ÉTUDES CHRONOLOGIQUES POUR L'HISTOIRE DE N. S. JÉSUS-CHRIST

 

CINQUIÈME PARTIE — DES ERREURS COMMISES DANS LA CHRONOLOGIE ÉVANGÉLIQUE

CHAPITRE PREMIER — Histoire des erreurs et opinions relatives à la chronologie évangélique.

 

 

I. L’histoire des erreurs de la chronologie évangélique se partage en quatre périodes bien distinctes. La première s’étend depuis le premier siècle de l’ère chrétienne jusqu’au quatrième, et comprend la naissance avec le développement des principales erreurs. La seconde période s’étend ensuite jusqu’au sixième siècle ; c’est l’époque de la réaction contre la fausse opinion qui rapportait la mort du Sauveur en l’an 29 de l’ère chrétienne. La réaction est commencée par l’historien Eusèbe, et, au sixième siècle, Denys le Petit assure son triomphe par l’établissement de l’ère chrétienne vulgaire. Cette ère retarde. il est vrai, de sis ans la naissance du Sauveur ; mais elle a l’avantage de faire rapporter généralement à l’an 33 la grande œuvre de la rédemption des hommes, et ainsi de laisser à leur vraie place tous les faits de la prédication évangélique et des premiers temps apostoliques. La troisième période comprend l’intervalle du sixième siècle au dix-septième, période de calme et qui ne voit s’élever aucun doute bien sérieux, ni sur la fausse date de la naissance du Sauveur à l’origine de l’ère vulgaire, ni sur la vraie date de sa mort en l’an 33. Enfin la quatrième période, depuis le dix-septième siècle jusqu’au temps présent, comprend les grandes discussions soulevées par l’examen de ces deux dates.

Dans l’exposé historique qui va suivre, nous négligerons parfois l’ordre de ces périodes, afin de montrer plus clairement et plus brièvement le développement de chacune des opinions que nous verrons apparaître.

II. Nous devons dire tout d’abord que la date de la naissance du Sauveur n’a jamais été connue d’une manière précise et certaine. Ce n’est même qu’avec une approximation de quelques mois que nous avons pu, en réunissant toutes les données possibles, fixer cette date à la fin de l’an 4747, P. J., ou 7 avant l’ère vulgaire.

Les anciens s’étaient contentés de calculer cette date d’après les textes du troisième chapitre de saint Luc, suivant lesquels le Sauveur avait environ trente ans en l’an 15 du règne de Tibère (29, E. C.). Ils en concluaient presque tous qu’il était né quinze ans seulement avant l’avènement de ce prince, c’est-à-dire en l’an 2 ou 3 avant notre ère.

Leur unique tort en cela était de donner comme exacte cette date, dont l’un des éléments n’est qu’approximatif. Les fastes consulaires, au cinquième siècle, et les tables de Denys le Petit, au sixième, sont les premiers écrits oui la naissance du Sauveur se trouve retardée à l’an 1 de l’ère vulgaire. A partir du septième siècle jusqu’au dix-septième, cette époque est universellement acceptée, et elle n’éprouve de sérieuses contradictions qu’après les travaux du P. Pagi et du cardinal Noris qui en démontrèrent l’impossibilité[1].

III. Les erreurs relatives aux dates de la prédication du Sauveur demandent une histoire beaucoup plus complexe.

Le premier siècle de l’ère chrétienne fat naturellement celui où la recherche de ces dates préoccupa le moins les esprits. Cette recherche paraissait alors d’autant moins nécessaire qu’elle était plus facile. Les premiers chrétiens se contentèrent de recevoir les époques consignées dans l’Évangile, les Apôtres confirmèrent ces époques de vive voix, et indiquèrent en outre la célébration anniversaire des quatre grandes Fêtes de l’Église : Noël et I’Épiphanie, Pâques et la Pentecôte. La tradition commune ne leur attribue aucune autre indication chronologique ; les premiers fidèles, sortant presque tous des ténèbres du paganisme, avaient mille autres choses plus importantes à apprendre sur les dogmes et la morale du christianisme. Non seulement la chronologie échappe alors à toute discussion, mais elle semble même être complètement mise de côté, et les écrits d’Hermas, de saint Clément, de saint Denys l’Aréopagite et de saint Ignace, martyrs, ne citent aucune date précise pour les faits évangéliques ; ils rappellent simplement, dans l’occasion que le Seigneur est mort sous le procurateur Pilate ou l’empereur Tibère.

IV. Le premier auteur connu des errements chronologiques, dans les siècles suivants, est l’hérésiarque Valentin qui, après avoir modestement décoré les rêveries de son imagination du nom de Gnose (en grec Γνώσις, science), dogmatisa vers l’an 150 E. C. Valentin prétendait, que la plénitude de la divinité comprenait trente Eons ou personnes distinctes, engendrées les unes des autres, et le Christ, suivant lui, avait voulu honorer ce nombre mystique de trente Eons, en ne vivant sur la terre que trente années complètes, ni plus ni moins.

