MONSEIGNEUR DUPANLOUP ET M. LAGRANGE SON HISTORIEN

DEUXIÈME PARTIE. — LE TROISIÈME VOLUME

 

II. — MGR DUPANLOUP PENDANT LE CONCILE.

 

 

1° Première période du concile. - Sa polémique avec NN. SS. Dechamps, Bonjean et Spalding.

A son départ pour Rome, l'évêque d'Orléans dit à l'un de ses intimes : Le concile ! mais il est fait ; il est dans ce portefeuille, contenant 600 lettres d'évêques opposés aux excès qu'on veut voir dans le Syllabus, et par conséquent à la définition de l'infaillibilité pontificale. Deux questions connexes en effet, et dont la première, quoique moindre, dominait et commandait l'autre dans son esprit et son plan libéral.

Le voyage de Rome se fit à petites journées. En passant, l'évêque voulut voir, ce fut pour la dernière fois, Montalembert, plus souffrant, mais toujours plein d'ardeur et de flamme pour les grands intérêts catholiques, — dont il venait de conférer avec Dœllinger !

A Rome, il fit son séjour de la villa Grazioli, si célèbre durant le concile, et où l'on disait que les Orléanais de l'avenir iraient en pèlerinage.

On n'attend pas de nous, dit en commençant l'abbé Lagrange, l'histoire détaillée du concile. Les graves questions qui y furent débattues sont closes. Nous voudrions n'avoir pas à revenir, même dans la plus faible mesure, sur les débats qui ont précédé ; ils sont éteints dans la solution solennelle. Si nous avons mentionné les incidents préparatoires, c'est uniquement pour remplir notre devoir d'historien sur l'attitude et les actes de Mgr Dupanloup et les mobiles vrais de sa conduite. Un seul mot peut les résumer : ce fut le sacrifice réfléchi d'une popularité immense à une conviction profonde ; à ce qui était son droit incontestable, et que, pour les raisons à ses yeux les plus fortes, il considéra comme son impérieux devoir. Préoccupé des passions politiques, du retour de la société moderne, des sectes séparées, du schisme oriental à l'Eglise, tout en croyant pour sa part à l'infaillibilité du Pape, il ne pensait pas qu'il fût opportun de la définir comme dogme de foi. La discussion ouverte, il usa de son droit, comme, dans tout concile, ont fait les plus grands et les plus saints évêques. Il exprima son opinion hautement, loyalement, avec une ardeur qui était dans son caractère, mais qui était aussi dans sa conviction. Ce devoir rempli, quand le concile eut prononcé, celui qui avait été impétueux comme un lion, devint soumis comme un agneau.

Voilà la thèse, ou le mot d'ordre. Notre thèse à nous est celle-ci : sans nier ni le droit, ni le devoir dans une certaine mesure, nous soutenons que le .devoir interdisait à Mgr Dupanloup la plupart des moyens, pas toujours loyaux, qu'il a employés pour faire prévaloir son droit prétendu, et que son droit en demeure d'autant diminué ; nous soutenons qu'il a agi par opiniâtreté, par esprit de domination, plus que par conviction ; nous soutenons qu'il croyait moins à l'infaillibilité même qu'à l'inopportunité d'une définition qu'il s'était promis d'empêcher ; ou plutôt, par une illusion que nous ne nions pas et qui ressemble en laid à la bonne foi, qu'il dissimulait et se dissimulait à lui-même, sous l'inopportunité mise en avant, sa foi affaiblie ou éteinte en son âme à l'infaillibilité ; nous soutenons enfin qu'un moment arriva, — et il arriva bien avant la fin du concile, — où son droit prétendu était obligé à l'abdication, et où, par conséquent, son devoir était de suivre une toute autre conduite ; que, dans les derniers jours surtout, et particulièrement au jour de la définition, il ne lui restait d'autre droit et d'autre devoir que de céder à l'Esprit-Saint et à l'Eglise qui se déclaraient manifestement, et de dire Credo aux pieds du Pape et devant tous ses frères, au lieu de fuir en lion courroucé, en attendant l'agneau qui n'est jamais bien venu.

En arrivant à Rome, continue l'abbé Lagrange, il trouva la controverse aigrie par des passions personnelles, violentes, mêlées au zèle pour la vérité. Il s'y vit précédé et envahi par un flot d'incriminations odieuses et d'absurdes calomnies, soulevé par les Observations. Nous ne voulons pas relever ces imputations une à une, ni rappeler en détail tout ce qui, dans les journaux, dans des brochures, dans des lettres rendues publiques, fut écrit contre lui. Un seul trait : deux feuilles anglaises catholiques publièrent des lettres de Rome, d'après lesquelles les Observations auraient été écrites par ordre de l'empereur et par suite d'un marché ; et une feuille française le déclara plus coupable que le P. Hyacinthe.

On voit que l'abbé Lagrange ne cite que l'absurde, que ce qui n'a été dit par personne de sérieux, et ne garde trace dans aucun écrit parti de nos rangs ; qu'il cherche à innocenter la visite à l'empereur et à dégager toute responsabilité dans la chute d'Hyacinthe, en rapportant des conjectures ignobles et une comparaison odieuse ; on voit surtout qu'il travaille à renverser les rôles en accusant les défenseurs de l'infaillibilité d'une agitation que l'évêque d'Orléans avait causée plus que personne par sa conduite avant le concile, et surtout par ses deux dernières brochures, qui avaient frappé en même temps que lui à la porte de la salle conciliaire ; qu'il veut persuader qu'articles de journaux, brochures et lettres ne furent dirigés que contre lui, pour qu'on oublie tout ce qui a été lancé sous son inspiration, par sa plume même, dans les journaux à sa dévotion et dans tant de pamphlets qui dépassaient les adversaires et atteignaient la vérité catholique. Lui seul est calme, lui seul est digne, tout à l'œuvre sainte, tout à son devoir ! Lui seul est noble et courageux, lui seul offre un grand spectacle et mérite toutes les sympathiques admirations !

Dédaigneux des injures, — qu'il saura si bien rendre ! — il n'est soucieux que de la critique de ses Observations, publiée par Mgr Dechamps à la veille de l'ouverture du concile, — comme les Observations elles-mêmes ! Mais, au lieu d'une réponse soudaine et vive, il prépare un écrit calme, grave et mesuré ! — Nous en jugerons !

Cependant la question de l'infaillibilité, on le reconnaît, émergeait et dominait toutes les autres. Elle était plus mûre, on l'avoue, qu'à Trente, où elle fut, dit-on, écartée — ce qui est inexact. Depuis 1682, elle avait fait de grands progrès dans l'opinion et dans l'enseignement. Aussi l'évêque d'Orléans y croyait-il, comme le prouve ce qu'il écrivait, cinq ans auparavant, à Montalembert : Le chef de l'Eglise est infaillible quand il parle en son nom, dans les conditions où l'infaillibilité est promise. — Au nom de l'Eglise, ou en son propre nom ? Il entendait, je crois, au nom de l'Eglise, de l'Eglise prévenante ou adhérante, ce qui est le système gallican ; et je ne doute pas que Bossuet n'eût signé cette phrase.

Ne manquons pas de retenir la réponse qu'on nous fournit à l'objection tant de fois soulevée durant le concile : La question de l'infaillibilité a été une surprise ; nul ne s'attendait ni ne pouvait s'attendre à ce qu'elle fût posée, puisqu'il n'en était rien indiqué dans la bulle de convocation. — Il avait été déjà répondu que le Pape ne la pouvait proposer lui-même, soit par délicatesse personnelle, soit plutôt parce que c'eût été la supposer douteuse ; c'eût été admettre la nécessité d'une sanction conciliaire, c'est-à-dire effacer la primauté pontificale devant la suprématie en quelque sorte reconnue de l'épiscopat.

L'infaillibilité, non seulement à l'ouverture, mais dans les préliminaires mêmes du concile, était à l'état de fait acquis, et tellement reconnu, que la seule polémique extérieure souleva, irrita, prolongea outre mesure la discussion. Une fois posée, impossible de la repousser, et il y aura bien de l'amour-propre, bien de l'entêtement personnel dans certains efforts obstinément poursuivis pour en empêcher la définition.

M. Lagrange n'y contredit pas absolument. Fallait-il définir ? demande-t-il. Oui, répondaient la plupart des' évêques, car c'est la vérité, et la vérité opportune, nécessaire à déclarer dans l'état présent de l'Église.

Non, répondait une minorité imposante par les plus grands sièges de toutes les nations, sans parler des Orientaux. Quoique non unanimement admise, elle n'est plus menacée ; mais il faut peser les conséquences, et avoir égard aux difficultés d'une définition ; il faut surtout tenir compte de l'état des esprits dans les pays chrétiens ou infidèles, protestants ou schismatiques, des inquiétudes et des alarmes exprimées par les gouvernements.

Ces alarmes des Etats, c'est la minorité qui les a en partie excitées, en exprimant sa crainte de voir convertir les propositions du Syllabus en décisions obligatoires, et en présentant l'infaillibilité comme pouvant réagir sur les concordats et modifier profondément les rapports de Rome avec les gouvernements civils. C'est elle qui a dicté la note Hohenlohe, la dépêche La Tour d'Auvergne ; c'est elle qui poussera à d'autres interventions politiques et rédigera en quelque sorte le mémorandum Daru. En réalité, jamais les évêques ne s'étaient réunis au milieu d'une sécurité plus complète, d'une plus sérieuse certitude que rien de l'extérieur n'entraverait leur liberté. Du dehors comme au dedans, on peut dire qu'il n'y aurait eu ni obstacle bien fort, ni trouble bien profond, sans les appels au prince, sans les agitations intestines d'un parti dont Mgr Dupanloup se fit le chef le plus actif et le plus remuant.

Usant de son droit souverain, — félicitons l'abbé Lagrange de le reconnaître, — le Pape avait fait le règlement du concile, et en avait désigné les présidents et les officiers ; il avait nommé entièrement une des cinq commissions ; quant aux quatre autres, les listes du cardinal de Angelis, où n'avait été admis aucun des évêques les plus importants de la minorité, passèrent telles. Sans doute, c'était du premier coup préjuger et trancher la question ; mais il faut bien ajouter que les six cents signataires des fameuses six cents lettres auraient été bien libres d'introduire Mgr Dupanloup dans quelques-unes des commissions ; et, s'ils ne le firent pas, c'est, évidemment, que leurs lettres de compliments et de politesse n'avaient pas la portée doctrinale qu'on leur donnait depuis cinq ans. Oui, le concile était déjà fait, mais non dans le sens prêté aux six cents lettres !

En même temps, deux postulata contraires étaient proposés au concile : l'un demandant la définition de l'infaillibilité ; l'autre la repoussant. Selon l'abbé Lagrange, le premier n'aurait pas réuni plus de 400 signatures, et l'autre en aurait compté 137, et encore qui ne représentaient pas la minorité entière, sans parler d'un troisième groupe, qui, jugeant la définition inévitable, cherchait u ne formule pouvant rallier tout le monde.

L'abbé Lagrange ne dit pas tout ; il ne dit pas que le postulatum de la minorité, qui finalement ne porta plus que 31 signatures, arriva au Vatican, revêtu de 120 seulement, par voie extra-conciliaire et comme par des mains inconnues ; qu'il fut remis à un prélat domestique comme tout autre papier ; qu'au bout de cette marche incorrecte, tandis que l'autre postulatum était régulièrement adressé à la commission de l'initiative, il venait aux mains du Pape, qui était invité à faire acte de toute-puissance contre l'éventualité d'une définition estimée fondée et nécessaire par la majorité déjà visible ; que le Pape se contenta de le renvoyer à la commission des postulata, voulant, d'ailleurs, personnellement l'ignorer.

Quelle idée singulière, en effet, d'avoir adressé une telle pièce au Pape, qui, dans une audience du 6 janvier, devait dire : De prétendus sages voudraient qu'on ménageât certaines questions et qu'on ne marchât pas contre les idées du temps. Mais je dis, moi, qu'il faut dire la vérité, pour établir la liberté, qu'il ne faut jamais craindre de proclamer la vérité et de condamner l'erreur. Je veux être libre ainsi que la vérité !

Un mois après, à l'ouverture de l'exposition de Rome, il dit encore : Selon quelques-uns, la religion doit changer avec le temps, et elle aussi a besoin de son 89. Et moi je dis que c'est un blasphème ! C'était un mot attribué à M. de Falloux par la Gazette d'Augsbourg, journal de la secte libérale, qui disait l'avoir pris dans une lettre de félicitation au P. Gratry. M. de Falloux le laissa courir tout un mois sous son nom ; puis, dénoncé par le Diritto cattolico, il laissa d'abord agir ses amis, et fit le mort ; enfin, il adressa à la Gazette d'Augsbourg une lettre pour nier le propos ; mais la Gazette se tut, et ne mentionna même pas le démenti, comme le Père Gratry lui-même, qui n'aurait eu qu'à montrer la lettre à lui adressée pour dirimer le débat ; M. de Falloux n'opposa rien au silence injurieux de la Gazette d'Augsbourg, et refit le mort : d'où l'on est en quelque droit de conclure que le propos, exprimant si bien sa pensée si connue, avait été vraiment écrit.

Un mois plus tard, dans un discours aux vicaires apostoliques, au moment où Pilate jugeait Jésus, le Pape, après un geste de dédain et d'une voix sublime, s'écriait : Et il y en a qui ont de ces craintes du monde ! Ils craignent la révolution... Ils cherchent les applaudissements des hommes. Nous, cherchons l'approbation de Dieu... soutenons les droits de la vérité et de la justice. C'est le combat des évêques. Défendre la vérité avec le Vicaire de Jésus-Christ, et n'avoir pas peur. Mes enfants, ne m'abandonnez pas !

Rien de tout cela dans l'abbé Lagrange ! Et pendant que Pie IX déclarait en ces termes éloquents sa pensée, qui était celle de Dieu, que faisait la minorité ? Elle protestait contre le règlement, au risque de fournir aux hérétiques de l'avenir des armes pour battre en brèche l'autorité du concile ; elle attaquait la salle conciliaire, où, après quelques changements matériels, elle sut si bien et si longtemps se faire entendre ; elle attaquait l'infaillibilité par insinuations et par détours plus que directement et en face ; elle suscitait brochurier sur brochurier, pardessus tous le pauvre Gratry, et il se faisait de ces pamphlets des distributions singulièrement généreuses. Tout cela se donnait sans qu'on l'eût demandé, ce qui permettait de supposer une sorte de boîte à Perrette aussi munie pour ces autres frais du concile que la cassette du Pape, où les amis de l'Univers versaient pourtant de si riches aumônes. Au lieu de bénir ou de soutenir le vaillant et généreux journal, la minorité l'accusait et complotait un postulatum contre certaine presse, c'est-à-dire contre lui seul, comme le faisaient entendre clairement les Annales orléanaises. Pour son compte, elle usait immodérément de la liberté de la presse, et se glissait jusque dans le Moniteur, où, sous le pseudonyme peu sonore de Rey, on pouvait, à des signes certains, reconnaître la plume et entendre le clairon de Mgr Dupanloup lui-même, qui s'y dressait en évêque européen en face de l'œcuménique ; elle se réunissait par nations, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, chez Mgr Mathieu ou Mgr Darboy, pour la France, puis centralisait son action dans un comité international. Ses procès-verbaux, dit l'abbé Lagrange, font honneur à son esprit de modération, de sagesse et de zèle. Ce qui ne s'y trouve pas, a écrit l'un de ses membres, c'est le récit des souffrances morales de ces évêques, condamnés par leur conscience à marcher sur leur cœur et à contrarier dans ses désirs un Pontife vénérable et bien-aimé, pour lequel ils auraient donné leur vie. Ce qui s'y trouve moins encore, c'est le récit des souffrances qu'ils infligeaient au Pape, et dont nous entendions tout à l'heure la douloureuse expression ; des souffrances, des transes dans lesquelles ils entretenaient leurs vénérables collègues, et des troubles, des inquiétudes où ils jetaient les âmes.

