MONSEIGNEUR DUPANLOUP ET M. LAGRANGE SON HISTORIEN

PREMIÈRE PARTIE. — LES DEUX PREMIERS VOLUMES

 

II. — LA MORT DU PRINCE DE TALLEYRAND.

 

 

Donnons un exemple de ces exagérations de l'historien de Mgr Dupanloup, qui, en emportant le lecteur au delà de la vérité, lui donnent la tentation de rebrousser chemin en deçà peut-être. Je veux parler de la conversion et de la mort de M. de Talleyrand, qu'on veut nous imposer, l'une comme absolument sincère, l'autre comme saintement chrétienne, et qui, l'une et l'autre, restent pour moi, après bien des lectures et bien des réflexions, au moins à l'état d'énigmes. C'est un mot modéré de début ; je ne réponds pas de le maintenir jusqu'à la fin, car j'ai bien peur d'aboutir à des conclusions plus directement opposées à la thèse excessive qu'on nous présente.

Voilà un terrain libre, sur lequel chacun peut manœuvrer à son aise, sans craindre de blesser aucun principe, ni même aucune personnalité. Je le choisis sur l'invitation, en quelque sorte, de M. Lagrange lui-même, qui, voulant, avant la publication intégrale de son œuvre, donner un spécimen et un avant-goût du livre et du héros, a confié au Correspondant les deux chapitres — pourquoi deux chapitres pour un sujet si un ? — où est racontée la conversion du prince de Talleyrand. Il entendait bien, sans doute, provoquer à l'admiration ; mais il ne saurait prétendre à fermer carrière à la discussion et à la critique. D'ailleurs, ici, je ne veux accuser personne : ni l'historien, qui n'a fait que suivre, par analyse ou citation textuelle, le récit même du héros ; ni le héros, qui, obéissant simplement à sa nature, n'a reproduit sous nos yeux que ce que ses yeux prévenus et décidés ont cru voir, et a tout raconté avec toute la sincérité dont il était capable.

Car n'oublions pas certains traits du portrait tracé par M. Emile Ollivier : Mgr Dupanloup était toujours tellement convaincu d'être dans le vrai et tellement résolu à le prouver, qu'il cessait, à l'occasion, d'être véridique ; habitué à ne voir et ne regarder qu'en lui-même, il plaçait toujours un désir préconçu, une volonté arrêtée d'avance entre son esprit et la réalité ; se croyant plus apte qu'aucun en la plupart des choses, se croyant même à peu près incapable d'échouer en n'importe quelle entreprise, il était toujours disposé à se rendre le témoignage qu'il avait réussi. Délégué par Mgr de Quélen à la conversion de M. de Talleyrand, poussé d'ailleurs par les meilleures impulsions de sa nature d'homme et de prêtre, il s'était promis, devant Dieu et devant les hommes, de mettre en œuvre tant de zèle et d'ardeur, et aussi tant d'habileté et de prudence, qu'il regardait comme impossible que le vieux diplomate lui-même ne lui cédât pas finalement. Et comme le vieux diplomate était résolu d'avance à céder, mais non, hélas ! dans le sens du prêtre croyant et pieux ; comme tout, dans l'entourage et dans les circonstances, concourait au même but : le but une fois atteint, extérieurement et en apparence seulement, suivant moi et bien d'autres, l'abbé Dupanloup n'eut pas beaucoup de peine à se persuader qu'il était atteint au fond, et que le prince, revenu sincèrement à la foi chrétienne et à la soumission catholique, avait fait une mort pieuse et presque sainte !

Intéressante au point de vue de l'histoire, la discussion où nous entrons ne l'est pas moins dans la vie de l'évêque d'Orléans. Rien n'a fait plus d'honneur à l'abbé Dupanloup que ce dénouement de la vie du prince, préparé, amené et présidé par lui. C'est le point culminant de sa vie sacerdotale. Célèbre déjà, sans doute, comme catéchiste et comme instituteur de la jeunesse, c'est pourtant ce qui attira sur lui tous les regards et le fit illustre. C'est au sortir de cette scène funèbre, que Royer-Collard, peu complimenteur de sa nature et peu porté de goût pour l'abbé Dupanloup, peu croyant même à la sincérité du dénouement, lui dit : Monsieur l'abbé, vous êtes un prêtre !

Nous n'avons pas à juger M. de Talleyrand, dit en commençant M. l'abbé Lagrange : c'est le fait de l'histoire ; mais il reste pour tous une des plus étonnantes figures de son temps. Etonnante ! en quel sens l'entend-il ? Non, sans doute, dans le sens de cet étonnement que cause à l'âme indignée une si insolente et répugnante fortune ; mais dans le sens plus favorable de grande, d'importante figure, commandant, sinon absolument le respect et l'admiration, au moins la retenue et même une certaine considération et un certain émerveillement. Il fallait parler ainsi pour préparer au récit qui allait suivre, et qu'on ne pouvait commencer par une flétrissure infligée à cette ignoble mémoire. Ce bon sujet de Talleyrand a dit de Maistre dans ses lettres. Sur un ton moins plaisant, sur le ton de son portrait de Voltaire, il eût volontiers parlé, si le lieu l'avait comporté, de ce vénal et de ce corrompu, de cet homme de toutes les trahisons et de toutes les apostasies, de toutes les concussions, captations et rapines, dont Châteaubriand a dit : Quand il ne conspire pas, il trafique ! Homme d'une cupidité honteuse, qui se satisfaisait pur le jeu et l'agiotage, en attendant qu'elle se désaltérât en plein, aux dépens des puissances grandes et petites, à des pots-de-vin contenant jusqu'à un million ! Il n'a jamais fait de mal à personne, a-t-on dit dans les éloges académiques ; — il a été, nul n'en doute plus, le principal instigateur de l'arrestation et de la mort du duc d'Enghien. Homme sans probité, et aussi sans mœurs, sans principes, sans le moindre scrupule ; le vice même, a dit encore Châteaubriand, le vice appuyé sur le crime ; et cela non seulement le jour où il introduisait Fouché dans le cabinet du roi, en s'appuyant sur lui, mais en combien d'autres jours encore ! Cet homme a été la sentine du dix-huitième siècle, la sentine où se sont écoulées toutes les immondices de la société d'alors, Eglise, aristocratie et le reste. C'est de la m... dans un bas de soie ! s'écria, un jour de dégoût, Napoléon, volant à l'avance Cambronne ; oui, mais un bas de soie qui devait être bien large pour en tant contenir ; large comme sa manche d'évêque apostat et marié !

