LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE DEUXIÈME. — LE GOUVERNEMENT DE LA GIRONDE

 

CHAPITRE VI. — LA CONQUÊTE DES FRONTIÈRES NATURELLES.

 

 

La Gironde se soutint au gouvernement par les succès militaires. Quand ceux-ci lui manquèrent et se changèrent en revers, elle fut perdue. Valmy fut suivi d’une série de victoires qui portèrent nos armes, avec une rapidité inouïe, jusqu’aux Alpes et jusqu’au Rhin.

Entrant en Savoie, dans la nuit du 21 au 22 septembre, avec dix-huit mille hommes, en grande partie formés de volontaires, Montesquiou s’emparait sans coup férir des redoutes de Chapareillan, du château des Marches, de la forteresse de Montmélian. La marche de son armée, mandait-il à la Convention le 25 septembre, est un triomphe. Le peuple des campagnes, celui des villes accourent au-devant de nous ; la cocarde tricolore est arborée partout... Ce n’était pas une conquête, mais une libération.

Les aristocrates genevois, apeurés, appelèrent à leur secours les cantons de Zurich et de Berne, qui leur envoyèrent un renfort de 1.600 hommes. Aussitôt le Conseil exécutif, inspiré par Clavière, que les aristocrates de Genève avaient banni dix ans auparavant, ordonna à Montesquiou de sommer la ville libre de renvoyer les Bernois et les Zurichois. La Convention, sur la motion de Brissot et de Guadet, confirma l’ordre du Conseil exécutif, malgré l’opposition de Tallien, de Barère, de Danton, de Garran de Coulon et de Petion lui-même, après deux épreuves douteuses. Mais Montesquiou ne remplit pas l’attente des Girondins. Au lieu d’entrer dans Genève, il négocia. Les aristocrates genevois promirent de renvoyer les Suisses. Ce n’était pas ce que voulait Clavière. La Convention refusa de ratifier la convention négociée par Montesquiou et celui-ci fut mis en accusation le 9 novembre et réduit à émigrer. Genève resta indépendante, mais la révolution n’y était qu’ajournée.

D’Anselme, avec l’armée du Var, composée de 9 bataillons de nouvelle levée et de 6.000 gardes nationaux de Marseille, s’était mis en marche huit jours après Montesquiou, son chef. Appuyé par la flotte de l’amiral Truguet, il entrait à Nice, sans combat, le 29 septembre, s’emparait de la forteresse de Villefranche le lendemain et y trouvait une nombreuse artillerie, de grands approvisionnements, une frégate et une corvette.

Offensive sur le Rhin comme sur les Alpes. Custine, qui commandait à Landau, voyant les Autrichiens et les Prussiens engagés dans l’Argonne et leurs magasins dépourvus d’une garde suffisante, se mettait en marche avec 14.300 hommes, volontaires pour les deux tiers, s’emparait de Spire, le 25 septembre, après un combat assez vif, faisait 3.000 prisonniers et ramenait à Landau un butin considérable. Mis en goût par ce succès, il se remettait en marche quelques jours plus tard, entrait à Worms le 5 octobre et se présentait devant Mayence, le 19 octobre, avec 13.000 hommes et 45 canons de campagne, mais sans une pièce de siège. La place, très forte, était défendue par une garnison de 3.000 hommes, bien pourvue d’artillerie et d’approvisionnements. Mais Custine avait des intelligences dans la ville, dont les bourgeois avaient refusé, dès le 5 octobre, le service des remparts et arboré la cocarde tricolore. A la deuxième sommation Mayence capitula. Le chef du génie de la place Eckmeyer passa aussitôt au service de la France. Deux jours plus tard, les carmagnoles entraient à Francfort.

Si Custine avait été un tacticien, au lieu de s’éloigner du Rhin, il aurait descendu le fleuve et se serait emparé de Coblentz, coupant ainsi la retraite aux troupes prussiennes, qui, à ce moment même, évacuaient Longwy devant les troupes de Kellermann.

