AUTOUR DE SAINTE-HÉLÈNE

PREMIÈRE SÉRIE

 

AU LECTEUR.

 

 

La profession d'historien passe pour paisible. Les familles qui cherchent pour leurs héritiers une existence à l'abri des tempêtes la leur recommandent volontiers. Sans doute n'est-elle guère brillante et n'apporte-t-elle ni gloire, ni argent, seulement quelque estime pour celui qui l'embrasse : Un volume d'histoire ne se lit guère ; s'il livre ses sources, il effraie par sa masse, il rebute par son appareil prétendu scientifique ; s'il s'abstient de notes, il est méprisé par les augures. C'est une œuvre de beaucoup d'années qui ne retient pas même un jour l'attention du grand public et qui, dans les chapelles, ne reçoit d'approbation que des habitués de celle qu'on fréquente et où l'on a subi l'initiation.

Il a fallu pourtant, pour mener à bien une telle œuvre, fut-elle médiocre, un labeur auquel ce fut peu de consacrer toutes ses heures, des recherches obstinées pour retrouver une documentation fugitive, une attention éveillée jusqu'au scrupule pour discerner les causes des événements et démêler la responsabilité des personnages, une ferme volonté de découvrir et de trouver la vérité, et parfois un certain courage pour l'écrire. Tout un grand morceau d'une vie qui eût pu être joyeuse, aimable et sans souci, lient dans chacun de ces volumes que peu lisent, que moins comprennent et qui vont bientôt rejoindre les livres oubliés, comme, dans les forêts, sur les feuilles des automnes écoulés, tombent, verdissantes encore, les feuilles du présent automne. Et pas plus de bruit, pas plus d'émoi des choses et des êtres, et bientôt l'égalisante pourriture.

Cela est ainsi, et on le sait : mais l'historien qu'a pénétré la passion de Justice, ne se soucie point qu'on l'écoute, et c'est assez pour lui qu'il ait imprimé ce qu'il croit avoir découvert. Quelque jour, dans ce fumier des livres entassés, un explorateur déchiffrera peut-être, certains des caractères qu'il a tracés, retrouvera la pensée qui jaillit de son cerveau, lui fera sa part. Puis, qu'importe ? Rien ne périt. Il faut, pour la vigueur des arbres, l'annuel entassement des feuilles tombées ; il faut, pour la reconnaissance de la vérité, le continuel amas des livres défunts. L'histoire ne se fait point en une fois ; elle, se recommence à chaque génération ; mais, à chacune, elle s'épure, se précise, tend vers le définitif. À peine, après deux ou trois siècles écoulés, parvient-on à acquérir quelque certitude. Ceux qui s'efforcent sur le dernier siècle n'y sauraient prétendre ; mais, à l'édifice qui s'élève lentement, il faut beaucoup de pierres ; le tâcheron qui travaille à en poser une rangée est aussi nécessaire que le couvreur qui plantera le bouquet sur le faîte : le nom de celui-ci aura peut-être l'honneur de survivre, le nom de celui-là sera noyé d'ombre et demeurera ignoré. Qu'importe, s'il a rempli loyalement son office et s'il n'a fourni que des moellons sains et durs, taillés avec toute la justesse dont il fut capable, repiqués au marteau sans qu'il ait épargné sa peine, tels que leur masse robuste et bien liée supporte sans faiblir l'érection des étages.

 

Dans notre littérature au moins, pas un livre d'histoire n'a traversé les âges. Du XVIIe siècle, qui connaît l'Histoire ecclésiastique d'Antoine Godeau, la Vie du Cardinal de Bérulle de Germain Habert de Cérisy, l'Histoire de Bertrand du Guesclin de du Chastelet, la Vie du Cardinal d'Amboisse de Jean Sirmond, l'Histoire de M. de Thou de Pierre de Ryer ; qui lit même l'Histoire de France de Mezeray ? Ces hommes furent illustres en leur temps et, lorsqu'ils entrèrent à l'Académie, ils purent se croire immortels. Et que reste-t-il d'eux, pas une page, pas même leurs noms.

Quelques curieux regardent encore l'Histoire de l'Académie française de Pellisson ; ce sont presque des mémoires ; on parle de confiance de l'Histoire d'Henri IV par Hardouin de Péréfixe, mais on y préfère l'Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin dans l'espoir qu'elle portera scandale. Il faut arriver à Bossuet ; mais, est-ce pour se renseigner d'histoire qu'on lit le Discours sur l'Histoire Universelle et l'Histoire des variations des églises protestantes ? De Charles Perrault, qui ne connaît les Contes des Fées, qui connaît le Siècle de Louis XIV ? Comme historien, l'abbé de Choisy est aussi peu lu que l'abbé Fleury, que Louis Cousin, que l'abbé Dubos, que Languet de Gergy, que l'abbé d'Olivet. Peut-on dire que l'Abrégé du président Hénault soit de l'histoire ; et puis qui le regarde ? Il y a Montesquieu. Est-il un historien au sens du mot, comme fut Jacques Hardion qui écrivit une Histoire Universelle en vingt volumes ? Il y a Duclos, il n'y a pas Sainte Palaye, ni l'abbé Gaillard, ni l'abbé Millot, à peine Rulhière. Et deux siècles ont passé. Qui se vantera d'avoir lu Ségur père, Daru, Lacretelle jeune, Michaud, Bausset, Lemontey, Droz ? pourtant l'on touche ici à nos temps : Et voici Barante, voici Lamartine, voici Tissot, voici Thiers, Guizot, Mignet, Sainte-Aulaire, Ampère, Vatout, Saint-Priest, Montalembert... Leurs noms subsistent, leurs histoires sont dans l'oubli ; elles traînent aux margelles des quais, dans les boîtes à cinq sous, et celles qui furent le plus illustres ne trouvent plus d'acheteurs.

