LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE SECOND. — LE GOUVERNEMENT DE LA GIRONDE

 

CHAPITRE PREMIER. — LA TRÊVE DE TROIS JOURS.

 

 

Nouvelle Constituante, la Convention renfermait par définition tous les pouvoirs. Seule, elle avait qualité pour interpréter le vœu de la Nation. La Commune de Paris ne pouvait donc que s’effacer devant elle. Le temps était révolu de la rivalité de la représentation nationale et d’une municipalité insurrectionnelle. On rentrait dans la légalité souveraine.

Il n’aurait dépendu que de la Gironde que la lutte stérile des partis fît place à l’émulation féconde de tous les révolutionnaires pour le bien public. La Commune, sentant son discrédit depuis les massacres de septembre, s’assagissait, désavouait son comité de surveillance qu’elle renouvelait, apurait ses comptes avant de disparaître, bref, s’efforçait de prouver à la province qu’on l’avait calomniée en la représentant comme un pouvoir anarchique et désorganisateur.

Marat, enregistrant la défaite des Montagnards aux élections, annonçait dans son journal, dès le 22 septembre, qu’il allait suivre une nouvelle marche. Il faisait confiance à la Convention, il promettait de mettre une sourdine à ses défiances, de marcher d’accord avec les défenseurs du peuple.

Marat, il le dit lui-même, ne faisait qu’obéir à la tactique de tout son parti. Danton, quelques jours avant la réunion de la Convention, était allé trouver Brissot et avait tenté auprès de lui une réconciliation et un accord : Il me fit, dit Brissot[1], quelques questions sur ma doctrine républicaine, il craignait, disait-il, avec Robespierre, que je ne voulusse établir la République fédérative, que ce fût l’opinion de la Gironde. Je le rassurai. Les Montagnards firent donc les premières avances et leurs actes montrent qu’ils s’efforcèrent loyalement de tenir leurs promesses.

Quand la Convention se réunit, le 21 septembre 1792, un jour après Valmy, deux jours après l’entrée triomphale de Montesquiou en Savoie, Paris était calme, d’un calme qui surprit les nouveaux députés habitués à considérer la capitale, d’après les tableaux de Roland et de ses journalistes, comme un foyer de meurtre et d’anarchie. Il nous faut la paix dans l’intérieur, écrivait, le 23 septembre, Jeanbon Saint-André à la municipalité de Montauban, et surtout que les bons citoyens ne se laissent pas égarer par les hypocrites de patriotisme comme il est arrivé à Lyon, où le peuple, dans son aveuglement, s’est permis de taxer les comestibles à un prix ruineux pour les vendeurs et qui les éloigne nécessairement de cette malheureuse ville livrée par cette cruelle méprise aux horreurs de la famine[2]. Saint-André, qui figurera parmi les Montagnards les plus résolus, n’est pas suspect. Le voilà qui désavoue les exagérés, les hypocrites de patriotisme, les taxateurs lyonnais amis de Chalier !

Rien n’était donc plus facile aux Girondins que de gouverner dans une atmosphère de confiance et de concorde. Leurs anciens adversaires leur tendaient la main et leur donnaient des gages.

Mais les Girondins, grisés par la victoire de nos armées qui justifiait leur politique extérieure, forts de leur majorité, qui s’élevait, d’après Brissot, dans la nouvelle assemblée, aux deux tiers des sièges, ne se contentèrent pas de dominer dans le Conseil exécutif, de s’emparer exclusivement du bureau de l’Assemblée, de placer leurs partisans dans toutes les grandes commissions, ils se laissèrent emporter presque aussitôt par leurs rancunes passionnées et se jetèrent à fond dans la politique des représailles. La trêve ménagée entre Danton et Brissot ne dura pas plus de trois jours, trois jours qui furent remplis d’ailleurs par des résolutions mémorables.