Saint Irénée, en réfutant cette monstrueuse utopie, nous apprend comment Valentin et ses sectaires prétendaient l’appuyer sur le texte même des saintes Écritures.

Non, s’écrie-t-il, ce n’est pas pour attester le nombre de trente Eons que le Seigneur s’est fait baptiser à l’âge de trente ans, car alors il faudrait le retrancher lui-même du nombre de ces Eons. Les gnostiques se trompent pareillement quand ils disent que le Seigneur n’a prêché qu’un an et qu’il a souffert la mort le douzième mois. C’est en vain qu’ils s’efforcent d’appuyer cette erreur sur cette parole du prophète : Je suis venu proclamer l’année salutaire dit Seigneur et le jour de la rétribution[2]. Véritables aveugles, qui prétendent avoir pénétré les profondeurs de la divinité, et qui ne comprennent pas ce qu’Isaïe entend ici par les mots de jour et d’année. Car il ne s’agit pas d’un jour ordinaire de douze heures ni d’une année de douze mois. Qui ne sait que les prophètes emploient fréquemment les mots dans un sens allégorique et non littéral ? Les Valentiniens mêmes en conviennent.

Le jour de la rétribution est pris ici pour le jour où le Seigneur rendra à chacun selon ses œuvres, c’est-à-dire pour le jugement ; et l’année salutaire du Seigneur, c’est le temps où nous sommes, le temps où Dieu appelle au salut ceux qui croient en lui et qui se rendent dignes de lui : or ce temps dure depuis la venue du Christ sur la terre jusqu’à la consommation des siècles, jusqu’au jour où le Seigneur recueillera ses élus.

Ici donc le jour de la rétribution suit immédiatement l’année salutaire, et, quand bien même le Seigneur n’aurait prêché qu’un an, le prophète, d’après leur sens, aurait encore menti en plaçant le jour de la rétribution aussitôt après cette année. Où est il ce jour, en effet ? L’année s’est écoulée et le jour de la rétribution n’est pas encore arrivé ; mais le Seigneur continue de faire lever son soleil sur les bons et les mauvais, et de faire pleuvoir sur les justes et les injustes. Bien plus, les justes souffrent la persécution ; ils sont tourmentés et mis à mort, tandis que les pécheurs jouissent des biens de ce monde, boivent et chantent, sans avoir égard aux œuvres du Seigneur. Dans le texte du prophète, cette année et ce jour ne peuvent se séparer, et le jour doit suivre immédiatement l’année. C’est donc avec raison que nous entendons par cette année salutaire le temps actuel, pendant lequel les élus sont appelés et sauvés par le Seigneur, et après lequel viendra le jour de la rétribution, c’est-à-dire le jugement. Et non seulement ce temps est appelé allégoriquement année, mais le même prophète, et Paul qui le cite dans son épître aux Romains, l’appellent aussi jour, quand ils disent : « A cause de vous, Seigneur, nous sommes mis à mort pendant tout le jour ; nous sommes traités comme des brebis destinées à la boucherie ». Dans cet endroit, le mot jour est pris pour le temps actuel où nous souffrons la persécution et où nous sommes mis à mort comme des brebis. Or, de même que ce jour ne comprend pas seulement un espace de douze heures, mais tout le temps des persécutions, de même aussi l’année dont il est parlé plus haut n’est pas une année de douze mois, mais représente tout le temps accordé à la foi, et pendant lequel les hommes peuvent croire à la prédication de l’Évangile, se rendre agréables au Seigneur et mériter d’être unis à lui.

Certes, il y a grandement lieu de s’étonner que ces hommes, qui se vantent d’avoir trouvé les secrets de la divinité, n’aient pas vu dans les Évangiles combien le Seigneur est allé de fois à Jérusalem après son baptême pour y célébrer la Pâque, se conformant en cela aux coutumes des Juifs. Il y est allé une première fois, lorsque après avoir changé Peau en vin à Cana, en Galilée, il monta célébrer la fête de Pâque, alors que Jean, le disciple du Seigneur, dit que beaucoup crurent en lui, voyant les miracles qu’il opérait. Après cela, nous retrouvons le Christ en Samarie, conversant avec la Samaritaine ; puis il guérit le fils du centurion en disant : Allez, votre fils est vivant. Ensuite il revient à Jérusalem pour une nouvelle fête de Pâque, et c’est alors qu’il guérit le paralytique de la piscine, malade depuis trente-huit ans. Il se retire ensuite au delà de la mer de Tibériade, où, avec cinq pains, il rassasie la multitude qui l’avait suivi. Il revient pour ressusciter Lazare, se retire à Ephrem quelque temps, afin d’éviter les embûches des Pharisiens, et de là, six jours avant la Pâque, il se rend à Béthanie, puis à Jérusalem, où il fait la Pâque avec ses disciples, le jour qui précéda sa passion.