Eh bien, c'est sur cet homme et sur cette vie de plus de quatre-vingts ans que va travailler l'abbé Dupanloup ; et l'on veut nous persuader qu'en trois mois il ait poussé la besogne jusqu'à une conversion et une transfiguration chrétienne ! Il est vrai qu'on nous fait remarquer qu'à cette époque extrême, la matière était moins ingrate et se prêtait à une transformation. Revenu de son ambassade de Londres, Talleyrand s'était démis de ses charges, non de ses pensions ! — et le public avait souligné les paroles finales de sa lettre de démission sur son grand âge et les pensées qu'il suggère... De temps en temps, ajoute-t-on, il laissait échapper quelques mots graves, trahissant des préoccupations sérieuses à l'endroit de la religion et de l'éternité, par exemple dans une note, du 2 février 1837, son jour de naissance et le jour où il achevait ses quatre-vingt-trois ans : Je ne sais si je suis satisfait... Que d'agitations stériles !... Illusions détruites, goûts épuisés !... Découragement complet pour l'avenir, profond dégoût du passé ! Dégoût, non repentir ! Découragement de l'homme, non espérance du chrétien ! Abattement, pas de Sursum ! Fatigue morale, rien de plus ! Pas même le nom de Dieu ! Et, notons-le bien, il va en être toujours ainsi ! Il parle bien des bonnes âmes qui priaient pour lui et ne voulaient pas désespérer ; lui ne priait pas et n'espérait pas davantage du côté du ciel ! Une vieille amie lui avait donné une médaille de la sainte Vierge : il la mit dans sa bourse, non sur sa poitrine, et l'y laissa jusqu'à la fin ! Quelle naïveté dans la remarque que, depuis l'emboursement[1] de la médaille, ses pensées s'étaient tournées vers Dieu ! Mais non, nulle part on ne voit que Dieu eût plus de place dans sa pensée que dans son langage et dans sa conduite !

Cependant, Mgr de Quélen, coadjuteur, puis successeur du cardinal de Périgord, oncle du prince, se préoccupait, avec une reconnaissante et religieuse anxiété, du salut de cet homme et de l'honneur de l'Église qu'il avait trahie. Le 12 décembre 1835, à l'occasion de la mort de Mme Grand, femme depuis longtemps séparée du prince, il lui écrivit, et reçut, le jour même, une réponse que sa nièce, Mme de Dino, devait porter et expliquer dans le sens de l'attachement et de la considération. Le lendemain, autre billet pour promettre, après guérison, une visite personnelle de remercîment. Tout cela, pure politesse ; et si, a sans être décisives, de telles paroles, comme on nous l'assure, furent consolantes pour l'archevêque x, avouons qu'il avait la consolation facile. Nul indice de ce travail intérieur dont parle notre historien.

En cette même année 1835, l'archevêque avait consulté le Pape sur la conduite à tenir en cas suprême ; à quoi le cardinal Lambruschini avait répondu qu'avant toute réception de sacrements, il fallait le repentir et une réparation suffisante. En conséquence, l'archevêque avait envoyé au curé de la Madeleine, avec des instructions précises, une formule de réparation, arrêtée avec des doctes et des pieux, que le prince devrait ou signer, ou approuver par des signes non équivoques, devant des témoins qui en signeraient une attestation. Talleyrand, en ayant appris quelque chose, demanda un jour : Mais enfin, que me veut-on ? que demande-t-on de moi ? Et pour réponse à une question si singulière dans la bouche d'un évêque, même infidèle, la formule lui avait été envoyée. C'est cette même formule, avec les mêmes instructions, qui fut remise, deux ans plus tard, à l'abbé Dupanloup. Pendant ces deux ans, par conséquent, le prince, malgré les retours religieux qu'on lui suppose, n'en avait eu cure !

Dès lors, à quoi bon cette sortie de l'abbé Lagrange contre les écrivains légers, qui, sans compétence théologique, auraient prétendu qu'entre l'archevêque et l'abbé Dupanloup, il ne s'agissait, ni de théologie, ni de droit canonique, mais simplement de ce que M. Renan a appelé une œuvre de tact mondain, où il fallait savoir duper à la fois le monde et le Ciel ! Laissons M. Renan et autres écrivains légers, dont il ne saurait être question entre nous, qui ne pouvons ni ne voulons accuser l'archevêque et l'abbé Dupanloup d'avoir agi contre les règles catholiques, moins encore d'avoir songé à duper personne, surtout le Ciel. S'il y eut un dupeur dans cette affaire, comme il est possible, ce serait Talleyrand ; et lès dupes, — pour passer de l'actif au passif, — auraient été les dupeurs faussement accusés, plutôt que le monde, qui ne s'y laissa guère prendre, et que Dieu, qu'on ne dupe jamais : Non irridetur !