Dès le 20 septembre, alors que la Législative siégeait encore, la Convention s’était constituée. Elle avait nommé pour son président Jérôme Petion, par 235 voix sur 253 votants, puis elle avait complété son bureau en choisissant pour secrétaires Condorcet, Brissot, Rabaut de Saint-Etienne, Vergniaud, Camus. Choix significatifs. Petion était vengé du dédain des électeurs de Paris qui lui avaient préféré Robespierre. Tous les secrétaires étaient des chefs girondins, sauf Camus qui passait pour feuillant. Bentabolle lui reprochera, aux Jacobins, le 24 octobre, d’avoir signé la pétition royaliste des 20.000. Par le choix de Camus, les Girondins tendaient la main aux anciens royalistes.

Le lendemain, 21 septembre, la Convention tint sa première séance. François de Neufchâteau, au nom de la Législative expirante, lui souhaita la bienvenue en faisant appel à l’union : Les motifs de division doivent cesser, et en condamnant les projets de république fédérative qui déjà avaient inquiété Danton et Robespierre : Vous maintiendrez surtout entre toutes les parties de l’empire l’unité de gouvernement, dont vous êtes le centre et le lien.

Manuel proposa ensuite de loger le président de l’Assemblée, qu’il appela président de la France, dans un palais et de l’entourer d’honneurs. Aussitôt Chabot protesta en rappelant que les membres de la Législative avaient prêté individuellement le serment de combattre les rois et la royauté. Ce n’est pas seulement le nom de roi que la France voulait abolir, mais tout ce qui pouvait rappeler le pouvoir royal. Il conclut que le premier acte de la Convention devait être de déclarer au peuple qu’elle soumettrait ses décrets à son acceptation. Tallien appuya Chabot : Ce n’est pas sans étonnement que j’entends discuter ici sur un cérémonial.

La proposition de Manuel fut rejetée à l’unanimité. Et ce vote signifiait que la Convention n’imiterait pas l’Amérique, qu’elle ne nommerait pas, pour remplacer le roi, un président investi du pouvoir exécutif.

Couthon, reprenant l’idée de Chabot, demanda que la constitution nouvelle, que l’Assemblée avait mandat d’élaborer pour remplacer la Constitution monarchique, fût soumise à la ratification du peuple : J’ai entendu parler non sans horreur, dit-il ensuite, de la création d’un triumvirat, d’une dictature, d’un protectorat... Ces bruits sont sans doute un moyen de troubles imaginé par les ennemis de la Révolution. Il demanda à ses collègues de jurer une égale exécration à la royauté, à la dictature, au triumvirat. Il fut vigoureusement applaudi.

Basire, renchérissant sur sa motion, réclama une loi portant la peine de mort contre quiconque oserait proposer la création d’une puissance individuelle et héréditaire. Rouyer, Mathieu acquiescèrent, puis Danton, pour exorciser les vains fantômes de dictature, les idées extravagantes de triumvirat, toutes ces absurdités inventées pour effrayer le peuple, proposa, à son tour, de décréter que la Constitution nouvelle serait soumise à l’acceptation des assemblées primaires. Répudiant toute exagération, c’est-à-dire désavouant Momoro, il proposa encore, afin de rassurer les possédants, de décréter le maintien éternel de toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles. Le mot éternel parut un peu fort à Cambon qui déjà se défiait de la démagogie de Danton. Il demanda qu’on ne fît pas un décret irrévocable, et, après une légère discussion, la Convention adopta la rédaction de Basire : 1° Il ne peut y avoir de Constitution que celle qui est acceptée par le peuple ; 2° les personnes et les propriétés sont sous la sauvegarde de la nation.

L’Assemblée avait été unanime à désavouer à la fois la dictature et la loi agraire. Elle le fut aussi pour abolir la royauté.

Collot d’Herbois en fit la proposition. L’évêque Grégoire l’appuya en s’écriant que les dynasties n’avaient jamais été que des races dévorantes qui dévoraient le sang des peuples. D’un mouvement spontané tous les députés se levèrent et protestèrent de leur haine contre la royauté. Seul, Basire, tout en rappelant qu’il avait, le premier, élevé la voix contre Louis XVI et tout en déclarant qu’il ne serait pas le dernier à voter l’abolition de la royauté, voulut mettre en garde l’Assemblée contre un vote d’enthousiasme. Des murmures l’interrompirent. Grégoire lui répliqua avec véhémence : Les rois sont dans l’ordre moral ce que les monstres sont dans l’ordre physique. Les Cours sont l’atelier du crime, le foyer de la corruption et la tanière des tyrans. L’histoire des rois est le martyrologe des nations. L’abolition de la royauté fut décrétée à l’unanimité au milieu des transports de joie des députés et des auditeurs des tribunes.