Ayant laissé passer l’occasion, Custine écrivit vainement à Kellermann de poursuivre vigoureusement les Prussiens afin de faire sa jonction avec lui. Mais Kellermann invoqua la fatigue de ses troupes pour refuser de marcher sur Trèves. Le Conseil exécutif l’envoya à l’armée des Alpes et le remplaça par Beurnonville qui ne se mit en marche que tardivement, se fit battre devant Trèves par Hohenlohe du 6 au 15 décembre et fut finalement refoulé en désordre sur la Sarre. Déjà Custine avait subi un premier échec à Francfort le 2 décembre. Les Hessois avaient attaqué la ville à l’improviste et les habitants soulevés contre les Français leur en avaient ouvert les portes. Custine avait parlé d’évacuer Mayence, mais le Conseil exécutif lui avait donné l’ordre d’y rester et lui avait envoyé des renforts pris sur l’armée que Biron commandait en Alsace.

La Belgique avait été conquise en même temps que la Savoie et que le Rhin moyen. Après Valmy, les Autrichiens de Saxe-Teschen avaient dû lever le siège de Lille, qu’ils avaient vainement essayé de terroriser par un bombardement intense qui dura du 29 septembre au 5 octobre. Dumouriez, après avoir reçu, le 11 octobre, les félicitations de la Convention, puis celles des Jacobins par la bouche de Danton, était entré en Belgique de Valenciennes sur Mons, le 27 octobre avec notre meilleure armée, composée surtout de troupes de ligne. Il se heurta, le 6 novembre, aux Autrichiens de Clerfayt et de Saxe-Teschen qui s’étaient fortifiés devant Mons par des redoutes élevées à la hâte sur des collines boisées. La bataille fut âprement disputée, surtout au centre, autour du village de Jemappes. Sur le soir les Autrichiens, qui étaient moitié moins nombreux que les Français, se retirèrent, laissant sur le champ de bataille 4.000 morts et 13 canons. Dumouriez n’osa les poursuivre. Leur défaite ne se changea pas en désastre. L’impression n’en fut pas moins profonde en France et en Europe : Valmy n’était qu’un combat de poste, Jemappes fut une affaire générale, la première bataille mémorable que la France eût livrée depuis longtemps et comme le Rocroi de la République (A. Chuquet). Puis Jemappes eut des résultats que n’avait pas eus Valmy. En moins d’un mois les Autrichiens furent chassés de toute la Belgique : de Bruxelles le 14 novembre, de Liège le 28, d’Anvers le 30, de Namur enfin le 2 décembre. Au lieu de poursuivre les Autrichiens en retraite derrière la Roer, afin de les anéantir et de dégager Beurnonville et Custine aux prises avec les Prussiens, comme le Conseil exécutif lui en donna l’ordre, Dumouriez brusquement s’arrêta.

Dumouriez était déjà en guerre ouverte avec le ministre de la Guerre Pache et avec la Trésorerie nationale qui surveillait de trop près ses opérations financières. Il était entouré d’une légion d’agioteurs, avec lesquels il passait des marchés illégaux, comme le célèbre abbé d’Espagnac ou le banquier bruxellois Simon. Le scandale fut tel que Cambon fit décréter d’arrestation d’Espagnac et l’ordonnateur en chef Malus. Mais Dumouriez prit hautement la défense de ses agents, il offrit sa démission. La Gironde vint à son secours. Des commissaires, dont Delacroix et Danton, furent envoyés en Belgique pour le calmer. Malus, d’Espagnac furent relâchés, les scandales étouffés. Déjà la Gironde ne tenait plus les généraux en main. C’est qu’elle se réservait de se servir de leur popularité contre les Montagnards. Ayant besoin d’eux, elle n’osait plus les forcer à l’obéissance.

Ferait-on la paix ? Garderait-on les conquêtes ? Les Girondins flottèrent un instant. Certains d’entre eux se rendirent compte que pour conserver les pays conquis il faudrait prolonger et généraliser la guerre. Le 28 septembre, à la lecture d’une lettre de Montesquiou qui annonçait que les Savoisiens lui avaient fait part de leur désir de former un 84e département, plusieurs Girondins, Bancal, Louvet, Lasource, appuyés d’ailleurs par Camille Desmoulins, se prononcèrent contre toute conquête. La France est assez vaste, dit Bancal. Craignons de ressembler aux rois en enchaînant la Savoie à la République, ajouta Camille Desmoulins. Quand Delacroix l’interrompit par cette réflexion d’ordre pratique : Qui paiera les frais de la guerre ? Louvet lui répliqua aux vifs applaudissements de l’Assemblée : Les frais de la guerre ? Vous en trouverez l’ample dédommagement dans la jouissance de votre liberté pour toujours assurée, dans le spectacle du bonheur des peuples que vous aurez affranchis ! Mais cette générosité ne fut pas du goût de Danton : En même temps que nous devons donner aux peuples voisins la liberté, je déclare que nous avons le droit de leur dire : vous n’aurez plus de rois, car, tant que vous serez entourés de tyrans, leur coalition pourra mettre notre propre liberté en péril... En nous députant ici la nation française a créé un grand comité d’insurrection générale des peuples contre tous les rois de l’univers. L’Assemblée ne voulut pas se prononcer sur le fond du débat, mais elle penchait visiblement pour la création de républiques sœurs indépendantes.

