LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE PREMIER. — LA FIN DE LA LÉGISLATIVE (10 août-20 septembre 1792)

 

CHAPITRE IV. — VALMY.

 

 

La chute de la royauté, de même qu’un an auparavant la fuite à Varennes, devait nécessairement augmenter la tension entre la France révolutionnaire et les puissances monarchiques encore en paix avec elle.

L’Angleterre rappela de Paris son ambassadeur lord Gower et celui-ci remit au Conseil exécutif, avant son départ, le 23 août, une note assez raide par laquelle le roi George, tout en confirmant sa neutralité, exprimait sa sollicitude pour la situation de leurs Majestés très chrétiennes et de la famille royale, sous une forme qui avait quelque chose de blessant et de menaçant pour les nouveaux maîtres de la France. Quelques jours plus tard, le 2 septembre, le chargé d’affaires anglais W. Lindsay demandait à son tour ses passeports et partait pour Londres. Grenville avertissait notre ambassadeur Chauvelin qu’il ne serait plus reçu à la Cour.

Catherine de Russie expulsait notre chargé d’affaires, Genêt.

On apprenait que les deux Hesse joignaient leurs troupes à celles de l’Autriche et de la Prusse et on s’attendait d’un jour à l’autre à voir la diète d’Empire nous déclarer la guerre.

Le meurtre des soldats suisses chargés de la défense des Tuileries avait provoqué au-delà du Jura une vive indignation contre les Français. Les Messieurs de Berne levaient des régiments et, sous prétexte que la neutralité de la ville libre de Genève était menacée par les troupes que Montesquiou concentrait sur l’Isère, ils envoyaient une garnison dans cette ville, au mépris des traités qui régissaient ses rapports avec la France. On pouvait craindre que les Bernois et les Zurichois n’entraînassent derrière eux les autres cantons.

Dès le 11 août, l’ambassadeur d’Espagne à Paris, Yriarte, demandait ses passeports, et son gouvernement informait bientôt l’Autriche qu’il procédait à des mouvements de troupes le long des Pyrénées.

Il n’était pas jusqu’aux puissances minuscules qui ne se permissent de nous manquer d’égards ou même de nous provoquer. Le prince évêque de Liège, membre du Saint Empire germanique, refusait de recevoir Pozzi d’Aubignan que nous avions envoyé à sa Cour, en qualité de ministre plénipotentiaire.

Dans son rapport du 23 août, le ministre Lebrun était réduit à constater que nous ne gardions de relations satisfaisantes qu’avec le Danemark et la Suède et à se féliciter que l’ambassadeur de Hol-lande fût toujours à Paris, et encore celui-ci ne tarda pas à être rappelé.

Le cercle se resserrait contre la France révolutionnaire mise au ban de l’Europe monarchique.

La Commune et les Montagnards acceptaient cette situation sans trembler. Le procureur de la Commune, Manuel, annonce à l’Assemblée, le 21 août, que l’ambassadeur de Venise allait quitter Paris au cours de la nuit avec quatorze personnes. L’Assemblée, interroge-t-il, doit-elle laisser aller les ambassadeurs des puissances étrangères avant qu’elle soit sûre que ceux de la France seront respectés dans les diverses Cours de l’Europe ? C’était conseiller de garder en otages les ministres des rois et de pratiquer la politique préventive des représailles. L’Assemblée n’osa pas prendre de décision. Elle laissa, en fait, la conduite de la diplomatie au Conseil exécutif.

Le Conseil avait d’abord penché pour la manière forte. Le 24 août, au lendemain du départ de lord Gower, il décidait de rappeler Chauvelin, notre ambassadeur à Londres. Mais, le 6 septembre, il revenait sur sa décision et maintenait Chauvelin à son poste. Dans l’intervalle, la prise de Longwy et de Verdun avait amorti son ardeur.

