria Palæstina quod illie veritatem illius divinitatis revelaverat detulit ad senatum cum prærogativa suffragii sui. Senatus, quia non ipse (lisez in se) probaverat, respuit ; Caesar in sententiam mansit, comminatus periculum accusatoribus christianorum.

Texte d’Orose (Hist., l. VII, c. IV) : Postquam pansus est Dominus..... Pilatus ad Tiberium atque ad senatum retulit de passione et resurrectione Christi consequentibusque virturibus..... Tiberius cum suffragio magni favoris retulit ad Senatum ut Christus deus haberetur. Senatus, indignatione motus quod non sibi prius secundum morem delatum esset ut de suscipiendo cultu prius ipse decerneret, consecrationem Christi recusavit edictoque constituit exterminandos esse Urbe Christianas, præcipue cum et Sejanus praefectus Tiberii suscipiendæ religioni obstinatissime contradiceret. Tiberius tamen edictu accusatoribus Christianorum mortem comminatus est. Itaque paulatim immutata est illa Tiberii Cæsaris laudatissima modestia in pœnam contradictoris senatus..... atque ex mansuetissimo principe sævissima bestia exarsit..... etc.

Avant tant, nous ferons remarquer ici, dans le texte de Tertullien, une faute de copiste énorme et évidente : au lieu de : Senatus, quia non IPSE probaverat, respuit, il faut : Senatus, quia non IN SE (Tiberius) probaverat, respuit[10]. L’histoire nous apprend, en effet, qu’en l’an 25, E. C., Tibère avait, dans une circonstance solennelle et en plein sénat., défendu de lui rendre à lui-même les honneurs divins (Tacite, Ann., IV, 38) ; ce que l’on avait fait pour Auguste et ce que l’on fit ensuite pour les autres empereurs.

On voit dès lors quelle basse flatterie il y avait dans le refus timide que faisait le Sénat de décerner au Christ des honneurs dont l’empereur lui-même s’était jugé indigne, et cette bassesse du Sénat est parfaitement conforme avec tout ce que l’histoire en raconte à cette époque. C’est une preuve de la vérité du récit de Tertullien bien compris.

Au contraire, ce serait une tautologie ridicule et tout à fait antipathique au style sobre et fort de cet auteur, que de dire, suivant le faux texte : Le Sénat refusa, parce qu’il n’avait pas approuvé.

Or ce contresens forme précisément fa matière qu’Orose développe avec le plus de complaisance ; ce qui prouve bien qu’il n’avait point d’autre source que le récit défiguré de Tertullien.

On voit dés lors combien tous les détails qu’Orose ajoute à son auteur sont ridicules et impossibles : comment concevoir, en effet, l’indignation qu’il attribue à un sénat, depuis longtemps brisé et avili, en face d’une proposition de Tibère, et cet édit qui chasse les chrétiens de Rome à une époque où le nom de chrétien n’existait même pas en Judée, et cette modération de Tibère, en l’an 29 ou 30, lorsqu’il était déjà couvert du sang de tant de victimes ? La fausseté de tous ces détails confirme parfaitement la fausseté du rôle qu’Orose fait jouer à Séjan dans toute cette affaire, et dès lors son récit ne peut rien prouver contre la date de l’an 33.

Treizième objection. — Une tradition commune dans l’Église rapporte la date anniversaire de la Passion au 25 mars ; or il est impossible de concilier cette tradition avec la date de l’an 33, puisqu’en cette année-là la Pâque tombe le vendredi 3 avril.

R. La restitution du calendrier hébraïque, telle que nous l’établissons à la fin du volume (art. III), prouve l’impossibilité de la date du 25 mars pour la Pâque juive au temps du Sauveur. Mais, lors même que cette date serait possible, resterait à savoir en quelle année le 15 du mois lunaire a pu tomber tout à la fois le 25 mars et le vendredi.