La démocratisation des pays conquis paraissait même à la majorité du Comité diplomatique une politique aventureuse, à laquelle il fallait renoncer. Le 24 octobre, dans un grand rapport qu’il fit au nom du comité, le Girondin Lasource combattit avec force l’opinion de Danton et de ceux qui comme lui ne voulaient promettre aide et protection au peuple de Savoie qu’autant qu’il consentirait d’abord à abolir la royauté et la féodalité : N’est-ce pas, dit-il, porter quelque atteinte à la liberté d’un peuple que d’exclure de son choix une forme de gouvernement ? Lasource blâma Anselme d’avoir municipalisé le comté de Nice en y installant de nouvelles administrations et de nouveaux tribunaux : Donner des lois, c’est conquérir !

L’opinion de Lasource était celle du gouvernement. Lebrun écrivait à notre agent en Angleterre, Noël, le 30 octobre : La France a renoncé aux conquêtes et cette déclaration doit rassurer le gouvernement anglais sur l’entrée de Dumouriez en Belgique, et il lui répétait, le 11 novembre, après Jemappes : Nous ne voulons pas nous ingérer à donner à aucun peuple telle ou telle forme de gouvernement. Les habitants de la Belgique choisiront celle qui leur conviendra le mieux, nous ne nous en mêlerons pas.

Robespierre et une bonne partie des Jacobins étaient ici d’accord avec le Comité diplomatique et le Conseil exécutif. Le 9 novembre, contre Lullier et contre Dubois-Crancé, Chabot exposa devant le club, aux applaudissements de la majorité, les inconvénients des conquêtes. Bentabole, le 12 décembre, déchaîna les acclamations des tribunes en réclamant la paix : Gardons-nous de continuer une guerre dont nous serons la dupe ! Robespierre réclama, dans ses lettres à ses commettants, qu’on mît des bornes sages à nos entreprises militaires et il signala bientôt le danger de recommencer avec les Belges la lutte pénible et sanglante que nous avons eu à soutenir contre nos propres prêtres.

Mais il y avait au Conseil exécutif et au Comité diplomatique deux hommes influents, tout dévoués l’un et l’autre, et pour des raisons personnelles, à la politique des conquêtes, le Genevois Clavière et le Clévois, sujet prussien, Anacharsis Clootz. Tous deux réfugiés politiques, ils ne pouvaient rentrer dans leur patrie d’origine que si elle était affranchie du joug de ses anciens tyrans, leurs persécuteurs, et ils ne voyaient pas d’autre moyen de la mettre à l’abri que de la réunir à la France. Dès 1785, dans ses Vœux d’un gallophile imprimés l’année suivante, Clootz avait écrit : Un objet que la Cour de Versailles ne doit pas perdre de vue, c’est de reculer les frontières de la France jusqu’à l’embouchure du Rhin. Ce fleuve est la borne naturelle des Gaules ainsi que les Alpes, les Pyrénées, la Méditerranée et l’Océan. Et il avait réclamé l’annexion de la Savoie dès le 29 septembre.

Or, derrière Clootz et derrière Clavière, il y avait un puissant parti, formé de ces nombreux réfugiés étrangers qui étaient venus chercher en France la fortune et la liberté : Savoisiens autour du médecin Doppet, fondateur du club de la légion des Allobroges, et autour de l’abbé Philibert Simond, député du Bas-Rhin à la Convention ; Genevois et Suisses autour de Clavière, de Desonnaz, de Grenus ; Neuchâtelois autour de Castella, de J.-P. Marat, de Roullier, fondateur du club helvétique ; Hollandais autour des banquiers de Kock, Van den Yver, Abbéma ; Liégeois autour de Fabry, de Bassenge, de Fyon, de Ransonnet ; Belges du parti statiste réfugiés à Douai autour du jeune comte de Béthune-Charost : Belges du parti vonckiste réfugiés à Paris autour des banquiers Proli et Walckiers ; Allemands des pays du Rhin enfin, la plupart réfugiés à Strasbourg autour du capucin Euloge Schneider, du libraire Cotta, du négociant Boehmer, du médecin Wedekind, etc. Intelligents et actifs, ces réfugiés étaient très nombreux dans les clubs, particulièrement aux Cordeliers où ils formeront le noyau du parti hébertiste. Beaucoup étaient entrés dans les administrations et dans l’Armée. Les victoires si rapides de l’automne de 1792 semblaient en grande partie leur œuvre.