Danton lui-même, qui s’était opposé pourtant à l’évacuation de Paris proposée par Roland et Servan, donnait son adhésion et sa participation active à une politique de concessions et de négociations avec les puissances monarchiques. Le 28 août, il faisait envoyer à Londres, pour négocier secrètement avec Pitt, l’ancien abbé Noël, un de ses amis, qui s’était fait journaliste en 1789 et avait été pourvu par Dumouriez, au printemps de 1792, d’une place de chef de division aux Affaires étrangères. Noël emmena avec lui à Londres deux parents de Danton, son demi-frère Recordain et son parent Mergez. Il correspondit assidûment avec lui. Ses instructions lui prescrivaient de s’efforcer de maintenir à tout prix la Grande-Bretagne dans la neutralité. Il était autorisé à lui offrir à cet effet la cession de l’île de Tabago qui nous avait été rendue par le récent traité de Versailles. Il devait la rassurer sur les intentions du Conseil exécutif à l’égard de la Hollande. A peine arrivé, Noël, qu’alla bientôt rejoindre un autre agent secret également très lié avec Danton, Benoist, réclama de l’argent, beaucoup d’argent pour acheter des concours. Lebrun lui conseilla de propager dans le public anglais l’idée que le moment était propice pour la Grande-Bretagne de s’emparer de la Louisiane et des colonies espagnoles d’Amérique. La France laisserait faire et donnerait même son consentement. Mais Pitt refusa dédaigneusement de se mettre en rapport avec Noël.

Ce qui montre mieux encore à quel point les ministres étaient désemparés, c’est une autre mission secrète dont Lebrun chargea en même temps un autre agent de Danton, Félix Desportes, un jeune homme sans expérience, mais non sans appétit, qui avait été envoyé à la Cour du duc de Deux-Ponts. Desportes fut invité, le 3 septembre, à engager avec la Prusse des pourparlers secrets pour la détacher de la coalition : On m’a vanté, lui écrivait sans rire le ministre, votre génie et votre patriotisme. Vous pourrez faire briller l’un et l’autre et vous couvrir d’une gloire immortelle en entraînant aux pieds de la France le plus redoutable de ses ennemis. Et Lebrun affirmait ensuite dans la même dépêche que le duc de Brunswick, ce héros, ainsi qu’il l’appelait après Carra et Condorcet, nous faisait la guerre à contrecœur et que, par son influence, on pourrait obtenir la paix non seulement avec la Prusse, mais avec l’Autriche. Bien entendu, Desportes, malgré son génie, ne fut pas plus heureux que Noël.

Plus que sur ces obliques intrigues, les Girondins comptaient pour écarter le péril extérieur sur l’action toute-puissante, croyaient-ils, des principes révolutionnaires au-delà de nos frontières. En vain Robespierre les avait mis en garde, dès avant la déclaration de guerre, contre cette périlleuse illusion. Ils s’imaginaient toujours naïvement que les peuples étrangers n’attendaient qu’un signal pour imiter les Français et se délivrer à leur tour de leurs nobles, de leurs prêtres et de leurs tyrans.

Comme la Révolution française avait été l’œuvre de la bourgeoisie éduquée par les philosophes, ils estimaient que la Révolution européenne aurait pour principaux agents les écrivains et les penseurs. Le 24 août, Marie-Joseph Chénier, accompagné de plusieurs hommes de lettres, vint demander à la Législative de regarder comme alliés du peuple français les publicistes étrangers qui auraient déjà sapé, par leurs écrits, les fondements de la tyrannie et préparé les voies de la liberté. Il proposa de les déclarer citoyens français, afin que ces bienfaiteurs de l’humanité pussent être élus députés. Si le choix du peuple portait ces hommes illustres à la Convention nationale, quel spectacle imposant et solennel offrirait cette assemblée qui va déterminer de si grands destins ! L’élite des hommes réunis de tous les points de la terre ne semblerait-elle pas le Congrès du monde entier ? Deux jours plus tard, la proposition de Chénier, malgré une timide opposition de Lasource, de Thuriot et de Basire, était convertie en décret, sur le rapport de Guadet, et le droit de cité accordé aux Anglais Priestley, l’illustre chimiste, Jérémie Bentham, le célèbre philosophe de l’utilitarisme, Clarkson et Wilberforce, les éloquents défenseurs des Noirs, Jacques Mackintosh et David Williams, qui avaient réfuté les pamphlets de Burke contre la Révolution ; aux Américains Washington, Hamilton, Thomas Paine ; aux Allemands Schiller, Klopstock, Campe, Anacharsis Clootz ; au Suisse Pestalozzi ; à l’Italien Gorani ; au Polonais Thadée Kosciusko ; au Hollandais Corneille Pauw. Ainsi que l’avait désiré M.-J. Chénier, Priestley, Clootz et Thomas Paine furent élus à la Convention ; le premier refusa sa nomination, mais les deux autres prirent séance.