Cependant on discutait le schema de fide, dont l'évêque d'Orléans ne se mêla pas, quoiqu'il l'eût étudié, assure l'abbé Lagrange. Il prit la parole sur les évêques et vicaires capitulaires, et sur le petit catéchisme universel. A en croire M. Lagrange, dès qu'il parut à l'ambon, il excita un vif mouvement de respectueuse attention. Les auditeurs durent être trompés, s'ils s'attendaient à la belle latinité de cet orateur si célèbre. Permittatis, dit-il dans la discussion du petit catéchisme, permittatis ut dicam vo bis : per VIGINTI ANNORUM aliqualis catechista fui... Veniam peto pro tam longo meo DISCURSU. Divagation, c'était bien cela, et non discours, qu'entendait dire ce prince de l'éloquence française, français ou gallican même en latin, malgré la vingtaine d'années d'études latines, aussi bien que d'études catéchistiques, qu'il traduisait par viginti annorum ! Voilà l'homme qui composait en vers latins avec ses élèves de rhétorique, et qui, naturellement, était toujours le premier, ce qui ne donne pas une haute idée des élèves. On comprendrait mieux sa primauté en prose française, où il était vraiment bon rhétoricien[1].

Quel homme surfait ! C'est ce que disaient du théologien, après une visite qu'ils lui avaient faite, deux évêques espagnols, c'est-à-dire de cette nation que l'évêque de Tulle appelait la nation théologique : Quelle réputation usurpée ! Il ne sait rien en théologie. Il n'en avait pas moins confiance absolue en lui-même. Mgr Vitte, qui, avec d'autres évêques, avait donné à la route par laquelle il se rendait au concile le nom de voie scélérate, disait de lui : Il parle aux évêques comme s'il était cardinal, aux cardinaux comme s'il était le Pape, et au Pape comme s'il était le Saint-Esprit.

L'évêque d'Orléans allait rentrer publiquement dans la polémique. Pris à partie dans les Observations, l'archevêque de Malines s'était cru obligé de répondre pour justifier son écrit sur l'infaillibilité, qu'on accusait d'avoir introduit prématurément la question dans le public. Dès l'annonce d'un concile général, répondait très bien Mgr Dechamps, achevant ainsi de dirimer le problème de priorité, tous les esprits au courant de l'histoire de l'Eglise avaient serti que le premier concile œcuménique depuis 1682 ne pourrait pas se taire sur une doctrine si opposée à la doctrine de Rome, c'est-à-dire à la croyance générale. Dès lors commença un travail contre la définition redoutée. Toute la presse annonça le sujet élaboré par l'évêque de Sura, et la Civiltà, soit avant, soit après, ne parla que de ce qui était dans l'air, c'est-à-dire dans la nature même des choses et des circonstances prochaines. A cette occasion, tous les journaux anti-chrétiens parlaient du dogme nouveau. Alors, et pas avant, et à l'usage des seuls gens du monde, l'archevêque avait pris la plume pour leur faire entendre que si l'infaillibilité était définie, ce ne serait pas la révélation d'une vérité nouvelle, ni l'invention d'un dogme nouveau, mais la simple définition d'une croyance aussi ancienne que l'Église.

Bientôt vinrent les agitations contre l'opportunité, question inséparable de celle de l'infaillibilité même. Mgr Maret l'a compris. Mgr Dupanloup, en disant qu'il se renfermait dans la première, a abordé forcément la seconde et insinué une solution négative.

Impossible de se taire. L'Église définit toujours quand il y a négation ou doute. On a pu faire silence sur l'opinion gallicane tant qu'elle restait à l'état de simple opinion, et d'opinion se réfutant dans la pratique, comme il a été reconnu ; mais, voici qu'aujourd'hui elle s'affiche comme doctrine certaine. Si le concile se taisait, on verrait renaître et le silence respectueux, et l'appel au futur concile. Et c'est pourquoi on réclamait déjà la périodicité conciliaire, ce qui dénaturait l'Église et annulait l'omnibus diebus de la promesse.

Quoique adressée du P. Gratry, cette lettre visait davantage l'évêque d'Orléans, qui, en effet, le 17 janvier, écrivit à l'archevêque pour lui expliquer son retard à lui répondre par le refus d'imprimatur. Sa lettre, tomme d'usage, fit le tour des journaux de France et d'Italie, qui en abusèrent en donnant à croire qu'on refusait aux uns ce qu'on accordait aux autres. A quoi Mgr Dechamps repartit : Vous savez bien que Rome n'accorde d'imprimatur à aucune publication sur cette matière durant le concile, et cela avec grande sagesse. Mais vous savez mieux que personne qu'elle accorde libre entrée à ce qui vient du dehors. Observations, Lettres de Gratry, tout cela est entré à pleines caisses sans encombre, et a été distribué au grand nombre, sinon à la totalité des Pères. Quant à moi, je n'écris que pour les gens du monde ; et si ma réponse aux Observations, publiées elles-mêmes dans les journaux, est postérieure à l'ouverture du concile, c'est que les Observations, imprimées seulement au départ pour Rome, sont venues frapper à sa porte. Quant au Père Gratry, c'est pendant le concile qu'il m'écrit par la voie des journaux, et je réponds de même, toujours pour les seuls gens du monde. On a objecté l'imprimatur accordé à la Civiltà. Mais la Civiltà est un journal antérieur et intérieur qu'on ne pouvait interdire, tandis que tous les journaux du dehors et tous les opuscules de circonstance inondaient Rome.

La réponse de Mgr Dupanloup à l'archevêque de Malines consista en deux choses. D'abord il l'accusa d'avoir donné le change en transportant habilement le débat sur la doctrine elle-même pour décréditer, et l'opportunité, suivant lui de peu d'importance, et l'auteur des Observations, dont il mettait ainsi en suspicion les sentiments théologiques ; un tel procédé, disait-il, appartient aux iniquités de la polémique, mot qu'il prenait à Louis Veuillot ; mais, de la part du vénéré et cher Seigneur, une telle méprise l'étonnait ; il avait pu traiter de l'opportunité sans toucher à l'infaillibilité. Ensuite, il recommença l'historique de la question ; il se remit à prouver que la définition n'était pas nécessaire, et qu'elle amènerait des périls inutiles ; il reprit son refrain : Faisons un grand concile, comme si ce n'était pas faire un grand concile que de définir la divine constitution de l'Eglise ; s'appropriant un mot de saint François de Sales, il se vantait de ne s'être laissé vaincre par personne dans la contention d'amour pour le Saint-Père, qu'il contristait si profondément, et il finissait par se poser en victime héroïque : J'ai brisé cette popularité telle quelle, et l'ai sacrifiée à ce que je crois plus que jamais un grand devoir, que j'accomplirai jusqu'au bout.

Hélas ! semble avoir répondu Mgr Faurie, quel dommage que cet homme, si recommandable par ses beaux antécédents, détruise lui-même toute sa gloire ! Que Dieu lui tienne compte de ses mérites antérieurs ! Personne ne trouve blâmable que ceux qui ne partagent pas une opinion exposent leurs idées : on est réuni en concile pour cela ; mais on réprouve les manœuvres extérieures tendant moins à fortifier une opinion qu'à la faire prévaloir par des moyens illicites. Cela ne peut sans doute aboutir malgré le Saint-Esprit ; on s'afflige néanmoins du tort que se font, devant Dieu et devant les hommes, les auteurs de ces manœuvres[2].

Imprimée à Naples, la brochure de Mgr Dupanloup fut connue avant d'être publiée. L'imprimeur napolitain, voulant faire plaisir à un très grand personnage laïc, de passage à Rome, le régala d'une épreuve, laquelle fut communiquée à un autre, puis à un autre, en sorte que ce devint le secret de la comédie. Pièce ainsi ratée, dont on s'amusa. Louis Veuillot a bien caractérisé, au point de vue littéraire, la brochure sonore ; un Théologien, Mgr Sauvé, l'a merveilleusement réfutée au point de vue doctrinal par ses Réflexions. Elle tourne, écrivit Louis Veuillot le 24 mars ; mais, à cause du nom de l'auteur, on la regarde tourner. Venue d'ailleurs, elle serait le peu qu'on appelle une brochure... Mgr Dupanloup persiste dans l'opinion que nous devons nous taire lorsqu'il a parlé... Tout écrit polémique appartient à la polémique. Il est lui-même un polémiste déterminé. Il est outillé de cinq ou six journaux, il commande une bande de journalistes, et tout cela ne chôme point tandis qu'il besogne en brochures... Notre droit de critique est d'autant plus certain, que l'Univers a reproduit en entier même les pièces contre lui, quoique peu mesurées d'expression et d'étendue. On n'a pas fait de même pour nous. Toutefois, je ne veux pas faire de théologie ; il s'agit simplement de littérature. Je laisse le Père du concile, et je n'aborde que l'Académicien, à qui seul j'en veux pour avoir compromis dans sa brochure deux caractères du style grave : le style académique et le style épiscopal, exigeant, l'un et l'autre, même en guerre, une tenue qui me semble ici manquer... il irrite, chose assez ordinaire ; mais en même temps il pèse, chose qui surprend... Sa Réponse à Mgr Dechamps n'intéresse pas ; elle est onéreuse, taquine et opprimante. — Rien là, sauf un mot à l'adresse des écrivains qui aiment trop le Pape : Nous en connaissons, Monseigneur, vous et moi, de ces écrivains-là, adulateurs et calomniateurs tout ensemble, qui sont l'OPPROBRE en même temps que la ruine des causes qu'ils prétendent servir... Humiliez-vous, mes frères et mes complices, car c'est de vous comme de moi qu'il s'agit... Voyez si vous ne devriez pas plutôt vous joindre à ces bénis de Dieu, des hommes et de M. Daru, qui ont l'honneur de servir la cause de l'hôte illustre de la villa Grazioli, où les Orléanais de l'avenir iront en pèlerinage... Cela est fâcheux surtout sous la plume d'un évêque... Un évêque devrait encore observer la gravité du juge, même lorsqu'il n'a plus la patience du père. Mansuetum esse ad omnes ! ce précepte que saint Paul donne à l'évêque, Quintilien le donne également à l'académicien... Mais il faut dire enfin ce qui me scandalise : c'est de voir un évêque persiffler un évêque, surtout lorsque son contradicteur s'est tenu, et bien en deçà, dans les convenances de la polémique... Onze pages pour exposer que son doux et loyal adversaire ne l'a pas compris, n'a pas pu, n'a pas voulu le comprendre, et le reste est consacré à prouver l'opportunité de ce mauvais compliment... L'accusation revient sans cesse, avec des ritournelles d'amitié plus aiguës. On meurt de cette perpétuelle caresse, dont le but visible est de trouver une place à enfoncer le dard. Monseigneur, cher Seigneur, cher et vénéré Seigneur, et autant de coups !... Soixante pages de ce miel !

Le Théologien des Réflexions prit la tâche que lui abandonnait Louis Veuillot, et il fit, lui, d'excellente théologie. Bien supérieure à toutes les brochures d'Orléans, sa brochure est une des meilleures qui aient été publiées durant le concile. Il prouva bien que ce n'était pas l'archevêque de Malines, que c'était l'évêque d'Orléans qui cherchait à donner le change, et que, sous le voile de l'opportunité, c'était l'infaillibilité même qui était impliquée. Il commença par faire remarquer que la Réponse arrivait trop tard, après la remise du schema sur l'infaillibilité, et que le Pape n'avait pas su mériter la gloire qui lui était offerte à la page 54 : Est-ce qu'il n'y aurait pas ici, pour le Saint-Père, une intervention pleine de magnanimité et de noblesse ? Il n'est pas, comme vous le dites, sous le coup de la nécessité. Il n'a pas posé la question ; elle n'est pas le but du concile ; elle n'est pas dans le programme, elle ne fait que troubler les esprits et retarder les travaux utiles. Elle ne peut d'ailleurs arriver au concile, si ce n'est... par lui-même. Il est le maître, pleinement le maître, seul le maître, de l'accueillir ou de l'écarter. Et si, dans sa haute sagesse, purement et simplement il l'écarte... la vérité est que jamais Pape n'aura donné un plus haut exemple de prudence consommée, de modération dans la force, et n'aura plus efficacement grandi son autorité dans l'admiration universelle.

Or, le concile venait d'être saisi, et saisi par le Pape ! Mgr Dupanloup, qui jamais n'a rien cédé, ni cédé à personne, ne se rebutera pas, et, la veille même de la définition, il renouvellera son instance, moins recevable encore.

Désormais, la division régnant sur la vérité même autant que sur l'opportunité, une définition devenait nécessaire, et pour la pacification des âmes, et pour l'honneur de l'Eglise et du concile, qui auraient eu l'air de reculer devant des menaces intérieures ou extérieures ; plus nécessaire, quand la papauté, déjà diminuée, et bientôt détruite au temporel, avait si grand besoin d'être accrue au spirituel, afin que les fidèles, dans l'isolement du Pape, sussent que seul il suffit ; nécessaire enfin pour la joie et le triomphe des pieux sollicitants, qui formaient l'élite autant que l'immense majorité de l'Église.

Retournant aux Observations, que la Réponse, après tout, ne faisait guère que reproduire, le Théologien montrait que les difficultés tant historiques que théologiques étaient exagérées ; qu'elles tournaient également contre l'infaillibilité soit des conciles, soit de l'Église dispersée ; qu'elles étaient d'ailleurs depuis longtemps résolues, en sorte qu'un long examen cessait d'être nécessaire ; que l'opinion gallicane, jusqu'alors tolérée, n'était plus libre, et qu'il ne suffisait plus de s'abstenir sur la doctrine en se retranchant dans la seule opportunité. Alors il demandait : Etes-vous ultramontain ou gallican ? Ni l'un ni l'autre peut-être ; du moins, invité plus d'une fois à se déclarer sur le fond, l'évêque d'Orléans s'y est toujours refusé, s'obstinant à se claquemurer dans sa masure opportuniste. Mais n'être pas pour, c'était être contre ; c'était diviser le Christ en divisant l'Église, son corps mystique ; c'était en faire un corps mal organisé, où les évêques et le Pape, la tête et les membres, étaient mis-en rapports intervertis et renversés, les membres commandant à la tête plus que la tête aux membres. Le jugement du Pape est infaillible par lui-même, et non par l'adjonction de celui des évêques, tandis que celui des évêques ne le devient que par son adjonction de droit et de fait à celui du Pape.

Mgr Dupanloup objectait : Si le Pape est infaillible, comme l'épiscopat l'est aussi en vertu des promesses, il n'y aura jamais entre eux de contradiction, et les décrets du Saint-Siège auront toujours leur effet. C'est ce qui a lieu depuis dix-huit siècles, et cela suffit.

Mais il ne suit pas de là que l'épiscopat soit infaillible comme le Pape. Si l'adhésion de l'épiscopat suit toujours, c'est de droit, et non de fait seulement, car autrement elle ne serait plus obligatoire, et la croyance resterait en suspens. C'est le système gallican du droit et du devoir d'examen et de contrôle, de répulsion, au besoin, par les évêques, tandis que, dans le système ultramontain, la foi de l'Église est toujours sûre, étant toujours la même que celle du Pape.

Quant aux périls si fâcheusement signalés, et avec tant d'exagération, ils sont chimériques. Comme le déclaraient les vicaires apostoliques, bien plus compétents, pas un fidèle qui ne commence à personnifier la foi dans son missionnaire, dans le Père, et qui ne soit instinctivement disposé à en trouver la règle dans l'enseignement du Père suprême plutôt que de l'épiscopat. Les incrédules avouaient eux-mêmes qu'une position nette et tranchée vaut mieux qu'un état de choses embrouillé, où tout se confond, et que l'infaillibilité du Pape existant de fait, il valait mieux qu'elle fût sanctionnée par le droit. Les schismatiques repoussent la primauté, et non l'infaillibilité du Pape ; et les protestants qui se convertissent ne s'arrêtent pas en chemin : c'est l'un d'eux qui a dit la dévotion au Pape. Pour les gouvernements, que leur importe l'élévation du fait au droit ? S'ils prennent ombrage, à qui la faute, sinon à ceux qui, comme l'évêque d'Orléans, leur ont soufflé une épouvante ridicule et non fondée ?