Il vint un moment, après Jemappes, où les Girondins du Comité diplomatique et du Conseil exécutif se laissèrent déborder et où ils adoptèrent à leur tour la politique annexionniste des réfugiés. Ce fut un tournant décisif. A la guerre de défense succéda non seulement la guerre de propagande mais la guerre de conquêtes. Cela se fit insensiblement pour des raisons multiples, d’ordre diplomatique, d’ordre militaire, d’ordre administratif et financier.

Si les dirigeants du Conseil exécutif et du Comité diplomatique s’étaient d’abord montrés prudents et réservés devant la politique expansionniste, c’est qu’ils ne désespéraient pas d’obtenir une paix rapide en disloquant la Coalition. L’échec des négociations entreprises avec les Prussiens après Valmy ne les avait pas découragés. Par leurs ordres, Valence et Kellermann se rencontrèrent le 26 octobre 1792 à Aubange avec Brunswick, Lucchesini, Hohenlohe et le prince de Reuss. Aux Prussiens, ils proposèrent l’alliance de la France contre la reconnaissance de la République, aux Autrichiens, la paix moyennant le troc de la Bavière contre les Pays-Bas et le démantèlement du Luxembourg. Mais Frédéric-Guillaume fit savoir, le 1er novembre, à l’agent français Mandrillon qu’il exigeait avant toute négociation l’évacuation par les Français du territoire de l’Empire et des garanties sur le sort de Louis XVI et de sa famille. Quant à l’Autriche elle décida, sur le conseil de Kaunitz, de mettre comme conditions préalables à la paix : la mise en liberté de la famille royale qui serait reconduite à la frontière, la constitution d’apanages pour les princes français, le rétablissement de l’autorité pontificale à Avignon, des indemnités enfin pour les princes allemands lésés par les arrêtés du 4 août. Tout espoir d’une paix prochaine s’évanouissait.

Bien mieux, l’entrée en guerre de l’Espagne paraissait probable. Brissot et Lebrun, pour répondre à cette éventualité, songeaient déjà à déchaîner la révolte dans les colonies de l’Amérique du Sud, au moyen du créole Miranda, qui servait dans l’armée de Dumouriez. La guerre de propagande, la guerre révolutionnaire apparaissait ici comme le prolongement indiqué de la guerre de défense.

Les pays conquis étaient très différents les uns des autres par la structure sociale, par la langue, par la civilisation. Pouvait-on leur appliquer des règles communes d’administration ?

La Savoie, pays de langue et de civilisation françaises, était gênée dans son développement économique par les douanes qui la séparaient à la fois de la France et du Piémont. Sa bourgeoisie détestait le régime de basse police et de tyrannie militaire du roi sarde. Ses paysans, astreints par les édits de Victor-Amédée à racheter les droits féodaux, enviaient les paysans français qui s’étaient délivrés gratis du fardeau seigneurial. A l’arrivée des Français, la Savoie se couvrit de clubs qui exprimèrent immédiatement leur vœu de se jeter dans le sein de la République française et ne plus faire avec elle qu’un peuple de frères. L’Assemblée nationale des Allobroges, réunie à Chambéry le 20 octobre et formée des délégués de toutes les communes, proclama la déchéance de Victor-Amédée et de sa postérité, abolit ensuite la noblesse et le régime seigneurial, confisqua les biens du clergé et exprima enfin, le 22 octobre, le vœu du pays d’être réuni à la France. C’était un peuple presque unanime qui s’offrait, qui se donnait.

L’ancien évêché de Bâle, occupé dès la déclaration de guerre, était dans une situation assez analogue à celle de la Savoie. La plus grande partie des seigneuries et communautés qui le composaient étaient peuplées par des populations de langue française qui s’agitaient depuis 1789 pour abolir le régime féodal. Les habitants de Porrentruy, capitale du prince-évêque en fuite, avaient planté l’arbre de la liberté en octobre et fondé un club. Délémont, Saint-Ursanne, Seignelegier avaient fait de même. Un parti demandait la réunion à la France tandis qu’un autre préférait former une république indépendante.