Introduisons un autre acteur de ce drame funèbre : Pauline de Périgord, fille de la duchesse de Dino, petite-nièce, par conséquent, de Talleyrand, qui l'aimait beaucoup et l'appelait son ange gardien. Elle avait pour confesseur précisément l'abbé Dupanloup, que le' prince eut envie de connaître. Lei février 1838, jour de la naissance du prince, comme nous savons, l'abbé reçut une invitation à dîner, qu'il déclina, s'étant fait une loi, répondit-il, depuis qu'il était supérieur du petit séminaire, de ne jamais dîner en ville. Ce refus m'étonne, dit le prince ; on m'avait dit que l'abbé Dupanloup était un homme d'esprit. Il aurait dû comprendre de quelle importance était son entrée dans cette maison. Phrase un peu arrangée et amplifiée, je le crains ; et la leçon plus courante : Cet homme ne connaît pas son métier, rapportée par le baron de Gagern, qui la tenait de Mme de Dino, me semble plus dans le ton du personnage.

Quelque temps après, nouvelle invitation, celle-ci acceptée, sur le conseil de Mgr de Quélen. Après dîner, conversation aisée et bienveillante, dans laquelle il ne fut parlé que de Saint-Sulpice, où le futur évêque d'Autun avait été élevé et avait si peu profité. Dans ces souvenirs de Saint-Sulpice, on voulut voir des préliminaires, mais des préliminaires seulement, M. de Talleyrand devant traiter cette négociation à sa manière, avec sa lenteur et sa circonspection accoutumées. — Sans aucun doute ; mais dans quel dessein ? c'est ce qui sera à voir ! — L'homme au pas de course s'arrêta cette fois, pour ne pas la faire échouer. Pour aboutir, il fallait précisément ce qu'il y avait dans l'abbé Dupanloup, toutes les vertus du prêtre, avec un tact parfait et un sentiment des nuances exquis, Sa prudence, sa mesure, comme son zèle, furent admirables. Admettons tout cela, quoique bien un peu surfait ; mais les présomptions et illusions possibles !

Poursuivant lentement son jeu, le prince eut la pensée de faire ses adieux au monde en lui laissant à résoudre, sur de vagies indications, le problème de ce que serait la sortie définitive du grand acteur, et il choisit pour théâtre — théâtre assez neutre et honnête — l'Académie des sciences morales et politiques. Un comte Reinhard venait de mourir. C'était un Allemand, diplomate obscur, qui lui devait tout, et dont, dans ses moments de gaîté, il faisait le point de mire de ses plaisanteries. Il entreprit d'en faire l'éloge, et il s'annonça à l'Académie pour le 3 mars 1838. Ce fut un Ossa sur Pélion de scandales ! Tous ces hommes, relativement les plus honnêtes des académiciens, lui firent un triomphe, auquel il se prêta avec sa bonne grâce et sa nonchalance aristocratique. On fut aux petits soins pour lui. Après s'être laissé faire quelques instants, il commença sa lecture de sa voix forte et accentuée. Sous prétexte que Reinhard, fils d'un ministre protestant, avait passé par le séminaire dans le dessein d'être lui-même ministre, il célébra l'alliance étroite de la théologie et de la diplomatie ; puis, sous forme de programme de ce que devait être un diplomate et un ministre des affaires étrangères, il eut la prétention de faire son portrait et son éloge.

Dans la longue énumération des qualités et vertus qu'il exigeait et, par suite, s'attribuait, il insista sur la religion du devoir et, le croirait-on ? sur la bonne foi, lui qui passait pour avoir dit que la parole a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée ! Et en prononçant ces mots de devoir, de bonne foi, il s'animait, redressait la tête sur sa large cravate, forçait sa voix et semblait les jeter en défi provocateur à L'auditoire. Au lieu de siffler le comédien, l'auditoire applaudit. A son entrée, on était allé au-devant de lui ; à sa sortie, on se rangea en double haie sur son passage, et l'on sema sur ses pas des épiphonèmes admirateurs et enthousiastes. C'est du Voltaire, criait Cousin ; c'est du meilleur Voltaire ! Si comédien lui-même, Cousin ne savait pas si bien dire ! il y avait soixante ans, presque jour pour jour, que Voltaire avait eu, lui aussi, son triomphe académique, suivi du triomphe dramatique de son Irène ; et, à deux mois de là, il mourait dans la rage ! Environ deux mois après son Irène oratoire, Talleyrand mourra aussi ; et s'il mourut dans ces formes qui auraient permis d'accorder la sépulture ecclésiastique même à Voltaire, et qui lui valurent à lui de pompeuses et chrétiennes funérailles, pas beaucoup plus que Voltaire il ne laisse le chrétien qui réfléchit sans inquiétude sur le sort de son éternité !

La veille de la séance, lisant son discours et arrivant au mot devoir, il avait dit : Voilà qui plaira à l'abbé Dupanloup ! Il le lui envoya, ainsi qu'à l'archevêque, et quand l'abbé le vint remercier : Eh bien, monsieur l'abbé, lui cria-t-il, j'ai parlé du devoir dans mon discours à l'Académie, j'ai voulu le faire en cette occasion. Belle occasion, vraiment, de parler du devoir qui lui incombait à cette heure, c'est-à-dire du devoir de rentrer dans la voie catholique, que l'éloge d'un protestant ! Quel point de départ, et aussi quel sera le Oint d'arrivée ? Dans le cours de la conversation, il reprit l'éloge de l'ancienne Eglise de France, des Sulpiciens ; et, vers la fin : Je suis bien vieux ! La saison est bien mauvaise ! Je vais mal, oui mal ! Pas un mot plus explicite, malgré les provocations de l'abbé, qui ajoute : J'aurais eu tort d'aller plus vite : il y aurait eu maladresse ; rien ne se faisait vite chez lui, avec sa confiance infinie dans le temps, et qui lui a été fidèle jusqu'à la mort. J'ai appris depuis qu'il m'avait su un gré extrême de ma réserve. Ne blâmons ni la réserve, ni la longanimité de l'abbé ; mais, encore un coup, il s'agit de Talleyrand, dont les lenteurs sont sans excuse, je ne dis pas, et pour cause, sans explication possible : confiance infinie dans le temps, à quatre-vingt-quatre ans passés !