Séance tenante, le décret fut proclamé à Paris, en grand apparat, le soir tombant, à la lueur des torches. Monge, accompagné des autres ministres, vint féliciter l’Assemblée d’avoir, par son décret, proclamé la République et il prit en leur nom l’engagement de mourir, s’il le fallait, en dignes républicains pour la liberté et pour l’égalité. Le jour même, Roland, dans une circulaire aux corps administratifs, justifiait la grande mesure attendue : Veuillez, Messieurs, proclamer la République, proclamez donc la fraternité, ce n’est qu’une même chose. Partout la République fut proclamée avec solennité en même temps que l’abolition de la royauté. Le mot de République n’était pas dans le décret, il n’y fut inscrit que le lendemain par une rectification au procès-verbal de la veille, mais le mot n’avait pas besoin d’être écrit, puisque la chose était dans les cœurs et dans les faits.

L’ennemi reculait. Les royalistes atterrés se taisaient. La République apparaissait auréolée de la gloire d’avoir sauvé la Révolution et la Patrie.

En ce jour du 21 septembre, Roland faisait appel à la fraternité. Il semblait que la trêve des partis allait continuer. Le 22 septembre, la séance de la Convention s’ouvrit dans un accord parfait. Une députation des sections d’Orléans vint se plaindre de la municipalité de cette ville qui favorisait les riches et qui avait blâmé lg 20 juin. La députation ajouta que les sections avaient suspendu la municipalité, mais que celle-ci refusait d’abandonner ses fonctions. On vit alors le Montagnard Danton et le Girondin Masuyer proposer tous les deux d’envoyer à Orléans trois membres de l’Assemblée pour enquêter sur les faits et prendre toutes les mesures qui leur paraîtraient nécessaires. La Convention adopta leur proposition. Puis Couthon, élargissant le débat, frappa de suspicion tous les corps administratifs et municipaux, dont il demanda le renouvellement. Le Girondin Louvet appuya chaudement Couthon et proposa que les juges eux-mêmes fussent renouvelés. Plusieurs orateurs parlèrent encore dans le même sens. Mais brusquement Billaud-Varenne proposa la suppression des juges et leur remplacement par de simples arbitres. Sur quoi le modéré Chasset s’écria : Je demande que l’opinant soit rappelé à l’ordre. Veut-il tout désorganiser, veut-il nous jeter dans l’anarchie ? Le débat prit désormais un tour plus passionné. Les divisions latentes se firent jour. Montagnards et Girondins commencèrent à s’affronter. Si, dit Lasource, vous détruisez les corps administratifs, les tribunaux, vous allez vous entourer de débris, vous ne verrez partout que des ruines. Léonard Bourdon lui répliqua qu’il fallait avant tout chasser les royalistes des administrations. La Convention décréta que tous les corps administratifs, municipaux et judiciaires, seraient renouvelés en entier, à l’exception de ceux qui l’avaient déjà été exceptionnellement depuis le 10 août. On applaudit vivement.

Mais la discussion rebondit sur une motion de Tallien qui demanda que tout citoyen pût être juge sans qu’il fût inscrit obligatoirement sur le tableau des hommes de loi. Lanjuinais, Goupilleau réclamèrent l’ajournement que Danton combattit avec vigueur : Tous les hommes de loi, dit Danton, sont d’une aristocratie révoltante ; si le peuple est forcé de choisir parmi ces hommes, il ne saura où reposer sa confiance. Je pense que si l’on pouvait, au contraire, établir dans les élections un principe d’exclusion, ce devrait être contre les hommes de loi qui se sont jusqu’ici arrogé un privilège exclusif qui a été une des grandes plaies du genre humain. Que le peuple choisisse à son gré les hommes de talent qui méritent sa confiance... Ceux qui se sont fait un état de juger les hommes étaient comme les prêtres, les uns et les autres ont éternellement trompé le peuple. La justice doit se rendre par les simples lois de la raison.