Rien de tout cela pourtant ne fut inutile, rien n'en doit être dédaigné. A un moment, cela fut pris pour la vérité, la vérité acquise, la vérité officieuse ou officielle, celle qu'on enseignait et qui faisait loi — et puis cela a passé, cela est tombé en oubli avant d'être tombé en mépris — à moins que l'une des chutes, comme il arrive pour M. Thiers, n'ait précédé l'autre.

Alors, reprenant les mêmes thèmes, quelqu'un s'est efforcé, d'une autre façon, selon une mode nouvelle, aux mêmes récits ou à des récits analogues. Sans qu'il l'avoue, il n'a pas manqué de regarder aux bouquins surannés qu'il dédaigne ostensiblement et qu'il se vante de remplacer ; mais, tout de même, pour y parvenir et parce que le succès est à ce prix, il ne se contente point de les rajeunir, il apporte quelques pièces qu'on n'avait point regardées avant lui, quelques témoignages qu'il a arrachés à des familles qui n'avaient point eu l'idée de les publier ou qui, aux premières générations mieux instruites, s'en étaient gardées. Il profite des correspondances publiées, et celles-ci forment l'acquisition importante lorsqu'elles n'ont subi ni coupures trop visibles ni préparation trop savante. Elles fournissent, sur les faits, des témoignages authentiques et des vues directes, des dates précises, des observations dont le public ne tient pas compte, mais qui servent aux travailleurs. Il profite encore des mémoires imprimés — et c'est la vogue d'imprimer des mémoires, même de personnages n'ayant joué aucun rôle historique. Le public s'éprend pour ces reportages sur les êtres et sur les choses : il ne fait point le partage entre ce qui peut être exact et ce qui est certainement d'invention, mais cela a un air d'authenticité qui lui plaît — lors même que les mémoires sont apocryphes. Cela l'amuse par des détails, lui montre les êtres en leur déshabillé moral et parfois physique. La spéculation étant avantageuse de s'improviser éditeur des écritures des autres, lorsqu'on est incapable d'écrire soi-même, on ne chôme point de telles publications et, s'il en est d'oiseuses, il en est de décisives, — involontairement pour l'ordinaire, peut-on dire — car ni les familles qui ont livré les manuscrits, ni les amateurs qui en ont fait la copie et qui l'ont vendue à l'imprimeur, ne se doutent de ce qui s'y trouve, et n'ont conscience que, par là, un coin du passé s'éclaire et change d'aspect. Seulement, c'est aux dépens de quelqu'un, et l'on ne fait pas d'histoire sans casser des réputations.

Et cela va ainsi et, dans sa marche lente, car elle ne franchit guère un tel stade à moins d'un demi-siècle, l'histoire gagne des vérités. Un travailleur se trouve qui compte le butin, condense, résume, formule les faits acquis et marque la borne d'arrivée. Aussitôt, le labeur recommence ; à peine écrit, le livre que son auteur a peut-être cru définitif, est visé, attaqué, déchiqueté. On voit mieux les trous et l'on s'efforce à les combler. On discerne mieux les contradictions et on les fait ressortir, et cela ira toujours ainsi ; car rien ne s'achève qui soit humain ; car les aspects varient selon les êtres qui en rendent compte ; car il y aura toujours quelque chose à trouver ; car, si pessimiste que soit l'historien, l'humanité est pire encore qu'il ne la voit ; car, si hardi soit-il, il est des déductions qu'il hésite à suivre, des trahisons qu'il craint de révéler, des infamies qu'il soupçonne et qu'il n'ose flétrir ; et puis, eu face de ceux qui, sans autre salaire que la satisfaction de leur conscience, s'efforcent à rechercher la vérité, se dressent ceux qui, pour d'autres intérêts, s'efforcent à la cacher, la travestir ou la tourner.

Pour certains, cela s'explique, sinon se justifie, par l'esprit sectaire — qu'il souffle de droite ou de gauche, de Dieu ou du diable. Ils ont une thèse à soutenir pour les intérêts de leur parti, ils s'y emploient en conscience. Cette conscience, c'est de supprimer les documents qui leur déplaisent, de choisir ceux qui leur apportent un semblant de preuve, de détourner le sens des pièces qu'ils ne peuvent écarter, de tirer des conséquences de faits qui n'en ont point. Et ces contre-vérités, sacerdotalement enseignées sous peine d'excommunication majeure, valent ce que vaut l'esprit de parti — rien.

Pour d'autres, cela tient à leur mode même de travail, à leur absence d'esprit critique, à leur confiance en ce qui est officiel. Ils conçoivent la vérité d'après des témoignages diplomatiques, les lettres ministérielles, les pièces d'archives publiques et cela les mène loin.