Depuis longtemps déjà les révolutionnaires avaient accueilli avec empressement les réfugiés étrangers qui étaient venus en France pour se mettre à l’abri des vengeances aristocratiques. Ils les avaient admis non seulement dans les clubs, mais dans les gardes nationales, dans les administrations, dans les corps élus, jusque dans les bureaux du ministère des Affaires étrangères. Ces réfugiés politiques formèrent après la déclaration de guerre le noyau de légions étrangères qui devaient libérer après la victoire leurs patries d’origine. Il y avait une légion liégeoise à l’armée du Centre, une légion belge à l’armée du Nord. Une légion batave s’organisa après le 10 août, puis une légion allobroge, composée de Savoyards et aussi de Genevois, de Neuchâtelois et de Vaudois, enfin une légion germanique, dont le chef, le colonel Dambach, avait servi sous le grand Frédéric.

Le Conseil exécutif s’efforçait d’entretenir à l’étranger de nombreux agents secrets qui propageraient les idées révolutionnaires. Il subventionnait des journaux à Londres, il faisait distribuer en Suisse, en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Espagne, tout un flot de brochures. Les réfugiés de chaque nation avaient leurs clubs et comités spéciaux qui publiaient des gazettes à l’usage de leurs compatriotes. Ainsi l’Espagnol Marchena, ami de Brissot, rédigeait à Bayonne en français et en espagnol une Gazette de la liberté et de l’égalité.

Les Girondins se flattaient même de provoquer des défections en masse dans les troupes autrichiennes et prussiennes. Le 2 août, Guadet fit voter un décret qui accordait aux déserteurs ennemis une pension viagère de cent livres réversible sur leurs femmes et une gratification de cinquante livres. Le décret fut répandu à foison sur toutes nos frontières du Nord et de l’Est. On le traduisit en plusieurs langues. On s’imaginait que les armées ennemies allaient se dissoudre à leur entrée en France. On recueillit aux avant-postes quelques dizaines de pauvres diables parmi lesquels s’était glissé plus d’un espion qui trouvait commode d’exercer son métier à l’abri de la cocarde tricolore, et du bonnet rouge. Cela était d’autant plus facile qu’aucune mesure n’avait été prise contre les sujets ennemis depuis la déclaration de guerre. Alors qu’en Prusse et en Autriche les sujets français avaient été expulsés ou reclus, en France les sujets autrichiens et prussiens circulaient librement, honorés d’une protection particulière pour peu qu’ils affichassent des sentiments civiques.

La croyance en la vertu de la propagande était telle que Dumouriez, qui passait pourtant pour réaliste, envoyait à Lebrun, le 24 août, tout un plan pour révolutionner la Suisse à l’aide des réfugiés qui avaient fondé à Paris le club helvétique. Les réfugiés savoyards, dirigés par le médecin Doppet, fondateur de la légion allobroge, persuadèrent au Conseil exécutif que la conquête de la Savoie ne serait qu’une promenade militaire. Le 8 septembre, la petite armée de Montesquiou reçut l’ordre secret d’attaquer le roi de Sardaigne avec lequel nous étions encore en paix. Le ministre Lebrun justifia, après coup, le 15 septembre, cette attaque brusquée et préventive en exposant que le roi de Sardaigne avait toléré des rassemblements d’émigrés, qu’il avait massé des troupes à Montmélian, permis aux Autrichiens de passer sur son territoire (?), et refusé enfin de recevoir nos agents diplomatiques. L’Assemblée accueillit son rapport par de vifs applaudissements.