Or, parmi toutes les années de la vie du Sauveur, il n’en est aucune où le 25 mars satisfasse à ces deux conditions. Le 25 mars coïncide bien avec le vendredi dans les années 12, 18, 29 et 35 de l’ère vulgaire ; mais la Pâque juive, ou le 15 Nisan, tombe le 26 mars en l’an 12, le 19 avril en l’an 18, le 17 avril en l’an 29, et le 11 avril en l’an 35.

Parmi ces dates, le 25 mars de l’an 12 (14 Nisan) est le jour qui se rapproche le plus des conditions exigées, et c’est pour cela que plusieurs auteurs du moyen âge avaient désigné cette année comme étant celle de la Passion ; mais cette date fait un immense anachronisme avec toutes les données historiques.

La coïncidence du 25 mars de l’an 29 avec un vendredi paraît aussi avoir déterminé le suffrage de plusieurs auteurs en faveur de cette année ; mais ils oubliaient l’impossibilité absolue de ramener la Pâque juive à ce même jour en l’an 29, car alors le 25 mars se trouve être le 22 du mois lunaire Véadar et non pas le 15 Nisan.

Depuis la naissance du Sauveur jusqu’en l’an 40, E. C., la Pâque juive ne tombe qu’une seule fois le 25 mars ; c’est en l’an 23 ; mais le 25 mars est alors un jeudi.

Quelle a pu être l’origine de la tradition du 25 mars ? Le premier auteur qui la donne est Tertullien, et Tertullien paraît l’avoir empruntée aux Actes, envoyés par Pilate à l’empereur Tibère. Or il n’est pas difficile de comprendre comment cette date inexacte a pu se glisser dans ces Actes ; le 25 mars était alors l’époque officielle de l’équinoxe du printemps, et l’équinoxe du printemps passait pour être la limite initiale de la Pâque juive ; Pilate, écrivant la relation de la mort du Sauveur quelque temps après la Pâque de l’an 33, aura sans doute négligé de vérifier l’échéance de cette Pâque dans le calendrier julien ; il aura indiqué simplement l’époque initiale et approximative du 25 mars comme date de l’événement.

La tradition du 25 mars ne donne ainsi qu’une date approximative.

Il s’en faut toutefois que cette tradition ait été commune dans les six premiers siècles de l’Église ; elle n’a été réellement que l’opinion particulière de quelques Pères latins, entraînés par l’autorité de Tertullien. Lactance et Idace indiquent la date du 23 mars[11].

Parmi les Pères grecs, Clément d’Alexandrie signale des opinions qui rapportaient de son temps la Passion au 21 mars, au 14 et au 20 avril. Un concile tenu à Césarée de Palestine, en l’an 196, donne la date du 23 mars. Cette même date est aussi adoptée par Anien, saint Athanase, saint Alexandre de Jérusalem et plusieurs auteurs postérieurs au sixième siècle[12].

Panodore se prononce pour le 18 mars[13].

Saint Epiphane, en parlant des Actes de Pilate, qui rapportaient la passion du Sauveur au 25 mars, remarque en même temps, que certains exemplaires de ces Actes donnaient d’autres dates : le 10 des calendes d’avril (23 mars) et même le 15 des calendes (18 mars)[14].

Toutes ces variantes montrent bien que la date du 25 mars n’a jamais eu les caractères d’une vraie tradition.

 

CONCLUSION.

I. Les objections qui procèdent sont les seules qui nous ont paru pouvoir être adressées à la vraie chronologie de l’histoire évangélique. Le lecteur a cru voir combien il est facile de le dissiper. Mais il n’en est pas de même des difficultés inextricables soulevées par les fausses chronologies.

II. En retardant l’époque de la naissance du Sauveur, comme le fit l’auteur de l’ère vulgaire, on se met en contradiction formelle avec les données évangéliques qui nous attestent que Jésus est né au temps du roi Hérode et au moment de l’application du recensement général, c’est-à-dire environ six ans avant cette ère[15].