L'unanimité morale, tant réclamée, est certainement désirable, mais elle n'est nullement requise : l'Écriture s'en tait, et l'histoire des conciles est contre. Reconnue nécessaire, des évêques ignorants ou mal disposés paralyseraient tout dans l'Eglise. L'infaillibilité a été promise à Pierre d'abord, puis aux évêques unis à Pierre ; jamais aux évêques opposés à Pierre, fussent-ils nombreux comme au temps de l'Arianisme, chefs de grandes Eglises, comme Nestorius. On parle de coup de majorité : c'est insultant, c'est peu catholique de le supposer possible.

Personne, mieux que Dom Guéranger, n'a tranché cette question de l'unanimité, dans sa dissertation contre le cardinal Rauscher. Pris individuellement, chaque évêque est faillible ; or, à moins d'admettre que, dans le concile, chaque évêque revêt l'infaillibilité personnelle, il est toujours possible qu'un nombre plus ou moins grand se déclare contre une définition nécessaire. Dès lors, voilà l'Église arrêtée, ne pouvant rien contre l'erreur, rien pour la vérité, à cause d'une minorité opposante. Dira-t-on que chaque évêque, en concile, devient infaillible ? Mais les évêques de la majorité le devient draient au moins aussi bien ! C'est assimiler le oui et le non, c'est affirmer l'identité des contraires. Admettons donc que, en cas de partage, ceux qui sont avec le Pontife romain représentent l'Église et enseignent la vérité. Sans doute, pas de définition de foi qui ne soit accueillie par le consentement de l'Église ; mais l'infaillibilité, soit du Pape, soit de l'Église, n'est pas le produit de ce consentement ; elle est l'œuvre directe du Saint-Esprit, en vertu des promesses. Ils oubliaient ce point essentiel, ceux qui semblaient vouloir introduire dans l'Église une sorte de parlementarisme.

Quel abus on faisait de l'unanimi consensu de Paul IV et du concile de Trente ! Si l'on entendait parler d'une certaine unanimité morale, elle était certainement acquise déjà à la définition ; quant à l'unanimité absolue, elle n'a jamais été requise même sur la vérité à définir, bien moins sur une simple question d'opportunité. Le cas de Trente était affaire de prudence et de circonstance, arrêtée entre le Pape et le concile, tandis qu'au Vatican le Pape et plus de six cents évêques regardaient la définition comme opportune et même nécessaire. D'ailleurs, à Trente, il s'agissait d'une autre question, à savoir de la juridiction médiate ou immédiate des évêques. L'essentiel, dans l'un et l'autre cas, est de la reconnaître subordonnée. La question était donc moins importante : il ne s'agissait pas, comme au Vatican, de mettre en sûreté l'infaillibilité pontificale, fondement de l'infaillibilité de l'Église.

A Trente, d'après Pallavicini, pas une seule définition dogmatique, pas un statut disciplinaire, au profit du Pape ! Mais Mgr Dupanloup n'ajoutait pas qu'à Trente, obligation fut imposée à tous de promettre et de professer une vraie obéissance au Souverain Pontife Romain, et que le cardinal de Lorraine lui-même, au nom des Pères, acclama le Pape Pontife de l'Église universelle.

D'ailleurs, depuis Trente, sont venus le Jansénisme, le Gallicanisme, le Fébronianisme, le Régalisme, la Révolution, qui ont conspiré contre la Papauté. Nécessaire donc de remettre en relief ses droits et ses prérogatives divines, au profit, non du Pape, mais de l'Église.

Défenseur du Saint-Siège, son plus illustre défenseur, tel on proclamait l'évêque d'Orléans. — Défenseur de la souveraineté temporelle, oui, et c'est la meilleure de ses gloires ; mais il aurait dû l'être bien plus de la spirituelle, plus essentielle que l'autre ; car de la première, malgré sa nécessité providentielle pour l'indépendance du Pape et de son gouvernement, il a fallu se passer dans les siècles de persécutions, et l'on est condamné à s'en passer provisoirement encore après les derniers attentats révolutionnaires ; mais pas un jour on ne se peut passer de l'autre, pas plus qu'une seule minute un édifice ne se peut tenir sans son fondement. Que les nations civilisées et sauvages frémissent et complotent pour ne pas laisser au Pape un coin de terre : Dieu fera surgir un rocher du sein des mers, où il sera toujours le Pape, mais à la condition qu'on l'y reconnaisse dans la plénitude de sa souveraineté spirituelle.

Or, qu'a fait l'évêque d'Orléans ? Il a travaillé à amoindrir les prérogatives spirituelles du Pape, ou, du moins, à en empêcher la proclamation et la reconnaissance ; au lieu d'user de son influence et de son talent pour préparer les esprits à en bien accueillir la définition, il a excité des craintes et des défiances, il a fourni des armes contre elles ; il s'est fait le coryphée de ceux qui les nient ou les écartent, à la grande douleur de ses amis, aux applaudissements des ennemis de l'Eglise.

A peine sorti d'une polémique, Mgr Dupanloup se jeta dans une autre, et toujours contre des évêques. C'était son élément, hors duquel il ne pouvait vivre ; et l'abbé Lagrange nous persuadera difficilement qu'il s'y replongeât sans cesse avec grande amertume. Cette fois, ce fut contre Mgr Bonjean, évêque de Jaffna, puis contre Mgr Spalding, archevêque de Baltimore.

Mgr Bonjean renversa toute son arithmétique et tout son pathétique, en montrant l'infaillibilité comme le plus puissant argument de la divinité auprès des nations infidèles, parmi les protestants et les rationalistes. A son tour, il fit deux calculs, omis par Mgr Dupanloup : des païens convertis, soit au catholicisme, soit au protestantisme ; et il prouva que ceux qui acceptent la Bible avec de l'argent, sont moins nombreux que ceux qui acceptent le Pape avec la pauvreté et le martyre.

La lettre de Mgr Bonjean, à laquelle l'évêque d'Orléans répondit mal, soulagea à Rome beaucoup d'esprits, affligés du dédain professé par quelques évêques des grands sièges contre ces admirables évêques apostoliques, qu'on alla jusqu'à appeler des va-nu-pieds, et qu'on aurait pu aussi bien appeler des sans-culottes, car ils étaient les successeurs de ceux à qui Jésus-Christ avait recommandé de n'emporter ni deux vêtements ni deux chaussures. Bien plus, on tourna contre eux l'admirable charité du Pape, qui logeait et nourrissait leur indigence ; qui, Père commun de tous, les traitait pourtant en fils privilégiés, et leur disait d'une voix si touchante. : Mes enfants, ne m'abandonnez pas ! Eh bien ! quelques-uns de ceux qui logeaient dans des palais et mangeaient à la table des princes, déclaraient leur liberté et leur conscience enchaînées par les bienfaits du Pape, et refusaient de les reconnaître, n'étant pas, eux, inamovibles et indépendants, comme de vrais témoins au concile. Ils n'étaient pas témoins, les successeurs des martyrs toujours sur la voie du martyre ! Ils ne représentaient rien, ne représentant pas les grandes cités, ces évêques de sauvages ! Hélas I pour le sens chrétien, je me fierais mieux à une peuplade sauvage, aujourd'hui baptisée et demain martyre, qu'à tout l'Institut de France, les cinq classes réunies !

Oui, la lettre de Mgr Bonjean soulagea bien des esprits à Rome, et aussi les admirables lettres de Louis Veuillot sur- la science et les vertus des vicaires apostoliques, lettres qui étaient un hymne de foi et un chant de triomphe.

Le 4 avril, Mgr Spalding écrivit à Mgr Dupanloup au sujet d'un Postulatum tiers-parti, dont l'évêque d'Orléans abusait, prétendant en tirer à soi les signataires. Or ; l'archevêque de Baltimore réclama contre les citations arrangées, les découpures habiles, au moyen desquelles, suivant sa coutume, Mgr Dupanloup présentait les signataires comme opposés, sinon à la vérité, du moins à l'opportunité d'une définition. Puis venait le cas de Mgr Kenrick, prédécesseur de Mgr Spalding, que chacun voulait faire sien, et avec quelque apparence de raison, en prenant ceci ou cela dans des thèses posées avec trop peu de précision et d'harmonie. Enfin Mgr Dupanloup avait fait de Mgr Spalding un partisan de l'unanimité morale, en traduisant un deberet par il faut, au lieu de il serait désirable, ce qu'exigeaient les mots qui suivaient et avaient été habilement omis : si id fieri posset.

Ce qui compliqua le débat, le rendit désagréable et, hélas ! injurieux, ce fut l'intervention de quelques évêques américains, dont l'abbé Lagrange ne manque pas de faire honneur à son héros. Ces évêques entre lesquels était le propre frère de Mgr Kenrick, accusèrent Mgr Spalding d'avoir changé d'opinion depuis qu'il s'était vu membre de deux députations conciliaires ; et, s'adressant à Mgr Dupanloup, nécessairement dans son sens, ils disaient : Plusieurs d'entre nous croient que l'histoire ecclésiastique, l'histoire des Papes, l'histoire des conciles et la tradition de l'Eglise ne sont point en harmonie avec le nouveau dogme, et c'est pour cela que nous croyons très inopportun de vouloir définir comme de foi une opinion qui nous paraît une nouveauté dans l'Eglise, qui nous semble dénuée de fondement solide dans l'Ecriture et la tradition, tandis qu'elle nous paraît contredite par des monuments irréfragables. — Auront-ils dit, ceux-là, après la définition, qu'ils avaient toujours cru à l'infaillibilité ? Y croyait-il, celui à qui ils se permettaient de tenir un tel langage ? Et l'abbé Lagrange est-il bien adroit en faisant honneur à son héros de tels partisans ?

Le 25 avril, Mgr Dupanloup, dans une lettre à Mgr Spalding, essaya de se défendre sur les trois points en question, et il ne fut pas plus heureux que dans sa réponse à Mgr Dechamps ; car il me paraît évident que Mgr Dupanloup, en indiquant les raisons qui faisaient préférer aux auteurs du Postulatum une définition indirecte à la formelle, avait eu pour but de les présenter comme opposés à tout projet de définition ; qu'en rappelant leur désir d'éviter toute division, il leur attribuait la théorie de l'unanimité ; enfin, qu'il avait tort de faire, au moyen de passages tronqués et de querelles de mots, un gallican de Mgr Kenrick, en réalité infaillibiliste. Du reste, sa lettre n'était qu'une édition nouvelle, avec variations de circonstance, des Observations, dont il ne sortit plus dans toutes ses polémiques. Pas plus de nouveauté dans la digression accoutumée et obligatoire contre l'Univers, qui, avec son respect habituel des évêques, avait en effet parlé peu respectueusement du Postulatum, où il n'avait cru voir qu'une pièce venue d'on ne savait où et d'une authenticité douteuse. Et c'est à ce journal que vous avez confié la Lettre à moi adressée, qu'il traite naturellement de chef-d'œuvre !

La vérité est que Mgr Spalding n'avait rien communiqué à l'Univers, et que c'était Louis Veuillot qui avait envoyé au journal la lettre en circulation depuis vingt-quatre heures, sans l'avoir reçue de l'archevêque ; la vérité est aussi qu'il s'applaudissait de l'avoir applaudie comme un chef-d'œuvre de polémique épiscopale, opportune, nette, allant au fait, sans s'embarrasser de pastiches oratoires, de rhétorique, de feintes douceurs masquant d'âcres railleries.

En manière de péroraison, Mgr Dupanloup avait dit à l'archevêque : Vous avez parlé d'effrayante responsabilité.... Nul ne doit oublier — qui l'oubliait ? — qu'il n'est pas ici de meilleure condition que ses frères, et qu'il porte dans son suffrage la vie et la mort d'une grande multitude d'âmes. Le Saint-Père a rappelé le Pax vobis ! Oh ! la paix, la paix ! ce ne sont pas ceux qui ont demandé et demandent qu'on écarte les questions irritantes — lisez la vérité ! — qui l'ont troublée. Le trouble nous viendrait-il de Rome ? écrivait le P. Newman. Puissions-nous lui répondre : La paix, but et fruit du concile ! car il y a au Vatican un prince de la paix qui peut d'un mot apaiser tous les orages. A ce mot, s'il est dit, les acclamations de l'Église et du monde répondront.

Et ainsi jusqu'au bout ! Quelles répétitions fatigantes ! Qu'il devient agaçant, ce cri toujours répété de paix dans la bouche de ce belliqueux ! Les questions irritantes ! reproche accoutumé contre l'Univers, retourné ici contre le Pape et le concile ! Des questions irritantes, il y en a eu, il y en aura toujours. Qui a posé plus de questions irritantes que Jésus-Christ ? Elles sont, non à écarter, mais à traiter et à résoudre, et c'est alors qu'elles cessent d'être irritantes !

 

2° Deuxième période du concile : Interventions diplomatiques et appels au pouvoir civil. - Introduction définitive du schema de l'infaillibilité. - Mort de Montalembert.

On voit, dit ici l'abbé Lagrange, la vie de Mgr Dupanloup au concile. C'était bien malgré lui que les polémiques s'y succédaient. La vie intérieure était son seul refuge.

Charmant ce malgré lui pour ce militant qui, comme le cheval de Job, aspirait et respirait les combats ! Et toujours cette vie intérieure dans une vie si en dehors et si agitée — Passons !

Dès le 20 février, commençait pour le concile une seconde période, marquée par le second règlement, l'intervention de la diplomatie et l'introduction définitive du schema de l'infaillibilité.

Le deuxième règlement, dans l'intention du Pape, avait pour but de couper court à la tactique de l'opposition, qui était de tirer tout en longueur pour atteindre les chaleurs et rendre nécessaire une prorogation, après laquelle les vicaires apostoliques ne reviendraient plus ; qui était encore de gagner au moins du temps dans l'espérance de quelque incident qui ferait tout échouer ; qui était enfin de rendre toute définition impossible en exigeant l'unanimité au moins morale pour tout décret dogmatique.

Or, pour mettre un terme aux discussions et y introduire quelque ordre, le nouveau règlement exigeait que les observations fussent écrites, et il donnait le droit de prononcer la clôture. Il condamnait de plus la théorie de l'unanimité, et statuait que les décisions se prendraient à la pluralité des suffrages. Ce règlement fut attaqué par une centaine d'évêques, et aussi par Dœllinger et toute la presse libérale, quoique les principes en fussent consacrés par la pratique de tous les corps délibérants. L'opposition, qui tendait à transformer le concile en parlement, osa bien pourtant, dans cette circonstance, invoquer le manque d'analogie ! Sa vraie raison de repousser le règlement, c'est qu'il empêchait la prolongation projetée, et surtout qu'il condamnait l'unanimité morale.

Cette thèse ou cette opinion de l'unanimité, l'abbé Lagrange la déclare respectable[3]. En réalité, elle était aussi insoutenable qu'inouïe, puisqu'elle donnait à la minorité plus de droits qu'à la majorité, qu'elle rendait tout décret impossible en le faisant dépendre d'une minorité opposante qui se rencontrera dans toute assemblée. C'était introduire dans le concile le fatal liberum veto des diètes polonaises ; c'était préparer et amener un schisme.

L'intervention diplomatique fut provoquée par la remise indiscrète aux journaux du schema sur l'Eglise, et par le bruit de presse et de chancellerie qui se fit autour de ce schema, lequel ne disait rien pourtant de l'infaillibilité, mais traitait, dans son troisième chapitre, des rapports de l'Eglise et de l'Etat.

En France, le 2 janvier, s'était formé un nouveau ministère, où se dessinaient deux tendances, ainsi caractérisées par M. Lagrange : d'un côté, M. Daru, catholique notoire et conservateur décidé, jaloux de la paix, partisan des concordats et du pouvoir temporel ; de l'autre, M. Emile Ollivier, président du conseil, appartenant à une autre école, qui avait d'autres traditions et d'autres aspirations. Peu à peu sorti des régions confuses de l'opinion républicaine pour s'élever à des notions plus stables d'ordre et de gouvernement, brillant mélange de l'orateur et du poète, âme généreuse, courageuse, avec des illusions et plus de droiture, peut-être, dans les sentiments que de sûreté dans les idées, M. Emile Ollivier s'effrayait moins que M. Daru des redoutables conséquences que telle ou telle déclaration du concile pouvait amener.