Tout le monde conviendra sans peine que ces trois Pâques ne sont pas arrivées durant la même année. De plus, le mois où l’on célèbre la Pâque, et durant lequel le Seigneur a souffert, n’est point le douzième mois, mais le premier de l’année, et si les gnostiques, qui se vantent de tout savoir, ignorent cela, ils peuvent l’apprendre de Moïse.

Leur système d’une seule année et du douzième mois est donc démontré faux, et ils doivent y renoncer ou renoncer à l’Évangile (Hœres., II, 22).

IV. Cette réfutation serait parfaite, si saint Irénée s’était arrêté à ces premières réflexions, mais, par un défaut qui n’est que trop fréquent en pareille occasion, il passe de l’erreur des gnostiques à une erreur opposée, et c’est alors qu’il prétend que le Sauveur avait non pas trente, mais bien cinquante ans à l’époque de sa mort. Nous avons exposé cette erreur de saint Irénée plus haut.

L’opinion exagérée de saint Irénée a eu peu de partisans dans l’antiquité ; mais il n’en a pas été de même de l’erreur des gnostiques. Bien loin de s’éteindre avec la doctrine hérétique de ces derniers, elle pénétra parmi les catholiques, et plusieurs auteurs anciens des plus célèbres l’ont adoptée comme une tradition authentique : Clément d’Alexandrie la professe expressément, et, après lui, Origène et Tertullien n’ont pas cru devoir mieux faire que de l’imiter.

V. Vers l’an 192, E. C., Clément formulait ainsi cette erreur :

Le Seigneur est né en l’an 28 (de l’ère égyptienne d’Auguste, et 4710, P. J.), lorsque les Romains firent exécuter pour la première fois les recensements sous Auguste. La vérité de cette date est fondée sur ces passages de l’évangile selon saint Luc : L’an 15 de Tibère César, la parole de Dieu se fit entendre à Jean, fils de Zacharie. Et plus loin : Jésus venant pour être baptisé était âgé comme de trente années.

Or la prédication du Seigneur n’a duré qu’une année, suivant qu’il est écrit : Je suis envoyé pour prêcher l’année salutaire du Seigneur. C’est ce que disent à la fois le prophète et l’évangéliste[3].

Ainsi donc, quinze ans passés sous Tibère et quinze ans sous Auguste forment l’âge de trente ans, que le Seigneur avait à l’époque de sa passion. Quarante-deux ans et trois mois s’écoulèrent ensuite depuis la Passion jusqu’à la destruction de Jérusalem, et, depuis la destruction de Jérusalem jusqu’à la mort de l’empereur Commode, on compte cent vingt-huit ans dix mois et trois jours. En tout, depuis la naissance du Seigneur jusqu’à la mort de Commode, cent quatre-vingt-quatorze ans un mois et treize jours (Stromates, I, 21).

Le P. Patrizzi pense que le nombre des jours a été ajouté ici par une autre main que celle de Clément, vu les paroles suivantes de cet auteur : Quelques esprits trop curieux, voulant préciser la date de la naissance du Sauveur, désignent non seulement l’année, mais encore le jour qu’ils disent avoir été le 25 Pachon de la vingt-huitième année d’Auguste (Ibid.). Ailleurs Clément cite des traditions différentes ; ce qui montre uniquement qu’il ne connaissait rien de bien certain sur ce sujet[4].

VI. Vers l’an 200 de l’ère chrétienne, Tertullien adoptait la fausse chronologie de Clément, et faisait pareillement mourir le Sauveur à l’âge de trente ans, en la quinzième année de l’empereur Tibère. L’éminent jurisconsulte ajoute même à cette date la consécration d’une formule officielle, en mentionnant les consuls de cette année mémorable : Rubellius Geminus et Rufius Geminus. Ce consulat des deux Geminus, une fois cité par Tertullien, le fut bientôt par une foule d’autres, et, encore aujourd’hui, il a conservé auprès de certains auteurs l’autorité d’une vérité acquise et officiellement constatée ; tant est puissante une affirmation, même erronée, venant d’un homme tel que Tertullien.

Voici comment cet écrivain s’exprime (Advers. Judæos, VIII) : L’empereur Auguste a survécu quinze ans à la naissance du Christ ; après lui, Tibère César occupa l’empire durant vingt-deux ans sept trois et vingt jours, et c’est en la quinzième année de œ prince que le Christ souffrit la mort, étant alors âgé d’environ trente ans..... La passion du Christ a donc eu lien sous Tibère et sous les consuls Rubellius Geminus et Ruflus Geminus, au mois de mars et au temps de la Pâque, le premier jour des Azymes, qui était le huit des calendes d’avril (25 mars).