Comme tentative plus directe, l'abbé envoya au prince, en échange du discours académique, son Christianisme présenté aux gens du monde, extrait de Fénelon, avec une lettre où il rappelait que Fénelon avait été, aussi lui, élevé à Saint-Sulpice, et parlait du cardinal de Périgord, vieilli et mort dans le devoir ; lettre qui provoqua une grande conversation entre Talleyrand et Mme de Dino, à qui il aurait dit : Si je tombais sérieusement malade, je demanderais un prêtre : pensez-vous que l'abbé Dupanloup viendrait avec plaisir ?Oui, mais il faudrait que vous fussiez rentré dans l'ordre commun, dont vous êtes malheureusement sorti. — C'est vrai, j'ai quelque chose à faire vis-à-vis de Dieu ; je le sais, et même il y a longtemps que j'y songe. Et quand sa nièce lui eut dit quoi : Eh bien, je ne dois pas tarder ; je ne veux pas que l'on attribue ce que je ferai à la faiblesse de l'âge. Il tardera, et jusqu'à la dernière heure de sa vie. Pour la première fois, il vient de prononcer le nom de Dieu ; mais toutes ces conversations nous sont-elles fidèlement rendues par l'abbé Dupanloup, rapporteur intéressé ? — ce que je ne dis pas dans le mauvais sens du mot. Ainsi d'une troisième conversation avec Talleyrand, à l'occasion de la mort de son frère.

L'abbé fut frappé, raconte-t-il, de la fermeté paisible et religieuse avec laquelle il parla de la mort et de la nécessité de s'y préparer, ce qu'il appuya d'une anecdote de la Chambre. Suivit une conversation, la plus grave et la plus religieuse, ce qui donna à l'abbé l'audace de parler de la conduite vraiment épiscopale de Mgr de Quélen. Et l'abbé se croit en droit de conclure : A travers les allusions sous des noms déguisés, il m'était évident que nous avions fait un grand pas ! Hélas ! pas le moindre, et Talleyrand en était toujours à sa résolution dès longtemps arrêtée de garder le décorum, de sauver les apparences, plus soucieux du sort de sa mémoire devant les hommes que de son âme devant Dieu ! Sans intention préconçue, instinctivement, l'abbé Dupanloup, je le crois, prête au prince une langue religieuse qui n'était pas la sienne, de la même manière qu'il prête à Mme de Dino un rôle d'apôtre et de sainte zélatrice, qui ne concorde pas entièrement avec ce qu'on sait d'elle.

Ainsi, on raconte qu'une fois, à la campagne, tombée malade en réalité ou par feinte, elle demanda les sacrements. La croyant au plus mal, Talleyrand accourut et fut étonné de la trouver bien. — Que voulez-vous ? dit-elle, c'est d'un bon effet pour les gens. A quoi le prince, après un moment de réflexion, répartit : Il est vrai qu'il n'y a pas de sentiment moins aristocratique que l'incrédulité. Ce qui revient assez à ce qu'il dit un autre jour à son médecin : Je n'ai qu'une peur, celle des inconvenances. Je ne crains pour moi-même qu'un scandale pareil à celui qui est arrivé à la mort du duc de Liancourt, — dont les funérailles avaient été troublées par la police. Son front se rembrunissait, raconte-t-on encore, quand il lisait dans les journaux un refus de sépulture pour quelque prêtre apostat. C'est alors qu'il disait : Je sens que je devrais me mettre mieux avec l'Église.

Sous cette impression, il rédigea en grand secret un projet de déclaration, qu'il fit remettre à l'archevêque par Mme de Dino, et, le même jour, il annonça son intention d'écrire au Pape, disant pour la première fois : Cela devra être daté de la semaine de mon discours à l'Académie ; il ne faut pas qu'on puisse dire que j'étais intellectuellement affaibli.

L'archevêque fut heureux de la déclaration : seulement, il trouva qu'il y avait quelque chose à modifier. En effet, délié seulement par Pie VII de ses obligations épiscopales et réduit à la communion laïque, Talleyrand s'y déclarait libre de se marier, tandis qu'il demeurait toujours astreint au célibat ecclésiastique. On lui retourna donc la pièce avec les modifications essentielles : il ne se hâta pas davantage, et poussa ainsi jusque vers la mi-mai. Le 12, il fut pris d'une crise à marche rapide, et le 15 on envoya chercher l'abbé Dupanloup.

A cette extrémité même, il déclara d'abord s'en tenir à ce qu'il avait écrit : J'ai tout mis dans ces deux pages, dit-il, et ceux qui sauront les bien lire y trouveront tout ce qu'il faut. — Oui, répondit l'abbé, mais tous ne savent pas lire. Les deux pages que je vous rapporte sont identiques au fond, et même dans la forme et dans les termes, aux deux vôtres ; mais elles contiennent, de plus, une modification inattaquable, plus honorable pour vous et plus satisfaisante pour l'Église. Après avoir lu attentivement : Je suis très satisfait de ce papier, dit le prince. Mais laissez-le-moi ; je veux le relire. Il fallut bien se prêter à ce nouveau délai, venant après tant d'autres. Le reste de la conversation roula, raconte l'abbé, sur son état, l'avenir, la mort, Dieu. Tout cela, ajoute-t-il, n'est plus de nature à être raconté, même confidentiellement. Dieu seul sait le secret de sa miséricorde et les voies de sa grâce dans cette âme. Que tout ne fût pas racontable, on le conçoit bien ; mais au lieu de livrer indiscrètement le tout, fallait-il ne rien dire, et n'était-il pas nécessaire d'en montrer quelque chose ? Autrement, nous demeurons toujours perdus dans cette douloureuse contradiction entre les affirmations du narrateur et les faits extérieurs, authentiques et notoires.