Autrichiens et Prussiens avaient mis à profit les trois mois de répit que leur avaient généreusement accordés nos généraux politiciens. Pendant que ceux-ci, désobéissant aux ordres reçus, étaient restés l’arme au pied et avaient occupé leurs loisirs à comploter avec la Cour ou avec les Feuillants, laissant passer l’occasion d’envahir la Belgique dégarnie, ils avaient pu rattraper le retard de leur mobilisation et de leur concentration.

Le méthodique Brunswick avec la principale armée, forte de 42.000 Prussiens et de 5.000 Hessois, s’était mis en marche de Coblentz, le 30 juillet, en remontant la Moselle vers la frontière. Un corps d’émigrés de 5.000 hommes le flanquait à droite avec le corps autrichien de Clerfayt fort de 15.000 hommes. A gauche, un autre corps autrichien de 14.000 hommes sous Hohenlohe-Kirchberg marchait vers Thionville et Metz. Enfin, une armée autrichienne forte de 25.000 hommes et de 4.000 émigrés se concentrait en Belgique, face à Lille, sous le duc de Saxe Teschen.

L’opinion générale à l’étranger était que Brunswick serait à Paris au début d’octobre. L’armée française n’était-elle pas désorganisée par l’émigration en masse de la plupart de ses officiers ? N’était-elle pas paralysée par la rivalité des soldats de ligne, les culs blancs, et des volontaires, les bleuets ? Ceux-ci, les soldats de quinze sols, élisaient leurs officiers. Comment des civils, nommés officiers sans préparation, pourraient-ils se faire obéir ? L’élection tenait-elle lieu de compétence et d’expérience ? Les bleuets n’avaient pas encore — les plus anciens — un an de présence sous les drapeaux. Ils se disperseraient en criant à la trahison au premier choc, comme ils avaient fait dans les rencontres du début de la guerre, à Tournai, à Mons. Les émigrés criaient sur les toits qu’ils avaient des intelligences dans toutes les places fortes. Ils répétaient que la masse de leurs anciens vassaux et sujets restait profondément royaliste et qu’elle se soulèverait contre la tyrannie de la minorité jacobine dès qu’elle apercevrait leurs cocardes blanches. La campagne serait très courte, une vraie partie de plaisir.

Les premiers succès des coalisés répondirent à ces espérances. Les Prussiens franchirent la frontière le 16 août. Ils assiégèrent Longwy, dont le commandant Lavergne se rendit le 23 août, après un simulacre de défense et fut laissé par eux en liberté. Ils assiégèrent Verdun, dont le district avait blâmé le 10 août. Le commandant de la place Beaurepaire, lieutenant-colonel du bataillon de Maine-et-Loire, était un patriote. Il voulait combattre. Les royalistes de la ville l’assassinèrent et firent courir le bruit qu’il s’était suicidé. Verdun se rendit le 1er septembre. Des dames de la ville visitèrent les vainqueurs dans leur camp.

Les Autrichiens de Hohenlohe-Kirchberg investissaient Thionville le 4 septembre et le commandant de la place, l’ancien constituant Félix Wimpfen prêtait l’oreille aux propositions des princes que lui soumettait le juif Godchaux. Mais l’attitude résolue de la population et des troupes ne lui permettait pas de capituler.

Si Brunswick, après la prise de Verdun, avait été plus confiant, s’il avait immédiatement marché sur Châlons, il n’aurait rencontré sur son passage aucun obstacle sérieux. Mais Brunswick méprisait l’ennemi et ne se pressa pas.