Ces deux politiques agissaient devant l'empereur, indifférent et indolent. M. Daru voulait prévenir les conflits par une intervention préalable ; M. Emile Ollivier était d'avis de s'abstenir, sauf, le cas échéant, à en tirer les conclusions qu'il tenait en réserve, et dont il avait indiqué la plus grosse dans son discours du 10 juillet 1868 : Séparation de l'Eglise et de l'Etat opérée par le Pape lui-même. On vous a laissés dehors : eh bien ! croyez-moi, restez-y, laissez faire ; seulement, observez, et préparez-vous !

Interpellé, le 10 janvier, M. Daru répondit deux choses : que la liberté du concile serait respectée ; que le gouvernement était en mesure de parer à tous périls. Mais le schema, jeté dans le public par une fâcheuse indiscrétion, souleva la tempête. M. Daru, alors, se demanda si l'heure n'était pas venue de prévenir les conflits qu'il voyait s'amasser avec une intensité croissante, et il crut satisfaire à la fois sa conscience de catholique et d'homme d'Etat, d'abord, par sa dépêche du 20 février, ensuite par le Memorandum du 6 avril.

Tel est le récit de l'abbé Lagrange, incomplet toujours, arrangé, plein d'insinuations, dénaturant les rôles, et déplaçant les responsabilités.

M. Emile Ollivier, quelles qu'eussent été ses idées et ses paroles en 1868, était, en 1870, pour une abstention et une indépendance réciproques. Autre était M. Daru, uni à Montalembert et au P. Gratry, allié à M. Cochin, en relations cordiales avec MM. de Falloux et de Broglie, plein de déférence et d'admiration pour Mgr Dupanloup ; enfin, une des têtes et l'un des ouvriers du catholicisme libéral. L'empereur, moins indolent et moins indifférent qu'on ne l'a dit, inclinait un peu de ce côté ; toutefois, plus décidé et plus juste en un sens contraire qu'on ne l'aurait voulu, il s'était refusé tout récemment aux instances de quelques prélats lui demandant une nouvelle suppression de l'Univers. M. Daru s'en tint d'abord à l'instruction d'octobre de M. de la Tour d'Auvergne. Mais, forcée dans ses derniers retranchements par le règlement du 22 février, l'opposition songea à faire intervenir la France, maîtresse à Rome. De Paris, de divers points de l'Europe, de Rome surtout, elle agit sur M. Daru, d'ailleurs bien disposé pour elle et ne s'en cachant pas. On le sut, néanmoins, plus qu'il n'aurait voulu. Le Times publia une correspondance de lui avec un des prélats du concile. Or, sous les dates des 18 janvier et 5 février, il y était dit : On ne peut pas s'aveugler assez à Rome pour supposer que le maintien de nôs troupes serait possible le lendemain du jour où le dogme de l'infaillibilité serait proclamé... J'honore beaucoup la résistance,... la ferme attitude de la minorité,... et je la seconde de tous mes efforts... Prélats italiens, espagnols, missionnaires et vicaires apostoliques, abus semblent vivre dans un monde à part... L'on peut nous rendre impossible le maintien de notre garnison à Rome, aussi bien que l'arrangement des affaires financières du Saint-Siège, dont j'étais si bien disposé à m'occuper.... L'on peut infirmer gravement les engagements concordataires,... briser le pacte qui nous unit... Si la minorité peut gagner du temps, elle fera ce qu'elle a de mieux à faire dans ce moment-ci... Combien l'on est aveugle à Rome, si l'on ne s'aperçoit pas qu'on donne des armes au parti révolutionnaire..., que compromettre la religion par des Syllabus, c'est jouer le jeu de ceux qui l'attaquent !

A qui étaient adressées ces lettres, où se trahissent les idées, les menées, tout le plan du catholicisme libéral et de l'opposition conciliaire ? A Mgr Dupanloup, a-t-on dit. Qu'importe que M. Daru ait déclaré qu'aucune lettre n'avait été échangée entre eux durant le concile ? Directement, nous le voulons bien ; mais il y avait les intermédiaires, les Cochin et les Montalembert, les Broglie et les Falloux, en égale communauté d'idées et de sentiments avec l'un et avec l'autre. Dans son Français, Mgr Dupanloup condamna les indiscrétions du Times, et défendit son ami Daru au nom de la liberté, de l'abandon d'une correspondance absolument privée, en désaccord d'ailleurs avec les dépêches officielles ; il fit aussi des réserves sur les inexactitudes possibles, émaillant le tout de peut-être pour insinuer quelque doute sur l'authenticité même des lettres. Cela était, je crois, peu sincère, et ne détruisait rien. Mais on sauvait de son mieux le ministre serviteur de l'intrigue gallicane et libérale ; le ministre irrégulier qui, agissant en dehors du conseil, compromettait ses collègues. M. Emile Ollivier s'en indignait plus ou moins ouvertement, et avec d'autant plus de raison que M. Daru, même rentré dans son rôle public, agira trop de lui-même et à l'insu du président du conseil.

Cependant, l'empereur était sollicité comme M. Daru, mais par d'autres, surtout par Mgr Darboy, son conseiller ecclésiastique, a dit M. Emile Ollivier, aux récits intéressants et sûrs duquel j'emprunte ici beaucoup. Mgr Darboy adressa à l'empereur la fameuse lettre du 26 janvier, dans laquelle il dénonçait le manque de liberté du concile dans les élections et le délibérations ; déclamait contre les exagérés, auteurs du postulatum infaillibiliste ; contre le schema sur l'Eglise en général et ses vingt et un décrets, dont la tendance, à première vue, lui paraissait excessive. Tremblant pour l'Eglise et pour les Etats, il demandait alors, en son nom et sans doute au nom de ses collègues de la minorité, si l'intérêt général n'exigeait pas qu'on leur vînt en aide, en faisant connaître au gouvernement pontifical les appréhensions du gouvernement français, et les conséquences possibles. Pas d'attitude, sans doute, qui ne serait pas chevaleresque et désintéressée ; mais ne pourrait-on pas provoquer une manifestation des Chambres, qui mettrait le gouvernement en demeure et en devoir d'agir ?

Voilà ce que le cardinal de Bonald, agonisant, appelait le péché contre le Saint-Esprit.

De parti pris, M. Emile Ollivier était contre, et le déclarait. Mais alors, raconte-t-il, avec un à propos remarquable, éclate l'indiscrétion qui donna à la politique d'intervention une espérance d'un jour : c'est la publication du schema de Ecclesia dans la Gazette d'Augsbourg et une autre feuille allemande ; la Gazette d'Augsbourg, remarquons bien, c'est-à-dire la confidente du parti et son organe en quelque sorte officiel Evidemment, malgré les insinuations perfides de M. Lagrange, ce n'était personne de la majorité qui lui avait envoyé le schema et l'avait invitée à cette publication indiscrète !

Cette publication excita dans plusieurs cabinets une émotion profonde, et c'est ce qu'on voulait. Toutefois, elle n'ébranla pas M. Emile Ollivier dans son projet d'abstention. Mais l'abstention pesait à M. Daru, vivement poussé par ses amis. De là la dépêche au cardinal Antonelli, soumise à l'empereur à l'insu du président du Conseil, expédiée le 20 février, arrêtée par le télégraphe et condamnée par M. Emile Olivier à des remaniements et adoucissements successifs, avant d'être envoyée définitivement sous sa date primitive. Dans la pensée de M. Daru, elle devait être portée par un ambassadeur extraordinaire, M. de Broglie : on se contenta de la faire remettre par l'ambassadeur en fonction à Rome, M. de Banneville. Après des prémisses qui voulaient être vigoureuses, elle concluait mollement, et restait sans issue. C'était bien la peine de sortir d'une politique libérale, pour s'engager dans des périls et n'aboutir à rien de sérieux !

Le dissentiment s'accentua dans le ministère. Un groupe de la minorité essaya d'entraîner M. Ollivier lui-même et de l'annexer à M. Daru ; mais ce fut lui, au contraire, qui tâcha d'amener M. Daru, sinon à l'abandon, au moins à l'atténuation d'une politique qui ne pouvait aboutir qu'à un conflit religieux.

Cependant arriva la réponse du cardinal Antonelli, datée du 19 mars. Alarmes sans fondement, disait le cardinal ; thèses absolues qui ne vont pas contre les faits acquis et ne touchent pas au concordat ni à ses conséquences. Toutefois, le cardinal se gardait bien d'abandonner le pouvoir indirect et de transiger sur le schema de l'Eglise.

En même temps, les envoyés officiels et officieux se multipliaient pour peser sur le gouvernement, et M. de Banneville fut mandé à Paris. L'ambassadeur put faire connaître l'état des partis.

Au nom de la minorité, on disait au gouvernement : Le schema sur l'infaillibilité personnelle, séparée, absolue, est gros de dangers ; il tend à remettre les âmes en des mains italiennes, et il compromet l'indépendance, la dignité et la paix des peuples. Si la minorité persiste, et elle persistera, voilà un schisme ; le gouvernement ne peut rester impassible devant une telle perspective : donc envoyer un ambassadeur extraordinaire pour demander la prorogation du concile, en se faisant appuyer des autres gouvernements ; adresser des avertissements aux congrégations, surtout aux Jésuites, et à la presse ultramontaine ; provoquer une interpellation aux Chambres ; après quoi, se réserver et agir suivant les circonstances.

— Ne vous inquiétez donc pas, répondait la majorité, laissez le concile libre ; rien de sérieux dans toutes ces objections, craintes et menaces.

— Gardez-vous des uns et des autres, disait un tiers-parti : par là, vous obtiendrez ou un ajournement, ou des solutions modérées. Il y eut de ce côté des lettres malheureuses contre une majorité embarrassante, contre la pression des ardents sur le Pape ; une en particulier, citée par l'abbé Lagrange, dont les appréciations me semblent aussi fausses que l'accent en fait peu d'honneur à son signataire.

Ainsi tiraillée, le gouvernement se décida à un Memorandum, auquel M. Emile Ollivier lui-même se résigna, n'y voyant qu'une redite de la dépêche du 20 février, et que la même disproportion entre les considérants et la conclusion, laquelle, pour être logique, aurait dû être la menace d'abandonner Rome. Or c'est ce que personne ne voulait, M. Daru, auteur responsable du Memorandum, pas plus que les autres. Ecrivant à Montalembert, M. Daru présentait son Memorandum comme un moyen de conjurer le péril d'une séparation de l'Eglise et de l'Etat et du retrait de nos troupes, réserve et revanche des partisans de l'abstention diplomatique. Cela dit à l'intention de M. Emile Olivier, qui répondra tout à l'heure ! — Mesures odieuses ! ajoutait-il, je me couperais plutôt la main que d'y mettre ma signature.

Le Memorandum fut envoyé aux cabinets avec invitation à l'appuyer. De retour à son poste malgré la minorité, qui demandait un ambassadeur plus énergique, M. de Banneville le remit au cardinal Antonelli. Mais voici que le Pape apprend sa publication dans la Gazette d'Augsbourg la veille du jour où il lui était remis à lui-même, et il se sent blessé. Impatient et poussé encore par ses amis, M. Daru l'avait envoyé à tous les cabinets en même temps qu'à Rome, dans l'espoir peut-être qu'ils pèseraient sur le Pape, et que l'on ne saurait qui rendre responsable d'une telle inconvenance. Il dut sortir du gouvernement, et M. Ollivier prit l'intérim des affaires étrangères, ce qui fit espérer quelque liberté pour le concile. En effet, il s'enferma dans son système d'abstention malgré les 'efforts de la minorité pour l'en faire sortir, et il invita M. de Banneville à ne provoquer ni n'accepter aucune conversation avec le Pape et le cardinal Antonelli sur les affaires conciliaires[4].

Cette conduite déplut à la minorité, dont quelques membres se vengèrent par Ce qui se passe au concile, composé évidemment par un évêque ou sous l'inspiration d'un évêque : libelle plus qu'histoire, travestissement plus que récit, dont les commentaires exagérés, les rapprochements forcés, les appréciations partiales dénaturent et faussent tout.

Or, c'est à ce libelle que semblent empruntés tous les dires de Mgr Darboy dans sa nouvelle lettre du 21 avril à l'empereur. Il s'y plaignait amèrement du Pape, qui, à la dépêche du 20 février, avait fièrement répondu en lançant le schema de l'infaillibilité, et au Memorandum par sa mise à l'ordre du jour. Il demandait le rappel de notre ambassadeur, et ajoutait : Nous ne finirons pas avant juillet. On peut donc encore arriver à temps pour empêcher ce qui se prépare ici.

Voilà la correspondance du grand aumônier avec son empereur, à qui il livrait le concile !

En juin, dernier appel de la minorité aux abois ; envoi d'un projet d'ultimatum, que le malheureux P. Gratry devait appuyer dans une audience privée de l'empereur. Tout échoua, et désormais aucune intervention ne fut provoquée, encore moins tentée, dans les affaires du concile.

C'est à ce dernier appel de juin que se rapporte la lettre de Mgr Dupanloup à M. Emile Ollivier : Ah ! Monsieur le ministre, étant ce que vous êtes, il me paraît difficile que vous ne sentiez pas comme nous, en ce moment, ce qu'il faut sentir, et quel honneur est engagé ici. Oui, le sien ! et il ne s'en dégagera pas sauf !

Car il est temps de le réintroduire nommément et de sa personne dans toutes ces intrigues, d'où, d'ailleurs, il n'a jamais été absent. Toutes les données principales, toutes les terreurs, tous les projets d'ambassade extraordinaire des dépêches Daru, étaient siens. M. Emile Ollivier n'a cité que cette lettre du 30 juin ; mais je sais que les rapports indirects de l'évêque avec le ministre étaient continuels. Il ne cessait de lui envoyer ambassadeurs et ambassadrices, afin de lui persuader que la France, l'Europe, l'Église, étaient perdues, si un dogme, dont il ne contestait pas la vérité, mais l'opportunité, n'était pas arrêté par l'intervention toute-puissante du gouvernement de l'empereur.

Et, pour justifier sa conduite au point de vue de l'histoire, M. Lagrange nous invite à remarquer ici que tous les hommes publics qui, en dehors de l'Église, penchaient pour l'effacement et l'isolement, étaient décidés à intervenir ensuite par une coercition, des lois pénales, qui auraient dégénéré bientôt en persécution. Ainsi M. de Beust, qui, après le concile, dénonça le concordat de 1855 ; ainsi M. de Bismarck, qui commença son kulturkampk au lendemain du concile. Et M. Lagrange semble heureux de ces malheurs de l'Eglise, qu'il veut être la conséquence de la définition, parce qu'ils montreraient que son évêque avait donc bien vu et prévu.

Mais qui ne sait que, pour le protestant de Beust, et pour les. Juifs maîtres de Vienne, l'infaillibilité n'était qu'un prétexte d'en finir avec un concordat odieux, parce qu'il était favorable à l'Eglise ; que, maintes fois déjà, il avait été entamé depuis que M. de Beust était aux affaires, et que ce ministre si fatal à la monarchie autrichienne épiait tous les moyens de s'en débarrasser tout à fait ?

Quant à M. de Bismarck, il est vrai qu'il ne manifesta d'abord envers le clergé catholique que des dispositions bienveillantes ; mais si, en 1871, il a provoqué les lois de mai, ce n'a été que poussé par Dœllinger, l'ami et le théologien de l'église libérale, et il n'a rattaché sa persécution au décret de l'infaillibilité qu'en 1875, c'est-à-dire quatre ans après.

Non, la définition de l'infaillibilité n'est pas la cause de la crise religieuse que traversent en ce moment les pays catholiques, et particulièrement la France ; elle n'en a été que le prétexte hypocritement invoqué. Et qu'on ne nous dise pas qu'il est sage de ne jamais fournir de prétexte : l'impiété en trouvera, ou plutôt en créera toujours.

