LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE DEUXIÈME. — LE GOUVERNEMENT DE LA GIRONDE

 

CHAPITRE VII. — LA PREMIÈRE COALITION.

 

 

Par ses décrets des 19 novembre et 15 décembre la Convention avait cru fortifier la position de la France dans les pays occupés en liant à sa cause la masse des opprimés. L’événement tourna contre son attente. Les populations s’effrayèrent du pouvoir révolutionnaire qu’on leur imposait. Elles n’y virent qu’un moyen de spoliation de leurs richesses, qu’un instrument d’arbitraire et de domination, qu’un attentat intolérable à leur indépendance.

En Belgique, la plupart des administrations provisoires, créées au moment de la conquête, étaient composées d’anciens Statistes. Ceux-ci voulurent arborer à Bruxelles les couleurs brabançonnes. A l’interdiction qui leur en fut faite, ils répondirent par de grandes manifestations. Celle du 7 décembre se termina par une échauffourée sérieuse. Quand le décret du 15 décembre fut connu, de nombreux Vonckistes joignirent leurs protestations à celles des Statistes. Ceux qui composaient l’administration du Hainaut déclarèrent à la Convention, dans une adresse du 21 décembre, que le pouvoir révolutionnaire annoncé ne serait jamais à leurs yeux qu’un pouvoir usurpé, le pouvoir de la force. La résistance fut à peu près unanime, parce qu’elle mettait en jeu les intérêts. Personne ne voulait recevoir les assignats au cours forcé et nombreux étaient ceux que lésait le séquestre des biens du fisc ou de l’Église.

Devant cette résistance imprévue, certains ministres comme Lebrun et Roland, certains députés comme Brissot, Guadet, Gensonné, inspirés par Dumouriez, se demandèrent s’il ne valait pas mieux revenir en arrière et rapporter le décret du 15 décembre. Mais les commissaires à l’armée de Belgique, particulièrement Camus, Danton et Delacroix, soutenus par Cambon et Clavière exigèrent l’application immédiate du décret, au besoin par la force. Ce désaccord entre les dirigeants fit perdre un temps précieux et donna aux opposants le temps de se concerter. Le Comité diplomatique, dirigé par Brissot, retarda autant qu’il put, pendant plus d’un mois, la nomination des agents que le Conseil exécutif devait envoyer en Belgique pour procéder aux élections et aux séquestres. Ces agents ne quittèrent Paris qu’après la mi-janvier. Mais Cambon força toutes les résistances en s’adressant directement à la Convention qui lui donna raison, le 31 janvier.

Alors le décret du 15 décembre s’exécuta, mais par la violence. Des simulacres d’assemblées populaires délibérèrent sous la garde des baïonnettes la réunion des villes et du plat pays à la France. On n’osa pas convoquer, comme on l’avait fait en Savoie, une assemblée générale de toute la Belgique. Les réunions furent prononcées successivement, ville par ville, dans le courant de mars, au milieu d’une fermentation menaçante qui se traduisit par des attentats contre nos soldats à Bruges, par des cris séditieux un peu partout. Dès le 17 février, les commissaires en Belgique avertissaient la Convention que si nos troupes subissaient des échecs, très certainement alors les Vêpres siciliennes sonneraient dans toute la Belgique sur les Français, sans que les patriotes Belges, tremblant pour eux-mêmes, puissent leur être d’aucun secours.

Le pays rhénan, partagé entre plus de vingt États et seigneuries différents entrecroisés les uns dans les autres, ignorait le patriotisme local si vivace en Belgique. Mais il souffrait des maux de la guerre. Les paysans se plaignaient des taxes, des réquisitions, des corvées. Leurs prêtres leur faisaient peur de l’enfer s’ils rompaient le serment qui les liait à leurs anciens princes dont ils prédisaient le retour. Personne ne voulait des assignats. Tous craignaient que la réunion à la France ne leur imposât le service militaire dont ils avaient horreur. Il n’y eut bientôt plus pour rester fidèles à la France que les plus compromis des clubistes des villes et encore ceux-ci se divisèrent-ils comme à Mayence.