A Nice, pays de langue italienne, les amis de la France étaient beaucoup moins nombreux qu’en Savoie. Quand les troupes d’Anselme étaient arrivées, toutes les boutiques avaient fermé leurs volets. Les soldats se vengèrent en pillant la ville et ce pillage qu’Anselme toléra augmenta encore le nombre des ennemis de la France. Pour constituer le club et les administrations provisoires, il fallut faire appel à la colonie marseillaise assez nombreuse à Nice. Le vœu de réunion, émis le 21 octobre, ne représentait certainement que la volonté d’une faible partie de la population.

Les pays rhénans, de langue allemande, ne renfermaient de sincères amis de la France ou plutôt de la Révolution que dans les villes et particulièrement à Mayence, parmi les professeurs de l’Université, les hommes de loi, les ecclésiastiques libéraux et les marchands qui se réunissaient, la plupart, dans les cabinets littéraires pour lire les journaux de Paris. Le plat pays, divisé en nombreuses seigneuries laïques et ecclésiastiques, dont toutes n’étaient pas en guerre avec la France, était indifférent ou hostile. A l’inverse de Montesquiou, de Dumouriez et d’Anselme, qui n’exigeaient rien des populations, Custine, dès son entrée à Spire, avait levé des contributions sur les privilégiés. Il avait beau dire qu’il ne frappait que les privilégiés, selon la formule : Paix aux chaumières, guerre aux châteaux ; mais, à Francfort, c’étaient les banquiers qui étaient imposés et il se trouvait que les magistrats de Worms, frappés eux aussi, étaient des artisans assez peu fortunés, si bien que Custine inquiétait une partie de la bourgeoisie elle-même. Lebrun applaudissait à cette méthode de guerre qui faisait vivre l’armée sur le pays. Il recommandait même à Custine, dans une lettre du 30 octobre, d’envoyer à Paris les beaux ouvrages des bibliothèques des villes occupées et notamment la Bible de Gutenberg. Déjà s’annonçait la politique de rapines du Directoire et de Napoléon.

Custine se rendait compte que ses proclamations ronflantes accompagnées de plantations d’arbres de la liberté ne suffisaient pas à concilier aux Français l’opinion publique. Il voulut donner aux Allemands des satisfactions plus substantielles. N’osant pas supprimer de son chef la dîme, les corvées, les droits seigneuriaux, les privilèges de toute sorte, il demanda à la Convention d’ordonner elle-même ces suppressions qu’il n’osait espérer de l’action spontanée des Rhénans eux-mêmes. Les régences, les baillis, les prévôts, écrivait-il le 4 novembre, toutes les administrations composées des agents subalternes des petits despotes qui tiennent dans l’oppression ce malheureux pays, n’ont pas perdu un seul instant pour relever leur crédit auprès du peuple.

La conduite de Dumouriez en Belgique contrastait avec celle de Custine sur le Rhin. Dumouriez connaissait bien le pays où il avait été envoyé en mission par La Fayette en 1790, quand la révolte contre l’Autriche était encore victorieuse. Il savait que les Belges, alors au nombre de deux millions et demi, étaient divisés en deux partis, les Statistes ou aristocrates, très férus des vieilles libertés féodales et appuyés sur un clergé très riche, très fanatique et très puissant sur les misérables, les Vonckistes ou démocrates que les premiers avaient persécutés parce qu’ils étaient hostiles au clergé et qu’ils désiraient une réforme profonde des vieilles institutions. Il savait que la principauté ecclésiastique de Liège, membre du Saint Empire et peuplée de 500.000 âmes, renfermait de nombreux démocrates très décidés à renverser le régime seigneurial. Il prenait conseil du Comité des Belges et Liégeois unis, composé surtout de Vonckistes. Il se donna pour tâche de fusionner la Belgique et le pays de Liège dans une république indépendante, en ménageant le plus possible les susceptibilités nationales des Belges et des Liégeois. Les réfugiés qui suivaient son armée convoquèrent le peuple des villes conquises dans les églises et lui firent nommer des administrateurs provisoires qui proclamèrent la rupture des liens avec l’Autriche. Partout s’installèrent des clubs. Mais quand le général La Bourdonnaye voulut imiter Custine et imposer une contribution au Tournaisis, Dumouriez lui fit des reproches sévères : Attribuer à la France les contributions publiques de la Belgique, c’est jeter la méfiance contre nos opérations et les entacher d’un vernis de bassesse et de vénalité ! C’est établir une tyrannie militaire sur les ruines du despotisme autrichien ! Il fit rappeler La Bourdonnaye qui fut remplacé par Miranda.