III. En faisant mourir le Sauveur en l’an 29, on est obligé de rapporter le commencement de la prédication de saint Jean-Baptiste à l’an 25 ; mais alors que devient le texte de saint Luc, qui met cette prédication en l’an 15 de l’empire de Tibère, ou 29 de notre ère ? Que devient cette autre affirmation du même évangéliste : que Pilate était dès lors procurateur de Judée, quand on voit, par Josèphe, que Pilate n’a été envoyé en Palestine qu’en l’an 26 ? Comment expliquer les ténèbres signalées par Phlégon en l’an 33, dans une année où les éclipses de soleil furent impossibles ? Comment faire coïncider, en l’an 29, le vendredi de la Passion avec le 15 Nisan, jour de la Pâque juive ? La prophétie des semaines de Daniel, cette prophétie qui fait tomber d’une manière si merveilleuse la rédemption des hommes en l’an 33 de notre ère, que devient-elle si l’on déplace cette date ? Elle n’est plus qu’une énigme insoluble qu’il est bon de ne pas trop examiner pour ne point y perdre la tête, suivant la remarque de Corneille Lapierre. En un mot, toutes ces indications chronologiques, qui convergent d’une manière si admirable vers la date de l’an 33, sont dès lors rejetées dans une confusion inextricable, et tous les faits évangéliques avec elles[16].

IV. Au contraire, si nous rétablissons les faits à leurs véritables dates, un ordre magnifique vient remplacer cette confusion, et la concorde s’établit aussitôt entre les prophéties, l’histoire profane et l’histoire sacrée.

La seule objection un peu sérieuse qui puisse être opposée à cette chronologie, c’est qu’elle étend la vie du Sauveur jusqu’à l’âge de trente-huit ans, mais nous avons eu soin de montrer que cet âge était plutôt conforme que contraire au seul texte évangélique sur lequel on pourrait se fonder pour le contester.

V. A ceux qu’une semblable difficulté ferait anone hésiter, nous rappellerions ce passage de Bossuet : La première règle de notre logique, c’est qu’il ne faut jamais abandonner les vérités une fois connues, quelque difficulté qui survienne quand on veut les concilier ; mais qu’il faut, au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours fortement, comme les deux bouts de la chaîne, quoiqu’on ne voie pas toujours le milieu par où l’enchaînement se continue (Du libre arbitre, IV, vers la fin).

Nous sommes les premiers qui, suivant ce conseil de Bossuet, avons tenu fortement les deux extrémités de la chaire dans la recherche des années du Sauveur ; nous avons établi les deux dates extrêmes de sa naissance et de sa mort, et nous avons démontré de plus que la grandeur de l’intervalle qui sépare ces deux dates n’était nullement contraire aux données de l’Évangile.

VI. En terminant la lecture de ces Études, on se demandera peut-être pourquoi Dieu n’a point, dans l’Évangile, éclairé toutes ces dates d’une complète lumière ; pourquoi il a laissé planer sur elles cette obscurité qui a provoqué ensuite tant de controverses parmi les auteurs chrétiens ? Il est le maître ! Mais, avant de recourir à cette raison dernière des actes divins, nous pouvons ici pénétrés sans témérité les vues de la Providence. Mais toutes les révélations de Dieu, il y a une partie lumineuse et aile partie obscure : la partie lumineuse pour éclairer la foi, la partie obscure pour, exercer la science ; la science et la foi sont ainsi amenées à connaître Dieu, chacune suivant sa nature. Ainsi, pour la chronologie sacrée, l’Évangile satisfait la foi nécessaire à tous, en indiquant la date principale qui est celle de l’an 15 de Tibère (Luc, III, 1) ; il abandonne ensuite à la science le soin de chercher les autres dates, tout en lui donnant libéralement les principaux éléments de ces recherches. Dans l’Ancien Testament, la Genèse, par des problèmes semblables, a conduit aux pieds du Dieu Créateur la science de nos géologues et de nos naturalistes. Les problèmes chronologiques de l’Évangile servent pareillement à faire connaître le Dieu Sauveur. Il est beau de voir des astronomes tels que Kepler, Calvisius, Ideler, agenouillés devant le berceau du Christ, et cherchant dans les cieux l’étoile qui guida les Mages, ou bien calculant la position des astres au-dessus de ce berceau et au-dessus de la croix du Calvaire. Que de fois les salles de l’Académie n’ont-elles point entendu de savantes dissertations sur ces questions difficiles ! L’astronomie, la numismatique, l’histoire profane, la géographie, ont dû venir tour à tour éclairer de leurs lumières la vie de l’Homme-Dieu, et elles ne l’ont point fait sans être sanctifiées elles-mêmes par une lumière plus auguste.

