LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE DEUXIÈME. — LE GOUVERNEMENT DE LA GIRONDE

 

CHAPITRE III. — LA FORMATION DU TIERS PARTI.

 

 

En se livrant à une politique de représailles contre les Montagnards, les Girondins devaient, par la force des choses, encourager le réveil des forces conservatrices. Dans le domaine politique, comme dans le domaine social, leur glissement à droite fut très rapide. Ils s’acharnèrent d’abord contre les institutions de surveillance et de répression que la Révolution du 10 août avait créées pour mettre à la raison les royalistes complices ou agents de l’ennemi.

Violemment mis en cause par Vergniaud, le 25 septembre, le Comité de surveillance de la Commune vint présenter sa défense à l’Assemblée cinq jours plus tard. Prenant à son tour l’offensive, il exhiba de ses dossiers des pièces troublantes, une lettre de Laporte, intendant de la liste civile, qui réclamait au trésorier du roi Septeuil 1 500.000 livres pour acheter des concours au comité de liquidation de la législative et obtenir que les pensions de la maison militaire du monarque fussent mises à la charge de la nation ; — des reçus qui constataient que des sommes très importantes, 500.000 livres et 550.000 livres, avaient été distribuées à la veille même du 10 août ; — d’autres pièces qui prouvaient que le Logographe de Duport et des Lameth et d’autres journaux avaient été subventionnés par la liste civile, etc. Robert Lindet, Tallien appuyèrent le Comité de surveillance, mais les Girondins, soutenus par des députés d’affaires comme Reubell et Merlin (de Thionville), firent décider que les papiers du Comité de surveillance seraient transférés à une commission de vingt-quatre membres pris dans la Convention. En vain Panis, Marat, Billaud-Varenne tentèrent-ils de s’opposer à la nomination de cette commission et au dessaisissement du Comité de surveillance. Les 24 furent choisis séance tenante et presque uniquement dans le côté droit. En outre on leur donna le pouvoir de décerner des mandats d’arrêt. A peine constitués, ils nommèrent Barbaroux pour les présider. Il répondait à leur politique de démontrer que le Comité de surveillance de la Commune avait reçu des dénonciations mal fondées, qu’il avait procédé à des arrestations d’innocents, inquiété des gens paisibles. La Commission des 24 ne suivit que pour la forme les instructions et les poursuites déjà commencées par le Comité de surveillance dépossédé. Elle décerna quelques mandats d’arrêt, mais remit aussitôt les prévenus en liberté, après un semblant d’enquête. Ainsi elle accepta pour argent comptant les dénégations d’un sieur Durand, qui avait été l’agent de Montmorin et de la Cour auprès des Jacobins et de Danton. Elle ne fit rien pour contrôler ses dires, elle ne procéda à aucune confrontation, à aucune expertise d’écriture. Elle mit de même au panier une plainte qui lui parvint, le 4 octobre, contre un banquier anglais Boyd, fortement soupçonné d’être en France l’agent de Pitt et contre lequel s’élèveront plus tard de graves accusations. Elle n’inquiéta pas sérieusement les membres du Comité de liquidation de la Législative très compromis par les papiers de Laporte. Elle ne fit rien pour tirer au clair l’affaire du Logographe où étaient mêlés les principaux chefs feuillants, etc.

En attaquant et en paralysant le Comité de surveillance de la Commune, les Girondins n’avaient pas voulu seulement venger leurs injures personnelles. Ils désarmaient les organes de la répression révolutionnaire pour inspirer confiance aux Feuillants, leurs adversaires de la veille. Ils les protégeaient et leur donnaient des gages. Aussi les aristocrates et les riches qui s’étaient enfuis de Paris au mois d’août y rentraient-ils en foule au milieu d’octobre.

Le tribunal extraordinaire, créé le 17 août pour réprimer les complots royalistes et les crimes contre la patrie, faisait consciencieusement son devoir. Il avait acquitté, faute de preuves suffisantes, des royalistes avérés, dont certains tenaient de près à la Cour, comme le notaire de la liste civile Gibé. En revanche, il avait sévi avec vigueur contre les voleurs du Garde-Meuble qui lui avaient été déférés. Mais il ne pouvait trouver grâce devant les Girondins. L’un d’eux le traita de tribunal de sang, à la séance du 26 octobre. Le tribunal voulut se défendre. Lanjuinais fit refuser l’impression à son apologie le 28 octobre. Puis, le ministre Garat vint l’accuser, le 15 novembre, d’avoir outrepassé ses pouvoirs, ce qui donna prétexte à Buzot de réclamer sa suspension : C’est un instrument révolutionnaire, il faut qu’il soit brisé après la Révolution. Tallien répliqua vainement : Vous ne pouvez pas suspendre un tribunal qui tient le fil des conspirations du 10 août, un tribunal qui doit juger les crimes de la femme de Louis XVI, un tribunal qui a si bien mérité de la patrie. Barère fit décréter que les jugements du tribunal seraient désormais sujets à cassation et, quinze jours plus tard, sa suppression était prononcée sur un rapport de Garran de Coulon. Mesure grave, qui n’était pas seulement un désaveu nouveau de la politique et des hommes du 10 août, mais qui avait pour conséquence d’accroître la sécurité des ennemis du régime qui s’agitaient plus que jamais. La Haute Cour ayant déjà été supprimée, il n’existait plus désormais de tribunal pour juger les crimes contre la sûreté de l’État. Or la guerre étrangère continuait et la guerre civile couvait.