VII. Tertullien cependant parait n’avoir pas admis l’opinion des gnostiques, qui réduisait à un an la prédication divine ; il parait, au contraire, en avoir connu la véritable durée ; mais l’erreur engendre l’erreur et pervertit même la verité connue. Ainsi Tertullien, rapportant la fin de la prédication à l’an 15 de Tibère, devait en fixer le commencement à l’an 12, et c’est en effet ce qu’il fit : Le Seigneur, dit-il, manifesté à partir de l’an 12 de Tibère César[5]. Ici du moins l’erreur est flagrante : Tertullien oublie que la date de l’an 15 est formellement donnée par saint Luc au début même de la prédication de Jean-Baptiste ; il oublie lui, d’après son système de chronologie, le Sauveur n’aurait eu que vingt-sept ans au plus en l’an 12 de Tibère, tandis que, d’après l’Evangile et la tradition, il devait en avoir au moins trente au commencement de sa prédication. Contradictions tellement évidentes que personne, après Tertullien, n’a jamais osé les soutenir ou les partager.

VIII. Quant à la date du 25 mars, l’assurance avec laquelle Tertullien l’avait formulée, la possibilité de cette date et, dans tous les cas, sa proximité certaine de la date réelle nous expliquent suffisamment pourquoi plusieurs l’ont ensuite adoptée, et pourquoi saint Augustin, se confiant dans l’autorité de Tertullien, a pu dire avec la même assurance : Le Christ est mort sous le consulat des deux, Geminus, le huit des calendes d’avril (De Civit. Dei, XVIII, 54). Tertullien et saint Augustin n’avaient point calculé qu’en l’an 29, sous le consulat des deux Geminus, la Pâque ne pouvait tomber le 25 mars, jour qui, cette année-là, n’était pas le 15 Nisan, mais bien le 22 Véadar.

Malgré cette impossibilité matérielle, l’erreur couverte par l’autorité des deux noms de Tertullien et d’Augustin, les plus célèbres dans l’Église latine, l’erreur, disons-nous, devait acquérir une notoriété immense. Au moyen âge, on fit assez peu d’attention au consulat des deux Geminus, parce que l’usage de dater par consulat avait disparu avec le consulat lui-même ; mais l’anniversaire du 25 mars devint extrêmement populaire, et il acquit presque l’autorité d’un dogme de foi. On rapportait généralement ce jour à l’an 33, et, comme la plupart ignoraient quel jour tombait la Pâque juive en l’an 33, on ne se préoccupait point de la contradiction de ces deux dates. Toutefois, au onzième siècle, Sigebert de Gemblach signala cette contradiction et désigna l’an 12 comme pouvant seul concorder avec la tradition du 25 mars. D’après lui, toutes les dates évangéliques devaient être reculées de vingt-deux ans, immense anachronisme que Florence de Vigor, Vincent de Beauvais et Gervais de Cantorbéry ont cru devoir admettre dans leurs écrits[6].

Au treizième siècle, le célèbre Roger Bacon fut accusé d’erreur pour avoir dit que le Christ était mort le 3 avril et non le 25 mars. Vers l’an 1440, dans des thèses publiques soutenues à Sienne devant le pape Eugène IV, Alphonse Tostat attaqua la date du 25 mars, et voulut prouver celle du 3 avril. Cette opinion parut téméraire au pape, qui chargea le cardinal de Torquemada de la réfuter ainsi que plusieurs autres assertions véritablement erronées. Tostat rebondit au cardinal par un mémoire intitulé : Défense des trois conclusions. Sa persistance à soutenir la date du 3 avril ne parait pas avoir été prise en mauvaise part, car il fut peu après nommé évêque d’Avila, en Espagne.

Quelques années plus tard, Paul de Middelbourg, évêque de Fossombrone, soutint encore la date du 25 mars dans un ouvrage auquel Pierre de Rivo, docteur de Louvain, répandit en 1488[7].

Presque tous les martyrologes ont aussi adopté la date du 25 mars comme anniversaire de la Passion, et Benoît XIV a respecté cette opinion dans la révision du Martyrologe romain, car il rapporte à ce jour la mort du bon larron sur le Calvaire.

IX. Revenons au siècle de Tertullien. Vers l’an 250, Origène brille en Orient d’un éclat, sans égal. Pour lui, les saintes Écritures semblent n’avoir plus ni mystères ni difficultés, mais l’érudition d’Origène est plus vaste que solide, et lorsqu’il s’agit de chronologie, il montre par ses méprises et ses contradictions le peu d’importance qu’on attachait alors à la précision des dates.