Chasset cria de nouveau à l’anarchie et à la désorganisation : Ceux qui veulent placer dans les tribunaux des hommes dépourvus de connaissances veulent mettre la volonté du juge à la place de celle des lois. Avec ces flagorneries continuelles envers le peuple, on remettrait son sort à l’arbitraire d’un homme qui aurait usurpé sa confiance. Ce sont des flagorneries, je le répète. Danton, fouetté, riposta par une attaque personnelle contre l’orateur : Vous ne flagorniez pas le peuple lors de la révision ! Chasset, ancien constituant, était de ceux qui, derrière Barnave et les Lameth, avaient contribué, après Varennes, à faire réviser la Constitution dans un sens monarchique. Des rumeurs prolongées s’élevèrent contre Danton. Masuyer demanda qu’il fût rappelé à l’ordre. Petion, qui présidait, se contenta de le blâmer. La discussion continua assez âpre. Finalement les Girondins furent battus, la proposition de Danton décrétée.

Est-ce cet échec qui alarma les Girondins et qui leur fit dénoncer la trêve ? C’est très probable, car le lendemain, 23 septembre, Brissot accusait les Montagnards, dans son journal, de vouloir la destruction de toutes les autorités existantes, de tendre au nivellement général, d’être les flagorneurs du peuple. Choisir indistinctement les juges parmi tous les citoyens parut au parti de l’ordre une menace très grave. Qui tient la justice tient la sauvegarde de la propriété. Les Montagnards n’allaient-ils pas s’emparer des tribunaux ? Brissot lança le signal d’alarme, ce qui ne l’empêchera pas plus tard d’accuser Robespierre, dans l’écrit que nous avons cité, d’avoir fait échouer le pacte d’apaisement et de conciliation qu’il avait conclu avec Danton.

Ce qui prouve que l’initiative de Brissot n’était pas isolée, c’est que le jour même où il lançait son attaque, Roland rentrait en scène. Dans un long rapport à la Convention, il dénonçait les anarchistes vendus à Brunswick et il s’appliquait à convaincre l’Assemblée qu’elle ne pourrait délibérer librement et qu’elle ne serait en sûreté qu’autant qu’elle s’environnerait d’une force armée imposante : Je crois que cette force doit être composée d’hommes qui n’aient d’autre destination que le service militaire et qui le fassent avec une constante régularité ; une troupe soldée peut seule atteindre ce but. Le lendemain, Roland semait de nouveau l’alarme à propos d’un fait insignifiant, l’arrestation d’un courrier sur la route de Châlons. Aussitôt le Girondin Kersaint, prenant texte de la lettre de Roland, réclamait, dans un discours véhément, des mesures extraordinaires pour faire cesser les excès et les violences : Il est temps, disait-il, d’élever des échafauds pour ceux qui commettent des assassinats et pour ceux qui les provoquent... Nommez quatre commissaires pour méditer une loi sur cet objet ; qu’ils soient chargés de vous la présenter demain ; car vous ne pouvez pas tarder plus longtemps à venger les droits de l’homme violés par tout ce qui se passe en France. Une discussion très vive s’engagea. Les Montagnards, Billaud-Varenne, Basire, Tallien protestèrent que Kersaint et Roland exagéraient l’état de la France : Les lois existent, dit Tallien, le Code pénal a des dispositions contre les assassinats, c’est aux tribunaux à en faire l’application. Mais Vergniaud déclara qu’ajourner le vote du projet de Kersaint, c’était proclamer hautement qu’il est permis d’assassiner, proclamer hautement que les émissaires prussiens peuvent travailler dans l’intérieur, armer le père contre les enfants ! Garran de Coulon, plus violent encore, prétendit qu’il n’y avait dans les lois aucune disposition contre ceux qui provoquent les assassinats, contre les agitateurs qui égarent le peuple : Chaque jour les murs sont tapissés d’affiches incendiaires ; on y prêche l’incendie, on y lit des listes de proscription, on y calomnie les meilleurs citoyens, on y désigne de nouvelles victimes. Collot d’Herbois s’étonna que, trois jours seulement après la réunion de l’Assemblée, on montrât une défiance injurieuse, on proposât des lois de sang ! Lanjuinais lui répliqua que les citoyens de Paris étaient dans la stupeur et l’effroi. Mais cette allégation était si contraire aux faits que l’Assemblée murmura. Puis Buzot monta à la tribune. Il avait siégé à la Constituante aux côtés de Robespierre. Il passait pour démocrate aux yeux de ceux qui ignoraient encore que la beauté et les cajoleries de Mme Roland, dont il fréquentait le salon, avaient séduit ce cœur vain et cet esprit inquiet. Buzot apporta à la tribune toutes les rancunes du ménage Roland.