Les Girondins essayèrent de s’emparer de la Commune, dont la Législative finissante avait ordonné le renouvellement. Peut-être y auraient-ils réussi avec un peu plus de promptitude et de résolution. Petion fut réélu maire sans concurrent, le 9 octobre, par 13.899 voix sur 15.474 votants. Mais il refusa. Les élections traînèrent parce que le scrutin était compliqué, parce que le maire et le bureau municipal étaient nommés à part et avant le conseil général, parce que les candidats girondins se récusèrent l’un après l’autre. D’Ormesson, un Feuillant qu’ils avaient soutenu, finit par être élu après trois ballottages, le 21 novembre, par 4.910 voix contre le Montagnard Lullier qui en obtint 4.896. Il refusa. Le médecin Chambon, patronné par Brissot, fut élu à son tour, le 30 novembre, par 7.358 voix contre Lullier qui n’en eut plus que 3.906. Il accepta ; il expliquera plus tard, en 1814, qu’il n’avait accepté la mairie que pour mieux servir la cause royaliste sous un masque républicain. Par Chambon, les Girondins tenaient la mairie, mais le bureau municipal et le conseil général leur échappèrent. Bien qu’ils eussent obtenu de la Convention un décret interdisant le vote à haute voix, la nouvelle Commune, constituée à la fin de novembre, fut aussi révolutionnaire que l’ancienne, dans laquelle elle se recruta d’ailleurs pour une bonne part. Le bureau municipal, élu ensuite au début de décembre, fut encore plus montagnard, si possible. Chaumette, qui avait présidé la Commune du 10 août, fut élu procureur syndic et il eut pour substituts Réal et Hébert. Quant à Lullier, candidat malheureux à la mairie, il fut élu procureur général syndic du département de Paris.

La garde départementale, dont ils voulaient entourer la Convention avait été la grande pensée des Girondins. Ils ne parvinrent pas à la réaliser. Le rapport que Buzot présenta à l’Assemblée, le 8 octobre, ne put pas être discuté. La majorité répugna à voter une mesure d’exception dirigée contre Paris, dont le calme contrastait avec les furieuses attaques du groupe Roland.

Buzot, qui avait plus de souplesse et de ruse encore que de ténacité, ne s’entêta pas à faire voter son projet. Il préféra tourner ingénieusement la résistance. Dès le 12 octobre, il annonça à l’Assemblée que plusieurs départements, parmi lesquels figurait le sien, l’Eure, recrutaient des contingents de fédérés qu’ils s’apprêtaient à envoyer à Paris pour protéger leurs représentants. La loi n’était pas votée et déjà elle s’exécutait.

Déjà, comme Buzot l’avait annoncé, les départements girondins envoyaient des fédérés à Paris. Les fédérés des Bouches-du-Rhône, appelés par Barbaroux, arrivèrent le 19 octobre, et, deux jours plus tard, leur orateur venait menacer à la barre les agitateurs avides de tribunat et de dictature. Ils parcouraient les rues de Paris, le 3 novembre, en chantant une chanson qui se terminait par ce refrain :

La tête de Marat, Robespierre et Danton

Et de tous ceux qui les défendront, ô gué !

Et de tous ceux qui les défendront !

L’attroupement, grossi de simples particuliers, se porta au Palais-Royal en poussant des cris de mort contre Marat et Robespierre, entremêlés de Point de procès à Louis XVI ! Le bruit courut que les fédérés se proposaient d’enlever le roi au Temple avec l’aide de nombreux émigrés qui étaient rentrés.

