LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE DEUXIÈME. — LE GOUVERNEMENT DE LA GIRONDE

 

CHAPITRE V. — FINANCES ET VIE CHÈRE.

 

 

Plus encore que son attitude équivoque dans le procès du roi, sa politique sociale a dépopularisé la Gironde dans l’esprit des masses. Cette politique a été purement négative. Elle s’est résumée dans la défense de la propriété entendue au sens étroit et absolu.

Les victoires sur lesquelles les Girondins avaient compté pour résoudre la crise économique n’avaient rien résolu du tout. Les quelques contributions levées par Custine sur les villes du Rhin n’étaient qu’une goutte d’eau devant l’océan des dépenses. Le 13 novembre, Cambon déclare que pour le mois de novembre la recette prévue est de 28 millions et la dépense de 138 ; déficit : 116 millions. Jacob Dupont expose, le même jour, que sur les 300 millions de la contribution foncière et mobilière de 1791 il n’est rentré que 124 millions. En décembre 1792, les recettes du Trésor sont de 39 millions et les seules dépenses de la guerre s’élèvent à 228 millions. Comment combler ce gouffre énorme qui s’élargit sans cesse ?

Si la Gironde n’avait pas été inspirée par une politique de classe, elle aurait songé à répartir les frais de la guerre sur la fortune acquise, elle aurait procédé à des emprunts, elle aurait voté des impôts nouveaux. Elle aurait essayé à tout prix de mettre une digue à l’émission des assignats qui avait pour conséquence un renchérissement rapide du prix de la vie. Marat, Saint-Just, Chabot, Jacob Dupont conseillaient cette politique d’assainissement financier. Ils ne furent pas écoutés.

Le grand financier de l’Assemblée est à ce moment et pour longtemps le négociant Cambon qui déteste la Commune et les anarchistes et qui recourt à la solution facile, à la planche aux assignats. Le 13 novembre, il propose contre Jacob Dupont de diminuer les impôts existants, de supprimer l’impôt mobilier et la patente et de réduire de 40 millions l’impôt foncier ! Il est vrai que, par compensation, il veut supprimer le budget des cultes, dont tout le fardeau retomberait par suite sur la classe populaire, car le peuple de cette époque ne peut pas se passer de prêtres.

Jacob Dupont et les Montagnards auraient voulu qu’on retirât les assignats de la circulation en abrégeant les longs délais laissés aux acquéreurs de biens nationaux pour s’acquitter, qu’on remboursât la dette par des quittances de finances qui n’auraient trouvé leur emploi que dans l’achat des biens des émigrés, qu’on procédât à des emprunts forcés et progressifs et qu’on stipulât le paiement de l’impôt foncier en nature. Cette politique anti-inflationniste ne fut même pas examinée sérieusement.

Les biens d’Église, estimés à 2 milliards et demi, sont déjà vendus pour la plus grande part. Mais il reste les biens des émigrés, que certains estiment à 2 milliards au moins, les forêts qui valent 1 200.000.000, les biens de l’ordre de Malte, 400 millions. C’est plus de 3 milliards en réserve. Au 5 octobre 1792, 2 milliards 589 millions d’assignats avaient déjà été émis sur les biens du clergé. 617 millions étaient rentrés et avaient été brûlés. Les assignats en circulation montaient donc à cette date à 1 972 millions. Cambon fit décréter, le 17 octobre, une nouvelle émission qui porta la limite de la circulation à 2 milliards 400 millions. D’autres émissions devaient suivre. Déjà, la Législative, au moment de la déclaration de guerre, a dû suspendre le remboursement de la dette de l’Ancien Régime, sauf pour les petites créances inférieures à 10.000 livres et jusqu’à concurrence de 6 millions par mois. Les rentiers, qui avaient contribué si puissamment à la Révolution, sont sacrifiés aux nécessités militaires. Mais les rentiers habitent presque tous à Paris. La Gironde s’en soucie peu. Elle préfère servir les intérêts du commerce et de l’agriculture.

Le papier-monnaie fait son œuvre. Les salariés souffrent. Ils gagnent 20 sous par jour en moyenne à la campagne, 40 à Paris. Or le pain coûte, par endroits, à Montpellier par exemple, 8 sous la livre et toutes les autres denrées subissent de pareilles augmentations.