On ne saurait dire que rien de ce qui est officiel n'est vrai, mais on doit en 6Ire convaincu. Depuis qu'il y a une diplomatie, il est admis que, de ministre à ambassadeur, il y a toujours deux séries de dépêches, souvent trois, parfois quatre : la première où on n'écrit rien qui soit un peu secret ; c'est celle qui est destinée aux archives ; la deuxième ou l'on dit à peu près ce qu'on pense, fait et voit, et elle reste dans le portefeuille du ministre ave la troisième, où, s'il y a lieu, l'on fait ses prévisions et l'on donne ses avis. Prendre la première, qui seule est dans les dépôts publics, comme contenant une parcelle de vérité, c'est un enfantillage et c'est une duperie : mais c'est commode et, depuis qu'on a ouvert au public les archives des Affaires étrangères et que quantité de gens qui n'y étaient point préparés, se sont découvert une vocation d'historiens, c'est devenu un sport presque élégant.

Pénétrer les êtres et discerner les faits est impossible au travers de ces dépêches que leurs rédacteurs se sont efforcés de rendre plates et grises, qu'ils ont tracées sans souci des événements — car ils savaient que nul ne les lirait et n'en tiendrait compte — et où ils n'ont énoncé même les nouvelles qui couraient le monde qu'avec une pudeur effarouchée. Ce gris se gagne. D'ailleurs il est distingué. Donc, on peint en camaïeu cette histoire falsifiée. On superpose à ce néant un autre néant. Comme l'impartialité est, paraît-il, la première vertu de l'historien, on ne tire aucune conclusion, on ne rend aucun jugement, on ne flétrit aucun acte : Comment ferait-on ? Il faudrait, pour une conclusion, établir des prémisses ; pour un jugement, discerner des faits ; pour une flétrissure saisir des êtres : ni prémisses, ni faits, ni êtres — des phrases et du vent. Mais on reste dans les limites du bon goût et l'on se fait apprécier. Licence pourtant de louer pourvu que ce soient des personnages du second rang, gris, vertueux ou prétendus tels ; licence de flageller, pourvu que ce soit l'homme qui, par son génie, son caractère, et ses talents s'est mis hors de pair. Outre que cela forme un paradoxe qui pique la curiosité, cela flatte la vilenie du lecteur ; toute destinée d'exception offusque et contriste les médiocrités. En la rabaissant, en y cherchant et y trouvant des tares, en les faisant valoir, on est toujours assuré de plaire à quelqu'un, ne fût-ce qu'à soi-même. Qu'on répande, sur cette trame essentielle, des fleurs artificielles, d'ingénieuses figures, des parallèles et des morceaux, on a, dans son horreur apprêtée, figée et fausse, la grande histoire, l'histoire dite académique, celle qui attire à son auteur la considération des gens qui ne la lisent point et l'estime de ceux qui ont fait de la pareille besogne, — l'histoire aussi qui met en fuite quiconque a souci de la vérité et quiconque est curieux de la vie. Quoi d'étonnant que traitée comme une composition de rhétorique, le lecteur la prenne pour un pensum.

Cette histoire-là, elle est de plein repos : elle est la joie des enfants et la sécurité des parents. Ceux-ci seront d'autant mieux inspirés d'y aiguiller leurs héritiers que, sans émouvoir de jalousies et sans leur attirer d'ennuis, elle leur vaudra la faveur raisonnée d'un cercle restreint, bienveillant et paisible, un mariage avantageux, des couronnes souhaitables et la réputation méritée de garçon sérieux.

Il est une autre forme d'histoire qui est plus rémunératrice encore — s'entend au point de vue mondain— et qui prépare aux jeunes gens qui l'adoptent des succès encore plus flatteurs. C'est le genre biographique. Mais ici, il faut s'entendre, car, dans cette classe, il y a des sous-genres et pour être équitable, il les faut distinguer.

L'étude biographique d'un personnage, entreprise hors de toute ingérence familiale, expose déjà au danger de grossir son rôle et d'exagérer la portée de ses actes. Par une naturelle tendance, à proportion qu'on creuse un sujet, on est tenté de le croire plus profond, plus étendu, plus intéressant ; à l'attention qu'on porte à un homme, on est disposé à mesurer l'intérêt qu'il présente, à grossir son rôle et à enfler ses actes. Même arrive-t-il que, dans le cas où le personnage a été môle à des événements majeurs, on s'efforce de lui prêter la meilleure figure ; la suggestion peut être assez forte pour que, presque sans y penser, certains donnent le coup de pouce et, par amour de leur modèle, l'exemptent de crimes et le comblent de gloire ; mais le lecteur tient compte de l'illusion el remet les choses à leur point, les êtres à leur place, les événements à leur plan. Par de telles biographies, l'histoire générale peut être éclaircie, elle en est parfois encombrée, elle n'en est point dénaturée. Et ce sous-genre, tel quel, mérite l'estime et rend des services.

Il n'en va pas de même dans le suivant : S'il s'agit d'établir que toi ou tel fut grand homme, et qu'on sollicite ou qu'on accepte, pour celle démonstration, la collaboration de sa lignée, cela mené loin, surtout si, désertant, en apparence, la forme du récit biographique, on s'étudie à faire entrer le personnage dans un épisode d'histoire générale où l'on prend pour guide sa correspondance ou ses mémoires demeurés interdits. Nul ne peut recevoir de descendants la communication de papiers dits de famille sans se lier les mains. Nul ne saurait réussir alors à contenter ses bienfaiteurs s'il ne met à leurs ordres un inépuisable fond d'optimisme et une docilité à toute épreuve. Le biographe est autorisé à louer les vertus du héros familial, son intelligence, sa perspicacité, son courage, son intégrité, la constance de son dévouement, même la beauté de sa figure, car il a fait souche ; mais qu'il n'aille point gâter le tableau, même par de timides réserves, ou par des réticences inquiètes. Il doit prendre à son compte, yeux fermés et bouche close, des légendes que démentiraient l'examen de la chronologie, la comparaison des textes, la recherche d'autres témoignages — qu'infirment des publications qu'il a le devoir d'ignorer, de prévenir ou, s'il le peut, d'arrêter.