Dumouriez ménageait les Belges. Il faisait acquitter par ses convois les droits de péage, il ne touchait pas aux lois existantes. Bien qu’il eût autorisé les réquisitions, il n’y recourait pas volontiers. Il préférait passer des marchés dont il acquittait le montant en numéraire, et non en assignats. Il se procurait l’argent nécessaire par des emprunts qu’il obtenait des corps ecclésiastiques. Ainsi, au moyen de deux millions empruntés au clergé de Gand, il s’efforçait de lever une armée belge qui aurait renforcé la sienne.

Dans toutes les contrées occupées, il y avait un noyau plus ou moins nombreux d’habitants qui s’étaient compromis avec les Français, en se faisant inscrire dans les clubs, en acceptant des places dans les administrations nouvelles. Ces complices des Français craignaient le retour des princes dépossédés. Les Français leur avaient conseillé de former des républiques, mais ces petites républiques pourraient-elles se maintenir, après la paix, quand les carmagnoles ne seraient plus là ? Pourrions-nous être libres sans être Français ? disaient les délégués de Nice à la Convention, le 4 novembre. Non ! Des obstacles insurmontables s’y opposent ; notre position est telle que nous ne pouvons être que Français ou esclaves. Ils avaient donné les richesses de leurs églises, les biens de leurs couvents. Que penserait l’Europe du peuple français si, après avoir tari la source de nos trésors par l’appât de la liberté, il nous repoussait ensuite de son sein, livrés dans l’indigence à la merci des tyrans implacables ? Les révolutionnaires rhénans exprimaient les mêmes craintes.

En appelant les peuples à la révolte, la France républicaine avait contracté envers eux des obligations morales qu’elle ne pouvait éluder. La propagande conduisait logiquement à la protection des révoltés et la meilleure protection à leur accorder, n’était-ce pas l’annexion ?

Encouragés par le club de Landau, les habitants du bailliage de Bergzabern dans le duché de Deux-Ponts, pays neutre, avaient planté l’arbre de la liberté, supprimé les droits féodaux et réclamé leur réunion à la France. La révolte s’était étendue dans le reste du duché et le duc avait dû envoyer des troupes, arrêter les meneurs. Rühl exposa les faits et demanda à la Convention, le 19 novembre, si elle allait abandonner à la merci des despotes les patriotes qui appliquaient ses principes. Je demande que vous déclariez que les peuples qui voudront fraterniser avec nous seront protégés par la nation française. De nombreux orateurs, Defermon, Legendre, Reubell, Mailhe, Birotteau, Carra, Dentzel, Treilhard, L. Bourdon, Saint-André appuyèrent Rühl. Vainement Brissot et Lasource essayèrent de gagner du temps en renvoyant la décision après le rapport dont était chargé le Comité diplomatique sur la conduite des généraux en pays ennemi. La Convention adopta d’enthousiasme un projet de décret que lui soumit La Réveillière-Lépeaux : La Convention nationale déclare, au nom de la nation française, qu’elle accordera fraternité et secours à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté et charge le pouvoir exécutif de donner aux généraux les ordres nécessaires pour porter secours à ces peuples et défendre les citoyens qui auraient été vexés ou qui pourraient l’être pour la cause de la liberté.

Décret mémorable qui proclamait la solidarité de tous les révolutionnaires dans le monde entier, qui menaçait par conséquent tous les trônes et tous les pouvoirs du passé et qui risquait de provoquer une guerre universelle, non plus une guerre de puissance à puissance, mais une guerre sociale soutenue et entretenue par la nation déjà émancipée qui s’instituait la protectrice et la tutrice de toutes les autres encore opprimées. La Révolution, qui avait répudié au début les conquêtes et le militarisme, allait, par la force des choses, se présenter au monde casquée et cuirassée. Elle propagerait son nouvel Évangile comme les religions anciennes avait propagé le leur, par la force du glaive.