Le décret du 15 décembre ne put être appliqué que par la force. Les commissaires de la Convention, Reubell, Merlin de Thionville et Haussmann violèrent la neutralité du duché de Deux-Ponts et le firent occuper, le 8 février, par le général Landremont. Le duc s’enfuit mais son ministre d’Esebek fut jeté dans la prison militaire de Metz d’où on le conduisit ensuite à Paris où allèrent bientôt le rejoindre les princes de Linange. Les clubistes, appuyés de détachements de soldats, se répandirent dans les campagnes pour diriger les élections. Les abstentions furent très nombreuses. Il y eut par endroits des essais de résistance, dont on ne vint à bout que par des arrestations et des déportations en masse au-delà du Rhin. Et cependant des villages entiers refusèrent le serment. Il y eut des révoltes partielles dès qu’on apprit le recul des Français en Belgique. Nommée dans ces conditions, la Convention rhénane, qui se réunit à Mayence le 17 mars, vota quatre jours plus tard, après un discours de Forster, la réunion du pays à la France.

Les autres territoires conquis furent réunis d’après des procédés analogues. Le Porrentruy, devenu déjà la République rauracienne en décembre, fut transformé en département du Mont-Terrible le 23 mars, malgré l’opposition des bailliages allemands et même de plusieurs villages français.

Nice avait été réunie par décret du 31 janvier 1793. Aux réserves formulées par Ducos, Lasource, converti maintenant à la politique de Cambon, avait répondu que les Alpes étaient la frontière de la République et que d’ailleurs la rade de Villefranche nous serait indispensable au cas d’une rupture avec l’Angleterre. Les Niçois nous devenaient de plus en plus hostiles. Le bourg de Sospello se soulevait au mois de mars. Les campagnes n’étaient pas sûres. On assassinait nos courriers. Les conscrits se formaient en bandes et ces Barbets terrorisaient les environs des villes.

La Savoie elle-même, si unanime en octobre, commençait à donner des signes de lassitude et de désaffection.

Tels étaient les fruits amers de la politique impérialiste dans les pays occupés. Ailleurs, dans les pays neutres, elle nous aliéna de nombreuses sympathies et surtout elle servira de prétexte aux gouvernements absolus pour exercer une surveillance et une répression de plus en plus rigoureuses sur les journaux et les livres suspects de répandre les principes français. Les plus timorés des écrivains étrangers qui avaient d’abord applaudi à la Révolution s’en détachèrent avec éclat, Klopstock, Wieland, Kœrner, Stolberg, Schlosser en Allemagne, Arthur Young, Watson en Angleterre, Alfieri, Pindemonte en Italie. Les prétextes ne leur manquaient pas, mais les massacres de septembre et le supplice de Louis XVI furent les plus fréquemment invoqués. Ceux qui malgré tout nous restèrent fidèles, comme les Allemands Fichte et Reichardt, les Anglais Wordsworth, Coleridge, Godwin, Robert Burns durent ou se réfugier dans l’anonymat et le silence ou se résigner à la persécution.

Après la conquête de la Belgique, qui lui parut une menace pour l’indépendance de la Hollande, Pitt commença à se détourner peu à peu de la politique de neutralité qu’il avait imposée jusque-là à la Cour et à une partie de ses collègues du cabinet. Dès le 13 novembre, il fit dire au stathouder qu’en cas d’invasion du territoire hollandais par les Français le gouvernement anglais remplirait tous ses devoirs d’allié. L’invasion qu’il craignait ne se produisit pas, mais, le 16 novembre, le Conseil exécutif proclama la liberté de l’Escaut et, mettant immédiatement cette proclamation en vigueur, une escadrille française remonta les bouches du fleuve et parut devant Anvers. C’était une violation caractérisée du traité de Munster, confirmé maintes fois dans la suite. Les partisans de la guerre en Angleterre possédaient dès lors un grief précis contre la France. Elle avait violé la neutralité hollandaise garantie par les traités ! Le décret du 19 novembre, qui promettait aide et secours aux peuples en révolte, leur fournit un second grief.