Qu'ainsi des descendants s'emploient eux-mêmes à magnifier leurs ancêtres, ils sont tout excusés ; la vanité les aveugle et peut-être est-ce une part de l'amour filial ; mais pour les étrangers cela est grave. — Grave ? cela dépend comme on l'entend. Un article de complaisance passe pour péché véniel. Pourquoi pas un livre ? Entre les morts et les vivants, dès qu'il faut choisir, n'est-on pas en droit de préférer ceux-ci à ceux-là ? Que peut rapporter de rendre justice aux-morts, si c'est au détriment des vivants ? De passer pour un Don Quichotte mal avisé, brutal, d'éducation douteuse qui, pour ses coups d'estramaçon mérite d'être déporté — s'entend hors du Monde ; au contraire, si l'on a faussé, au profil des vivants, quelque partie d'histoire, quelle moisson de sourires, d'accueils, de bonnes grâces et de succès. La vie en est toute parfumée, et l'on est classé au premier rang de ces hôtes délicats qu'un salon s'honore de posséder et qui, sans paraître attacher d'importance à ce qu'ils écrivent — en quoi ils n'ont pas tort — se plaisent à passer d'abord pour des gentilshommes accomplis, aimables conteurs de propos galants.

Il ne faut pas confondre au moins ces façons d'être complaisant que sauvent l'habileté de la présentation elle détachement d'une oiseuse sincérité, avec les brutaux encensements des gagistes de métier. De ceux-là rien à dire : qu'ils signent ou non les pages sur qui on les fit peiner, ils n'en sont pas responsables. Ils copient, coupent et grattent selon l'ordonnance et, s'ils s'émancipent à discuter, contester et injurier, cela sans doute est dans le contrat. Feu Charles Nisard a écrit un livre sur les Gladiateurs des lettres : La race en survit, mais, lorsque le savoir est médiocre, l'information imprécise et la documentation succincte, les représentants de cette race devraient ne point trop sortir de la discrétion modeste que comporte leur sous-genre de littérature.

Il a pourtant ses agréments tout comme l'autre qui est de degré supérieur : celui-ci met à la place d'honneur, celui-là en bout de table, mais c'est au mémo dîner. Et puis, on a l'opinion pour soi. Les gens de bien sont pleins d'indulgence pour l'histoire à la Philinte et peu leur importe que, par là, quelques traits de vérité se trouvent obscurcis : Y a-t-il une vérité en histoire, disent-ils, et puis, qu'est-ce que cela fait ? Sans doute, cela ne change rien aux lois de la gravitation, n'avance pas d'une minute la découverte de l'aviation et n'influe même point sur l'élection d'un conseiller municipal.

Et pourtant, c'est pour déterminer la cause de certains faits et la responsabilité de certains êtres, c'est pour s'efforcer à découvrir la vérité, que vivent et peinent quelques hommes ; ils estiment, ceux-là, que, leur conviction acquise, ils doivent à leur conscience de l'exprimer tout entière. Ils prennent au sérieux cette fonction de juges qui leur fut impartie, qu'ils peuvent n'avoir point recherchée et dont il arrive qu'ils soient investis par les événements mêmes qu'ils ont entrepris de raconter. Cela s'est vu. Un fait se présente dans la vie d'un peuple ou d'un homme ; ce fait demeure inexplicable ou obscur ; il a été comme à dessein noyé d'ombre et quiconque y a participé s'esquive ou se dérobe quand on l'interroge. Peu ou point de témoignages et tous concernant l'extérieur ; nul allant au profond et donnant la signification de gestes entrevus ou de paroles surprises. Le problème est. posé. Sous une enquête difficile et lente, des soupçons se forment ; des indices apparaissent, des détails se précisent : les dates, sévèrement contrôlées, démentent les alibis invoqués ; une conviction naît ; mais il faut la preuve. Il arrive qu'on la trouve ; qu'un bout de papier échappé aux autodafé la fournisse ; qu'elle sorte on ne sait d'où, de quelque grenier où des liasses poussiéreuses dorment depuis un siècle, d'une chaumière où un pillard apporta des lettres prises, il ne savait pourquoi, dans un château abandonné. Il est des sentiers mystérieux que suit la Vérité et qui l'amènent vers celui qu'elle sait empressé à lui faire accueil.

Il se produit parfois une coïncidence qui semble extra-naturelle, qu'on pourrait croire suggérée par la constance d'une volonté — exercée sur quoi, sur qui ? sur un papier inerte, ou sur l'inconnu qui le possède ? Comme l'aimant attire le fer, l'historien attire la Vérité. Mais cette vérité, il le sent, ne lui appartient pas ; il ne l'a point reçue pour la cacher ; à tout risque, il doit la produire et non seulement sa conscience le lui commande, et en l'enfouissant il croirait commettre une méchante action, mais il sentirait s'évanouir cette sorte de puissance magnétique dont, à des jours, il peut se croire favorisé, puissance divinatrice qui, presque en dépit de lui-même, le conduit à travers les accumulations de phrases oiseuses vers le mot essentiel, qui, au milieu d'êtres en foule, encombrant les rapports de police, lui fait deviner celui qu'il doit retrouver, suivre, attendre, saisir et confesser.