La première annexion suivit de près. Le 27 novembre, l’évêque Grégoire proposa, dans un grand rapport, de ratifier le vœu des Savoisiens. Il justifia la mesure non seulement par le droit imprescriptible d’un peuple à choisir librement sa nationalité, mais encore par des considérations d’intérêt. Notre frontière serait raccourcie et consolidée. Economie dans le personnel douanier. Les Savoisiens pourraient, grâce aux capitaux français, tirer parti de leurs richesses naturelles, etc. Aux cœurs pusillanimes qui objectaient que la réunion de la Savoie allait éterniser la guerre, Grégoire répondait avec superbe : Elle n’ajoute rien à la haine des oppresseurs contre la Révolution française, elle ajoute aux moyens de puissance par lesquels nous romprons leur ligue. D’ailleurs, le sort en est jeté : nous sommes lancés dans la carrière, tous les gouvernements sont nos ennemis, tous les peuples sont nos amis. L’annexion fut votée à l’unanimité moins la voix du Girondin Penières qui essaya en vain de protester en séance et celle de Marat qui protesta ensuite dans sa feuille. Il est vrai que l’ingénieux Buzot ménagea à ses amis une porte de sortie, en demandant que le décret fût déclaré article constitutionnel, c’est-à-dire qu’il serait soumis, comme la Constitution elle-même, à la ratification du peuple. Il fut interrompu par des murmures et retira d’abord son amendement. Mais Danton le reprit : Je dis qu’un pareil contrat ne deviendra éternel que quand la nation française l’aura accepté. Appuyé par Barère, l’amendement fut voté. L’annexion de la Savoie n’était donc que provisoire. Moyen habile pour donner satisfaction aux habitants tout en se ménageant pour l’avenir incertain la possibilité de négocier avec leurs anciens maîtres !

Mais, sur le moment, la plupart des Conventionnels se laissèrent emporter par l’enthousiasme de Grégoire. La politique expansionniste fit brusquement explosion.

Brissot, qui dirigeait le Comité diplomatique, écrivait à Servant, le 26 novembre : Je tiens que notre liberté ne sera jamais tranquille tant qu’il restera un Bourbon sur le trône. Point de paix avec les Bourbons et, dès lors, il faut songer à l’expédition pour l’Espagne. Je ne cesse de la prêcher aux ministres. Ce n’était pas seulement l’Espagne et ses colonies qu’il voulait insurger mais l’Allemagne et l’Europe entière : Nous ne pouvons être tranquilles que lorsque l’Europe et toute l’Europe sera en feu... Si nous reculons nos barrières jusqu’au Rhin, si les Pyrénées ne séparent plus que des peuples libres, notre liberté est assise. Brissot affublait du bonnet rouge la vieille politique monarchique des frontières naturelles.

La politique expansionniste de la Gironde se rattachait étroitement à sa politique de conservation sociale. Clavière, dit M. Chuquet, avait peur de la paix. Il écrivait à Custine, le 5 décembre : On doit se maintenir dans l’état guerrier ; le retour de nos soldats augmenterait partout le trouble et nous perdrait. C’était aussi l’opinion de Roland. Il faut, avouait-il un jour, faire marcher les milliers d’hommes que nous avons sous les armes, aussi loin que les porteront leurs jambes, ou bien ils reviendront nous couper la gorge.