C'est pour la France que l'évêque d'Orléans tremblait surtout. Or, dit l'abbé Lagrange, devait-il être plus rassuré par la politique d'abstention de M. Emile Ollivier, que par la politique d'intervention morale de M. Daru ? Derrière cet effacement étrangement comminatoire, il est probable que M. Emile Ollivier cachait quelque dessein arrêté, car nul n'a été plus sévère pour le schema de Ecclesia. Et il cite des paroles de M. Emile Ollivier, qu'il souligne soigneusement, puis il continue : L'empire restant debout et puissant, quelle aurait été la politique de M. Emile Ollivier au lendemain du concile ? C'est un secret que le temps a emporté avec lui. Sans récriminer contre qui que ce soit, on comprendra comment Mgr Dupanloup, placé entre les deux politiques de prévention ou de répression, a préféré et soutenu, avec son ardeur habituelle, celle qui lui paraissait la plus pacifique, la plus respectueuse envers l'Eglise, la plus honorable pour son pays. Se serait-il trompé, la pureté de son intention couvrirait son erreur. A-t-il excédé dans son zèle ? A-t-il été d'avis, comme ont osé l'insinuer des voix égarées par la haine, qu'il fallait menacer le Pape du retrait de l'armée d'occupation ? Ce sont d'odieuses calomnies. Dans ce cas, écrivait-il à M. de Montalembert, nous nous serrerions tous autour du Pape.

J'ai laissé parler à son aise l'abbé Lagrange, et n'ai rien dissimulé de ses sophismes, quoiqu'il ne dise jamais rien de nos raisons. Mais voici la lettre que M. Emile Ollivier, à cette occasion, m'a fait l'honneur de m'écrire, avec autorisation expresse de la publier :

Ce que dit l'abbé Lagrange (t. III, p. 169) pour justifier la passion avec laquelle Mgr Dupanloup a poussé à une intervention du gouvernement français, est d'une parfaite mauvaise foi.

Après avoir reproduit la phrase de M. Lagrange citée tout à l'heure, M. Emile Ollivier continue :

Trois propositions, trois contre-vérités.

1° Il n'est pas loyal, pour savoir ce que j'aurais fait au lendemain du concile, d'invoquer les paroles, plus ou moins justes, que j'ai pu prononcer sur le schema de Ecclesia, puisque, d'après l'abbé lui-même, le schema avait été retiré par le Pape, et qu'au lendemain je ne me serais trouvé qu'en présence de l'infaillibilité.

2° En ce qui concerne l'infaillibilité, aucun doute ne pouvait exister sur mon dessein. Pourquoi avais-je refusé d'intervenir ? Parce que je considérais le débat comme se rattachant à la constitution intérieure de l'Eglise, à quoi l'Etat n'a rien à voir. Dès lors, je ne serais pas plus intervenu après pour réprimer, que je n'avais voulu le faire avant pour prévenir.

3° L'avenir n'a pas emporté mon secret, comme le dit l'abbé. J'ai eu le temps de le manifester au présent. J'étais encore aux affaires, ai-je raconté dans mon Concile (t. II, p. 401), lorsque les évêques arrivèrent de Rome à Paris. Je déclare aussitôt à ceux dont je reçois la visite, que le gouvernement ne s'oppose pas à la promulgation de la constitution Pastor æternus dans leurs diocèses respectifs, et qu'il respectera la liberté du concile dans ses décrets, comme il l'avait respectée dans ses préparatifs et dans ses délibérations.

La vérité est l'inverse de ce que dit l'abbé. C'est la politique d'intervention, si elle eût été adoptée, qui eût nécessairement conduit à la persécution.

D'abord, l'intervention purement platonique dans une discussion purement spirituelle, indépendamment de tout acte postérieur, eût constitué une persécution.

Cette intervention aurait eu pour résultat : ou d'empêcher la définition contre le sentiment de l'immense majorité du concile : alors la violence eût été criante ;

Ou elle ne l'eût pas empêchée : alors nous eussions été amenés à frapper. La soumission, qui a été méritoire pour des évêques, eût été humiliante pour un gouvernement : l'opinion publique ne nous l'eût pas permis.

Sans doute, Mgr Dupanloup n'a pas demandé le retrait de l'armée d'occupation ; mais ce retrait fût devenu, malgré notre volonté, une des conséquences inévitables de notre intervention dédaignée.

Il n'y avait donc pas en présence, comme le dit l'abbé, deux politiques : prévenir et réprimer, puisque c'est précisément pour n'être pas entraînés à réprimer que nous refusions de prévenir.

Il y avait, d'une part, la politique de l'oppression du concile ; d'autre part, celle de sa liberté.

Mgr Dupanloup, autant qu'il a pu, nous a poussés à la première politique.

J'ai soutenu et fait prévaloir la seconde[5].

Personne en France, pas même l'abbé Lagrange, qui ait l'audace de contester, je ne dis pas quelques idées de cet esprit éminent, malheureusement voilé de quelques ombres, mais une seule déclaration de cette âme si franche, si généreuse et si loyale. D'ailleurs, la lettre de M. Emile Ollivier, sans en avoir le moindre besoin, a sa démonstration dans tout ce qui précède, comme elle la trouvera encore dans tout ce qui va suivre.

De plus, elle n'est pas seule, quoiqu'à elle seule elle se suffise. En décembre 1871, à propos de quelques écrits de Mgr Dupanloup, où se lisaient des paroles sévères contre l'Empire, M. Clément Duvernois, un des derniers ministres, lui adressa, dans son journal de l'Ordre, cette juste réplique : Le gouvernement impérial, avant d'être renversé, ne fut pas toujours traité par lui avec rigueur. N'essaya-t-il pas lui-même de peser sur l'Empire, et de l'entraîner dans les intérêts d'une école opposée à la définition ?... Ces souvenirs nous sembleraient commander à l'évêque d'Orléans une réserve particulière à l'égard d'un gouvernement malheureux, mais que, l'an dernier encore, il ne redoutait pas d'approcher, et pressait de conseils, dont la sûreté et la sagesse n'égalaient pas toujours la véhémente sincérité.

Mgr Dupanloup et son historien resteront, au point de vue de l'intervention politique si obstinément et si persévéramment réclamée, sous le coup de ces sentences décisives et sans appel possible. Au point de vue théologique, je tiens contre eux, pour le moment venu, une pièce non moins péremptoire.

Malgré le règlement du 22 février, la minorité ne renonça pas de longtemps à son désir de prorogation, ni à ses efforts pour la rendre nécessaire. A en croire l'abbé Lagrange, qui cite à cette occasion une lettre d'un évêque du tiers-parti, cette idée était née dans les milieux les plus différents, et il n'est pas extraordinaire, dit-il, que Mgr Dupanloup s'y soit rallié pour des motifs de pacification, qu'il y ait persévéré de plus en plus à mesure que les discussions devenaient plus vives, la fatigue plus accablante. Le but des poursuivants de la prorogation n'était pas de pacifier, mais d'arrêter provisoirement et de rendre définitivement impossible la définition de l'infaillibilité, comme il fût arrivé en fait si l'on s'était prêté à leur tactique. D'ailleurs, si la discussion devenait interminable et accablante, à qui la faute, sinon à ceux qui prolongeaient et aggravaient à dessein les débats ?

C'est au milieu de ces agitations que tomba la nouvelle de la mort de Montalembert. Quelle âme de moins, s'écria aussitôt l'évêque d'Orléans, en France, dans l'Église et dans le monde ! Et il écrivait dans le même sens à ses amis, qui lui répondaient à ce diapason de la douleur et de la louange. Il écrivait de M. de Falloux : Il faut que désormais il me tienne lieu de ce grand et cher ami. Et l'abbé Lagrange, dans une digression sur cette amitié, insiste sur la grâce qui avait été faite à Montalembert de rencontrer l'ingratitude : blessure sur laquelle l'évêque, avec une affection de père autant que d'ami, se penchait pour la toucher, — ou pour l'irriter ! De son côté, Montalembert, au moment de la grande lutte, alors que pour l'évêque d'Orléans l'impopularité succédait aux admirations d'autrefois, faisait éclater, pour le soutenir, une sorte de passion dans toutes ses lettres. La position de l'évêque lui semblait grandir et s'élever... Il se sentait fier et heureux de l'attitude qu'avait prise devant Dieu et devant les hommes... le plus vigoureux des polémistes et le plus vigilant des évêques. — Tel était encore, commente l'abbé Lagrange, le feu de cette âme, et ses généreuses illusions aussi... Noble Montalembert, grand soldat de l'Eglise et digne ami d'un grand évêque ! Vous fussiez-vous quelquefois trompé, qui donc ne se trompe jamais ?

Nouvel exemple de ces silences prudents, de ces insinuations perfides, au moyen desquels le modéré Lagrange renverse les rôles et pervertit l'histoire ! Généreuses illusions : c'est toute sa réserve ! et aussi ce mot singulier, à propos de la lamentable lettre du 28 février : Elle avait remué diversement les âmes ! Or, dans cette lettre, écrite une douzaine de jours avant sa mort à un jeune avocat, et publiée par lui-même au refus du destinataire, en vain sollicité, Montalembert cherchait à mettre son passé glorieux d'accord avec son triste gallicanisme présent ; et, pour cela, il parlait de théocratie et de dictature, de monarchie absolue et de despotisme, détestables dans l'Eglise comme dans l'Etat. Comment, se demandait-il, le gallicanisme, si bien mort, est-il ressuscité ? Par suite des encouragements prodigués, sous Pie IX, à des doctrines outrées et outrageantes pour le bon sens comme pour l'honneur du genre humain. Voilà comment le pontificat libéral de Pie IX est devenu le pontificat de l'Univers et de la Civiltà ! Justice et vérité, raison et histoire, ils jettent tout en holocauste à l'idole qu'ils se sont érigée au Vatican ! Idole n'est pas trop fort ; et il retrouvait le même mot dans une lettre de Mgr Sibour à lui : La nouvelle école ultramontaine nous mène à une double idolâtrie : idolâtrie du pouvoir temporel et idolâtrie du pouvoir spirituel. — Hélas ! Sibour ! — D'après les Souvenirs d'un prodigue, sorte de mixture de Rouquette et du Maudit, Montalembert ne s'inspirait pas plus en cela de Mgr Sibour que de Mgr Dupanloup, qui aurait dit à l'ex-Père Marchal : Bah ! vous n'êtes donc pas un de ces bons curés qui adorent certain personnage-au point de rendre jaloux le bon Dieu ? — Et Montalembert concluait : C'est pourquoi, sans pouvoir ni vouloir entrer dans la discussion qui va se décider au concile, je salue avec la plus reconnaissante admiration, d'abord le grand et généreux évêque d'Orléans, puis le prêtre éloquent et intrépide (Gratry), qui ont eu le courage de se mettre en travers du torrent d'adulation, d'imposture et de servilité où nous risquons d'être engloutis... Je mériterai ainsi ma part, et c'est la seule ambition qui me reste, dans ces litanies d'injures — mot que lui a emprunté le grand emprunteur Dupanloup —, journellement décochées contre nos illustres amis par une portion trop nombreuse de ce pauvre clergé, qui se prépare de si tristes destinées !

Mêmes idées dans la préface du Testament du Père Lacordaire, son testament aussi à lui, dont il n'a pas eu le temps de corriger les épreuves. Là, il dit de Lacordaire que s'il n'a pu, comme il l'aurait fait, réclamer sa place au premier rang dans la crise suscitée par l'école d'invective et d'oppression qui pèse depuis trop longtemps sur le clergé de France et ailleurs, il eût résisté, avec non moins d'énergie que Mgr Dupanloup et le Père Gratry, contre l'autocratie pontificale érigée en système, imposée comme un joug à l'Eglise de Dieu, au grand déshonneur de la France catholique, et, ce qui est mille fais pire, au grand péril des âmes.

Et, ici, l'on se demande avec une anxiété douloureuse ce qu'eût fait Lacordaire devant la définition de l'infaillibilité. Y eût-il adhéré de bon cœur et de bon esprit ? De bon cœur, oui, car il a toujours. été de volonté docile, comme le prouvent son adhésion à l'encyclique Mirari vos et ses nobles efforts pour y amener Montalembert ; mais eût-il adhéré de bon esprit, lui qui s'était engagé à mourir en libéral impénitent ?

La question se pose plus anxieuse pour Montalembert. L'abbé Lagrange y répond par la réponse même qu'il fit, la veille de sa mort, à M. Emile Ollivier, qui lui demandait : Que ferez-vous ?Eh bien ! je dirai : Je crois, et me soumettrai ! Mais M. E. Ollivier raconte au même endroit que Montalembert loua fort les démarches de Daru, qu'il s'éleva contre l'entreprise idolâtrique de la majorité, qu'il le supplia d'employer tout son pouvoir à l'arrêter et le pressa d'intervenir. Et M. Emile Ollivier se voit contraint d'ajouter : Il eût donné une partie de ses derniers jours pour n'être pas réduit à croire, et il se raidissait de tonte sa force pour écarter cette nécessité, à laquelle il était résigné. La perspective d'une décision remplissait d'angoisses ses nuits d'agonie, et lui arrachait des gémissements qu'il refusait à son pauvre corps martyrisé.

Or, qui est en partie responsable de cet épouvantable état moral de Montalembert, sinon Mgr Dupanloup, qui ne fit rien qu'on nous apprenne pour rendre à son ami le calme qui se trouve uniquement dans la simple soumission d'un humble en4nt de l'Eglise ; qui ne lui dit pas même à cet effet un seul mot qu'on nous reproduise ou qu'on nous insinue dans les nombreuses et larges citations de leur mutuelle correspondance ? Bien au contraire, de ces citations même il résulte qu'ils s'excitaient l'un et l'autre dans leurs mutuelles passions, et qu'ils s'interdisaient tout avertissement réciproque. Mais, évidemment, le plus coupable était l'évêque, négligeant de guérir, entretenant, avivant même la passion du laïque son ami. C'est lui qui le détacha de ses amis d'autrefois, les meilleurs ; car il est à remarquer que les emportements de Montalembert contre l'Univers et ses doctrines coïncident avec la guerre faite à l'Univers par Mgr Dupanloup, qu'ils naissent, grandissent et s'enflamment avec elle. Dès lors, dans l'amitié et la confiance de Montalembert, Dœllinger et Munich remplacèrent dom Guéranger et Solesmes ; et à Louis Veuillot succéda le Père Hyacinthe, son exécuteur testamentaire, l'éditeur désigné et vainement révoqué de son malheureux et dernier écrit, L'Espagne et la liberté. Et le Correspondant osa justifier, glorifier sa dernière lettre ! Et l'abbé Bougaud, vicaire général d'Orléans, annonçant en chaire le service projeté à l'Ara Cœli, s'écria : A l'Ara Cœli, c'est-à-dire au Capitole ! Et l'on s'étonna d'une sévère parole du Pape ! Et l'on reprocha au Pape d'avoir fait contremander un service dont on aurait fait une manifestation scandaleuse, et de l'avoir remplacé par un service meilleur, auquel il assista !

Combien plus digne fut Louis Veuillot, écrivant à l'Univers, le 13 mars : On a appris hier soir la mort de M. de Montalembert. Avec quelle douleur, avec quelle stupeur ! Je ne sais s'il est un évêque, un prêtre dans Rome qui n'ait offert ce matin le saint Sacrifice pour ce grand serviteur de l'Église, tombé dans un moment d'ombre funeste. Taisons-nous ! C'est la plus cruelle situation où son inimitié nous ait pu réduire, de n'avoir point la consolation de le louer et de le pleurer comme il l'a tant mérité. Mais cette nécessité d'aujourd'hui ne nous défend ni le respect, ni le bon souvenir, ni la prière, ni l'espoir ; et nous lui rendrons témoignage un jour, comme il nous rend témoignage à présent.

Pour moi, s'il m'est permis d'ajouter un mot personnel, je ne craindrai pas de dire que les dernières années et surtout les derniers jours de Montalembert, en partie imputables, je le crois, à Mgr Dupanloup, sont un de mes grands griefs contre lui. Mon aîné de quelques années seulement, Montalembert m'avait, par son génie prématuré, précédé de beaucoup plus dans la vie de l'esprit, et c'est la parole du grand orateur de vingt ans qui m'a fait naître au sentiment de l'éloquence. Je ne puis pardonner à l'évêque d'Orléans d'avoir assombri et attristé ce cher et reconnaissant souvenir.

 

3° Discussion du schema de l'infaillibilité. - P. Gratry et D. Guéranger. - Le vote.