Le lendemain, 16, veille de la mort, l'abbé Dupanloup retourne au lit d'agonie et ne reçoit aucun accueil rassurant pour son âme sacerdotale. En vain, sur une question du prince, le docteur Cruveilhier lui avait-il déclaré la gravité de son état : il ne se pressait ni ne se décidait davantage. C'est alors que l'abbé Dupanloup eut l'idée, — je n'ose dire l'inspiration, — de faire intervenir l'ange gardien. Après une bénédiction demandée et reçue, Pauline entra près du mourant, et sortit au bout de quelques minutes, en disant : Monsieur l'abbé, mon oncle sera bien heureux de vous recevoir. Ainsi introduit, l'abbé raconte : Je n'oublierai jamais le véritable épanouissement de reconnaissance qui se peignit sur son visage, l'avidité de son regard tandis qu'il m'écoutait : Oui, oui, répétait-il, je veux tout cela ! Et offrant sa main, il saisissait celle de l'abbé. Reprise alors de la conversation de la veille. Faisant justice complète de sa vie entière, il eût immédiatement commencé l'œuvre de sa réconciliation avec Dieu, si je ne lui avais fait observer que la confession devait suivre et non précéder la déclaration, préliminaire indispensable. C'est juste, répondit-il ; alors je veux relire les deux actes avec Mme de Dino, y ajouter quelque chose, et nous terminerons ensuite.

Comment, si disposé à la confession, si pressé de la faire, va-t-il tant différer encore et tant disputer une signature, acte certes beaucoup plus facile et engageant beaucoup moins ? On nous répond : C'était toujours chez lui le même besoin de délibérer, d'agir par lui-même, sans souffrir qu'aucune influence lui fît changer ou modifier sa résolution ! — Oui, mais laquelle ? La résolution franche, sincère et chrétienne de se réconcilier avec Dieu et avec l'Église ? Il nous est impossible de l'apercevoir, même à travers tous les dires de l'abbé Dupanloup, peu conciliables, répétons-le, avec tout ce que nous avons vu et allons voir encore. Car, pour la résolution de faire quelque chose, d'en finir décemment avec le monde et même avec l'Église, il l'avait toujours eue. Mais aurait-il, le temps, ce temps avec lequel il jouait si imprudemment, n'ayant plus que quelques heures ? Poussé par le repentir chrétien, par le besoin senti de faire sa paix avec. le Ciel outragé et menaçant, il n'eût pas tant retardé et marchandé l'acte extérieur, préliminaire indispensable de l'acte intérieur d'où dépendait le salut de son âme !

Dans la soirée, sur le conseil de l'abbé Dupanloup, Mme de Dino fit un nouvel effort auprès du mourant, qui accepta tous les termes de la déclaration, ajoutant qu'il voulait la signer, et mourir en vrai et fidèle enfant de l'Église. Alors, signez immédiatement, mon oncle !Non, je veux revoir et ajouter quelque chose. Je vous dirai quand il sera temps. — Mais, pendant que votre main est libre encore !... — Soyez tranquille ; je ne tarderai pas. Soyez tranquille ! C'est ce qu'il avait dit ou ce qu'on lui a prêté plus d'une fois dans le cours de sa longue vie : Je ne me suis jamais pressé, et je suis toujours arrivé à temps. Mais, encore une fois, il était au bout, et continuait à se jouer du temps, de Dieu et de son éternité A huit heures du soir, — son dernier soir, — nouvelles instances : Quand signerez-vous, bon oncle ?Demain matin, entre cinq et six heures.

Y aurait-il un lendemain pour lui ? Aussi, vers onze heures, comme il faiblissait de plus en plus, Pauline, en présence de sa mère et du docteur, s'approcha, armée d'une plume et des deux papiers. Mais il n'est pas six heures, dit-il en la repoussant ; entre cinq et six heures, je l'ai dit et je le répète. Le lendemain, 17, dès quatre heures du matin, l'abbé entrait dans la chambre, bientôt suivi des témoins convenus. Quelle heure est-il ? demande le moribond. — A peine cinq heures. — Bien ! Et il ne se décide ni ne se presse. L'abbé Dupanloup recourt alors à l'un de ses moyens que l'on peut bien appeler un peu fantasmagoriques. Il fait revenir une autre petite-nièce, Marie de Talleyrand, que le prince avait vue la veille. Elle entre vêtue de blanc, devant ce matin même faire sa première communion, et, tombant à genoux, elle demande au mourant sa bénédiction ! La bénédiction d'un Talleyrand Quel 'viatique pour aller à la sainte table Je n'aurais pas songé à l'en munir ; mais chacun a sa pensée ! L'homme qui a. toujours vécu en maudit, ose bénir et s'écrie : Voilà les deux extrémités de la vie ! Elle, à sa première communion, et moi... Il n'ajouta pas : à ma dernière, qu'il ne devait pas faire, et à laquelle il ne songeait pas, quoique n'ayant pas communié depuis la messe sacrilège du Champ-de-Mars, il y avait un demi-siècle.