Cela c'est l'histoire, dit-on, comme Alceste l'eut comprise, si la misanthropie ne l'eût empêché d'écrire. Point, c'est l'Histoire. Il faut, pour qu'elle porte fruit et qu'elle vaille le temps qu'on lui donne et la peine qu'on y prend, qu'elle soit loyale et sincère. Il faut que l'historien qui veut se rendre digne de l'Histoire, écrive sans haine et sans crainte et porte son verdict comme un juré. Seulement, cela a ses inconvénients. Outre qu'il faut prendre son parti de la situation gâtée, des attaques sournoises, de l'hostilité mondaine qui réagit sur la presse et vaut des éreintements ; outre qu'on est réputé de mauvaise compagnie, et qu'on passe pour le dénigreur des gloires nationales, il arrive qu'un descendant d'un homme qui a passé à l'ennemi sur le champ de bataille et qui a livré sa patrie et ses compagnons d'armes, trouve mauvais qu'on rappelle ce trait familial, engage un procès et le gagne, et vous fasse condamner à l'amende, la prison et des dommages et intérêts. Cela s'est vu. Pour d'autres risques il n'est guère à en faire mention, ils sont peu fréquents, mais encore se présentent-ils.

Les curieux ont gardé souvenir qu'en 1820, le général baron Gourgaud, ayant trouvé offensantes pour la gloire de Napoléon certaines appréciations du général comte de Ségur sur la santé de Napoléon durant la campagne de 1812, s'institua le champion de l'Empereur, ouvrit avec M. de Ségur une polémique qu'il termina par un cartel, auquel son adversaire répondit par un coup d'épée[1]. Cette susceptibilité s'expliquait assurément chez un homme qui, devant à Napoléon tout ce qu'il était, devait saisir toutes les occasions de prouver qu'il lui avait été constamment fidèle. Toutefois, pour piquant que fût l'argument, il ne prouva point que M. de Ségur eût tort, ni que M. Gourgaud eût raison.

L'exemple est, je crois, resté unique, car, avant les temps de Louis XIII, Audigier, dans l'Ancien usage des Duels, ne rapporte point qu'un historien ait eu à se battre pour son livre, et, de 1825 à nos jours, il n'y eut que le duel manqué, en 1817, entre Louis Blanc et Eugène Pelletan, à propos de quelques passages de l'Histoire de la Révolution. Pelletan ne trouvait point à son goût les autorités qu'avait invoquées Louis Blanc pour certaines appréciations sur Marie-Antoinette. Il s'établit le défenseur de la reine et déféra la cause à la Société des Gens de Lettres qui nomma des arbitres. M. Taxile Delort, du Charivari, fut chargé du rapport et conclut en faveur de Louis Blanc, mais Eugène Pelletan avait alors l'Ame d'un garde du corps. Il fallut la Révolution de 18 pour réconcilier, dans le triomphe de l'émeute, le détracteur et l'apologiste de la reine.

Cela est pour faire rire. On ne rit point toujours. S'il n'y a point les coups d'épée, il y a les piqûres d'épingle et elles cuisent davantage. Mais le parti est pris ; la vocation décidée ; qu'on marche donc. Où que nous conduise la divine Vérité, il faut la suivre ; quoi qu'elle révèle, il faut l'écrire ; ce n'est point à des intérêts vulgaires, transitoires et menus, ce n'est point à des sourires ou des accueils qu'elle doit être sacrifiée. Voir sa face auguste est assez pour emplir la conscience d'une sérénité que rien n'altère, et d'un dédain que rien n'émeut.

***

Pour continuer, achever peut-être ce livre, Napoléon et sa famille, dont le premier volume a paru voici douze ans, j'avais destiné cette année qui vient de s'écouler. En janvier, la Société des Conférences me fit l'honneur de me demander quelques lectures. Certaines, sur des études antérieures, demandaient médiocrement de temps et de travail ; mais j'eus l'ambition de formuler, en attendant que mon livre fût au point, le résultat auquel m'a conduit un long- temps de recherches sur les incidents qui ont rendu plus douloureux les derniers jours de Napoléon. J'intitulai cette dernière conférence : Les Missionnaires de Sainte-Hélène. Elle était, non pas un épisode du tome XII de mon livre, qui traitera uniquement des rapports de l'Empereur avec les siens, mais le résumé des incidents qui aggravèrent la captivité et déjouèrent les espérances qu'à tort peut-être, avaient conçues les fidèles.

Je savais que de telles révélations avaient leurs périls. J'avais, depuis plusieurs années, envisagé les conséquences qu'elles devaient porter : mais, s'il est possible d'éteindre certains jugements sur les hommes de second plan, et de laisser dans l'ombre des figures sans signification historique, il est des cas où, à moins de forfaiture, l'on doit nettement poser les faits, et en tirer toutes les conséquences. Nul ne l'avait tenté jusqu'ici : on sorte que la suite des événements demeurait incompréhensible et qu'aucun esprit sincère ne pouvait se contenter avec les explications qui avaient été fournies.