Au milieu de novembre, il y avait à Paris près de 16.000 fédérés, venus des Bouches-du-Rhône, de Saône-et-Loire, du Calvados, de l’Hérault, de la Manche, de l’Yonne, etc. Ils réclamèrent le droit de faire le service de garde à l’Assemblée, concurremment avec les Parisiens. Si ceux-ci avaient manqué de sang-froid, s’ils avaient répondu aux manifestations des fédérés par des contre-manifestations, des bagarres auraient éclaté qui auraient fourni aux Girondins le prétexte qu’ils cherchaient pour transférer l’Assemblée dans une autre ville. Mais Robespierre, dans un grand discours prononcé aux Jacobins dès le 29 octobre, les avait mis en garde contre les pièges des intrigants. Il leur avait recommandé la patience et le sang-froid. Marat avait donné les mêmes conseils. Il s’était rendu hardiment, le 23 octobre, à la caserne des Marseillais. Il s’était inquiété de leur bien-être et, les trouvant mal logés, leur avait promis de leur faire donner ce qui leur manquait. En attendant, il offrait à dîner à trois d’entre eux par compagnie. La population parisienne, non seulement ne répondit pas aux provocations des fédérés, mais les enjôla afin de dissiper leurs préventions.

La Commune et les sections furent puissamment aidées par le ministre de la Guerre Pache qui, dans une lettre publique, déclara, le 1er novembre, qu’il n’avait appelé aucune force à Paris et ajouta : Je ne connais aucune cause qui y rende leur séjour nécessaire et le premier ordre qu’elles recevront de moi sera celui de leur départ. Pache n’hésitait pas à flétrir ensuite ceux qui avaient jeté des semences de haine et de division entre les Parisiens et les volontaires fédérés. Il fit plusieurs tentatives pour expédier ceux-ci au front. Le rapporteur du Comité de la guerre, Letourneur, adopta ses vues et proposa, le 10 novembre, un décret qui supprimait la solde des volontaires qui ne quitteraient pas la capitale dans les quinze jours. Mais Buzot, appuyé par Barère, invoqua le maintien de l’ordre et réussit à obtenir de l’Assemblée l’autorisation pour les fédérés de rester à Paris. Le calcul de la Gironde ne s’en trouva pas moins déjoué. Au contact des Parisiens, les provinciaux abandonnèrent leurs préventions et insensiblement ils passèrent au parti de la Montagne. Vers la fin de décembre, ils se groupèrent dans une société de fédérés des 83 départements, sorte de club militaire qu’inspiraient les Jacobins.

Dans les premiers jours de confiance et d’illusion que lui avait causées l’arrivée des fédérés, la Gironde avait tenté un dernier effort contre les chefs de la Montagne. Le 29 octobre, après que Roland eut transmis à l’Assemblée une note de police de Roch Marcandier où Robespierre était de nouveau accusé indirectement de briguer la dictature, après que Robespierre se fut dédaigneusement justifié au milieu des clameurs de la droite encouragée par l’attitude du président Guadet, le romancier Louvet vint donner lecture à la tribune d’un immense réquisitoire laborieusement préparé où la rhétorique ne suffisait pas à tenir lieu des arguments absents : Robespierre, je t’accuse d’avoir longtemps calomnié les plus purs patriotes... dans un temps où les calomnies étaient de véritables proscriptions ; [...] je t’accuse de t’être continuellement produit comme un objet d’idolâtrie ; je t’accuse d’avoir tyrannisé par tous les moyens d’intrigue et d’effroi l’assemblée électorale du département de Paris ; je t’accuse enfin d’avoir évidemment marché au suprême pouvoir... Mais, comme s’il reconnaissait lui-même la fragilité de sa démonstration, Louvet se bornait à réclamer en conclusion que la conduite de Robespierre fût examinée par une commission d’enquête. Il est vrai, que par compensation, il demandait le décret d’accusation contre Marat, dont il n’avait pour ainsi dire rien dit. La Convention ne voulut rien prononcer avant de permettre à Robespierre de répondre à son accusateur, et, huit jours plus tard, la pauvre catilinaire de Louvet était mise en pièces. La Convention, d’abord prévenue et hostile, fut peu à peu conquise par la logique et la franchise de Robespierre. Elle passa à l’ordre du jour.