Non seulement le pain est cher, mais les gens des villes ont peine à s’en procurer. Le blé pourtant ne manque pas. La récolte a été bonne ; tous les témoignages sont d’accord là-dessus. Mais les propriétaires et fermiers n’ont aucune hâte de conduire leur grain au marché pour l’échanger contre un papier dont ils se méfient. Le grand ébranlement du 10 août, le procès du roi, les menaces de bouleversement agraire amplifiées à l’extrême par la presse girondine, la guerre étrangère enfin, tous ses événements extraordinaires qui se succèdent avec rapidité causent une inquiétude vague aux propriétaires. Ils conservent jalousement leur blé qui est une richesse réelle bien préférable à tous les signes monétaires.

Le blé ne circule plus. Les grandes villes manquent de pain. A la fin de septembre, Rouen n’avait plus de farine que pour trois jours et sa municipalité était obligée de réquisitionner les grains des magasins militaires. Elle demandait à la Convention l’autorisation d’emprunter un million pour faire des achats à l’étranger. L’emprunt fut autorisé le 8 octobre. Il dut porter sur les habitants payant un loyer d’au moins cinq cents livres. Il faut autoriser Lyon, où 30.000 canuts chôment devant leurs métiers arrêtés par la mévente des soieries, à contracter en novembre un emprunt de 3 millions. Même dans les campagnes, les journaliers agricoles ont de la peine à se procurer du pain, car les fermiers préfèrent garder leur blé en gerbe plutôt que de le battre. Comme le grain ne circule plus, les prix varient à l’extrême d’un département à l’autre. Le setier de 220 livres se vend, au début d’octobre, 25 livres dans l’Aube, 43 dans l’Ain, 53 dans les Basses-Alpes et dans l’Aveyron, 26 dans l’Eure, 58 dans l’Hérault, 42 dans le Gers, 34 dans la Haute-Marne, 47 dans le Loir-et-Cher. Chaque région s’isole et garde jalousement ses denrées. Si Rouen a eu faim, c’est que Le Havre a intercepté les convois qui lui étaient destinés.

La législation, forgée dans la crise qui suivit la prise de Verdun, permettait de briser le mauvais vouloir des propriétaires en ordonnant es recensements et en autorisant les réquisitions. Mais le ministre chargé de l’appliquer, Roland, est un économiste orthodoxe qui considère toute intervention du pouvoir comme une hérésie, toute réglementation et toute réquisition comme une atteinte à la propriété, une concession coupable à l’anarchie. Non seulement il ne fait rien pour la mettre en vigueur, mais il la déconsidère par ses attaques véhémentes et il la paralyse avant de la faire abroger.

La législation était d’ailleurs insuffisante, car elle n’avait pas institué d’organe central pour répartir les grains entre les départements producteurs et les départements déficitaires. Les départements s’administraient comme de petites républiques et fermaient souvent leurs frontières. D’où la hausse rapide des prix.

Aux souffrances des classes populaires les Girondins ne proposaient aucun remède. Ils professaient que la libre concurrence était une panacée souveraine. Si les denrées haussaient, c’était aux ouvriers à augmenter leurs salaires. Mais les ouvriers n’étaient pas groupés. Ils ne pouvaient exercer sur leurs employeurs une pression suffisante. Ils étaient réduits à implorer des augmentations de salaires comme une aumône. Ils s’adressaient en suppliant aux pouvoirs publics. Ils ne pouvaient s’imaginer que les autorités nouvelles qu’ils avaient élues seraient plus insensibles à leur misère que les autorités anciennes qui, elles, intervenaient dans des cas analogues.

Dans les villes la crise était plus aiguë qu’ailleurs. Là où elles étaient administrées par des municipalités populaires, celles-ci s’ingéniaient à chercher des palliatifs. A Paris, les travaux du camp ordonnés après le 10 août eurent un but charitable autant que militaire. Mais ces travaux s’effectuaient aux frais du Trésor. Les Girondins, sous prétexte d’économie, commencèrent par ordonner la substitution du travail à la tâche au travail à la journée, dès le 25 septembre. Puis ils abaissèrent les salaires. Les ouvriers protestèrent, en invoquant la cherté des vivres. La Commune les appuya. Aussitôt les Girondins, particulièrement Rouyer et Kersaint, dénoncèrent les ateliers du camp comme un foyer d’intrigues et de cabales, le rendez-vous d’agitateurs perfides. La Convention décréta, le 15 octobre, la cessation des travaux et le licenciement des ouvriers.