Les libéraux anglais s’étaient félicités des victoires françaises. Leurs sociétés politiques, société de la Révolution de 1688, société des Amis du peuple, société de la réforme constitutionnelle, avaient envoyé des députations à la Convention pour lui présenter des adresses enthousiastes revêtues de milliers de signatures recueillies surtout dans les régions manufacturières. Aux deux députations qui parurent à la barre le 28 novembre, le président de l’Assemblée qui était Grégoire fit une réponse imprudente : Les ombres de Pym, de Hampden, de Sidney planent sur vos têtes, et, sans doute, il approche le moment où des Français iront féliciter la Convention nationale de la Grande-Bretagne ! Tous les Anglais qui tenaient à la monarchie, et ils étaient nombreux, virent dans ces démonstrations la preuve que la France entretenait l’agitation dans leur pays et y préparait une révolution.

Pitt convoqua les chambres en session extraordinaire pour le 13 décembre et le discours du trône réclama le vote des mesures de défense à l’intérieur contre les malintentionnés et des armements pour parer aux menaces d’agrandissement de la France. En vain l’agent secret de Lebrun, Maret, reçu par Pitt le 2 et le 14 décembre, expliqua que le décret du 19 novembre n’avait pas la portée qu’on lui attribuait mais qu’il ne s’appliquait qu’aux nations en guerre avec la France. Pitt resta en défiance, parce que Lebrun voulut l’obliger à continuer la négociation par l’intermédiaire de Chauvelin, notre ambassadeur en titre, auquel la Cour ne reconnaissait plus de caractère officiel depuis le 10 août. Puis Lebrun fut maladroit. Rendant compte, le 19 décembre, de l’état de nos relations avec l’Angleterre, il affecta de distinguer le ministère anglais de la nation anglaise et il menaça de faire appel à celle-ci contre celui-là ! Pitt ressentit vivement l’offensive et la menace. Il fit voter facilement, le 26 décembre, un bill d’exception contre les étrangers résidant en Angleterre, l’Alienbill, qui les plaçait sous la surveillance de la police, les gênait dans leurs déplacements et permettait de les expulser. Aussitôt Lebrun protesta contre cette violation du traité de commerce de 1786 qui garantissait aux Français résidant en Angleterre les mêmes droits qu’aux Anglais résidant en France. Pitt écarta la protestation et mit l’embargo sur des cargaisons de blé à destination de la France.

A la nouvelle du supplice de Louis XVI, la Cour de Londres prit le deuil et Chauvelin reçut l’ordre de quitter immédiatement le pays. Déjà la Convention, sur un rapport de Kersaint, avait décrété, le 13 janvier, un armement de trente vaisseaux et de vingt frégates. Cependant, à la dernière minute, Lebrun et le Comité diplomatique essayèrent de maintenir la paix. Maret retourna à Londres et tenta de voir Pitt. Il était autorisé, paraît-il, si l’on en croit l’agent de Pitt, Miles, à promettre que la France restituerait toutes ses conquêtes sur le Rhin et qu’elle se contenterait de l’indépendance de la Belgique érigée en république. Maret pouvait même faire entrevoir que la France chercherait le moyen de revenir sur l’annexion de la Savoie. Mais Pitt refusa de recevoir Maret, tout en s’abstenant de prendre l’initiative de la déclaration de guerre. Brissot la fit voter, à la fois contre l’Angleterre et contre la Hollande, par la Convention, le 1er février.

Il était impossible cette fois d’imputer la guerre aux intrigues monarchistes. Pitt et Grenville ne s’étaient pas laissé guider par des préférences politiques. Le conflit qui surgissait était d’un tout autre ordre. Il appartenait à l’ancienne famille des guerres d’intérêt, des guerres pour le maintien de l’équilibre européen. Comme aux temps de Louis XIV et de Louis XV, les marchands de la Cité, dont Pitt n’était que l’interprète, ne pouvaient supporter qu’Anvers tombât aux mains de la France. Et d’autre part les Conventionnels voyaient surtout dans la guerre contre la Hollande un moyen de réaliser une opération financière en s’emparant de la banque d’Amsterdam. Brissot avait eu raison d’avertir ses compatriotes qu’un combat à mort s’engageait. La lutte n’était plus comme auparavant une guerre contre les rois, les nobles et les prêtres, mais une guerre de nation à nation. Les rois traiteront de bonne heure avec la France révolutionnaire. La nation anglaise sera la dernière à poser les armes.