Cependant, toits attendaient. A tous et même à Dieu et à la mort, le prince faisait faire antichambre, comme autrefois aux ministres et aux diplomates ! Six heures sonnent, et Pauline, faisant écho à la pendule, dit : Il est six heures ! Elle prend une plume et s'approche. Sa mère dit : Voulez-vous que je relise les pièces ?Oui ! La lecture faite, il reçoit la plume et signe de sa grande signature, comme dans ses plus grands traités. Après quoi : Quelle est la date de mon discours à l'Académie ?Cette demande, poursuit l'abbé Dupanloup, fit sur tous les assistants une sorte d'effet électrique ; tous furent saisis d'admiration à la vue de cette volonté toujours ferme, nette et maîtresse d'elle même, qui agissait avec ce calme et cette autorité jusque dans les bras de la mort.

Hélas ! hélas ! Assistant à la scène, il me semble que ma commotion n'eût été que de stupeur ou de pitié, et même que le coup électrique ne m'eût produit qu'un soulèvement d'épaules et ne m'eût arraché qu'un sourire funèbre. Quelle puérilité dans l'accouplement prémédité de ces deux démarches et dates, celle de ses adieux au public et celle de son raccommodement avec l'Eglise ! Quel calcul, quelle combinaison à cette heure suprême ! Si tout se fût passé en secret, on comprend qu'il eût antidaté les pièces, pour qu'on n'attribuât pas, comme il l'avait craint, sa dernière démarche à l'affaiblissement de son esprit. Mais il signait en public, comme en public il est mort ; et il ne pouvait plus tromper personne ! Par conséquent, faux et mensonge inutiles ! Ecrites le 10 mars et signées le 17 mai 1838, portent les pièces ; mais c'est le 3, et non le 10 mars, qui est la vraie date du discours à l'Académie, et nous savons bien désormais que ce n'est pas le 10 mars, mais beaucoup plus tard, que les pièces ont été écrites. Et maintenant, admire qui voudra ou qui pourra !

Le vrai motif de cette combinaison de dates n'a-t-il 'pas été de dissimuler la pensée secrète qui avait fait retarder la signature jusqu'à cette heure extrême ? Je suis tenté d'adhérer à Cette supposition de Sainte-Beuve : Il est évident qu'il ne voulait pas s'exposer, dans le cas où il eût survécu, ne fût-ce que de peu, à entendre les commentaires du public et à assister à son propre jugement. Il se conduisait ici comme il avait coutume de faire avec les puissances qu'il quittait : il ne les abandonnait qu'au dernier moment, et quand il estimait qu'il n'y avait plus de chance de retour.

Ces pièces, si disputées et bataillées, sont d'ailleurs assez peu explicites. Ne disons rien de la déclaration trouvée absolument suffisante par Mgr de Quélen. Observons seulement qu'on avait été obligé de tout réduire à la plus simple expression, et qu'encore on n'obtint la signature qu'à grand peine. Le signataire y blâme l'entraînement révolutionnaire et les excès du siècle ; il y condamne de graves erreurs fatales à l'Église, auxquelles il a eu le malheur de participer, et prie l'archevêque d'assurer le Pape de sa soumission. Il continue en plaidant les circonstances atténuantes, auxquelles il mêle même son éloge : J'ai cherché les occasions de rendre à la religion et même à beaucoup de membres du clergé tous les services qui étaient en mon pouvoir. Je n'ai jamais cessé de me regarder comme un enfant de l'Église. Et il finit par ces mots un peu plus significatifs : Je déplore de nouveau les actes de ma vie qui l'ont contristée, et mes derniers vœux seront pour elle et son Chef suprême. Réparation d'honneur à l'Église suffisante sans doute ; mais suffisait-elle à la conscience ? Il ne désavoue bien que la Révolution : et encore était-ce sincérité ? N'était-ce pas simple complaisance, ou plutôt besoin d'un dos sur qui tout rejeter ?

De même dans la lettre au Pape. Il le prie de bien apprécier les circonstances qui ont dirigé ses actions. Il entrecoupe encore son repentir de son éloge, et renvoie à ses mémoires pour plus ample explication. Après s'être rejeté sur l'égarement général de son époque, il s'en prend aux siens, qui l'ont poussé à une profession pour laquelle il n'était pas né. Et du reste, il s'en rapporte à l'indulgence et à l'équité de l'Eglise et de son Chef. Pas même, dans l'une et l'autre pièce, le nom de Dieu et du Christ rédempteur, pas un mot qui ait un accent chrétien !

Voilà les dépouilles opimes que l'abbé Dupanloup s'empressa de porter à l'archevêque ! Quand il revint, l'agonie avait presque commencé : et pourtant il lui fallait retarder encore l'exercice si pressant de son ministère, car on attendait le roi et Mme Adélaïde. Que n'a-t-on pas raconté de cette visite royale ? Le fameux dialogue, par exemple : Souffrez-vous ?Comme un damné !Déjà !... Evidemment, cela n'a pas été dit. Seulement, combien de ces mots, non historiques, mais légendaires, qui, mieux que la vérité exacte, traduisent un caractère ou une situation ! D'ailleurs, si le mot n'a pas été adressé au mourant, n'a-t-il pas été dit ensuite devant les familiers, sous une forme ou sous une autre, par le roi voltairien si intempérant de paroles ?

Cette visite accabla le malade. Il y eut deux heures d'abattement et d'anxiété. Enfin, l'abbé Dupanloup s'approcha. Il était peut-être midi, et il n'y avait plus guère que trois heures de vie ! Or, n'oublions pas que rien n'était fait encore du côté de Dieu, et que ile mourant, semblant croire qu'il n'y avait plus rien à faire, puisque tout était fait du côté des hommes, ne songeait plus apparemment à cette confession qu'il aurait été si disposé à faire la veille ! L'abbé lui parle d'abord de l'archevêque : Ce matin encore, il me disait qu'il donnerait sa vie pour vous !Il a un bien meilleur usage à en faire ! Oh ! oui !