Mais cette politique coûtait cher. Plus nous avançons dans le pays ennemi, gronda Cambon le 10 décembre, plus la guerre devient ruineuse, surtout avec nos principes de philosophie et de générosité. Notre situation est telle que nous devons prendre un parti décisif. On dit sans cesse que nous portons la liberté chez nos voisins. Nous y portons aussi notre numéraire, nos vivres, on n’y veut pas de nos assignats ! Cambon fut chargé de proposer un projet de décret sur la conduite à prescrire aux généraux dans les pays occupés. Il fut prêt dès le 15 décembre. Il posa, en principe, que le but de la guerre révolutionnaire était l’anéantissement de tous les privilèges : Tout ce qui est privilégié, tout ce qui est tyran doit être traité en ennemi dans les pays où nous entrons. C’était pour avoir oublié ce principe, pour avoir tardé d’accorder à Custine l’autorisation de détruire le régime seigneurial que les Rhénans, d’abord enthousiastes, s’étaient refroidis et que les Vêpres siciliennes de Francfort avaient été possibles. Si le peuple belge restait passif ou hostile, c’est que Dumouriez n’avait pas fait cesser l’oppression dont il était victime. Sans doute, il serait beau que les peuples des pays occupés, imitant l’exemple des Français, abattent d’eux-mêmes la féodalité. Mais puisque cela n’est malheureusement pas possible, il faut que nous nous déclarions pouvoir révolutionnaire et que nous détruisions l’ancien régime qui les tient asservis. La France exercera à leur profit la dictature révolutionnaire et elle l’exercera au grand jour : Il serait inutile de déguiser notre marche et nos principes : déjà les tyrans les connaissent... Lorsque nous entrons dans un pays, c’est à nous à sonner le tocsin. Les généraux français supprimeront donc sur-le-champ la dîme et les droits féodaux, toute espèce de servitude. Ils détruiront toutes les autorités existantes et feront élire des administrations provisoires d’où seront exclus les ennemis de la République, car seuls participeront à l’élection les citoyens qui prêteront le serment d’être fidèles à la liberté et à l’égalité et de renoncer aux privilèges. Les impôts anciens seront supprimés, mais les biens appartenant au fisc, aux princes, aux communautés laïques et ecclésiastiques, à tous les partisans de la tyrannie seront séquestrés pour gager l’assignat, qui aura cours forcé. Si les administrations nouvelles croient devoir imposer des contributions, celles-ci ne seront pas supportées par les classes laborieuses. C’est par là que nous ferons aimer au peuple la liberté ; il ne paiera plus rien, il administrera tout. Quand Anacharsis Clootz, le 20 octobre précédent, avait proposé des mesures analogues, il n’avait obtenu aucun succès. Les idées ont marché depuis deux mois. Cette fois, Cambon fut frénétiquement applaudi et son décret voté sur-le-champ.

Les décrets du 19 novembre et du 15 décembre résument la politique étrangère de la Gironde. Ils sont complémentaires l’un de l’autre. Le premier accorde protection aux peuples, le second met à cette protection une condition préalable : les peuples accepteront la dictature révolutionnaire de la France.

Pour qu’une telle politique réussît, il aurait fallu que le gouvernement qui la formulait eût la force de l’imposer aux peuples qui ne l’avaient pas réclamée, aux puissances ennemies dont elle brisait l’intégrité territoriale, aux neutres enfin qu’elle menaçait dans leurs intérêts vitaux. Autrement dit, il aurait fallu que l’armée française fût un instrument docile dans la main de la Gironde et un instrument tellement puissant qu’il pût briser les résistances de l’Europe presque entière.

On peut se demander si la guerre universelle, qui était en germe dans ces deux décrets, a été la conséquence fatale de la marche des événements. Il est certain que la Gironde a tenté un moment d’obtenir la paix en négociant avec la Prusse et l’Autriche. Mais elle n’aurait pu réussir à traiter avec les rois que si elle avait pris dans le procès de Louis XVI une attitude nette et résolue. Si elle avait, dès le premier jour, invoqué l’intérêt national pour pardonner au roi, si elle avait hautement déclaré que son procès empêcherait la paix, si elle avait pris courageusement la responsabilité de proposer, dès le premier jour de la proclamation de la République, de reconduire la famille royale à la frontière, alors peut-être aurait-elle pu mener à bien les négociations entamées. La paix eût été possible sur la base du statu quo. L’Autriche et la Prusse ne demandaient qu’à sortir honorablement du guêpier français pour s’occuper de leurs intérêts en Pologne, menacés par la Russie. Mais la Gironde n’eut pas le courage nécessaire pour mettre à la paix le prix qu’il fallait. Elle n’eût pas été obligée seulement de réclamer l’impunité pour Louis XVI, il lui eût fallu renoncer aussi à ce propagandisme révolutionnaire qu’elle avait tant encouragé. Elle n’osa pas rompre avec son passé. Elle finit par se laisser entraîner par la griserie des victoires.

Quant à la Montagne, qui s’était, un an plus tôt, courageusement opposée à la guerre avec Robespierre, si elle essaya de modérer la Gironde dans sa politique annexionniste, si elle fit entendre quelques avertissements clairvoyants, si Marat protesta dans son journal contre l’annexion de la Savoie, elle s’abstint cependant de formuler des propositions précises et concrètes en opposition à la politique de la Gironde. Et comment l’aurait-elle fait, quand elle poursuivait avec âpreté le procès de Louis XVI, quand elle accueillait dans ses rangs les transfuges de la Gironde, comme Anacharsis Clootz, l’avocat des réfugiés politiques et l’apôtre des annexions ?

On peut donc dire que les luttes des partis contribuèrent autant que le développement de la situation extérieure à empêcher la paix et à intensifier la guerre.