Et nous aussi, nous sommes heureux du temps passé dans ces études ; nous nous plaisons à espérer que ce temps ne sera pas sans résultat pour la vérité sur la terre et pour notre salut devant Dieu.

 

CHRISTO GLORIA.

 

 

 



[1] Voir l’opinion du P. Patrizzi sur l’acharnement aveugle de certaines personnes à de fausses traditions sur les années du Sauveur. Patrizzi, De Évang., l. III, diss. LI, n° 2, p. 615.

[2] C’est la date que nous avons adoptée et prouvée dans ces Études.

[3] Dans la restitution du calendrier hébraïque, nous avons cru devoir admettre, pour la Pâque de l’an 31, une date bien différente du 21 mars, et qui contredit encore plus le sentiment de Kepler et de Petau. Suivant une hypothèse appuyée sur des preuves positives, le 27 mars de l’an 31 aurait appartenu au treizième mois d’une année embolismique, et la Pâque, ou 15 Nissan de cette année-là, ne serait tombée que le mercredi 25 avril.

[4] Voir Perron, Diss. sur d’année de la mort de J. C., dans le cours d’Écriture sainte de l’abbé Migne, t. XXVII, col. 1386 ; et Sepp, Vie de N. S. Jésus-Christ, traduct. de Ch. Saintefoi, t. I, p. 147.

[5] Voir Sepp, ibid., t. II, p. 264 — L’homélie citée ici se trouve dans la Patrologie grecque de l’abbé Migne, t. LIX, col. 494.

[6] Voir Sepp, ouvrage cité, t. II, p. 265.

[7] Clément d’Al., Stromates, VI, 6. — Le P. Patrizzi pense que cette tradition viendrait d’une fausse interprétation de l’ordre donné aux Apôtres, le jour de l’Ascension, de ne pas quitter Jérusalem avant le douzième jour (De Evang., l. I, c. II, n° 47).

[8] Cette objection est faite par Perron, le P. Patrizzi et le docteur Sepp. Voir tous ces auteurs aux endroits cités dans les notes précédentes.

[9] Cette objection est du P. Perron, Dissert. sur l’année de la Passion, dans le cours d’Écriture sainte de l’abbé Migne, t. XXVII, col. 1885.

[10] Le sénat refusa, parce que Tibère n’avait pas approuvé cette apothéose pour lui-même. Il est regrettable que la faute que nous signalons ait pausé, sans être notée, dans les éditions modernes.

[11] Lactantius, Divin. Instit., IV, 10 ; Idatius Lem, Descriptio consulum, ad ann. 29.

[12] Clément d’Al., Stromates, I, 21 ; Concil. Cæsar. Apud Bedam, De Paschœ celebracione, versus finem ; Anian., apud Syncell., Chronagraph., p. 35 ; Athanas , Trad. de ratione Pasch., operum, t. II, p. 741 : Alexander Hieros, De computo, édit. Moratori, p. 207.

[13] Panodurus, apud Syncell., Chronograph., p. 35.

[14] Epiphane, Hœres., L, 1.

[15] Toutes ces affirmations sont prouvées dans la seconde partie de ces Études.

[16] Toutes ces affirmations sont prouvées dans la troisième partie de ces Études.