Je dis ce que j'avais trouvé ; j'établis, avec la logique que m'imposait ma conscience, les résultats qu'avaient eues certaines démarches. Ce qui s'ensuivit, on le trouvera plus loin.

Après qu'un procès-verbal eut clos l'incident, je fus ramené sur le terrain historique où je me trouvai attaqué. Avais-jo le droit de laisser cet appel sans réplique : je ne l'ai point pensé. Interrompant pour des mois un travail qui, peut-être, eût été plus nécessaire, j'ai dû reprendre de bout en bout la documentation, la compléter autant que mes moyens le permettaient, collationner les textes, recopier les pièces, de façon à mettre sous les yeux du public, en même temps que les motifs de ma conviction, le dossier entier sur lequel je l'avais formé[2].

Cela montrera peut-être que les opinions que j'ai eu l'occasion d'exprimer — sur ce point comme sur d'autres de l'histoire napoléonienne — n'ont point été connues à la légère ; que, dans ma construction, si médiocre soit-elle et si indigente d'aspect, les dessous au moins sont solides et se défendent d'eux-mêmes : Je n'en ai pas moins perdu six mois à cette besogne et, à mon Age, plus qu'en campagne, les jours comptent double.

Perdu ? — Non. Etudier le drame de Sainte-Hélène ce n'est point perdre son temps. Rechercher et comparer les sources, surprendre dans leurs rapports avec l'Empereur — autant qu'on en a les moyens — les comparses qui l'entourent, mettre à part chacun d'eux, dégager leur caractère et peindre leur physionomie, procéder par des monographies aussi serrées qu'il est possible à une analyse qui seule, après qu'elle aura été suivie jusqu'au bout, fournira des éléments de synthèse, c'est un travail qui passionne d'autant plus qu'il est plus délicat et plus difficile.

Pas pour les premières années, 1815, 16, 17, les débuts de 1818. On trouve là des informations de valeurs différentes, d'ordres divers, mais qui permettent au moins des approximations. On a le mémorial de Las Cases, le journal de Gourgaud, le journal de Mme de Montholon, les publications diverses émanées de Sainte-Hélène, les lettres de Warden, les journaux de Lady Malcolm et de Jackson et les dépêches d'Hudson Lowe, de Balmain, de Stürmer, de Montchenu. C'est quelque chose.

Le Mémorial a été beaucoup trop dénigré, c'est à coup sûr un livre composé qui n'a point la valeur d'un journal ; et, si le journal authentique de Las Cases, d'après lequel le Mémorial a dû être rédigé, existe encore, rien ne serait plus précieux que sa publication ; car Las Cases a été assurément, pour les années 1815 et 16, le confident de l'Empereur. A prendre le Mémorial tel qu'il est, on y distingue aisément, outre des documents recueillis par l'auteur depuis son retour en Europe — certains déjà publiés et la plupart apocryphes — des développements d'une date incontestablement postérieure, mais dont l'esprit, sinon le texte, peut appartenir à Napoléon ; il y a là assurément beaucoup de littérature, mais cette littérature, bien intentionnée, n'est point contradictoire aux faits établis soit par d'autres mémorialistes, soit surtout par des lettres, des dépêches et des documents à date certaine.

Le journal d'O'Meara est dans le même cas que le Mémorial ; il a été incontestablement retranscrit, mais dans un sens opposé à celui où il avait été originairement rédigé — ceci au moins pour partie. Il y a vraisemblablement encore des infidélités, mais moindres — seulement une interversion dans le sens approbatif et laudatif. Tel quel, il a une valeur de relation, bien qu'il n'ait point une valeur documentaire

Le journal de Gourgaud est à part : il constitue à coup sûr, jusqu'ici du moins, le document le plus probant — moins sur l'Empereur peut-être que sur Gourgaud lui-même — mais Gourgaud, vivant dans la maison et inscrivant tout ce qui lui arrive, se trouve du même coup rapporter les incidents qui agitent la maison, les paroles et les conversations de l'Empereur ; il met au courant d'infiniment de détails qui importent. Les souvenirs de Mme de Montholon sont insignifiants. Jusqu'ici c'est tout ce que l'on possède sur l'intérieur des Briars et de Longwood — car, sauf pour une ou deux anecdotes, on ne saurait faire confiance aux souvenirs de Mrs Abell (miss Betzy Balcombe) ; lady Malcolm n'entre qu'en visiteuse, Jakson n'entre pas, Hudson Lowe n'est pas reçu, Balmain et Si limier non plus, Montchenu moins encore. Ils n'ont que les conversations qu'on leur fait, les bribes qu'ils attrapent, les correspondances qu'ils échangent ou recueillent. Rien de tout cela n'est essentiel, niais, triés, juxtaposés, comparés, ces renseignements qu'ils fournissent, si menus soient-ils, s'agrègent, se complètent et font bloc.

Mais Las Cases part, puis Gourgaud, O'Meara, miss Balcombe, lady Malcolm, Stürmer, Balmain. Et c'est le moment où le drame atteint sa péripétie. De là jusqu'au dénouement, des premiers mois de 1818 aux derniers jours d'avril 1821, nous ne savons rien. L'ombre s'est étendue sur l'agonie du héros comme si, à de telles souffrances, nulle parole ne pouvait correspondre, comme si le rêve convenait seul pour les imaginer et pour émouvoir dans l'âme des descendants à la fois toutes les pitiés et toutes les colères.