A Lyon, où la crise était beaucoup plus grave qu’à Paris, le procureur de la Commune, Nivière-Chol, quoique ami des Girondins, s’entremit en novembre auprès des fabricants pour faire rouvrir les manufactures. N’ayant pas réussi, il demanda à la Convention, le 21 novembre, une avance de 3 millions pour remettre en marche quelques métiers qui fabriqueraient au compte de la nation. Les trois commissaires que la Convention avait envoyés sur place, Vitet, Alquier et Boissy-d’Anglas, voulurent bien transmettre sa demande, mais ils déclarèrent que la somme réclamée était excessive. La Convention n’accorda rien.

La Gironde qui gouvernait restait insensible aux plaintes des travailleurs. Elle justifiait son inaction ou son hostilité par un argument mille fois répété à la tribune et dans la presse : les auteurs des plaintes n’étaient que des anarchistes ou des égarés trompés par eux. Brissot attribuait la cherté des grains aux seuls agitateurs, ce en quoi il n’était que l’écho de Roland dont toute la politique sociale consistait à opposer des baïonnettes aux foules affamées.

Or, les travailleurs pouvaient opposer leur misère au luxe insolent des nouveaux riches qui s’étalait. C’est le moment où affluent de toutes parts les plaintes contre les fournisseurs, où l’honnête Pache dénonce les scandaleux marchés passés par son prédécesseur Servan avec le fameux abbé d’Espagnac, protégé de Danton et de Dumouriez, avec le juif Jacob Benjamin, avec Lajard, avec Fabre d’Eglantine, avec Cerfbeer, etc. La Révolution, s’écriait Cambon, le 1er novembre, a atteint tout le monde, excepté les financiers et les partisans. Cette race dévorante est pire encore que sous l’Ancien Régime. Nous avons des commissaires ordonnateurs, des commissaires des guerres, dont les brigandages sont épouvantables. J’ai frémi d’horreur lorsque j’ai vu, pour l’armée du Midi, des marchés de lard à 34 sous la livre. La Convention faisait arrêter quelques-uns de ces fournisseurs, mais la plupart, d’Espagnac en tête, furent aussitôt remis en liberté. Ce spectacle de l’impunité assurée aux nouveaux traitants ne pouvait qu’aiguiser le mécontentement populaire.

Il y eut des troubles graves dans les campagnes et dans les villes dès le début de l’automne, à Lyon, où les trois commissaires envoyés par l’Assemblée durent lever une compagnie de gendarmerie soldée et procéder à des arrestations ; à Orléans, où un portefaix fut tué, sept maisons pillées au moment du départ d’une voiture de grains pour Nantes, à la fin de septembre ; à Versailles, Etampes, Rambouillet, en octobre, dans toute la Beauce enfin et de proche en proche dans les autres provinces, en novembre. Le 22 novembre, les bûcherons de la forêt de Vibraye dans la Sarthe entraînaient les ouvriers de la verrerie de Montmirail et se portaient avec eux dans les bourgs voisins pour taxer les comestibles. Les jours suivants, des bandes conduites par les autorités locales opérèrent en tous sens dans la Sarthe, l’Eure, l’Eure-et-Loir, le Loir-et-Cher, l’Indre-et-Loire, le Loiret. Le 28 novembre, les taxateurs précédés par une troupe à cheval étaient trois mille au marché de Vendôme. Le même jour, au Mans, l’administration départementale et la municipalité signaient le tarif. Il en fut de même à Nogent-le-Rotrou, à La Ferté-Bernard, à Brou, Cloyes, Mer, Bonnétable, Saint-Calais, Blois. A Blois, le blé fut taxé à 20 sols le boisseau du poids de 12 livres, le seigle à 16 sols, l’orge à 12 sols, le beurre à 10 sols la livre, la douzaine d’œufs à 5 sols. Les taxateurs portaient au chapeau une branche de chêne, ils dansaient autour des arbres de la liberté au cri de Vive la Nation ! Le blé va diminuer ! Au début de décembre, dix à douze mille hommes marchèrent sur Tours, mais ils se dispersèrent sur la promesse que la municipalité et le département appuieraient leurs revendications.

Les trois commissaires que la Convention avait envoyés en Eure-et-Loir, Birotteau, Maure et Lecointe-Puyraveau, se virent environnés, le 29 novembre, au gros marché de Courville, par six mille hommes en armes qui menacèrent de les jeter à la rivière ou de les pendre s’ils ne sanctionnaient pas la taxe, non seulement du blé et de l’orge, mais de la chandelle, du bœuf, de la toile, des souliers et du fer. Les commissaires s’exécutèrent ; mais, à leur retour, les Girondins les accablèrent de leur mépris. Petion cria à l’anarchie et à la loi agraire. Il condamna toute taxe comme conduisant fatalement à la famine et il réclama une prompte et vigoureuse répression. Malgré Buzot et Robespierre, qui voulaient que la répression fût confiée à des commissaires civils qui tenteraient d’abord l’emploi de la douceur, la Convention décida que les troupes seraient commandées par un général. Elle blâma en outre la conduite des trois députés qui avaient cédé aux émeutiers et une répression aussi énergique que celle du mois d’avril précédent rétablit l’ordre dans la Beauce.