Il commença par évoquer les massacres de septembre. Et si ces scènes avaient été retracées au fond de nos provinces dans leur horrible vérité, peut-être, législateurs, nos assemblées électorales nous auraient commandé d’aller siéger ailleurs. Cette menace lancée, il s’efforça de justifier la proposition de Kersaint en faisant l’éloge de Roland et en jetant l’outrage aux Montagnards, cette tourbe d’hommes, dont je ne connais, dit-il, ni les principes ni le but. Il ne fallait pas seulement une loi contre les provocateurs à l’assassinat, il fallait entourer la Convention d’une garde tellement formidable que les départements fussent rassurés sur la sûreté de leurs députés. Par là seulement ceux-ci pourraient voter en toute indépendante, ils ne deviendraient pas les esclaves de certains députés de Paris.

Buzot fut très applaudi. Basire, qui voulait lui répondre, en fut empêché par la clôture. La Convention décréta qu’une commission serait nommée pour rendre compte de la situation de la République et particulièrement de la capitale et pour présenter un projet de loi contre les provocateurs au meurtre et à l’assassinat, enfin pour proposer les moyens nécessaires pour donner à la Convention une garde prise dans les 83 départements.

Le sort en était jeté. La Gironde déclarait la guerre à Paris.

Les Montagnards provoqués ne pouvaient que relever le défi. La veille déjà, l’un d’eux, Chabot, à la séance des Jacobins, avait discuté le violent article de Brissot paru le matin. Il avait demandé que Brissot fût sommé d’expliquer ce qu’il entendait par l’expression de parti désorganisateur qu’il avait employée. Mais visiblement le club n’avait encore aucun désir d’engager les hostilités. Il élut Petion pour son président dans cette même séance.

Mais, le 24 septembre, après la séance de la Convention, les Jacobins prirent une autre attitude. Chabot dénonça la secte endormeuse qui nourrissait, à l’en croire, le dessein d’établir le gouvernement fédératif. Puis Fabre d’Eglantine releva les attaques de Roland et de Buzot contre Paris. Petion, qui présidait, ayant voulu défendre Buzot, déchaîna le tumulte. Fabre protesta contre les préventions et les outrages dont on abreuvait la députation de Paris. La garde départementale, mesure de défiance inquisitoriale, pouvait provoquer la guerre civile. Fabre, cependant, fidèle à la pensée conciliatrice de son ami Danton, conclut en demandant aux bons citoyens de déposer leurs haines réciproques. Petion fit sienne cette conclusion. Mais Billaud-Varenne, qui succéda à Fabre, ne se contenta pas de repousser les attaques des Girondins. Il les inculpa à son tour. Il rappela leurs fautes, il les accusa d’arrière-pensées inavouables : Aujourd’hui que l’ennemi s’avance et que nos forces ne sont pas suffisantes pour l’arrêter, on vous propose une loi de sang et on vous représente les hommes les plus purs comme ayant des intelligences avec l’ennemi, nous qui avons sans relâche combattu contre la guerre offensive ! Et qui sont ceux qui nous accusent ? Ce sont les hommes qui ont attiré cette guerre offensive ; ils nous accusent sans doute de leurs propres trahisons. Collot appuya Billaud. Le Girondin Grangeneuve voulut répondre. Il défendit Brissot contre Chabot. Aussitôt le tumulte éclata de nouveau. La séance se termina par une menace jetée par Barbaroux : Huit cents Marseillais sont en marche pour Paris et ils arrivent incessamment. Ce corps est composé d’hommes entièrement indépendants du côté de la fortune ; chaque homme a reçu de ses père et mère deux pistolets, un sabre, un fusil et un assignat de mille livres. Merveilleux effet de l’esprit de parti ! Le même Barbaroux, qui appelait maintenant les fils de famille de Marseille au secours de la Convention, avait présidé l’assemblée électorale des Bouches-du-Rhône et cette assemblée, il nous le dit lui-même dans ses mémoires, avait applaudi à la nouvelle des massacres de Paris !