Le Conseil exécutif avait perdu quinze jours en hésitations et en flottements. Quand La Fayette, abandonné par ses troupes, fut réduit à s’enfuir, le 19 août, il lui donna comme remplaçant Luckner. C’était un vieux reître allemand, légitimement suspect aux patriotes pour ses intrigues avec La Fayette. On l’éleva presque aussitôt au rang de généralissime, on le transféra le 21 août à Châlons et on le confina dans la charge exclusive d’organiser les volontaires de la nouvelle levée qui affluaient de tous les points de la France. Pour le surveiller on lui adjoignit deux agents du Conseil, Laclos et Billaud Varenne qui le dénoncèrent aussitôt comme incapable et malveillant. Il fut rappelé à Paris le 13 septembre.

Kellermann avait reçu le commandement de l’armée du Centre, Biron le commandement de l’armée du Rhin, Dumouriez le commandement de l’armée du Nord. Ces trois armées, alignées en cordon le long de la frontière, n’avaient pas quitté leurs positions. Biron avait sous ses ordres environ 25.000 hommes derrière la Lauter, Kellermann 28.000 en Lorraine à Metz et à Thionville. L’armée du Nord était répartie en deux groupes, le plus nombreux dans le département du Nord, de Dunkerque à Maubeuge, l’autre, autour de Sedan, celui-ci fort de 19.000 hommes. En arrière, une cohue de gardes nationaux et de volontaires se concentrait entre Reims et Châlons pour couvrir Paris.

Des préoccupations politiques dominaient les considérations stratégiques. Dans la crainte d’un soulèvement de Paris, Servan et le Conseil exécutif voulaient à tout prix arrêter l’avance de Brunswick. Ils prescrivaient à Dumouriez d’accourir en toute hâte prendre le commandement du groupe de Sedan et de faire sa jonction avec Kellermann sur l’Argonne. Mais Dumouriez rêvait de conquérir la Belgique. Il accumula les objections. Il n’arriva à Sedan que le 28 août et, même alors, il proposa encore à Servan d’envahir la Belgique en remontant la Meuse. Ce n’est que le 1er septembre, le jour même de la prise de Verdun, qu’il se décida enfin à quitter Sedan pour occuper les passages de l’Argonne. Brunswick, qui avait moins de chemin à parcourir, aurait pu le devancer ou tout au moins l’inquiéter sérieusement dans sa marche de flanc. Brunswick ne bougea pas et Dumouriez était à Grandpré le 3 septembre. Appelant des renforts des Flandres, il barricada les routes à travers la forêt et il attendit que Kellermann vînt le rejoindre de Metz par Bar-le-Duc.

Brunswick n’attaqua la ligne française que le 12 septembre. Il la força au Nord à la Croix-aux-Bois. Dumouriez, au lieu de battre en retraite sur Châlons, comme le voulait Servan, se retira au Sud sur Sainte-Menehould. La route de Paris était ouverte. Mais, le 19 septembre, Kellermann avec l’armée de Metz faisait enfin sa jonction avec Dumouriez. Les Français étaient désormais 50.000 contre 34.000 Prussiens.

Brunswick n’avait pas poursuivi Dumouriez pendant sa retraite de Grandpré sur Sainte-Menehould. Toujours lent et compassé, il pensait à débusquer les Français de leur position par une savante manœuvre d’enveloppement sur Vienne-le-Château et La Chalade. Mais le roi de Prusse s’impatientait de toutes ces longueurs. Il ordonna à Brunswick d’attaquer de front les sans-culottes sans plus tarder. Le 20 septembre donc, vers midi, l’infanterie prussienne se déploya comme à la manœuvre devant le mont d’Yvron et la butte de Valmy qu’occupait l’armée de Kellermann. Le roi de Prusse s’attendait à la fuite éperdue des carmagnoles. Ils firent bonne contenance. Un instant, l’explosion de trois caissons mit quelque trouble dans leur seconde ligne. Mais Kellermann, brandissant son chapeau au bout de son épée, cria Vive la Nation ! Le cri se répéta de bataillon en bataillon. L’infanterie prussienne s’arrêta. Brunswick n’osa pas lui ordonner l’assaut. La journée se termina par un duel d’artillerie où les Français manifestèrent leur supériorité. Une pluie diluvienne se mit à tomber vers les six heures du soir. Les deux armées couchèrent sur leurs positions. Elles n’avaient fait l’une et l’autre que des pertes légères, 200 hommes pour les Prussiens, 300 pour les Français.