Les Juifs, dit-il, promirent à Judas trente pièces d’argent, nombre égal à celui des années que le Sauveur . . . . .

[ici il manque les pages 386 et 387 du livre]

. . . . . deux cent deuxième olympiade, et, quant à la naissance du Sauveur, il la place en l’an 3 avant l’ère vulgaire, date erronée, il est vrai, mais qui se rapproche bien plus de la vérité que celle qui fut adoptée plus tard par Denys le Petit[8].

XII. Après Eusèbe, saint Jérôme continue de répudier la date du consulat des deux Geminus ; toutefois, moins habile qu’Eusèbe pour démêler la vérité dans les traditions contradictoires, il fait mourir le Sauveur un an trop tôt, en l’an 18 de Tibère. Saint Jérôme déduisait cette date par un calcul fort simple, mais insuffisant : la prédication divine avait duré environ trois ans ; en ajoutant cette durée à l’an 15 de Tibère, il obtenait l’an 18, date qui n’était séparée de la vérité que par une seule année.

Cette dernière date acquit bientôt une plus grande autorité que celle de l’an 29, E. C., comme on le voit par ce passage de la chronique de saint Prosper : Quelques-uns pensent que notre Seigneur Jésus-Christ a été crucifié en la quinzième année du règne de Tibère César, sous le consulat des deux Geminus, l’année même où, suivant l’indubitable autorité de l’évangéliste Luc, il a reçu le baptême et commencé à prêcher l’Evangile du royaume des cieux. Mais l’évangile de Jean nous apprend que le Seigneur, après son baptême, est allé trois fois célébrer la Pâque à Jérusalem, d’où il est clair que c’est seulement la troisième Pâque que le véritable Agneau a consacrée par l’effusion de son sang. Nous commençons donc l’énumération des consuls à partir de la manifestation du Seigneur, c’est-à-dire depuis le consulat de Rubellius Geminus et de Rufius Geminus ; mais nous rapportons la Passion au troisième consulat qui vient ensuite, et en cela nous sommes d’accord avec la tradition et la raison[9].

XIII. Ce serait toutefois se tromper gravement que de croire que les deux opinions citées par saint Prosper fussent alors les seules. Toutes les années, depuis l’an 28 de l’ère chrétienne jusqu’à l’an 35, furent dès lors et plus tard proposées comme dates de la Passion, et encore ne tenons nous point compte ici de quelques opinions extrêmes, mais isolées et sans écho, qui supposèrent parfois des dates beaucoup plus éloignées de la vérité. Chaque auteur ajustait comme il pouvait, et parfois d’une manière vague et contradictoire, les dates de la naissance et de la mort du Sauveur.

Pour résumer ici des détails longs et fastidieux, nous citerons les dates attribuées à la naissance et à la mort du Sauveur, ainsi que la durée donnée à la prédication évangélique par les principaux auteurs jusqu’au septième siècle[10].

XIV. La naissance du Sauveur est rapportée à l’an 4710 de la période julienne, ou 4 avant l’ère chrétienne, par saint Cyprien, Sulpice Sévère, Victor d’Aquitaine et la Chronique d’Edesse.

A l’an 4711, P. J., ou 3 avant l’ère chrétienne, par saint Irénée, Clément d’Alexandrie, Tertullien, Jules Africain, saint Hippolyte, Origène, Eusèbe, saint Jérôme, Hilarien, Cassiodore et un chroniqueur anonyme du troisième siècle.

A l’an 4712, P. J., ou 2 avant l’ère chrétienne, par saint Épiphane, Orose, saint Prosper d’Aquitaine, Basile de Séleucie, le comte Marcellin, Jornandès de Ravenne, Victor de Tunnones, saint Hésychius de Jérusalem, saint Isidore de Séville et quelques chroniqueurs anonymes.

A l’an 4713, P. J., ou 1 avant l’ère chrétienne, par Idace et saint Grégoire de Tours.

A l’an 4714, P. J., ou 1 de l’ère chrétienne, par les fastes consulaires du quatrième siècle et Denys le petit.

La Passion est rapportée à l’an 27, E. C., par saint Cyprien.

A l’an 28, par saint Paulin et le comte Marcellin.

A l’an 29, par Clément d’Alexandrie, Tertullien, Origène, Lactance, les fastes consulaires, le catalogue des papes, saint Ambroise, saint Augustin, Hilarien, Sulpice Sévère, Idace et quelques autres auteurs anonymes ou douteux.

A l’an 30, par Orose.

A l’an 31, par saint Epiphane, Euthalius, Cassiodore et quelques anonymes.

A l’an 32, par Origène, saint Jérôme, saint Prosper, saint Grégoire de Tours, Jornandès de Ravenne, et saint Isidore de Séville.