Comment les masses ouvrières des villes et des champs n’auraient-elles pas gardé rancune à la Gironde de sa politique de classe ? Mais il est significatif que la Montagne elle-même n’est pas loin de devenir suspecte aux yeux des chefs obscurs qui servent les revendications populaires. Quand le procureur général syndic de Seine-et-Oise, Goujon, au nom de l’assemblée électorale de ce département, était venu, le 19 novembre, réclamer à la Convention non seulement la taxe des denrées, mais l’institution d’une administration centrale des subsistances, sa pétition n’avait rencontré que peu d’écho sur les bancs de la Montagne. Fayau avait bien appuyé la création d’une commission centrale des subsistances. Mais les Montagnards ne s’étaient pas souciés de remettre au ministre de l’Intérieur Roland, leur ennemi, une arme aussi puissante, et Thuriot, en leur nom, pour faire écarter la proposition, avait rappelé aux Jacobins l’exemple de Terray et de Necker.

Aucun député montagnard n’avait réclamé la taxe, même Fayau, qui avait dit le 19 novembre : Si les riches, qui n’aiment pas trop la Révolution, pouvaient fermer leurs greniers pendant huit jours, les Français seraient dans les fers... Quelle serait donc cette République où la vie du pauvre serait au pouvoir du riche ? ; même Beffroy, qui avait réfuté vigoureusement, le 8 décembre, les théories libérales de Turgot et d’Adam Smith ; même Levasseur (de la Sarthe), qui avait dit, le 2 décembre : Lorsqu’une ville est assiégée, le magistrat a certainement le droit de forcer les habitants qui ont plusieurs fusils à les partager avec leurs concitoyens pour concourir à la défense commune et, lorsque les citoyens sont menacés de mourir de faim, le magistrat ne pourra forcer les cultivateurs à vendre l’excédent de leur approvisionnement ! Même Robespierre qui, le même jour, avait posé ces principes : Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est nécessaire pour la conserver est une propriété commune. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle. Les Montagnards s’étaient bornés à réclamer le maintien de la réglementation du mois de septembre et ils avaient été battus. La Convention avait donné raison aux orateurs girondins, Féraud, Serre, Creuzé-Latouche, qui avaient dénoncé les manœuvres des anarchistes et soutenu que la disette avait eu pour cause les recensements et les réquisitions qui avaient effrayé les cultivateurs. Si on ne protège pas ceux-ci contre l’inquisition, avait dit Creuzé-Latouche, on ne pourra plus vendre les biens des émigrés, qui sont l’unique gage des nouveaux assignats, et cet argument avait entraîné le vote.

Les Jacobins, pendant toute la crise, avaient gardé une sorte de neutralité prudente et réservée. Quand la Commune et les sections de Paris avaient réclamé la taxe le 29 novembre, ils avaient refusé de se prononcer. Aussi n’est-il pas étonnant que les meneurs populaires leur en aient gardé rancune. L’abbé Jacques Roux, porte-parole des petits artisans de la section des Gravilliers à Paris, dans un violent discours, prononcé le 1er décembre sur le jugement de Louis le dernier, sur la poursuite des agioteurs, des accapareurs et des traîtres, n’hésitait pas à attaquer la Convention dans son ensemble et à dénoncer ce qu’il appelait le despotisme sénatorial. — Le despotisme qui se propage sous le gouvernement de plusieurs, le despotisme sénatorial est aussi terrible que le sceptre des rois, puisqu’il tend à enchaîner le peuple sans qu’il s’en doute, puisqu’il se trouve avili et subjugué par les lois qu’il est censé dicter lui-même. Et Jacques Roux avait sommé la Convention de réprimer l’accaparement et de faire baisser le prix de la vie. Son discours obtint un tel succès que la section de l’Observatoire délibéra d’en donner lecture deux fois par semaine pendant un mois.