Valmy n’était pas une victoire stratégique, puisque l’armée prussienne restait intacte et se trouvait toujours entre Paris et l’armée française. Mais c’était une victoire morale. Les sans-culottes si méprisés avaient tenu au feu. Les Prussiens et les Autrichiens perdirent l’illusion qu’ils pourraient les vaincre sans peine en rase campagne.

Ces hommes de tradition avaient cru naïvement qu’en dehors de l’ordre monarchique il n’y avait place que pour l’anarchie et l’impuissance. La Révolution se révéla à eux pour la première fois sous sa face organique et constructive. Ils en éprouvèrent un ébranlement profond, que Goethe, qui était présent au bivouac prussien, aurait traduit, dit-on, par le mot fameux : De ce lieu et de ce jour, date une ère nouvelle dans l’histoire du monde. Au grand poète philosophe la vérité était apparue subitement. L’ordre ancien, qui reposait sur le dogme et sur l’autorité, faisait place à un ordre nouveau, dont la liberté était la base. Aux armées de métier dressées par la discipline passive succédait une armée nouvelle vivifiée par le sentiment de la dignité humaine et de l’indépendance nationale. D’un côté le droit divin des rois, de l’autre les droits des hommes et des peuples. Valmy signifiait que, dans la lutte si étourdiment engagée, les droits de l’homme n’auraient pas nécessairement le dessous.

Brunswick, qui ne s’était avancé en Champagne qu’à contrecœur, aurait préféré se borner à conquérir méthodiquement toutes les places frontières afin d’y prendre tranquillement ses quartiers d’hiver. Il ne se pressa pas de recommencer l’attaque. Ses soldats étaient harassés par les marches pénibles dans des sols détrempés. Le raisin de Champagne avait répandu parmi eux une dysenterie épidémique. Puis ses convois, obligés de faire un grand détour de Verdun par Grandpré, n’arrivaient qu’irrégulièrement. Enfin les paysans, lorrains et champenois, au lieu d’accueillir les alliés comme des bienfaiteurs, résistaient à leurs réquisitions, s’enfuyaient dans les bois, faisaient le coup de feu contre les traînards. Il était évident que les masses détestaient les émigrés et qu’elles n’accepteraient qu’en frémissant le rétablissement de la féodalité. Brunswick représenta au roi que sa position était aventurée et qu’il ne fallait plus songer à marcher sur Paris. Les conseillers du roi hostiles à l’alliance autrichienne, Lucchesini, Manstein, ajoutèrent que la guerre contre la France ne lui rapporterait que des dépenses et des pertes, qu’il tirerait les marrons du feu pour l’empereur.

Dumouriez, de son côté, désirait reprendre le plus promptement possible ses plans sur la Belgique. Il avait toujours cru qu’entre la Prusse et la France l’intérêt commun était de s’allier contre l’Autriche. Il ne fit rien pour transformer sa victoire morale de Valmy en victoire stratégique. Bien mieux, sous prétexte d’échanger le secrétaire du roi de Prusse, Lombard, qui avait été fait prisonnier, le 20 septembre, contre le maire de Varennes, Georges, gardé en otage par l’ennemi, il envoya l’agent du Conseil exécutif Westermann au camp prussien, le 22 septembre, et des pourparlers secrets s’ouvrirent qui durèrent plusieurs jours. Dumouriez se flattait de détacher la Prusse de l’Autriche. Brunswick et le roi de Prusse espéraient gagner Dumouriez, qu’ils savaient ambitieux et vénal, et en faire l’instrument sinon d’une restauration monarchique, du moins de la libération de Louis XVI et de sa famille. Manstein, aide de camp de Frédéric-Guillaume, dîna avec Dumouriez et Kellermann au quartier général de Dampierre-sur-Auve, le 23 septembre. Il leur remit une note intitulée : Points essentiels pour trouver le moyen d’accommoder à l’amiable tout malentendu entre les deux royaumes de France et de Prusse : 1° Le roi de Prusse ainsi que ses alliés désirent un représentant de la nation française dans la personne de son roi pour pouvoir traiter avec lui. Il ne s’agit pas de remettre les choses sur l’ancien pied, mais, au contraire, de donner à la France un gouvernement qui soit propre au bien du royaume. 2° le roi ainsi que ses alliés désirent que toute propagande cesse ; 3° l’on désire que le roi soit mis en entière liberté.

