ÉTUDES CHRONOLOGIQUES POUR L'HISTOIRE DE N. S. JÉSUS-CHRIST

 

PREMIÈRE PARTIE — PRÉLIMINAIRE

CHAPITRE PREMIER — Importance et état actuel de la question.

 

 

Pour bien posséder l’histoire du Dieu-Sauveur des hommes, il importe de connaître parfaitement le temps où il a vécu, et surtout les trois dates si remarquables de sa naissance, de sa prédication et de sa mort.

Rechercher et prouver ces dates, avec celles qui s’y rattachent, tel est le but de ces Études chronologiques.

L’utilité d’un tel travail est depuis longtemps reconnue par la science religieuse et profaner il a été entrepris plusieurs fois ; mais malheureusement le résultat de ces essais a toujours laissé plus ou moins d désirer, et, aujourd’hui encore, il règne parmi les historiens des divisions bien regrettables dans une aussi grave question.

Nous ne saurions mieux faire ici que de reproduire ce que les auteurs de l’Art de vérifier les dates disaient à ce sujet dans la préface de leur savant ouvrage (édition de 1770) :

L’importance de cet art, qui apprend à fixer l’ordre des événements, est si généralement reconnue, qu’il est inutile d’en relever ici les avantages. Personne n’ignore que la chronologie et la géographie sont comme les deux yeux de l’histoire, que sans elles l’ensemble des faits dont la connaissance est venue jusqu’à nous, n’est qu’un chaos ténébreux qui surcharge la mémoire sans éclairer l’esprit. Combien d’erreurs, en effet, par un défaut de ces deux sciences, se sont introduites dans l’histoire tant ecclésiastique que profane ? Elles sont innombrables.

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’il s’en soit glissé une, qui subsiste encore de nos jours, sur l’époque du plus grand et du plus merveilleux des évènements , nous voulons parler de la naissance de notre Sauveur Jésus-Christ, qui, dans l’ère dont nous nous servons, est placée quatre ans au moins trop tard ; en sorte qu’au lieu de compter à présent, comme nous le devrions, l’année 1774, ou peut-être 1775, nous ne comptons que 1770.

Une autre erreur non moins surprenante, dans laquelle on est tombé, concerne l’époque de la mort du Sauveur. Saint Augustin remarque que l’ignorance du consulat sous lequel Jésus-Christ est veau au monde, et de celui sous lequel il a souffert, avait porté quelques personnes à lui donner par méprises l’âge de quarante-six ans, lorsqu’il fut mis en croix. (Doctr. Chrét., l. II, c. 8.)

Grâce aux habiles chronologistes (il faut en dire autant des géographes) qui, depuis plus l’un siècle, se sont appliqués â l’étude de l’histoire dans ses sources, grand nombre de ces erreurs ont été corrigées, ou du moins reconnues. Mais leur savantes recherches n’ont pas, à beaucoup prés, dissipé tous les nuages ni aplani tontes las difficultés. Elles ont laissé en souffrance quantité de questions épineuses, dont la solution dépend moins de la sagacité de l’esprit que du secours de l’art. C’est donc rendre un service important à la république des lettres, que d’établir des règles générales et sures pour vérifier les dates des monuments historiques, fixer les époques des événements, et concilier entre eux, lorsqu’ils peuvent l’être, les auteurs qui ne sont pas d’accord les uns avec les autres, et quelquefois même semblent ne l’être pas avec eux-mêmes.

Ces incertitudes si graves, que les bénédictins signalaient, il y a près d’un siècle, dans l’histoire du Sauveur, ont persisté jusqu’à nous, et même ont semblé s’aggraver encore. On s’accorde bien, il est vrai, à reconnaître, avec tes auteurs, que la naissance du Sauveur a été placée, suivant l’ère vulgaire, quatre ans au moins après sa véritable date, mais l’année précise de ce divin événement est toujours mise en question ou ignorée.

Ce qui est encore plus grave, c’est la division qui règne maintenant au sujet de l’année qui vit mourir Notre-Seigneur, et à laquelle se rattache l’ensemble des faits évangéliques.

Trois auteurs remarquables par leur érudition, le P. Pezron, en 1696[1], Henri Sanclemente, en 1790[2], et le P. Patrizzi, de nos jours[3], ont abandonné la date de l’an 33 que donne l’Art de vérifier les dates, avec les plus habiles chronologistes, et ils ont fait les plus grands efforts pour rapporter la mort du Sauveur à l’an 29 de l’ère chrétienne vulgaire.