Déjà Buzot avait subi un grave échec. Le projet de loi, qu’il avait déposé pour mater la presse montagnarde, sous prétexte de réprimer la provocation au meurtre et à l’assassinat, était venu en discussion le 30 octobre. Un ami maladroit, Bailleul, voulut aggraver son texte par un amendement qui autorisait l’arrestation immédiate de quiconque provoquerait à la désobéissance aux lois ou à l’insurrection contre les fonctionnaires publics. Des murmures s’élevèrent contre une disposition qu’on considéra comme arbitraire et vague. Le Girondin Ducos lui-même s’écria : Je demande le renvoi de cet article au grand inquisiteur. Bailleul eut l’imprudence d’avouer : C’est une loi de circonstance. Alors l’ancien constituant Lepelletier de Saint-Fargeau prononça contre le projet un discours solide qui fut très applaudi : Le projet de loi, dit-il, atteint la liberté de la presse. — La liberté ou la mort ! cria Danton. En vain, Barbaroux essaya d’une diversion en demandant à la Convention de décréter qu’elle quitterait Paris dès qu’elle estimerait que sa sécurité n’y serait plus assurée, ses propositions parurent excessives et injustifiées à Petion lui-même. Les Girondins ne purent obtenir le vote des mesures d’exception qu’ils avaient forgées contre la Montagne.

Leur action sur l’Assemblée déclinait tous les jours. Leurs perpétuelles dénonciations, leurs ardentes récriminations sur le passé semblaient cacher des desseins secrets étrangers au bien public. Les députés indépendants, d’abord pleins de préventions contre la Commune, commencent à se demander si on ne les a pas trompés.

Fabre d’Eglantine constate, aux Jacobins, le 24 octobre, le changement qui s’est fait dans les dispositions de l’Assemblée : Les premiers jours, dit-il, toute la Convention était réunie contre la députation de Paris, mais nous en sommes venus à une espèce d’équilibre, de manière que déjà plusieurs épreuves ont été douteuses. Fabre n’exagérait pas. Le 18 octobre, les Girondins avaient failli perdre la présidence. Sur 466 votants, Guadet n’avait obtenu au premier tour que 218 voix. Danton, que lui opposaient les Montagnards, en avait recueilli 207. Guadet fut élu au second tour par 336 voix.

Déjà Clootz, qui avait longtemps suivi les Girondins et qui avait été un des commensaux de Mme Roland, se séparait avec éclat de ses anciens amis dans une brochure retentissante qu’il intitulait Ni Marat ni Roland, mais où il attaquait exclusivement les Girondins. Il révélait qu’il avait entendu Buzot, à la table de Roland, prétendre qu’une république ne devait pas être plus étendue que son village. Il accusait Roland de prêcher le fédéralisme. Ces attaques portaient parce que Clootz s’était révélé en septembre un ennemi résolu de la loi agraire.

L’apparition d’un tiers parti entre Girondins et Montagnards fut un fait accompli, le 5 novembre, après que Robespierre eut répondu à Louvet. La liste des orateurs inscrits pour prendre la parole dans le débat se divisa en trois parties. Il y eut ceux qui demandèrent à parler pour l’ordre du jour, c’est-à-dire pour que l’accusation de Louvet fût écartée. Il y eut ceux qui demandèrent à parler sur l’ordre du jour, c’est-à-dire qui ne voulurent pas se prononcer sur le fond du débat. Il y eut enfin ceux qui demandèrent à parler contre l’ordre du jour, c’est-à-dire pour que l’accusation de Louvet fût retenue. La presse girondine ne fut pas unanime à approuver les attaques de Louvet. Condorcet les désavoua. Son journal La Chronique refusait de croire à la réalité des affreux complots que Roland dénonçait journellement.

Camille Desmoulins nota, comme Fabre d’Eglantine, dans le n° 25 de sa Tribune des patriotes, paru au début de novembre, la formation d’un tiers parti détaché de la Gironde : Je dois apprendre ici au lecteur que depuis quelque temps il s’est formé dans la Convention un troisième parti qui vaut la peine qu’on le définisse... On pourrait l’appeler le parti des flegmatiques. Petion, Barère, Rabaud, Condorcet, et je crois même, Lacroix et Vergniaud sont ceux qui m’ont paru faire le noyau de ce parti... véritables agioteurs qui se sont placés entre Brissot et Robespierre comme l’abbé d’Espagnac entre la hausse et la baisse...

C’était là un événement important. La Gironde ne dominerait plus seule la Convention. Dès le 15 novembre, elle perdait la présidence de l’Assemblée, qui était échue, ce jour-là, à l’évêque Grégoire, un indépendant qui venait de prononcer un discours véhément contre l’inviolabilité royale. — Il fut élu par 246 voix sur 352 votants.

La Gironde ne garderait le gouvernement que si elle abandonnait sa politique haineuse, que si elle consentait à faire leur part aux justes préoccupations d’intérêt public que personnifiaient ces indépendants, appelés dédaigneusement les flegmatiques par Camille Desmoulins ; mais était-elle capable d’un vigoureux rétablissement qui sauverait sa situation déjà ébranlée ? Son rôle équivoque dans le procès du roi acheva de rendre suspects son patriotisme et son républicanisme.