Manstein était à peine parti que Dumouriez et Kellermann apprenaient la proclamation de la République. Les bases des négociations entamées ne pouvaient plus servir. On convint cependant d’une suspension d’armes et Westermann fut envoyé à Paris, porteur des propositions prussiennes. le Conseil exécutif, où Danton siégeait encore, les examina le 25 septembre. Il fut d’avis que les pourparlers devaient être continués. Il demanda à Manuel, qui était encore procureur de la Commune, de réunir les extraits des délibérations que celle-ci avait prises pour assurer à Louis XVI et à sa famille une existence décente au Temple. Mais la Commune, surprise de la demande de Manuel, ne s’exécuta pas sans en référer à la Convention qui donna carte blanche au Conseil exécutif après un léger débat au cours duquel Manuel qualifia inconsidérément Westermann d’agent du roi de Prusse. Westermann repartit pour le camp de Dumouriez avec les procès-verbaux de la Commune qui devaient rassurer Frédéric-Guillaume sur le sort de Louis XVI et avec une lettre de Lebrun qui persistait à offrir aux Prussiens non seulement une paix séparée, mais l’alliance de la France, à la seule condition qu’ils reconnaîtraient la République.

En attendant, Dumouriez prolongeait la suspension d’armes et échangeait politesses et visites avec les généraux ennemis. Le 27 septembre, il envoyait du sucre et du café à Frédéric-Guillaume qui en manquait, le tout accompagné d’une aimable lettre au vertueux Manstein. Mais Dumouriez lui déclarait en même temps qu’il fallait traiter avec la Convention et reconnaître la République. Frédéric-Guillaume n’était pas encore disposé à franchir ce grand pas. Il fit répondre sèchement à Dumouriez que ses présents étaient superflus : J’ose vous prier de ne plus vous donner de pareilles peines, et il fit signer à Brunswick, le 28 septembre, un manifeste violent où il dénonçait à l’univers les scènes d’horreur qui avaient précédé l’emprisonnement du roi de France, les attentats inouïs et l’audace des factieux, enfin le dernier crime de l’Assemblée nationale, c’est-à-dire la proclamation de la République.

Ce fut le tour de Dumouriez d’être déçu et irrité en recevant ce manifeste. Il y répondit par une proclamation où il disait à ses troupes : Plus de trêve, mes amis, attaquons ces tyrans et faisons-les repentir d’être venus souiller une nation libre ! Phrases pour la galerie. Dumouriez n’attaqua pas les Prussiens. Il continua d’avoir avec eux des communications fréquentes. Frédéric-Guillaume, qui n’avait plus que 17.000 hommes valides, profita de ses bonnes dispositions pour lever son camp le 30 septembre et effectuer sans encombre une retraite qui eût pu se changer en désastre. Dumouriez le suivit lentement et poliment sans essayer de l’accabler au passage des défilés de l’Argonne, en prescrivant même à ses lieutenants de faux mouvements pour les empêcher de harceler l’ennemi de trop près. Dans ces premiers jours de la Convention, tout souriait aux Girondins. L’invasion était repoussée et nos troupes allaient bientôt prendre l’offensive sur les autres frontières. De ces succès inattendus les Girondins, qui avaient pourtant désespéré au plus fort du péril, recueilleraient le bénéfice. Mais ils ne songeaient déjà qu’à s’en armer contre leurs adversaires politiques. Brissot dira que ces succès faisaient le tourment et le désespoir des agitateurs. Ainsi, la victoire, loin de calmer les luttes des partis, les exaspéra.