La question de l'infaillibilité à peine introduite par le Pape (9 mars), un certain nombre d'évêques de la majorité en demandèrent la discussion immédiate. Mgr Dupanloup, tout au contraire, demanda qu'on laissât le concile suivre son cours régulier, et les Pères étudier dans le recueillement, avec soin et maturité, et discuter, à son rang et à son tour, la question. Ne redisons pas le but si connu de cette tactique, qui était de proroger ou prolonger le débat pour rendre tout décret impossible. Condescendante jusqu'à l'excès et jusqu'à l'extrême, la majorité consentit à reprendre le schema de fide, qui fut voté le 24 avril à l'unanimité des suffrages. Pie IX vint au concile entonner un Quam bonum, qui n'eut pas d'écho parmi ceux qui étaient bien résolus. à entretenir la division entre frères. En effet, dès le lendemain, les plus zélés de la majorité ayant demandé de nouveau l'introduction immédiate de l'infaillibilité, au nom de la dignité du concile joué et même insulté, on céda encore à la minorité opposante, malgré les écrits contraires à la définition, et même à la doctrine, qui se multipliaient en Allemagne, malgré la lettre célèbre où le P. Newman faisait entendre sa grande voix, — qui affligea les vrais amis de sa gloire, — malgré les brochures Gratry, c'est-à-dire malgré tout ce qui exigeait une solution rapide.

Donc, dans ce temps, le P. Gratry faisait paraître une série de Lettres, auxquelles répondit Dom Guéranger, et que condamna l'évêque de Strasbourg. Et c'est tout, naturellement, ce que dira l'abbé Lagrange de ces misérables pamphlets ; c'est presque la première fois, et ce sera la dernière, qu'il prononce le nom de Dom Guéranger, sans daigner ajouter un mot d'éloge, lui qui en sera si prodigue, nous le verrons, pour les plus tristes personnages ! Voilà qui est digne de l'école qui s'est déshonorée en ne mentionnant même pas, dans son Correspondant, la mort du cardinal Pie et celle de Louis Veuillot ! Et pourtant, même avant Lacordaire, c'est Dom Guéranger, le grand moine, qui avait ramené en France l'institution monastique ; c'est lui, avant ou plus que tout autre, qui a secondé Pie IX dans les trois desseins qu'il avait manifestés dès le commencement de son pontificat : le rétablissement de la liturgie romaine, la définition de l'Immaculée Conception et celle de l'infaillibilité, et qui a tant contribué à les faire triompher tous les trois. Mais pourquoi l'auteur des Institutions liturgiques avait-il poursuivi son dessein malgré un évêque d'Orléans ? Pourquoi l'auteur de la Monarchie pontificale et de la Défense de l'Église romaine, avait-il heurté et renversé à la fois, en la personne de Mgr Maret et du P. Gratry, l'allié d'un autre évêque d'Orléans et son second de l'Oratoire ? Pourquoi l'auteur du Naturalisme historique avait-il battu sur ce terrain l'auteur de l'Église et l'empire romain, auteur encore de l'article du Correspondant et l'une des têtes de la secte ? Voilà ce que ne lui pardonnera jamais l'école orléanaise ! Voilà ce dont l'abbé Lagrange, n'osant attaquer une si grande mémoire, se vengera par un silence malhonnête et maladroit.

Pour des raisons tout opposées. j'ai tenu à la saluer en passant. A côté de cet homme et de son œuvre, qu'est donc, œuvre comprise, l'évêque d'Orléans ? Qui ne donnerait, croyant faire un bon marché, tous les volumes et brochures de celui-ci pour cette seule Monarchie pontificale, fruit merveilleux et comme spontané, a dit Mgr Pie, d'une maturité dont on citerait peu d'exemples : les Pères du concile y trouvèrent la solution que tant de sophismes leur dérobaient, et les derniers nuages furent dissipés. Et si, à propos d'un évêque plus littérateur que théologien, on veut faire un rapprochement plus approprié, qu'est-ce encore que l'œuvre de Mgr Dupanloup à côté de la Sainte Cécile, un des grands livres du siècle avec le Pape de J. de Maistre ? — je n'ajoute pas à côté de l'Année liturgique, en comparaison de laquelle on a dit que le Génie du christianisme lui-même n'était qu'une ébauche.

Je suis donc en bonne compagnie pour saluer ce grand moine : en compagnie non seulement de son illustre panégyriste, mais du Pape lui-même, qui a honoré l'auteur de la Monarchie pontificale d'un Bref comme l'évêque d'Orléans n'en a jamais reçu, et a salué la nouvelle de sa mort de cette courte mais pourtant complète oraison funèbre : J'ai perdu un ami dévoué, et l'Eglise romaine un grand serviteur.

Je n'ai pas non plus les mêmes raisons que M. l'abbé Lagrange de me taire du P. Gratry, et je vais suppléer à ses réticences bien voulues, mais mal calculées.

Vicaire général d'Orléans, poussé par l'évêque d'Orléans, tenant en sous-ordre tous les ramasseurs de textes de l'école d'Orléans dont il était le Pascal ; ayant à Orléans le dépôt central de sa marchandise, d'ailleurs distribuée et envoyée gratuitement par les fournisseurs de la boîte à Perrette et les colporteurs d'Orléans ; trouvant, à Rome même, un colporteur plus autorisé dans l'évêque d'Orléans en personne, et un colportage ambulant dans la voiture de l'évêque, le P. Gratry, au sortir de l'Oratoire, au sortir du congrès de la paix, où il avait siégé non loin d'Hyacinthe, entre le pasteur Martin Paschoud et le grand-rabbin de Genève, se mit à bâcler quatre ou cinq brochures, à l'effet de prouver qu'il existait depuis des siècles, avec la faveur de l'Eglise romaine, une école d'erreur et de mensonge, dont le but était d'arriver à la proclamation de l'infaillibilité pontificale en dérobant le fait de l'hérétique Honorius, en falsifiant les textes des Pères, les décrétales des Pontifes, jusqu'à la prière publique. Il se déclarait inspiré et envoyé de Dieu pour révéler enfin toutes ces monstruosités : Je crois fermement écrire ceci par l'ordre de Dieu et de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par amour pour son Eglise. Les derniers des hommes peuvent recevoir et reçoivent des ordres de Dieu. J'en ai reçu dans ma raison, et dans ma conscience, et dans ma foi. Pour obéir, je souffrirai ce qu'il faudra souffrir. Il n'était que temps à Dieu de susciter ce grand justicier, ce nouveau Messie, pour chasser du temple les vendeurs, les voleurs, les faux monnayeurs !

Pendant que les incrédules battaient des mains, il se préparait contre le pauvre Gratry une grêle de réfutations et de condamnations. L'évêque de Strasbourg, le seul nommé par M. Lagrange, commença ; et une trentaine d'évêques, Ce que M. Lagrange ne dit pas, souscrivirent la sentence. Seuls, Mgr Strossmayer et Mgr David, qui se plaignit ensuite de la publicité donnée à sa lettre, l'osèrent soutenir ; mais l'évêque d'Orléans, qui l'avait mis à l'œuvre, voyant le mauvais succès de l'entreprise, se garda bien, suivant sa coutume prudente en pareil cas, d'avouer, et surtout de louer la victime chargée de tant de haros, que Montalembert, plus brave et plus franc, saluait sous le titre de prêtre éloquent et intrépide.

Mgr Dechamps, pris à partie, commença la réfutation, qu'il poursuivit en plusieurs lettres ; Dom Guéranger, quitte avec Mgr Maret, vint à la rescousse et acheva le pauvre homme. Il releva impitoyablement toutes ses erreurs et toutes ses ignorances, sans se refuser le plaisir de décocher, en passant, quelques traits à Mgr Dupanloup, première occasion et premier auteur de cette polémique.

Il reçut en récompense un Bref où on lit : Les adversaires de l'infaillibilité sont des hommes qui, tout en se faisant gloire du nom de catholiques, se montrent complètement imbus de principes corrompus, ressassent des chicanes, des calomnies, des sophismes, pour abaisser l'autorité du chef suprême que le Christ a préposé à l'Église, et dont ils redoutent les prérogatives. Ils ne croient pas, comme les autres catholiques, que le concile est gouverné par le Saint-Esprit ; pleins d'audace, de folie, de déraison, d'imprudence, de haine, de violence, pour exciter les gens de leur faction, ils emploient les menées à l'aide desquelles on a coutume de capter les suffrages dans les assemblées populaires ; ils entreprennent de refaire la divine constitution de l'Eglise, et de l'adapter aux formes modernes des gouvernements civils.

Si c'était nous qui dirions ces choses, comme on nous accuserait de manquer de respect aux évêques ! Mais c'est le Pape !

Egayons ces tristesses par une page charmante de Louis Veuillot, laquelle d'ailleurs, sous sa forme plaisamment spirituelle, résume tout le fond et tout le sérieux de cette affaire :

Pauvre P. Gratry, si bien fait pour se balancer dans le hamac platonique, en fumant le narguilé des idées vagues et en regardant les étoiles valser avec les nuages ! Il ne tardera pas de se trouver mal à l'aise sur l'hippogriffe qu'il a monté et qui l'emporte on ne sait où. Voilà un homme de talent qui ne manque pas de raisons pour réfléchir sur la nécessité de bien choisir son infaillible. Car ce a son infaillible — l'évêque d'Orléans —, tout comme nous autres. Mais son infaillible, passez-moi le mot, l'a mis dedans. Je n'ose vous dire sous quel aspect triste je le vois maintenant, notre ancien Père Gratry, né pour les aimables entretiens, si longtemps fidèle à sa vocation, et qui n'affrontait guère la lutte qu'en effigie dans les congrès de la paix. Il m'apparaît cloué sur une porte de forteresse, ses deux épées, la polytechnique et l'académique, à travers le corps. Et, la tête baissée, il entend les cris farouches des journalistes qui sifflent sa catastrophe. Père Gratry, Père Gratry ! cette fin est sévère et contre nature, et tout le monde vous plaint. Mais il fallait mieux choisir votre infaillible ; et puisqu'enfin vous étiez tombé dans la déplorable manie de déchirer le bréviaire, il a bien fallu vous clouer la main. — Sans doute, vous avez passé par le sommet de la gloire. Quel jet de votre encre jadis paresseuse ! Quelle prise de possession des cabinets de lecture ! Quels billets, j'ai presque dit quels brefs confidentiels d'encouragement, datés presque du tombeau des Apôtres ! Quelle entrée triomphante, longtemps rêvée peut-être, dans les journaux, dans ceux-là même, dans ceux surtout à qui j'étais obligé d'expliquer, il y a deux ans, que monsieur Gratry, un monsieur Gratry, ce monsieur Gratry, n'était pas indigne de s'asseoir sur l'utrecht de Mazarin ! Vous avez été David vainqueur du Goliath ultramontain, vous avez été Pascal vainqueur des Jésuites, vous avez eu plusieurs éditions, vous avez fatigué la poste, vous avez même échappé à l'accident ordinaire d'être légèrement ennuyeux. Eussiez-vous pensé, Père, vous trouver jamais à pareille fête ? Mais quoi ! l'étoupe a flambé, sic transit gloria mundi ; et vous voilà réfuté, jugé, condamné, et, qui pis est, battu. — Battu, il n'y a pas à dire non. Battu sur Honorius, battu sur les Décrétales, battu sur saint Thomas, battu sur le bréviaire, battu sur Paul IV, battu théologiquement, battu liturgiquement, battu philosophiquement, battu historiquement, battu radicalement et, qui pis est, spirituellement. — Et les petites lettres d'adhésion, où sont-elles ? Mgr David, évêque de Saint-Brieuc, et M. de Falloux, jadis peu d'accord, s'étaient rencontrés à votre porte. Ils se retirent étroitement unis, l'un disant qu'il ne vous admire plus, l'autre qu'on ne peut pas prouver qu'il vous ait admiré. L'un avoue que sa lettre était irréfléchie, l'autre soutient que sa lettre est une fausse Décrétale fabriquée par la Gazette d'Augsbourg. Vous n'êtes pas seulement battu, mon Père, vous êtes renié. — Et ce n'est pas tout, mon Père ! savez-vous que si le congrès de la paix avait l'ombre du sens commun, vous auriez une affaire avec lui ? Car, enfin, le congrès de la paix veut que les hommes soient frères, ou du moins se conduisent en frères. Or quel est le but de vos brochures ? D'ébranler, de ruiner, d'abolir l'autorité du Père, laquelle est le moyen énergique de la paix. Si le Père n'a plus d'autorité, il n'y a plus de Père, et s'il n'y a plus de Père, où trouvera-t-on des frères ? qui persuadera aux hommes de vivre en paix ?Oh que vous êtes battu !

Qu'il avait donc mauvais goût, ce Père Gratry, d'appeler ces délicieuses plaisanteries des cris aigus et farouches !

Et quelle malheureuse idée au P. Perraud, un autre de l'Oratoire[6], d'entreprendre la tâche impossible de prouver que le P. Gratry, son maître, n'avait pas combattu l'infaillibilité doctrinale, officielle, ex cathedra, malgré Honorius, Paul IV et le reste ! — Il est vrai que son frère, l'évêque d'Autun, entreprendra plus difficile encore, à savoir de prouver que l'abbé Lagrange a fait un chef-d'œuvre ! — Donc, à la fin de justifier son Père, le P. Ch. Perraud cite une lettre de lui, adressée à un académicien : J'ai combattu l'infaillibilité inspirée : le décret du concile repousse l'infaillibilité inspirée ; j'ai combattu l'infaillibilité personnelle : le décret pose l'infaillibilité officielle ; des écrivains de l'école que je crois excessive ne voulaient plus de l'infaillibilité ex cathedra, comme étant une limite trop étroite : le décret pose l'infaillibilité ex cathedra ; je craignais presque l'infaillibilité scientifique, l'infaillibilité politique et gouvernementale, et le décret ne pose que l'infaillibilité doctrinale en matière de foi et de mœurs.

Une fois de plus battu, le pauvre Père, et par lui-même ! Quelle sottise nouvelle d'imputer aux autres des sottises pour justifier les siennes ! Et dire qu'ils soutiendront tous cette double thèse : d'abord que, par leur opposition, ils ont empêché le concile de décréter des absurdités ; ensuite, qu'ils n'ont jamais attaqué l'infaillibilité doctrinale, telle qu'elle a été, grâce à eux, définie !

Le P. Gratry finissait : Tout cela ne veut pas dire que je n'ai pas commis d'erreurs dans ma polémique. J'en ai commis sans doute sur ce sujet ou sur d'autres ; mais, dès que je commets une erreur, je l'efface, et je ne m'en sens pas humilié. Ainsi, à peu près, a-t-il écrit à l'archevêque de Paris : Tout ce que, sur ce sujet, avant la décision, j'ai pu écrire de contraire aux décrets, je l'efface ! — D'un revers de plume, ou avec vos larmes ? Car il faut pleurer, s'humilier, quoi qu'il en dise, de s'être trompé, surtout en si grave matière tenant au fondement de la foi catholique ! C'est toujours un malheur déplorable de se tromper, l'erreur supposant toujours un défaut de science ou d'intelligence, et bien souvent une faute de la volonté. Tout ce que j'ai pu écrire contre..., je l'efface ! — Cela me rappelle involontairement la profession de foi de Voltaire : Si j'ai jamais scandalisé l'Eglise, j'en demande pardon à Dieu et à elle ! Et encore Voltaire, hypocritement sans doute, demandait-il un pardon que ni le P. Gratry ni aucun des opposants n'a songé à demander ! — Je défends qu'on m'accuse de vouloir comparer autrement Voltaire et aucun des catholiques qui ont eu le malheur de défendre l'erreur au temps du concile ! — Enfin : Tout ce que j'ai pu écrire !.... Doutait-il donc qu'il eût écrit des choses contraires aux décrets ? Il manque là, à mon oreille, un accent de repentir et de sincérité !

Pauvre Père Gratry ! Après Montalembert, qui pardonnera encore celui-là à Mgr Dupanloup ?

Cette polémique n'était pas de nature à produire la paix et l'accord ; mais elle tuait l'inopportunité en démontrant nécessaire une décision qui rétablit la concorde et imposât silence.