Même en ce moment, il fallait donc encore une entrée en matière, des précautions et des ménagements. Enfin, l'abbé dit : Vous vous êtes réconcilié avec l'Eglise, le moment est venu de vous réconcilier avec Dieu. Distinction assez singulière sur les lèvres d'un si vrai prêtre ! Vraiment chrétienne et intime, et non simplement extérieure et de pure forme, une réconciliation pouvait-elle aller sans l'autre ? Alors, continue l'abbé, il fait un mouvement vers moi ; je m'approche, ses deux mains saisissent les miennes et les pressent avec une telle force et émotion, sans les quitter plus, tout le temps de sa confession, qu'il me fallut un grand effort pour en dégager une quand il s'agit de lui donner l'absolution. Il la reçut avec une humilité, un attendrissement, une foi qui me firent verser des larmes.

Que dire ? Tout cela n'eut que Dieu pour vrai témoin, pour juste appréciateur, et Dieu ne parlera qu'au jour des grandes révélations. Quant à l'abbé Dupanloup, témoin lui aussi sans doute et même acteur, il a parlé, mais n'a-t-il pas pris ses ardents désirs pour chose accomplie ? De même que souvent on confond son propre pouls avec celui d'un malade, n'a-t-il pas confondu la pression de ses mains avec la pression des mains de Talleyrand entrelacées aux siennes ? Et cette humilité, cet attendrissement, cette foi, à qui tout cela ne paraît-il pas excessif au sujet d'un tel homme ? Et qui ne reste en doute, non, encore une fois, sur la sincérité, mais sur la liberté et la justesse d'esprit de l'abbé, trop emporté par son zèle et par ses émotions pour bien voir, bien juger et bien apprécier les choses ?

Toujours est-il que presque personne, dans le temps, ne crut à la conversion et à la mort chrétienne du prince ; pas même Royer-Collard, qui avait fait à l'abbé un si beau compliment suprême. Du moins, à ce sujet, il avait un jugement secret qu'il ne gardait qu'à demi. Le vénérable évêque de Blois — Mgr de Sausin —, disait-il, est peut-être le seul auquel je dirais tout ce que je pense de la mort de M. de Talleyrand.

Avec l'accent de la passion sans doute, mais dans le noble langage de l'honneur et de la foi, Châteaubriand nous montre le prince disputant minute à minute sa réconciliation avec le Ciel, sa nièce jouant autour de lui un rôle préparé de loin entre un prêtre abusé et une petite fille trompée : il a signé de guerre lasse — ou peut-être n'a-t-il pas même signé —, quand sa parole allait s'éteindre, le désaveu de sa première adhésion à l'Église constitutionnelle ; mais sans donner aucun signe de repentir, sans remplir les derniers devoirs du chrétien, sans rétracter les immoralités et les scandales de sa vie. Jamais l'orgueil ne s'est montré si misérable, l'admiration si bête, la piété si dupe ; Rome, toujours prudente, n'a pas rendu publique, et pour cause, la rétractation.

J'ai souligné les traits matériellement en désaccord avec la vérité ; mais, du reste, n'y a-t-il pas là, plus que dans le récit intime de l'abbé Dupanloup, l'expression de tout ce que les faits extérieurs nous apprennent ? Comédie, drame, spectacle quelconque, c'est vraiment cela. Il y avait là une galerie, formée par l'élite de la société de Paris. D'un côté, a raconté un témoin, des hommes politiques vieux et jeunes, des hommes d'Etat aux cheveux gris, se pressaient autour du foyer et causaient avec animation ; de l'autre, on remarquait un groupe de jeunes gens et de jeunes dames, dont les œillades et les gracieux murmures échangés à voix basse formaient un triste contraste avec les gémissements suprêmes du mourant. A chaque fois que la porte s'ouvrait, c'était un feu croisé de questions : Voyons, a-t-il signé ? est-il mort ? Il mourut à quatre heures moins un quart, après l'extrême-onction et les dernières prières, récitées par l'abbé Dupanloup, et auxquelles on veut nous faire croire que l'agonisant s'associait, quoiqu'il n'en donnât que des signes plus qu'incertains, mais qu'on voulait absolument interpréter dans un sens pieux. La mort annoncée, tous prirent leur essor comme une volée de corneilles, raconte le même témoin, chacun pressé de répandre le premier la nouvelle au sein de sa coterie ou de son cercle. Quelques heures après, il n'y avait plus là que les serviteurs de la tombe ; et le soir, assis dans le fauteuil du prince, un prêtre loué et priant pour son âme.

Et que répandaient tous ces témoins dans leur monde ? Il est mort en bon gentilhomme ! disait un grand seigneur ; une dame de la vieille cour : Enfin, il est mort en homme qui sait vivre ! D'autres, plus nombreux, hélas ! Après avoir roué tout le monde, il a voulu finir par rouer le bon Dieu !

Mais, à s'en tenir même au rapport de l'abbé Dupanloup, quelle réparation insuffisante de toutes les immoralités et de tous les scandales d'une si longue vie ! Talleyrand, nous venons de le voir, mourait en public, comme un roi : quelle occasion de provoquer, d'exiger même une demande publique de pardon ! On craignait d'échouer par trop d'exigences, répondra-t-on peut-être, et la prudence voulait qu'on agît avec précaution et atténuation. — Si l'on eût échoué, n'était-ce pas une preuve que la. conversion n'était pas réelle, et la seule crainte d'un échec ne prouverait-elle pas qu'on n'en était guère sûr soi-même ?