Au club comme à la Convention, les positions maintenant sont prises. Les deux partis se dressent, agitant entre eux le spectre de la patrie trahie !

A cette date les Girondins étaient nombreux encore aux Jacobins. Petion, qui présidait le club, était de plus en plus leur homme, malgré les airs d’impartialité qu’il affectait toujours. Les Girondins auraient pu essayer de disputer le club à leurs rivaux. Mais ils s’avisèrent d’adopter, à son égard, une dédaigneuse tactique d’abstention que leur conseilla Brissot. Celui-ci, invité à s’expliquer devant les Jacobins sur les attaques qu’il avait insérées dans son journal contre les désorganisateurs, refusa de se rendre à la convocation et fut rayé, le 10 octobre, à la presque unanimité. Il répliqua par un violent pamphlet dans lequel il invita les clubs de province à rompre leur affiliation avec le club central. Quelques clubs, comme ceux de Marseille et de Bordeaux, suivirent son conseil, quelques autres, comme ceux de Châlons, Le Mans, Valognes, Nantes, Lorient, Bayonne, Perpignan, Angers, Lisieux menacèrent de rompre leur affiliation, mais ce fut tout. La masse des révolutionnaires resta fidèle aux Jacobins parisiens. Les Girondins les ayant désertés[3], les Montagnards y régnèrent sans conteste. Le club leur tint lieu d’organisation de parti. Ils s’y concertèrent librement et en pleine lumière.

Les Girondins, qui se donnaient de plus en plus comme des hommes d’ordre et de bon ton, préféraient aux réunions publiques, trop bruyantes et trop indiscrètes, à leur gré, les conversations privées, les conciliabules autour d’une table bien servie ou dans un salon élégant, au milieu des parfums féminins. Ils auraient pu rassembler leurs partisans dans un nouveau club. Les Feuillants l’avaient fait après le massacre des républicains au Champ-de-Mars. Mais les Feuillants avaient lamentablement échoué dans leur entreprise et Brissot, qui s’efforçait cependant d’attirer à lui les débris du parti feuillant, se défendait comme d’une injure du reproche de feuillantisme. Les députés les plus marquants de son parti, Guadet, Gensonné, Vergniaud, Ducos, Condorcet, Fauchet, prirent l’habitude de se rencontrer avant les séances presque tous les jours dans le salon de Mme Dodun, la femme d’un riche administrateur de la Compagnie des Indes, qui habitait 5, place Vendôme, dans la même maison que Vergniaud. Les mêmes députés auxquels se joignaient Buzot, Barbaroux, Grangeneuve, Bergoeing, Hardy, Salle, Deperret, Lidon, Lesage, Mollevault se rencontraient encore chez Dufriche-Valazé, rue d’Orléans-Saint-Honoré, n° 19. On dînait aussi chez Clavière, chez Petion, chez un restaurateur du Palais-Royal, chez Mme Roland. Les dîners de Mme Roland, qui avaient lieu régulièrement deux fois par semaine au ministère de l’Intérieur, réunissaient l’élite du parti, les matadors. C’était là qu’on préparait les grands coups.