A l’an 33, par Eusèbe, Basile de Séleucie, Philopone d’Alexandrie, et tous ceux qui rapportent à la quatrième année de la deux cent deuxième olympiade les ténèbres survenues au moment de la mort du Sauveur.

A l’an 35, par Panodore.

La durée de la prédication du Sauveur est supposée d’une seule année par Valentin et les gnostiques Clément s’Alexandrie, Origène, Jules l’Africain, saint Cyprien, Philastrius, Gaudence et Hilarien.

Elle est supposée de deux ans et demi environ, par saint Épiphane, Apollinaire, saint Cyrille d’Alexandrie et saint Prosper.

Elle est reconnue de trois ans et demi environ par Tertullien, Origène, Eusèbe, saint Jérôme et saint Jean Chrysostome.

Elle est supposée beaucoup plus longue par saint Irénée.

XV. Telles sont les différentes opinions des Pères des premiers siècles, sur les années du Sauveur. Mais, à partir du septième siècle, l’ère vulgaire inaugurée par Denys le Petit répand un peu plus d’ordre et de lumière dans la chronologie.

La date de l’an 33 de cette ère est alors attribuée communément à la mort du Sauveur et devient populaire. Le vénérable Bède rapporte que, le jour de Noël de l’an 701, à Rome, dans l’église de Sainte-Marie-Majeure, on lisait ces mots écrits sur les cierges : A Passione Domini nostri Jesu-Christi anni sunt DCLXVIII. — Il s’est écoulé 688 ans depuis la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ (BEDA, De tempor. ratione, 45). Ce nombre concordait avec l’an 33.

Quant au jour précis de la Passion, le franciscain Roger Bacon, au treizième siècle, est le premier de tous qui eut la gloire de le retrouver et de le rapporter au 3 avril. Il énonce cette date dans une lettre adressée au pape Clément IV.

Au quatorzième siècle, Jean de Muris, docteur de Sorbonne, démontrait la même date dans un opuscule intitulé : De annis nativitatis Christi et ejus Passionis et de terminis Paschœ. Cet opuscule existe encore parmi les manuscrits de la bibliothèque impériale.

Au quinzième siècle, la même date est pareillement enseignée et prouvée par Alphonse Tostat, évêque d’Avila, par Paul de Burgos, juif converti qui mourut patriarche d’Aquilée, et par Jean Muller ou Regiomontanus, évêque de Ratisbonne.

XVI. A la fin du quinzième siècle, la découverte de l’imprimerie, en multipliant les livres, commence à vulgariser la science et à donner une immense impulsion aux travaux scientifiques ; malheureusement le protestantisme vient presque aussitôt corrompre cette activité générale, en y mêlant la fièvre et le délire de ses luttes religieuses ; aussi le seizième siècle est relativement stérile en travaux sur la chronologie. Les annales ecclésiastiques de Baronius, l’œuvre la plus remarquable de cette époque, nous offrent elles-mêmes un exemple frappant de l’imperfection de la science chronologique. Ce savant cardinal place le commencement de l’ère vulgaire deux ans trop tôt ; il retarde ainsi tous les faits de l’histoire jusqu’en l’an 254, où la suppression de deux années lui permet de rétablir les faits suivants à leur véritable date.

Baronius rapporte la mort du Sauveur en l’an 34, ce qui signifie l’an 32 de l’ère chrétienne, d’après sa manière de compter.

XVII. Au commencement du dix-septième siècle, l’apaisement des luttes religieuses permet enfin à la science de poursuivre ses études en tous genres, et elle le fait avec un immense succès. La chronologie évangélique est alors étudiée par d’illustres savants, tels que les astronomes Kepler, Calvisius et Riccioli, les chronologistes Scaliger, Herwaert, Petau, Usserius, Guillaume Lange, Grandami et Pezron, les critiques Noris, Labbe, Tillemont, Bernard Lami et Noël Alexandre[11].

Les mêmes questions sont pareillement traitées, au dix-huitième siècle, par Thoynard, dom Calmet, Lardner, Tournemine, Magnan, Sanclemente, les auteurs de l’Art de vérifier les dates, et les académiciens Fréret, Fontenu, la Nauze, la Barre et Gibert[12], enfin de nos jours par Ideler, le Père Patrizzi et M. Wallon[13].

Le résultat général de ces travaux fut d’établir scientifiquement, dès le dix-huitième siècle, que le Sauveur était né au moins quatre ans avant l’ère vulgaire et qu’il était mort en l’an 33.

On convient, dit Bossuet, que la vraie naissance de Jésus-Christ devance de quelques années notre ère vulgaire ; — et plus loin : La quatrième année de la deux cent deuxième olympiade (33, E. C.), marquée dans les annales de Phlégon, est constamment celle de la mort de Notre-Seigneur[14].