Et pourtant, à la suite du vote unanime sur le schema de fide, le besoin de concorde, le devoir de mettre un terme à de tristes divisions s'imposaient à la minorité et surtout au grand diviseur, Mgr Dupanloup. La thèse du droit et du devoir était déjà fort ébranlée ou intervertie. Sans prétendre que le droit cessât à la présentation du schema de l'infaillibilité, par la volonté si expresse et si déclarée du Pape, et à la sollicitation de l'immense majorité des évêques, il faut au moins convenir qu'il était entamé, et qu'il y avait déjà quelque obligation de l'exercer avec plus de timidité et d'humilité, avec moins d'obstination, d'intrigue et d'ardeur. Le devoir commençait à se faire autre, par conséquent, c'est-à-dire qu'il était de ne plus tant contrister l'Esprit et de se tourner un peu du côté où il soufflait avec une volonté de plus en plus manifeste. C'est alors que Mgr Faurie, rencontrant Mgr Dupanloup sur le seuil de la salle conciliaire, lui crut devoir dire : Eh bien ! Monseigneur, voici le moment de prononcer notre acte de foi ! L'évêque d'Orléans s'éloigna sans répondre. Était-ce résignation ou dédain ? Ce n'était pas résignation, ni disposition prochaine à faire l'acte de foi demandé, car l'évêque d'Orléans était décidé à pousser son opposition jusqu'à la fin et même au delà. Aussi Mgr Vitte se croyait toujours en droit de donner au chemin menant de la villa Grazioli au Vatican le nom de voie scélérate, et de, répéter son mot si heureux : Mgr d'Orléans parle aux évêques, comme s'il était cardinal ; aux cardinaux, comme s'il était le Pape ; au Pape, comme s'il était le Saint-Esprit.

En effet, raconte l'abbé Lagrange, se sentant toujours plus confirmé, malgré tout, dans son opinion, il crut devoir exposer ses raisons directement au Souverain Pontife. En butte à tant d'attaques et de calomnies qui pénétraient jusqu'au Vatican, il crut à la fois filial et digne d'ouvrir à Pie IX, dans une lettre, toute son âme avec respect, sincérité et confiance... Cette longue lettre ne faisait au fond que reproduire, sous la forme convenable, quoique avec une vivacité qui se ressentait des ardeurs de la lutte, sa réponse à l'archevêque de Malines. L'abbé Lagrange ne la reproduit pas, sauf quelques mots qui permettent d'en saisir l'accent. Conviction profonde, dévouement désintéressé ; rappel du centenaire, du mandement traduit en vingt langues, pour exalter le programme de la bulle d'indiction — qui ne contenait pas de programme — ; douleur profonde aux premières déviations à ce programme annoncées par des journaux sans mission, et à la vue de l'agitation profonde causée alors dans les esprits, et néanmoins long silence gardé, et rompu seulement pour rester fidèle à la pensée qui avait inspiré le concile ; division à Rome même, et non unanimité sur la nécessité d'une définition, etc. : mon Dieu ! le Pape dut-il être fatigué de s'entendre ressasser ces choses ! et ne dois-je pas épargner au lecteur l'ennui de se les entendre redire ! Et celles-ci encore, par lesquelles il finissait : Ah ! sans doute, paraître l'ami du Saint-Père, seconder ses vues, être honoré de ses bontés, ce serait plus facile et plus doux que la tâche amère imposée à ma conscience par un dévouement supérieur, — supérieur à la volonté du Pape et de l'épiscopat quelle insulte à l'un et à l'autre, à l'épiscopat surtout, contre lequel était insinuée l'odieuse accusation d'un servilisme intéressé ! Il ajoutait : Ne sachant pas encore ce que définitivement l'Esprit de Dieu inspirera au Saint-Père et au concile, car l'Esprit de Dieu connaît ses heures, et d'où il souffle et où il va ; sachant au contraire, par l'histoire des conciles, qu'il ne se déclare qu'au dernier moment, et qu'à Trente (encore !), sur cette question (non !), ce n'est pas la définition qu'il inspira, mais le silence, je ne puis que persévérer dans ce que je crois être le vrai bien de l'Eglise, opposé en apparence, mais en réalité plus que jamais dévoué à celui des successeurs de Pierre, qui aura été pour moi le plus vénéré et le plus aimé des Pontifes.

C'est peu français, mais combien orgueilleux ! Décidément Mgr Vitte avait raison : il parlait au Pape, comme s'il eût été le Saint-Esprit ! Pauvre Pape, qui recevra une nouvelle édition, pas du tout corrigée, de cette lettre, la veille même de la définition !

Plein de confiance dans le succès de son épître, et presque sûr d'avoir réussi, il fit écrire au Journal du Loiret : L'apaisement s'est fait à Rom ; et l'on y rend particulièrement justice à l'attitude des deux personnalités les plus brillantes de l'épiscopat français — c'était bien flatteur pour les autres ! —, Mgr l'archevêque de Paris et Mgr l'évêque d'Orléans. On applaudit à l'esprit de conciliation dont ils sont tous les deux animés. On subit l'influence de leur autorité morale. On reconnaît ce qu'il y a de sage et de véritablement pratique dans leurs efforts pour écarter des décisions conciliaires qui pourraient troubler l'union de l'Eglise et de l'Etat, telle qu'elle existe en France. Enfin, le Saint-Père, assure-t-on, est très touché de la sincérité des convictions et des opinions développées soit au concile même, soit en dehors des réunions officielles, par les deux prélats ; et l'on espère que, grâce à leur courageuse persévérance, le concile atteindra heureusement son but, sans rencontrer ni produire les périls que l'on avait pu redouter.

Courte espérance ! car, quelques jours après, le 9 mai, on distribuait aux Pères un second schema de Ecclesia, d'où l'on avait retranché, il est vrai, pour aller vite et en finir, tout ce qui touche aux rapports de l'Eglise et de l'Etat, mais où l'on avait ajouté le postulatum de l'infaillibilité.

La minorité s'organise aussitôt, et se distribue les rôles. En vain elle demande des conférences extra-conciliaires pour une discussion contradictoire. Elle voulait toujours plutôt gagner du temps lue mieux éclairer la question, car on lui laissa longuement et largement développer ses thèses. A Mgr Pie, chargé du rapport, qu'il fit magnifique, succédèrent, pendant quatorze congrégations, soixante-quatre orateurs, dont treize français, tous écoutés avec attention et respect. Parmi les Français, il y eut le discours de Mgr Darboy, qui attaqua l'infaillibilité même ; il y eut celui de Mgr Dupanloup, dont l'abbé Lagrange, avec une habileté apparente, reproduit l'analyse d'après M. Emile Ollivier. Or, M. Emile Ollivier analysait lui-même une correspondance de Rome en date du 10 juin, publiée par la Gazette de France, mais partie évidemment de la villa Grazioli, et sortie, je crois, de la propre plume de M. Lagrange. J'y lis, en effet, les expressions en quelque sorte stéréotypées qui se retrouvent vingt fois dans son livre : Mgr Dupanloup, en qui vibre si puissamment la fibre de l'honneur français et chrétien, fit entendre un dernier mot, un dernier cri de son âme. C'est lui, c'est lui ! M. Lagrange ne faisait donc que reprendre son bien en s'emparant de l'analyse, à peu près textuelle, faite par M. Emile Ollivier du correspondant de la Gazette. Mais ce qui était bon en 1870 avait cessé d'être opportun en 1884, et M. Lagrange a dû laisser chez M. Emile Ollivier une partie de son vieux bagage, aujourd'hui embarrassant, c'est-à-dire lui abandonner, assez traîtreusement, la responsabilité de ses expressions d'autrefois. C'est toujours le procédé de l'école orléanaise !

Je cite intégralement le texte de la page 318 du tome II de M. E. Ollivier (3° éd.), en soulignant tous les passages omis par M. Lagrange, sans que rien indique chez lui la suppression. Il s'agissait de répondre à Mgr Valerga, qui avait attaqué l'ancien clergé de France, le clergé gallican. Sans vouloir prendre parti pour l'excessif patriarche de Jérusalem, sans vouloir moins encore contredire le panégyrique que lui opposa l'évêque d'Orléans. convenons tout d'abord que, s'il y avait trop d'ombres d'un côté, il y eut de l'autre trop de lumière, car il est impossible d'oublier, par exemple, les savantes et tristes révélations de M. Gérin et le concile de 1811.

Donc, Mgr Dupanloup célébra en accents animés l'Eglise de France, son attachement inviolable au siège de Pierre, et ce grand témoignage du sang qu'elle sut donner tout entière à la Papauté dans la tourmente de 93 ; il redit les beaux éloges que les Papes Innocent III, Benoît XIV, Pie VI, Pie VII, ont fait de ce grand épiscopat français, qu'on ose présenter aujourd'hui comme tombé dans l'erreur, parce qu'il ne pousse pas la doctrine de la suprématie pontificale jusqu'à l'infaillibilité personnelle et séparée. Aux subtiles analogies du patriarche latin, il se contenta de répondre qu'il n'y avait que des évêques, tous dévoués du fond de leurs entrailles au Saint-Siège, et ne cherchant tous dans la science et la charité que les meilleurs moyens de le glorifier et de le servir. Dans sa critique du schema, il plaça avec malice sur les lèvres des plus hautes autorités de la tradition catholique ses principales objections. et, sans s'acharner au schema lui-même, il se prononça contre l'exagération démesurée de la centralisation dans le gouvernement de l'Eglise. A la fin de son discours, avec une émotion contenue mais visible, il invita à l'apaisement, à l'union de tous les efforts pour faire le vrai bien de l'Eglise, et écarter ce qui n'amènerait que des malheurs.

Ce n'est pas à mes intelligents lecteurs que j'ai besoin de faire remarquer le choix trop habile des passages éliminés, ni de donner la raison de cet escamotage commis par M. Lagrange sur lui-même, ou, s'il l'exige, sur quelqu'un de ses frères de la villa Grazioli. Il y en avait plus long dans la correspondance de la Gazette : il y avait, résumées, toutes les thèses du Correspondant et des Observations, dont Mgr Dupanloup, peu fécond malgré l'exubérance de sa parole écrite ou parlée, ne sut plus sortir durant tout le concile, et qu'il ne fit que ressasser. Ces thèses, indiquées seulement dans les passages soulignés tout à l'heure, il les traita longuement dans son discours, dont la glorification de l'Eglise de France, seule mentionnée par M. Lagrange, n'était, en quelque sorte, que l'exorde ou l'entrée en matière. M. Lagrange escamote donc toute la partie dogmatique du discours, de beaucoup la plus importante dans le dessein de l'orateur, c'est-à-dire le discours lui-même. Après l'analyse du schema dans un sens et un esprit tout gallicans, particulièrement en ce qui touchait à la juridiction immédiate, ordinaire et souveraine du Pape sur toute l'Eglise, il en faisait la critique, et proposait sur tous les points des amendements qui le détruisaient. Son art, son habileté, assez peu franche, fut, en effet, de n'avoir pas l'air de parler lui-même, mais de placer ses objections sur les lèvres d'autrui ; non pas, quoi qu'on en dise, des plus hautes autorités de la tradition catholique, mais du seul Billuart, pas même doublé de Witasse, au grand déplaisir de l'abbé Gaduel, lequel Billuart fit à peu près tous les frais de l'érudition et de l'argumentation de l'évêque.

Il y avait bien d'autres choses au moins suspectes dans cette correspondance de la Gazette, que M. Emile Ollivier n'a pas citées, et que, les eût-il citées, M. Lagrange se serait bien gardé de reproduire : par exemple, sur cette tactique de l'évêque de moins attaquer de front le schema que de faire courir dans son discours un souffle contraire, un esprit radicalement opposé à l'exagération des auteurs et des soutenants du schema, c'est-à-dire à la majorité du concile et à la thèse même de l'infaillibilité.

Sûr la question même de l'infaillibilité, Mgr Dupanloup prépara avec soin son discours, résolu d'aller à fond et de tout dire. Mais, répète l'abbé Lagrange, on discutait moins le fond que l'opportunité de la définition. Il est vrai qu'on feignait de s'attaquer à la seule opportunité ; mais, à chaque instant, la doctrine elle-même était entamée. La majorité poussa la patience jusqu'à écouter soixante-quatre fois le même discours sur les difficultés et dangers de la définition, sur Honorius, pauvre saint Pape à qui l'on fit bien expier un moment de négligence. Quelle cruauté de la part de ceux qui l'attaquaient, puisqu'il n'avait été coupable, tout au plus, que d'anti-opportunisme, et qu'il avait mieux soutenu qu'eux la vraie doctrine !

Le Pape lui-même se lassait. En réponse aux adresses du clergé des diocèses gallicans, il s'était plaint avec une juste sévérité. Un membre éminent de la majorité disait pour sa part : Qu'on ignore, qu'on ne puisse apprendre, que d'invincibles préventions égarent le jugement, je le conçois ; mais l'intrigue contre la sainte Eglise, mais l'appel au bras séculier, mais la divulgation mensongère du secret, mais les citations d'autorités, imaginaires ou ridicules, mais la résolution de tirer en longueur, mais tant de basses et cruelles industries pour faire avorter le concile, à dessein de contenter des opinions ou plutôt des importances particulières, voilà ce qui m'écrase, et ce que j'eusse demandé à Dieu de ne point voir.

Après quatorze séances, le 3 juin, la clôture de la discussion générale fut déclarée. La minorité s'indigna, se demandant si elle ne se retirerait pas du concile, ou au moins des débats. Résolution ridicule et dangereuse, qui fut arrêtée par les membres les plus intelligents de la commission internationale. On se rabattit, le 4 juin, à une nouvelle protestation, dont l'inconsistance invalidait les précédentes.

La courte joie d'un discours singulier du cardinal Guidi, qui eut à en répondre devant le Pape, fut dissipée par la rentrée dans la majorité du cardinal de Bonnechose, chef du tiers-parti. Dans une nouvelle lettre à M. Emile Ollivier, Mgr Forcade revint sur la lettre assez malheureuse que M. Lagrange a enregistrée avec un bonheur également de courte durée. Issue ordinaire des tiers-partis ou centres droits !

Il faut en finir ! Ce cri éclatait de toutes parts. Une négociation s'ouvrit entre un prélat de la majorité et Mgr Haynald, qui proposa à la minorité un accord général pour clore la discussion. Communiquée par Mgr Mathieu à la réunion d'évêques français qu'il présidait, la proposition fut repoussée, tandis qu'elle était accueillie, au contraire, et encouragée par les prélats hongrois et allemands, devenus plus raisonnables. Un accord ! cela ne pouvait convenir au belliqueux évêque d'Orléans. A cette nouvelle, raconte l'abbé Lagrange, il alla s'en expliquer, avec sa franchise ordinaire et non sans quelque vivacité, avec le prélat hongrois, son ami. Mais, le lendemain, il ne craignit pas de venir lui en faire noblement ses excuses. Et à l'appui, il cite une phrase analogue tirée de la lettre liminaire de Mgr Haynald. Mais, je l'ai dit, cette phrase est du style de l'oraison funèbre, et Mgr Haynald a raconté bien autrement à M. Emile Ollivier. Suivant ce récit, le vrai, Mgr Dupanloup courut chez le prélat hongrois, furieux, le teint enflammé : Monseigneur, lui jeta-t-il à la face, vous êtes traître envers la vérité ! Mgr Haynald le regarde avec hauteur, et se contente de répondre, le voyant si peu maître de soi : Monseigneur, n'en parlons pas en ce moment ! Il est juste d'ajouter que, le lendemain, devenu plus calme, Mgr Dupanloup chercha à réparer son tort.

Mais Mgr Haynald avait réussi dans son projet pacifique. Le 2 juillet, vingt-trois orateurs renoncèrent à la parole, et, le 4, Mgr Dupanloup y renonça lui-même.