Dans un temps où tout ce qui sentait l’intrigue et l’esprit de faction soulevait une réprobation générale, les conciliabules secrets où se complaisaient les chefs girondins ne pouvaient manquer de les diminuer dans la considération publique. Les Montagnards, qui, eux, délibéraient au grand jour du club, eurent beau jeu pour accuser leurs rivaux de manœuvres et d’intrigues. Et Brissot dut défendre de bonne heure ses amis et lui-même contre le reproche de former un parti, une faction. Guadet à l’âme trop fière, écrivit-il dans son pamphlet contre les Jacobins, Vergniaud porte à un trop haut degré cette insouciance qui accompagne le talent et le fait aller seul, Ducos a trop d’esprit et de probité et Gensonné pense trop profondément pour jamais s’abaisser à combattre sous les drapeaux d’aucun chef. Brissot jouait habilement sur les mots. Sans doute, il était vrai que les Girondins ne formaient pas un parti analogue à nos groupes actuels. Ils n’avaient pas de président ni de chefs. Ils n’obéissaient qu’à une discipline toute morale. Mais ce n’était pas la question. Ce qu’on leur reprochait, c’était de se voir entre eux avant les séances, de se distribuer confidentiellement des rôles, d’essayer d’imposer à l’Assemblée un plan arrêté et prémédité. Reproche qui paraîtrait singulier aujourd’hui, mais qui, en ce temps, était grave, car le représentant du peuple était alors environné d’un prestige tout neuf et paraissait une sorte de prêtre du bonheur social. On considérait qu’il ne devait suivre que les impulsions de sa conscience et que la garantie du bien public était dans son indépendance absolue.

Tous les députés ne participaient pas aux conciliabules des chefs girondins. Ceux qui en étaient écartés souffraient dans leur vanité et ils s’aperçurent bien vite que les commensaux de Mme Roland ou de Mme Dodun ne se bornaient pas à s’emparer de la tribune, mais qu’ils réservaient pour eux et leurs amis tous les postes importants dans les comités comme au bureau de l’Assemblée. Le 11 octobre, fut nommé le Comité de Constitution. Sur les neuf membres qui le composaient, sept au moins étaient des familiers de Mme Roland : Thomas Paine, Brissot, Petion, Vergniaud, Gensonné, Barère, Condorcet. Le huitième, Sieyès, passait pour un modéré tout à fait gagné au parti. Le neuvième était Danton.

Le lendemain un député, qui avait affecté jusque-là d’être neutre au milieu de factions et qui avait montré de la défiance à l’égard de la Commune, Couthon, monta à la tribune des Jacobins pour commenter le résultat du vote. Il existe à la Convention, dit-il, deux partis... il y a un parti de gens à principes exagérés, dont les moyens faibles tendent à l’anarchie, il y en a un autre de gens fins, subtils, intrigants et surtout extrêmement ambitieux, ils veulent la République, ceux-ci ; ils la veulent parce que l’opinion publique s’est expliquée, mais ils veulent l’aristocratie, ils veulent se perpétuer dans leur influence, avoir à leur disposition les places, les emplois, surtout les trésors de la République... Voyez les places, elles coulent toutes de cette faction ; voyez la composition du Comité de Constitution, c’est cela surtout ce qui m’a dessillé les yeux. C’est sur cette faction qui ne veut la liberté que pour elle, qu’il faut tomber à bras raccourcis.

Et Couthon, devenu Montagnard, malgré qu’il se défendît encore de faiblesse à l’égard des exagérés, se mit à déclarer que quiconque se séparait des Jacobins était un faux frère que la patrie devait maudire. Il ajouta qu’il voyait bien maintenant que le projet de garde départementale n’était destiné qu’à favoriser une faction : La souveraineté du peuple serait annulée et l’on verrait naître l’aristocratie des magistrats. Plus d’une conversion s’explique par les mêmes motifs que celle de Couthon. Les Girondins ne ménagèrent pas assez les susceptibilités ombrageuses de leurs collègues non initiés dans leurs conciliabules. Ils prêtèrent trop facilement le flanc à l’accusation de former une secte, un syndicat comme nous dirions aujourd’hui. Mais ce fut encore la moindre de leurs erreurs.

 

 

 



[1] Brissot à tous les Républicains de France, pamphlet daté du 24 octobre 1792.

[2] Lettre de Jeanbon Saint-André dans la Révoltion française, 1895.

[3] Le 5 octobre, 113 députés seulement restaient inscrits aux Jacobins (Buchez et Roux, t. XIX, p. 234).