Jacques Roux n’était déjà plus seul. A côté de lui, un jeune commis des postes, Jean Varlet, qui possédait une certaine aisance et qui avait fait de bonnes études au collège d’Harcourt, enfiévrait les passions. Dès le 6 août 1792, il avait proposé des lois contre les accapareurs et réclamé le cours forcé de la monnaie révolutionnaire. Un peu plus tard, il avait installé à deux pas de l’Assemblée, sur la terrasse des Feuillants, une tribune roulante du haut de laquelle il haranguait la foule. Bien vite, sa prédication d’apôtre de la Liberté, comme il s’intitulait, s’était faite antiparlementaire. Comme Jacques Roux, il accusait les Conventionnels, les Montagnards comme les Girondins, de former une oligarchie de politiciens qui dérivaient à leur profit exclusif la souveraineté du peuple. A la fin de décembre, les Jacobins lui ayant refusé la parole, il se retirait de leur club ; il leur reprochait de ne pas instruire le peuple, de ne pas fréquenter les sociétés fraternelles formées d’artisans. Il s’intitulait maintenant apôtre de l’Égalité. Déjà les émeutiers de la Beauce avaient répété que les députés de la Convention étaient tous riches et que leur richesse provenait du pillage du trésor national.

La propagande de Varlet et de Jacques Roux — les Enragés — progressait rapidement dans les sections parisiennes, comme l’attestent leurs pétitions de plus en plus nombreuses et menaçantes, ainsi que les pamphlets dirigés contre Roland, rendu responsable de la cherté de la vie. L’un de ces pamphlets faisait de Mme Roland une autre Marie-Antoinette : Égorger, dis-je, avec le glaive de la famine, le bon peuple français, est une idée agréable dans laquelle elle se complaît, et l’honnête Convention nationale, également altérée de sang, accorde à ce monstre, à cette autre Galigaï, douze millions pour acheter du grain chez l’étranger, lorsque la France en abonde, selon tous les rapports.

Les taxateurs, les Enragés, ne sont plus isolés les uns des autres comme dans la période antérieure. Ils communiquent de ville à ville et cherchent visiblement à concerter leur action. Les Lyonnais sont en contact fréquent avec les Parisiens. L’un deux, Dodieu, qui avait proposé dès le mois d’août d’instituer un tribunal spécial pour punir les accapareurs, vint à Paris en octobre présenter un mémoire que la Convention rejeta sommairement. Un autre, Hidins, commissaire national près le tribunal du district, présenta à la Commune de Lyon, en décembre, un projet d’arrêté en vingt-cinq articles, qui abolissait le commerce des grains, créait une régie nationale des subsistances, nationalisait les moulins et réglementait la boulangerie. Les Jacobins lyonnais adoptèrent ses vues et déléguèrent à Paris, en janvier, plusieurs des leurs pour réclamer à la Convention la taxation de toutes les denrées de première nécessité.

A Orléans, un certain Taboureau, secrétaire de la section de l’Hôpital, avait joué le même rôle que Dodieu et Hidins à Lyon, que Varlet et Jacques Roux à Paris. Après les émeutes de la Beauce, il fut l’objet d’un mandat d’amener. Mais le jour où le juge de paix voulut l’arrêter, deux cents personnes s’attroupèrent pour le défendre et il réussit à s’échapper.

Sans doute, les Enragés ne disposent pas encore de journaux à eux. Silvain Maréchal, aux Révolutions de Paris, ne leur prête qu’un appui intermittent. Marat leur est hostile, Hébert se réserve et ménage la Montagne. Mais les Enragés ont pour eux l’instinct secret des foules, et la continuation ou plutôt l’aggravation de la crise économique travaille en leur faveur. Pour lutter contre la Gironde, les Montagnards sont obligés de leur faire des concessions, de leur donner des satisfactions. Le 6 janvier 1793, l’un d’eux, le député Duroy, constata devant la Convention l’échec complet de la politique économique de Roland : Le prix des denrées n’a point diminué. Malheureusement, au contraire, il n’a fait qu’augmenter et le décret que vous avez rendu (le 8 décembre) n’a pas produit l’effet que vous en attendiez. Le blé qui est extrêmement cher chez moi (dans l’Eure) n’y valait que 30 livres, il vaut actuellement 36 livres. Roland ne fut que faiblement défendu par les Girondins eux-mêmes. Quand il donna sa démission, le 22 janvier 1793, il était à prévoir que sa politique économique de non-intervention aurait peine à lui survivre. La Convention lui donna comme successeur le prudent Garat, très soucieux de ne pas se compromettre et toujours prêt à se ranger du côté du plus fort. La vie chère sera pour beaucoup dans la chute de la Gironde.