Ici, l'abbé Lagrange reprend à son compte la pauvre thèse du pauvre Gratry, en termes, toutefois, un peu moins absurdes. Il essaie donc de prouver que la politique de la minorité n'a pas été sans résultats, et qu'elle a fait introduire d'importantes modifications dans le schema de l'infaillibilité, notamment en faisant écarter la doctrine d'une infaillibilité séparée, dans le sens d'une opposition possible entre le Pape et l'épiscopat, qui avait tant ému l'évêque d'Orléans lorsqu'il l'avait cru voir dans une traduction inexacte de Mgr Manning. Vraie-querelle de mots, nous l'avons vu, et Mgr Manning s'en, était, dès le commencement, expliqué. Supposer que les-auteurs du schema entendaient le mot séparée dans le sens d'une séparation réelle entre le Pape et les évêques, c'était leur imputer une absurdité destructive de l'unité de l'Eglise ; mais je ne ferais pas injure à la minorité, si je disais qu'en repoussant le mot séparément, elle repoussait la vraie doctrine, à savoir que le jugement du Pape est infaillible avant, sans l'assentiment des évêques, en dehors de cet assentiment. Et, aussi bien, c'est pour glisser dans la définition une nécessité quelconque de l'assentiment des évêques, précédant, accompagnant ou suivant le jugement du Pape, que la minorité a travaillé et combattu jusqu'à la fin. M. Lagrange l'avoue, lorsqu'il dit que, les formules extrêmes repoussées, on en chercha une qui aurait mentionné explicitement ce que le projet de décret contenait implicitement, à savoir le nécessaire accord du Pape avec l'épiscopat, formule sur laquelle l'unanimité se serait peut-être faite. Non ; la formule qu'on voulait, nous le verrons, était une formule gallicane, qui aurait laissé la doctrine dans un état plus incertain qu'elle n'était depuis deux siècles.

Pendant tous ces débats, les fanatiques de l'évêque d'Orléans, les matriarches surtout, travaillaient à lui donner un éclat vainqueur. Citons, pour égayer encore un peu ce récit bien triste, un passage de Louis Veuillot : Grand mouvement en divers petits coins, pour offrir une marque de reconnaissance gallicane au prélat qui s'est le plus distingué dans la lutte. J'espère que la souscription sera publique, et je serais charmé qu'elle fût belle, car les choses étant alors arrangées, ce prélat aura certainement l'inspiration de verser la somme dans le trésor pontifical, que sa persévérance a percé d'un si large trou. Il ne réservera qu'une petite part du total pour faire un pendant historique à l'ostensoir de Fénelon.

Au vote du 13 juillet, il y eut 86 non placet, et 62 placet juxta modum, contre plus de 500 placet. Les 62 juxta modum appartenaient tous à des infaillibilistes au fond, et la plupart à la majorité, dont plusieurs auraient désiré une formule plus accentuée. Aussi l'abbé Lagrange a-t-il tort d'insinuer que la part la plus forte des votes conditionnels revenait à une minorité qu'il se plaît à nous montrer, malgré les départs et les décès, compacte encore. Aussi, ajoute-t-il, trente-deux évêques alors conçurent une dernière espérance : obtenir, par une démarche directe auprès du Pape, une formule qui pourrait rallier tous les suffrages. L'évêque d'Orléans en ayant fait adopter le dessein dans la Commission internationale, six prélats se rendirent auprès de Pie IX, et lui soumirent la formule, qui, sans atteindre le fond du décret, en éclairait le sens et en adoucissait l'expression. En réalité la formule : Nixus testimonio Ecclesiarum, introduisait un gallicanisme pire que celui de Bossuet, ouvrait la porte à des difficultés inextricables, et donnait droit à une suspension indéfinie d'adhésion aux décrets pontificaux. Sans en prendre même connaissance, le Pape la renvoya simplement au concile ; mais, ce jour-là même, dans la congrégation du 16, le schema fut voté tel qu'il se trouvait alors rédigé. M. Lagrange n'ajoute pas que, pour répondre à la formule gallicane, on introduisit l'addition : non autem ex consensu Ecclesiœ.

Il évite encore d'ajouter que, en outre, dans cette congrégation du 16, furent condamnées et flétries deux brochures : Ce gui se passe au concile, que nous connaissons, et la Dernière heure du concile, où l'on peut lire : Quant à nous, dès à présent, nous pouvons dire à qui sera la gloire. Oui, nous savons qui a lutté pour le droit et la liberté ; nous savons qui a sacrifié aux graves obligations du devoir une brillante popularité, le repos du présent, et peut-être la tranquillité de l'avenir ; nous savons qui s'est généreusement efforcé, sans jamais se décourager, d'asseoir au sommet de la montagne le rocher qui redescendait sans cesse ; et aujourd'hui nos cœurs émus suivent de loin ces quelques hommes héroïques pour qui, si souvent, nous avons prié. Que notre cri d'admiration leur arrive, au moins la veille de la bataille, pour rehausser leur triomphe ou venger leur défaite !

Qui ne croit reconnaître la voix dont ce pathos serait l'écho, si l'on n'entend pas la voix elle-même ?En tous cas, Mgr Dupanloup dénonça lui-même en quelle parenté ou quelle affection il tenait les deux pamphlets. Le cardinal président de Angelis s'était levé et avait dit : distribuuntur nunc protestationes a nobis faciendœ pro honore concilii. On se demande quel est l'objet de ces protestations. Sitôt qu'il est désigné, Mgr Dupanloup se lève de colère et quitte la salle, violet jusqu'aux yeux.

Faut-il s'étonner qu'il ait alors couru des bruits sinistres, qu'a rapportés Louis Veuillot ? On parlait de conciliabules où la rébellion serait formellement proposée et résolue. Il s'agissait de crier non en face du concile et du Pape. Quelques évêques étaient déjà partis ; d'autres, disait-on, devaient partir le soir même, ne voulant ni se soumettre, ni déclarer leur refus, etc.

Il est certain que, le 17, fut débattue cette question dans le comité international : assisterait-on à la séance du lendemain ? Contrairement à l'avis de Mgr Haynald et d'un prélat français, plusieurs, dont Mgr Dupanloup, opinèrent qu'on ne devait pas aller dire Non placet en présence du Pape, par respect pour sa personne, qu'on avait jusqu'alors si peu respectée, et, ajoutait-on avec une dernière injure au concile, par crainte des violences de la majorité. On arrêta qu'une lettre, rédigée en effet le soir même et signée de cinquante-quatre évêques, renouvellerait leurs protestations.

Ce qu'il est bon de dire en plus, c'est que cette lettre du 17 au soir parut dans le numéro du 21 de la Gazette de France, publié le 20 à Paris, et le lendemain dans la Gazette d'Augsbourg. Or, il fallait trois jours pour qu'arrivât à Paris une lettre de Rome. Celle-ci avait donc été expédiée le 17, le jour même où elle avait été délibérée, et avant que le Pape en eût pris connaissance. Après avoir donné le chiffre de ses signataires et ajouté que 70 évêques présents à Rome avaient cru devoir s'abstenir, que d'autres avaient été contraints de partir, elle concluait : On sait donc maintenant qu'un nombre considérable d'évêques partagent notre sentiment. Insinuation mensongère ! On savait bien que la plupart des 70 avaient été retenus par la maladie, et non parce qu'ils avaient cru devoir s'abstenir, et que les neuf dixièmes des évêques partis étaient pour la majorité. Croyons plutôt que la plupart des 54 avaient signé de confiance, et que quelques-uns seulement ont su l'envoi de la lettre aux Gazettes de France et d'Allemagne.

Mais Mgr Dupanloup tenait toujours à agir seul, à paraître du moins tout faire et tout emporter. Et c'est pourquoi, non content d'avoir signé avec les 54, en ce même soir du 17 juillet, il voulut être le Saint-Esprit pour le Pape. Il envoya donc au Vatican un de ses anges, que l'abbé Lagrange connaît bien et qu'il ne nommera pas, porteur d'une lettre où il disait : Très Saint-Père, il est manifeste que, demain, vous serez proclamé infaillible. Eh bien ! ordonnez au concile de ne rien déclarer ; renoncez de vous-même à ce titre dont on vous veut décorer, et, par cette sorte d'abdication, vous vous ferez une gloire plus grande que celle qu'on vous prépare ; vous serez grand dans tous les siècles, le plus grand Pape qui se soit assis sur le trône de saint Pierre. Et en post-scriptum : Si vous vous rendez à ma prière, je jure à Votre Sainteté de ne jamais parler de ma démarche, pour lui laisser tout l'honneur de sa détermination.

Le messager avait ordre de remettre la lettre entre les mains du Pape et d'attendre la réponse ; mais il ne put pénétrer jusqu'à lui, et la lettre dut suivre la filière accoutumée.

Or, le Pape ayant ouvert la lettre et vu la signature, s'écria ennuyé, Che vuole ancora questo ? Et après avoir lu : Mi prende per un ragazzo ? Deux évêques entraient dans le moment, et entendirent le propos. Le Pape tenait encore la lettre dans ses mains, lorsqu'entre à son tour Mgr Pie, qui m'a plus d'une fois récité la lettre et raconté la scène. Ah ! cet évêque d'Orléans, lui cria-t-il, il est fou ! Il veut que je ferme la bouche au Saint-Esprit et au concile, moi pape, qui ne suis rien que l'organe du Saint-Esprit ! Il est fou, il est fou, cet évêque d'Orléans !

Le Pape ignorait ou se refusait à croire que c'était le Saint-Esprit même qui lui parlait par la bouche de Mgr Dupanloup !

Le messager à peine de retour, Mgr Dupanloup, dépité, secouait la poussière de ses pieds et quittait Rome le soir même, sans égard à l'excommunication encourue par tous ceux qui quittaient le concile sans permission.

Le lendemain, sur 535 votants, il y eut 533 placet et deux non placet seulement, proférés par un évêque du royaume de Naples et un évêque d'Amérique. Après le vote, le Pape dit : Si quelques-uns n'ont pas bien voté avec nous, qu'ils sachent qu'ils ont voté dans le trouble, et qu'ils se rappellent que le Seigneur n'est pas dans le trouble. Qu'ils se souviennent qu'il y a quelques années (1867), ils abondaient dans notre sens et dans le sens de cette vaste assemblée. Quoi donc ! ont-ils deux consciences et deux volontés sur le même point ? A Dieu ne plaise ! Nous prions donc le Dieu qui seul fait les grandes merveilles d'illuminer leur esprit et leur cœur, afin qu'ils reviennent au sein de leur Père, c'est-à-dire au Souverain Pontife, vicaire indigne de Jésus-Christ, afin qu'ils travaillent avec Nous contre les ennemis de l'Eglise de Dieu !

Visiblement embarrassé de cette abstention, ou plutôt de cette fuite de la minorité, l'abbé Lagrange se torture pour y trouver une explication justifiante. C'est le devoir des évêques, s'objecte-t-il, de rester fermes jusqu'au bout... Comment ne voyaient-ils pas que, par leur départ, ils allaient faire mathématique, et non seulement morale, l'unanimité qu'ils avaient proclamée nécessaire ? Et il se répond : Mais ne serait-ce pas précisément parce qu'ils le voyaient, et voyaient aussi la définition inévitable, qu'ils ne voulurent pas poser une cause de trouble dans l'avenir ? Car la définition, contestable pour plusieurs sans cette unanimité, avec elle ne l'était plus pour personne.

Oh ! que ce n'est pas cela ! Et que le Pape, tout à l'heure, a mieux dit ! Entêtement de l'amour-propre, ou illusion obstinée !

Et la fameuse thèse du droit et du devoir, qu'en pouvait-il rester à cette heure extrême ? Il était venu, le dernier moment du Saint-Esprit, que Mgr Dupanloup disait attendre pour se déclarer ! Plus de droit à la résistance, moins encore de devoir ! Ou plutôt droit et devoir, à ce moment retournés, se confondaient l'un dans l'autre, et se devaient remplir par un seul acte, la soumission ; s'exprimer d'un seul mot : Credo ! Ainsi avaient fait les archevêques de Reims, d'Avignon et de Sens et l'évêque de Viviers, qui, après avoir soutenu jusqu'au bout ce qu'ils appelaient leur droit et rempli ce qu'ils regardaient comme leur devoir, enfin renversés sur le chemin de Damas, et les yeux, non pas frappés de cécité, mais ouverts à la lumière divine, lâchèrent la minorité avec laquelle ils avaient toujours marché, et vinrent le 18, dire Placet avec la majorité et avec le Pape. Gloire à eux !

Gloire aussi à Mgr Riccio, un des deux Non placet, qui a raconté : Aussitôt après que l'immortel Pontife Pie IX eut confirmé la Constitution, je me jetai à genoux en disant de toute mon âme : Credo. Je m'unis ensuite de tout cœur à Sa Sainteté et aux Pères du concile, rendant grâces à Dieu par le chant du Te Deum, et je promis de défendre, avec l'aide de Dieu, ladite constitution, et en particulier l'infaillibilité des successeurs de saint Pierre, même, s'il le fallait, au prix de ma vie.

Gloire enfin au jeune évêque américain de Little-Rock, le second Non placet, qui, après son vote, fit informer le secrétaire du concile, Mgr Fessier, qu'acceptant l'oracle évident du Saint-Esprit, il demandait à dire Placet à la suite de tous ses frères après la définition. En effet, au moment maqué, il prononça son Placet au milieu du silence approbateur de l'auguste assemblée[7].

Il y avait mieux et plus glorieux encore. C'eût été de venir à la séance du 18, et là, aux pieds du Pape, et au milieu des Frères, de dire à haute voix et avec les larmes du repentir : Ergo erravimus !... Placet ! Grand spectacle qui aurait réjoui Dieu, les anges et les hommes !

 

 

 



[1] Au cicéronien Dupanloup il est juste de joindre deux latinistes de sa force, tous les deux français, hélas ! et membres de l'opposition : l'un, auteur de cette belle phrase : Christophus Colombus discooperuit Americam, a décoiffé l'Amérique ; l'autre, se vengeant d'une mauvaise nuit par cette boutade : Per totam noctem EXCAVAVI caput meum, et nihil cepi ! — En compensation bien due, la minorité avait pour elle, entre autres, le grand latiniste Strossmayer.

[2] Mgr Wicart, évêque de Laval, a parlé plus sévèrement encore dans cette lettre du 7 février, dont il a exigé l'insertion dans la Semaine religieuse de son diocèse : Il est toujours question dans le diocèse de Laval de Mgr Dupanloup. Eh bien ! il faut en finir. Je déclare ici devant Dieu, et prêt à paraître à son jugement, que j'aimerais mieux mourir, tomber mort sur-le-champ, que de suivre l'évêque d'Orléans dans les voies où il marche aujourd'hui et où l'autorité qu'on lui suppose entraîne une partie de mes diocésains. Vous ne savez pas ce qu'il fait, vous ne savez pas ce qu'il dit ici, ni ce que font et ce que disent ses adeptes. Moi, je le sais, je l'entends de mes oreilles, je le vois de mes yeux. Non, plutôt mourir à l'instant même que de prêter la main à ses desseins et manœuvres inqualifiables. Je le dis et je le répéterai jusqu'à mon dernier soupir.

[3] M. Lagrange a ses raisons de déclarer respectable une thèse absurde et dangereuse, car la brochure anonyme qui la soutenait était sortie de la même officine que toutes ses sœurs, également anonymes, dont plusieurs furent flétries par le concile. Or, cette officine n'était pas loin de la villa Grazioli.

[4] N'oublions pas qu'un collègue de M. Daru, lui aussi catholique libéral et très ami de l'école orléanaise, M. Buffet, proscrivait en même temps la monnaie pontificale et faisait accuser le Pape d'être faux monnayeur !

[5] Croira-t-on que mes adversaires ont essayé de tourner cette lettre, d'une portée si précise et si mortelle, à l'honneur de Mgr Dupanloup, en prétendant qu'elle ne prouvait qu'une chose, à savoir que Mgr Dupanloup n'avait jamais demandé, comme il en fut accusé dans le temps, le retrait de l'armée d'occupation ! Pour cela, il a fallu omettre la suite de la phrase, que ce retrait fût devenu, malgré la volonté du gouvernement, une des conséquences inévitables de son intervention dédaignée. Comment discuter avec des gens d'une telle mauvaise foi ?

[6] En 1870, le P. Ch. Perraud, prédicateur de la station quadragésimale à Orléans, prononça, en pleine cathédrale, un sermon contre l'infaillibilité d'une telle violence, que M. Desbrosses lui-même, vicaire général, en défendit la reproduction dans les Annales religieuses, qui avaient reproduit tous les autres.

[7] Je tiens ce détail touchant d'un prélat qui remplit, en cette affaire, l'heureux rôle de négociateur entre l'évêque américain et Mgr Fessier.