Outre un pardon public demandé en réparation de longs scandales publics, n'y avait-il pas lieu à une réparation d'une autre sorte pour tant de rapines également notoires ? Sainte-Beuve a écrit : J'ai connu, lorsque j'étudiais dans Port-Royal les actes sincères du vieux christianisme français et gallican, des confesseurs et directeurs de conscience qui, au chevet d'anciens ministres prévaricateurs et repentants, exigeaient une réelle et effective pénitence, une pénitence de bon aloi : la restitution des sommes mal acquises, une réparation en beaux deniers comptants à ceux auxquels on avait fait tort... Ah ! il eût fait beau voir un prêtre venir, redemander à Talleyrand expirant, de rendre tout le bien mal acquis — comme on disait autrefois —, de le restituer au moins aux pauvres, de faire un acte d'immense aumône, une aumône proportionnée, sinon égale, au chiffre énorme de sa rapine ! C'est pour le coup que tout le monde n'eût point applaudi et n'eût pas été content, que la famille n'y eût point poussé avec un si beau zèle peut-être, que le confesseur aurait eu un rôle difficile et rare ! Mais, ici, le siècle et le ciel conspiraient ensemble : on ne fit qu'enfoncer une porte ouverte : la seule gloire fut de l'avoir enfoncée quelques heures plus tôt.

Non pas même quelques heures, puisque rien ne se fit qu'au dernier instant !

Laissons les jansénistes, qui avaient bien aussi leurs accommodements avec le Ciel, comme le prouvent les spirituelles lettres de Racine et le livre de Varin : La vérité sur les Arnauld. Mais, avec Sainte-Beuve, qui garda quelque idée du christianisme même dans son athéisme final, n'est-on pas en droit de demander quelle pénitence matériellement réparatrice l'abbé Dupanloup a imposée, conseillée même seulement à Talleyrand, et comment elle a été acceptée et remplie ?

Au lieu de nous répondre, l'abbé Dupanloup termine ainsi son récit : Dieu voit le secret des cœurs ; mais je lui demande de donner à ceux qui ont cru pouvoir douter de la sincérité de M. de Talleyrand, je demande pour eux, à l'heure de la mort, les sentiments que j'ai vus à M. de Talleyrand mourant, et dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire.

Je l'avoue, ces paroles m'ont fait bondir, et ce sont elles qui m'ont poussé à écrire cette protestation. Ce sont elles, et aussi celles qu'ajoute l'abbé Lagrange, après les avoir enregistrées, touchant les dons faits par Dieu à l'abbé Dupanloup pour le service des âmes, touchant sa délicatesse, sa mesure, sa prudence, ses saintes habiletés, la fermeté de son zèle, etc. Ce n'est pas plus le lieu de contester ces dons et qualités que ce ne l'était d'en faire un tel éloge. On me dira : A quoi bon contestez-vous au moins la sincérité de Talleyrand, et ce que l'abbé Dupanloup et son truchement l'abbé Lagrange ont dit à l'honneur de sa mémoire ?

Châteaubriand répondra pour moi, dans un style à outrance, c'est vrai, mais vibrant d'une émotion d'honneur, d'honnêteté et de foi que je partage : Arrière ces éloges lâches, menteurs, criminels, qui faussent la conscience publique, qui débauchent la jeunesse, qui découragent les gens de bien, qui sont un outrage à la vertu et le crachement du soldat romain au visage du Christ !

Et quant au vœu final de l'abbé Dupanloup, je demande : Quand je m'écrierai : Moriatur anima mea morte justorum ! je pourrai et devrai donc ajouter : Par exemple, de la mort de Talleyrand ? Je suis, il est vrai, de ceux qui doutent ; mais, écartant et repoussant un vœu si intempestif et si mal placé, je m'écrie au contraire : Dieu me préserve de mourir comme Talleyrand[2] !

 

 

 



[1] Barbarisme bien voulu et assez heureux, que l'abbé Lagrange, dans son Union de l'Ouest, a cité, avec un sic dénonciateur, en preuve que je ne sais pas le français !

[2] Cet article est celui qui a suscité contre moi le plus de colères, signées ou anonymes. Dans son Union de l'Ouest, l'abbé Lagrange, sous nom d'autrui, l'a traité de sacrilège, et m'a traité lui-même de parfait disciple de Renan ! — Oh ! ces modérés ! — Puis il a essayé de m'enlacer dans je ne sais quel dilemme ou trilemme. Je n'ai point accusé l'abbé Dupanloup d'avoir voulu jouer à son profit une comédie avec la mort ; j'ai dit seulement qu'avec les ardeurs de sa nature, les entraînements de son zèle, il avait été victime lui-même d'une illusion que l'abbé Lagrange, son prophète, voudrait nous communiquer. Je m'y suis refusé sur bonnes raisons, je crois, et c'est tout ! — De plus, l'abbé Lagrange, au lendemain de la publication de cet article, remplit une réunion du chapitre métropolitain de ses doléances et de ses fureurs, et, en preuve ou monument de la conversion de Talleyrand, il montra une statuette de la Sainte Vierge, arrivée là après des legs successifs. C'est un ex-voto de Mgr de Quélen, qui, plein de confiance en l'abbé Dupanloup, l'avait laissé faire et s'en était rapporté à son témoignage sur la conversion du prince. D'ailleurs, eût-il gardé un doute, qu'il devait cependant, il me semble, accomplir son vœu, puisqu'il avait au moins obtenu qu'un grand scandale fût évité. — Je ferai remarquer encore que l'abbé Lagrange a tu tous mes arguments, tandis que moi, j'avais mentionné et même cité textuellement tous les siens.