Bossuet, ainsi que la plupart des auteurs et des historiens modernes, adopte pour les années de Notre-Seigneur la chronologie d’Usserius, suivant laquelle la naissance du Sauveur est rapportée quatre ans avant notre ère, et sa mort à l’an 33 de cette ère ; la vie entière étant ainsi de trente-six ans et trois mois. Telle est aussi l’opinion soutenue par Tillemont, dans ses notes sur Jésus-Christ ; par Lancelot, dans la chronologie de la bible de Vitré, et par une foule d’autres.

XVIII. Mais l’opinion qui rapporte ainsi la naissance du Sauveur quatre ans et huit jours avant notre ère (25 décembre de l’an 5 avant l’ère chrétienne) n’est, en réalité, qu’un minimum d’approximation : le Sauveur est né au moins quatre ans avant cette ère. Mais combien en réalité ? L’Art de vérifier les dates donne cinq ans et huit jours, et fait ainsi vivre le Sauveur trente-sept ans et trois mois. M. Wallon penche visiblement pour la .date encore plus élevée de six ans et huit jours avant notre ère. Le P. Magnan élève cette différence à sept ans et huit jours. Nous avons adopté et prouvé dans la seconde partie de ces Études la date de six ans et huit jours avant notre ère ; la seule objection sérieuse qui puisse être adressée à cette chronologie est que la vie entière du Sauveur prend alors une durée de trente-huit ans et trois mois, objection à laquelle nous avons répondu au commencement de la troisième partie de ces Études.

Jésus, dit saint Luc (III, 18), avait environ trente ans au commencement de sa prédication. La fausse interprétation de ce texte a toujours été le grand écueil autour duquel la science des chronologistes est venue faire de nombreux naufrages.

Ainsi, par un respect trop servile de ce texte, Thoynard et dom Calmet ne font remonter la naissance du Sauveur que trois ans avant l’ère vulgaire ;

Langius deux ans seulement ;

Labbe, Grandami, Riccioli, Hardouin et de Vence font coïncider l’ère vulgaire et la nativité.

Tous ces auteurs font mourir le Sauveur en l’an 33.

Mais Sanclemente, Sepp et le P. Patrizzi, qui placent la Passion en l’an 29, n’hésitent pas à fixer, comme nous, sa naissance six ans auparavant.

Pezron, tout en admettant la même opinion, quant à la mort du Sauveur, croit devoir placer sa naissance deux ans plus tard.

Enfin Kepler, Calvisius, Decker, Petau et Plumyoen diminuent la vie du Sauveur à ses deux extrémités : ils placent la naissance un an ou deux après la date que nous avons adoptée, et ils s’accordent à fixer la mort en l’an 31, E. C.

XIX. On aime à constater que, malgré tous les efforts dépensés pour plier les données de la science à ces errements chronologiques, l’opinion commune et bien établie dans le monde savant, depuis trois siècles, rapporte la naissance du Sauveur au moins quatre ans avant notre ère, et sa mort en l’an 33 de cette ère.

Toutefois, la date véritable de la naissance du Sauveur n’a jamais été établie d’une manière bien positive, en même temps que la véritable date de sa mort, et dans un même système chronologique. Les trente-huit années qui séparent ces deux dates ont toujours plus ou moins effrayé les chronologistes, et M. Wallon lui-même hésite à fixer la naissance du Sauveur à la fin de l’an 4707, P. J., bien que cette date lui paraisse la plus probable.

 

 

 



[1] Voir Pagi, Critica Baronii, t. I, p. 7 et 8, et Noris, De Numa Herodis Antipœ et Cenotaph. Pisana, II, 6 et 16. Opp., t. II et III (1729).

[2] Isaïe, LXI, 1 et 2 ; Luc, IV, 19.

[3] Voir saint Luc, Evang., III, 1 et 23 ; IV, 19 ; et Isaïe, LXI, 2.

[4] Voir Patrizzi, De evangeliis, III, diss. XIX, n° 42.

[5] Dominus a duodecimo Tiberti Cæsaris revelatus est (Advers. Marcion., I, 16).

[6] Sigebert, Chronic., ad ann. 1076. — Florent, Chronic. apud Matth., Paris. — Vincent. Bellov., Speculum histor., VI, 77 et 88 ; VII, 7.

Gervais de Cantorbéry commence ainsi sa chronique : L’an de grâce 1100 selon Denys, et 1122 selon l’Évangile, Henri Ier hérita de la monarchie de toute l’Angleterre.

Le docteur Sepp cite même du Pape Urbain II, une bulle dont la date aurait été donnée, suivant un calcul semblable, en l’an 1122 pour 1088. Mais nous pouvons dire que, parmi les cinquante-huit bulles d’Urbain II contenues dans le Bullaire romain, il s’en est aucune dont la date soit ainsi rapportée (Vie de N. S. J. C., trad. de Ch. Sainte-Foi, t. I, p. 162).