La rupture avec l’Espagne n’eut pas le même caractère que la rupture avec l’Angleterre. Ce fut essentiellement une question de point d’honneur monarchique et familial qui la provoqua. Le roi Charles IV et son indigne femme étaient pacifiques, parce que leur trésor était vide et que la guerre troublerait leur tranquillité. Charles IV avait essayé sans succès de sauver son cousin Louis XVI en négociant avec la France un désarmement simultané. Après le 21 janvier, le chargé d’affaires de France Bourgoing reçut du Premier ministre Godoy, amant de la reine, l’avis de s’abstenir de lui rendre visite. Bourgoing lui fit remettre une note de Lebrun réclamant une réponse définitive au sujet des armements commencés par l’Espagne. Il reçut ses passeports. La Convention vota la guerre par acclamation, le 7 mars, sur un rapport de Barère. Un ennemi de plus pour la France, dit Barère, n’est qu’un triomphe de plus pour la liberté. Les Conventionnels parlaient aux rois le langage du Sénat romain.

La Cour bourbonienne de Naples avait refusé de reconnaître notre agent diplomatique Mackau. Son représentant à Constantinople avait desservi auprès du sultan l’ambassadeur Sémonville que la République se proposait de lui envoyer en remplacement de Choiseul-Gouffier passé à l’émigration. Aussitôt notre flotte de Toulon se présenta devant Naples. Ferdinand IV qui régnait sur les Deux Siciles était aussi avili que son cousin qui régnait sur l’Espagne. Sa femme Marie-Caroline, sœur de Marie-Antoinette s’affichait publiquement avec le Premier ministre Acton. Le couple royal trembla dès qu’il vit la flotte française, le 17 décembre 1792. Il se soumit à tout ce qu’on exigea de lui. Encore un Bourbon au nombre des vaincus ! Les rois sont ici à l’ordre du jour, s’écria le président de la Convention Treilhard, quand le grenadier Belleville apporta les triomphantes dépêches de Mackau.

Le pape avait fait emprisonner deux artistes français, élèves de notre École de Rome, Chinard et Rater, sous prétexte qu’ils appartenaient à la franc-maçonnerie et pour des propos malsonnants. Ordre fut donné à notre flotte de croiser sur les côtes des États de l’Église à son retour de Naples. Le pape s’empressa de mettre les artistes en liberté. Mais le secrétaire de Mackau, Hugon de Bassville, qui s’était rendu à Rome pour rendre courage à nos compatriotes, fut massacré le 13 janvier, par la populace qui tenta le lendemain de brûler le ghetto dont les habitants étaient considérés comme les complices des Français. La Convention adopta l’enfant de Bassville et ordonna de tirer une vengeance écrasante de son assassinat. Mais la flotte de Toulon venait de subir un échec cuisant en Sardaigne où elle avait tenté de débarquer des troupes à la Maddalena. Il fallut remettre à plus tard le moment de venger Bassville.

Survenant un mois après les Vêpres siciliennes de Francfort, cet incident montrait assez que dans la campagne qui allait s’ouvrir, la France révolutionnaire ne pouvait compter que sur elle-même. Les peuples n’étaient pas mûrs pour la révolte. La France expiait son avance intellectuelle sur les autres nations. Quand les opérations militaires recommencèrent, elle restait sans alliés. Elle était trop heureuse d’avoir conservé la neutralité des Suisses, des Scandinaves et des États italiens. Seule contre les plus grandes puissances de l’Europe, jamais, même au temps de Louis XIV, elle n’avait eu à soutenir une lutte aussi gigantesque, car, au temps de Louis XIV, à l’époque la plus critique, elle avait eu du moins l’Espagne à ses côtés. Mais, sous Louis XIV, elle se battait pour soutenir l’orgueil d’une maison royale. Cette fois, ce n’était pas seulement son indépendance qui était en jeu, mais sa dignité nationale, son droit de se gouverner elle-même, et surtout les immenses avantages qu’elle avait retirés de sa Révolution.