Ce drame qui s'est accompli au milieu de l'Atlantique a eu pourtant, semblerait-il, bien des témoins. Oui, au dehors de Longwood, il y a des soldats, des marins, un état-major immense, mais tous ces gens ne voient point au travers des murs. A proximité, il y a le grand maréchal ; dans l'enceinte, Montholon, Marchand, Antommarchi, les deux prêtres, les domestiques. De deux de ceux-là, les écritures ont été publiées, Montholon et Antommarchi : tout le temps ils mentent. Les dires de l'un annulent ceux de l'autre et réciproquement. Il résulte de Montholon qu'Antommarchi a constamment déplu à l'Empereur qui a voulu le chasser, qui a reçu et accepté ensuite sa démission, qui n'a jamais causé avec lui... Nuls sur cette période de 1810-1821, les récits de Montholon se trouvent contredits par Montholon lui-même ; d'abord dans les rapports qu'il fait à Montchenu et qui établissent Montholon dans une étrange posture — car l'Empereur à coup sûr ne sait rien de ces communications — ensuite, dans les lettres que Montholon écrit à sa femme.

C'est là le soûl document, publié jusqu'ici, qui soit valide, qui porte des dates et qui présente des caractère d'authenticité. Dans les confidences à Montchenu, point de faits, des jugements sur les événements se passant en France, jugements qui semblent plutôt de Montholon que de l'Empereur. Dans les lettres à Mme de Montholon, des sentiments, des tendresses, mais aussi des faits, des racontars, des impressions.

Ces Lettres contredisent à toute page les Récits, mais c'est que les Récits, seul document qu'on eût jusqu'en 1906, n'ont aucune valeur historique, et voici pourquoi : À Sainte-Hélène, Montholon n'a point tenu de journal. Peut-être a-t-il commencé, mais, il a cessé vite. Lorsqu'on 1844, il se résolut à faire imprimeries papiers de Sainte-Hélène qui n'avaient point été employés pour les Mémoires, qui n'avaient trouvé place dans aucune des publications de Gourgaud, de Bertrand ou de Marchand et qu'il reçut, vraisemblablement en vrac, de la succession du général Bertrand, il voulut encadrer ces dictées de l'Empereur de quelque récit, pour justifier le titre du livre vendu à Colburn History of the Captivity of Napoleon at St Helena. Comme documents dont il put se servir, il avait, peut-être, pour les premiers temps, quelques notes, mais surtout il avait le Mémorial de Las Cases et le journal d'O'Meara. De papiers qui lui fussent personnels et qui pussent le guider ensuite, vraisemblablement aucun. Il ne pouvait même pas recourir aux souvenirs de sa femme. — Cela pour de bonnes raisons que je donnerai quelque jour.

Il se réduisit donc à un récit fort bref où nulle date presque n'est alléguée[3] ; puis, sans ordre et au hasard, il versa les dictées de l'Empereur, certaines déjà publiées, d'autres inédites, mais restées à l'état de brouillons. A court de texte pour remplir les quatre volumes, il y mit tout ce qu'il avait en mains et même ce qu'il n'avait pas. car que vient faire le récit de la translation des cendres à laquelle il n'a ni assisté ni participé puisqu'il ce moment il était prisonnier à Ham.

Dans l'édition française, en même temps qu'il supprimait la plupart des dictées et que, pour des raisons d'ordre divers il brodait largement son récit, qu'il y introduisait entre autres, l'apocryphe aventure de la mission Gourgaud, dont je rends, un certain, compte plus loin, il s'avisait d'intercaler, à des dates précises les dictées qu'il conservait et quelques autres qu'il ajoutait et qui sont pour le moins suspectes. Or, ces dates sont démenties, en certains cas, par le texte même, ou l'ont été depuis par la publication des lettres du comte et de la comtesse de Montholon.

Dans ces conditions, quel crédit accorder aux Récits de la Captivité ? Le même qu'aux mémoires d'Antommarchi. Aucun.

Mais restent les Lettres : celles-là valent. Elles montrent assez de quoi est fait le dévouement dont se targue Montholon. Tout le monde veut partir, lui comme Bertrand, comme Mme Bertrand. Certes on les comprend. D'autres ont moins résisté. Las Cases a voulu partir ; Gourgaud a voulu partir, Mme de Montholon a voulu partir. Ces gens ont leurs affaires ; ils ont l'ennui ; ils ont le climat qui déprime les uns, affole les autres, qui remue, en ces Européens, l'excès des jalousies, des rivalités, des passions coloniales. Sans cet élément de fièvre coloniale, tout reste incompréhensible ; avec cet élément, tout devient lucide. On s'invective, on se provoque, on se malmène, on se bat, on voudrait s'assassiner. C'est colonial. Hudson Lowe et ses frénésies, Balmain et ses amours, Gourgaud et ses folies de jalousie, de tendresse filiale et de désir sexuel, coloniaux. Une déformation s'exerce sur les êtres qui, de normaux en Europe, deviennent anormaux sous l'équateur, n'ont plus ni les mûmes passions, ni les mûmes sentiments, ni les mûmes idées. Il faudrait la Relève. Il faudrait à ce Service d'Honneur — certes oui d'honneur, mais celui-là de dévouement et de péril ! — un personnel de remplacement.