Le docteur Sepp[4], l’abbé Rorhbacher[5] et plusieurs autres ont suivi cette donnée dans leurs ouvrages historiques ; M. Chantrel[6] a même été plus loin en adoptant la date de l’an 28, ce qui fait un anachronisme de cinq ans avec la véritable époque.

Il y a quelques mois, certains journaux annonçaient, avec grand fracas, un ouvrage sur Jésus-Christ, composé, disait-on, par un savant orientaliste, lequel avait voyagé en Syrie aux frais de l’État, et nous rapportait ainsi le fruit de ses incroyables découvertes. L’auteur étant déjà connu par ses écrits, nous savions d’avance que ce nouvel ouvrage serait erroné et mauvais ; mais nous étions loin de nous attendre à ce chaos de contradictions et de blasphèmes publiés sous le titre de Vie de Jésus. Nous avions craint un instant que l’auteur pour colorer une pédanterie sacrilège, n’eût la prétention d’établir quelques dates. Certes, il aurait pu facilement relever les erreurs chronologiques renouvelées récemment par quelques écrivains dans l’histoire du Sauveur ; on pouvait le craindre d’autant plus que cet ouvrage était annoncé comme un suprême effort de science et de critique. Mais cette inquiétude s’est bien vite dissipée ; l’auteur a autant d’horreur pour les dates que pour les miracles, et ce prétendu apôtre du positivisme parait être aussi ennemi de la chronologie que de la logique.

Qu’il nous suffise de citer ici les paroles de M. Colani ; l’un de ces écrivains rationalistes dont les suffrages paraissaient naturellement, acquis à l’auteur de la Vie de Jésus.

Tout ce cadre (de la Vie de Jésus) est de pure invention quant aux faits et même quant aux dates. Mais ce qui est beaucoup plus grave encore, c’est le procédé inouï, d’après lequel M. Renan, brisant en mille pièces les récits et les discours des évangiles et surtout des synoptiques, en distribue les fragments, comme bon lui semble, dans l’une ou dans l’autre de ces trois cases. Ici toute discussion est inutile… il doit suffire de protester énergiquement entre ces perpétuels coups d’état, et de protester, non pas au nom d’un préjugé religieux, mais au nom de la science, au nom de la critique, au nom de l’histoire[7].

La seule date d’année que l’auteur en question ait osé citer d’une manière précise dans son texte, est celle de la mort du Baptiste (style Renan). Cette mort, arrivée vers le milieu de la prédication évangélique, est placée par l’auteur en l’an 29 et, autant qu’on peut le conjecturer d’après quelques notes, quatre ans environ avant la passion du Sauveur. Il résulterait de cette chronologie nouvelle, que la prédication de Notre-Seigneur aurait duré huit années entières, tandis qu’il est constant qu’elle n’a pas dépassé l’espace de trois ans et demi. Cela seul suffirait pour prouver, chez cet écrivain, l’ignorance du sujet qu’il traite.

Il a une grande raison qui nous fait aimer une chronologie exacte, et qui, en même temps, peut la faire dédaigner pair quelques-uns ; c’est son importance pour établir plusieurs des preuves de la révélation. Ainsi, par exemple, les semaines de la prophétie de Daniel, soigneusement additionnées, donnent pour résultat la divinité de Jésus-Christ, à peu près comme deux et deux donnent quatre[8]. Toutes les sciences sérieusement étudiées mènent à la foi, et, plus que toute autre science, l’histoire et la chronologie ont ce précieux avantage. Voilà sans doute pourquoi quelques esprits préfèrent les romans à l’histoire, et le chaos à l’ordre chronologique.

Au moment de livrer ces études l’impression, nous avons eu le bonheur de rencontrer urge savante dissertation de M. Wallon, membre de l’Institut, sur les années de Jésus-Christ[9]. Ce travail, s’il eût été plus complet, aurait rendu le nôtre inutile. Nous partageons presque toutes les idées de cet écrivain, et nous croyons que si ses conclusions n’ont pas été adoptées dans des ouvrages plus récents, c’est que la question, qu’il n’a fait qu’effleurer, demandait plus de preuves et de développements ; peut-être aussi cette dissertation est-elle restée trop ignorée. Il faut donc mettre ces vérités sous un nouveau jour, il faut assurer et compléter de plats en plus cette chronologie divine. Un travail étendu sur ces matières est de la plus grande opportunité, aujourd’hui surtout qu’un grand nombre d’écrivains entreprennent d’écrire sur la vie du Sauveur.