[7] Voir Paul de Midd., De recta Paschæ celebratiorie, etc. Fossombrone, 1513, in-f°., et Pierre de Rivo, Opus responsivum, Louvain, 1488, in-4°.

[8] Voir Eusèbe, Chronic., ad ann. Abr. 2015 ; Hist. Ecclés., I, 5 et 10 ; Demonstr. evang., VIII, et apud Georg. Syncell., Chronograph., p. 325. La traduction latine de la chronique d’Eusèbe place la mort du Sauveur en l’an 18 de Tibère ; mais cette faute ne peut être imputée à Eusèbe, car le texte de cette chronique, qui nous a été conservé par le Syncelle, désigne l’an 19, et la version arménienne est d’accord sur ce point avec le texte grec. (Voir l’édition de cette chronique, par Angelo Mai, ad Olymp. 202, 19 Tiberii.)

[9] Le P. Labbe prétend avoir lu à la place de cette citation, dans quelques manuscrits, le passage suivant que nous traduisons : Quelques-uns rapportent à l’an 18 de Tibère la passion de Jésus-Christ, et ils en donnent pour preuve l’évangile de Jean, où l’on voit que le Seigneur a prêché durant trois année : après l’an 15 de Tibère César. Mais, comme une tradition plus commune place le crucifiement de Notre-Seigneur en la quinzième année de Tibère César, sous le consulat des deux Geminus, dans notre chronique, sans vouloir rien préjuger contre l’autre opinion, nous commencerons l’énumération des consuls, à partir des deux Geminus, en y joignant la mention des événements arrivés sous chacun d’eux.

La comparaison des textes originaux montre, selon nous, par la différence du style, que le passage cité dans cette note n’est point de saint Prosper. Ce qui prouve encore mieux que cet auteur ne rapportait point la mort du Sauveur en l’an 29, ce sont les paroles suivantes que nous empruntons à la même chronique : Tout l’intervalle compris depuis la quinzième année de Tibère, ou le commencement de la prédication évangélique, jusqu’à la ruine de Jérusalem, se trouve être de quarante deux ans.

[10] Le P. Patrizzi a recueilli les textes de tous ces auteurs dans son savant ouvrage de Evangeliis, III, diss. XIX, c. II.

[11] Kepler, De vero anno quo æt. Dei filius, etc.. Francfort (1614), et Eclogœ chronicas (1615) ; Calvinius, Enodario duarum quest. circa ann. Nat. et ministerii Chr. (1610) ; G. Langius, De annis Christi (1649) ; Grandarni, Chronologia Christiana (1668) ; Riccioli, Chronologia reformata, (1699) ; Scaliger, De emendatione temparum, l. VI ; Pagi, Critic. in Baron., A. C., II et III ; Hemaert, Chronologia nova, vera, etc. (1612) ; Petau, Doctrina temperum (1627), l. XII ; Usserius, Annales veteris et novi Testamenti et Chronologia sacra (1650) : Pezron, l’Histoire év. confirmer par la judaïque, etc. (1696) ; Noris, de Numo Herodis Antipam et Cenotaph, Pisana, II, 6 et 16 ; Labbe, Concordia chronol. (1670) ; Tillemont, Mémoires pour sertir à l’hist. ecclés., (1695), t. I, p. 420 et 437 ; Lamy, Harmonia sive concordia er. (1691). Noél Alexandre, Historia ecclés., (1698), t. I, P. 175-266 ; Prideaux, Hist. des Juifs, t. XVII, ad ann, D. 12.

[12] Dom Calmet, Hist. de l’Anc. et du Nouv. Testament (1625) ; Table chronol. ; Bible de Vence, édit. de 1828, t, XIX, p. 122, Diss. sur les années de J.-C. ; Lardner, Crediblity of the Gospel (1755) ; l’Art de vérifier les dates, 2e part., t. II, p. 159-258, édit. 1818 ; Magnan., Problem de anno nativ. Christi (1772) ; Sanclemente, de vulg. æræ reformat. (1793) ; Mémoires de l’Acad. des inscr., t. V, p. 270 ; t. IX, p. 91 ; t. XXI, p. 218, et t. XXVII, p. 100, et Hist. de l’Acad. des inscr., t. IX, p. 98 et 104.

[13] Ideler, Handbuch der mathem. und techn. chronologie ; Patrizzi, De Evang., t. III, diss. XIX ; Wallon, De la croyance due à l’Évangile (1859), ch. IV, p. 842.

Plusieurs autres auteurs, dans ces trois derniers siècles, ont traité les mêmes questions chronologiques ; mais nous avons dû nous borner à ne citer que les principaux.

[14] Discours sur l’histoire universelle, part. I, dixième époque, premiers alinéas.