Encore que la foi et la morale soient en dehors de ces incertitudes chronologiques, néanmoins Y’esprit et le cœur du chrétien souffrant en voyant la plus grande des œuvres de Dieu, le fait le plus considérable de l’histoire des hommes, plat et déplacé trop légèrement& dans l’ordre des temps. La science sacrée ou profane réclame absolument des dates certaines pour établir et fixer ensuite, avec précision, leurs rapports de la religion naissante avec le monde politique.

Il est incontestable que ces rapports furent nombreux, même au temps de Notre-Seigneur. Le monde et la religion de Jésus-Christ, c’est le corps et l’âme vivant ensemble, distincts, mais inséparables : leurs relations mutuelles commencent avec leur naissance pour ne finir qu’avec leur mort, c’est-à-dire à la fin des temps. Mais, pour bien connaître la marche parallèle de ces deux ordres de faits, ainsi que leurs rapports continuels et importants, il faut nécessairement qu’une chronologie exacte nous donne leur véritable situation, les place en regard les uns des autres, et souvent les explique l’un par l’autre. Une seule date déplacée peut jeter dans une confusion inextricable des événements de la plus haute importance, dérober la solution naturelle de plusieurs difficultés, et en soulever mille autres également insolubles. C’est ce qui a lieu, par exemple, pour la mort du Sauveur, quand on la déplace de quelques années.

Après de sérieuses études, nous croyons posséder la-vérité, et dès lors c’est un devoir, dans des questions aussi graves, de la faire connaître, avec les preuves qui l’établissement.

Les thèses que nous allons développer ne sont pas nouvelles pour la plupart, souvent nous ne ferons que reproduire, en y ajoutant peu de chose, des démonstrations trop oubliées. Mais il fallait les réunir dans un même ouvrage, en former un système sûr et complet, qui embrasse toutes les parties de la vie du Sauveur ; il fallait surtout les défendre contre de nombreuses et spécieuses objections, restées jusqu’à présent sans réponse, et montrer enfin la fausseté et le danger des autres systèmes chronologiques ; c’est ce que nous avons voulu faire, et, Dieu aidant, nous pensons avoir suffisamment réussi.

Quel que soit l’accueil réservé à cet ouvrage, il a déjà reçu sa récompense ; à travers les aridités des calculs et des recherches, nous avons senti les douces joies que projette, même de loin, la figure du Sauveur. En suivait le plan de ces études, nous parcourions un cercle au centre duquel nous la retrouvions toujours. Notre seul regret était de ne pouvoir nous en rapprocher davantage et la contempler plus directement. Notas mihi fecisti vias vitæ ; adimplebisme lœtitia cum vultu tuo ; defectationes in dextra tua usque in finem. (Ps. 15, v. 12.)

 

 

 



[1] Confirmation de l’histoire évangélique, par le R. Paul Pezron, bernardin, 1696 — Cet ouvrage a été reproduit dans le Cours complet d’Écriture sainte publié par l’abbé Migne, t, XXVII, ad calcem.

[2] De vulgaria æræ emenditione, par Henri Sanclemente. In-folio, Rome, 1790.

[3] De Evangeliis, 2 vol. in-4°, par le R. P. Patrizzi, S. J., publiés à Fribourg en Brisgau, 1857.

[4] Histoire de Jésus-Christ, par Sepp, traduction de Charles de Saint-Fol, édition in-8°, Ier vol., p. 147 et suiv.

[5] Histoire universelle de l’Église catholique, par l’abbé Rorhbacher.

[6] Histoire populaire des Papes, par M. Chantrel, t. I, p. 33 et 57.

[7] Revue de théologie protestante de Strasbourg, 5e livraison, supplément, p. 401 et 402.

[8] Voir IIIe partie, ch. IV, § Ier.

[9] Dissertation sur les années de Jésus-Christ, par M. Wallon, insérée dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, nouvelle série, t. XXIII, p. 375, et De la Croyance due à l’Évangile, p. 342 et suiv.