Et ce personnel se dérobe. Nul ne veut entendre parler de Sainte-Hélène. Mme de Montholon bal le rappel, nul ne se présente. Pressenti, nul n'accepte. La vanité n'y trouve point son compte, ni l'intérêt ; quant à la reconnaissance, il n'en faut pas parler. Après deux ans de recherche vaine, on n'a trouvé qu'un petit capitaine sans nom : Planât, et on l'empêche de partir.

Oui, il faudrait la Relève, mais Lui on ne le relèvera pas ! La mort seule ! Comme elle est lente ! Comme elle tarde ! Il sent bien comme il pèse à tous et quel supplice c'est pour ceux qui l'entourent d'être ou de paraître dévoués. Il sent bien, qu'encore un peu de temps, et lui, l'Empereur ! lui qui a eu cette Cour, cette France, cette Europe, il ne trouvera, pour l'assister à l'heure suprême, que des serviteurs mercenaires, un prêtre imbécile, un médecin ignare, des gens qu'il paie. Et son orgueil en souffre plus encore que son cœur ! Il a trop vu d'humanité pour avoir sur elle de grandes illusions, mais, enfin, de ces hommes dont il a fait le nom, la fortune, l'illustration, qu'il ne s'en trouve pas un — pas un ! — qui, pour quelques années, quelques mois peut-être, consente à s'expatrier, qui échange cet ennui d'un voyage et d'un séjour contre ce qu'il donnera, lui qui va mourir : l'Immortalité !

Et, dans l'angoisse des jours alternativement pluvieux et torrides, reclus en cette misérable cabane dont les rats trouent le parquet pourri et les murs en délabre, vêtu de ses vieux habits de chasse rapetassés, retournés, avec la place plus foncée des galons décousus tranchant sur le vert nasse, chaussé de souliers de paysan anglais qui blessent ses pieds, lui, remâche sans cesse son empire détruit : Pourquoi ceci et non pas cela ? Pourquoi Blücher arrivant, et non Grouchy ? Pourquoi ? Et le coup de canif du cancer qui se forme, et la rancœur de l'hépatite qui s'accroît, et la souffrance que rien ne soulage, que nul ne plaint ; mais il ne veut point être plaint. Sortir de cette cabane, se montrer aux agents des Anglais, c'est renoncer, c'est reconnaître que l'Europe a un droit sur lui ; abdiquer son titre, c'est abdiquer sa gloire, c'est renoncer pour son fils au trône qu'il lui prépare. Il est l'Empereur, il reste empereur, ne serait-ce que pour ces deux Français qui demeurent seuls près de lui et qu'il tient debout devant lui, en uniforme et l'épée au côté. Car c'est rester l'Empereur devant l'Europe, et c'est le rester devant la postérité. Et il meurt, l'Empereur.

Mais quelle existence pour ceux qui ont partagé sa prison !

Dans ces recherches Autour de Sainte-Hélène, j'ai été amené par Le Cas du général Gourgaud, ce personnage éminemment représentatif de l'officier de fortune tel que l'ont fait les guerres de l'Empire, à en étudier quelques autres qui ne sont guère moins figuratifs : D'abord Antommarchi dont je n'ai point suivi le rôle à Sainte-Hélène, parce qu'il a été suffisamment mis à jour, mais dont j'ai tenté de reconstituer les aventures à son retour en Europe, en m'attachant surtout à ce qui lui vaut seulement un peu d'intérêt, l'Affaire du masque ; c'est le hâbleur corse ; puis ce Piontkowski qui, on ne sait par quelles protections ni par quels moyens, parvint à rejoindre l'Empereur à Sainte-Hélène, y vécut à peu près une année, fut retiré de l'île on ne sait pourquoi et, depuis lors jusqu'à sa mort, vécut sur son prétendu dévouement. Nul n'avait tenté d'éclaircir ce qu'avait été au juste le Colonel Comte Piontkowski ; sans me flatter d'être arrivé à saisir cet être mystérieux, j'ai du moins réuni sur lui plus de renseignements qu'on n'avait fait jusqu'ici. Celui-là c'est l'aventurier. Enfin, malgré qu'une publication décevante et creuse ait été faite, presque à son sujet, j'ai voulu recueillir quelques informations sur ce marquis de Montchenu, commissaire de S. M. T. G. à Sainte-Hélène dont la physionomie m'intriguait. C'était justice : Vainement essaierait-on, avec des couleurs empruntées, de peindre un tel personnage ; il faut le voir et l'entendre : C'est l'émigré. Il m'a entraîné plus loin que je ne complais aller, mais c'est que, bien difficilement, trouverait-on son pareil, non pas qu'en 1814, il n'y en eut légion et que je n'en aie rencontré jadis qui lui ressemblaient fort lorsque je regardais les dépêches et les dossiers des diplomates du début de la Restauration, mais qu'on chercherait vainement, avec une telle abondance de renseignements directs et de confessions plaintives, une carrière plus vide, un dévouement plus inactif, une foi plus platonique — et en même temps une plus âpre convoitise d'honneurs et d'argent.

Je sais fort bien qu'en face de ces trois types il eu faudrait trois autres, Bertrand, Marchand et Montholon. Pour les deux premiers, je veux encore espérer qu'on se déterminera à publier leurs souvenirs ; pour le troisième, malgré l'abondance des documents que j'ai recueillis, il y a encore trop de points douteux et trop d'histoires suspectes. On ne déchiffre point aisément le mystère d'une telle vie, la plus agitée peut-être qu'un homme ait vécue et où, sur tant de ses actes, il s'est ingénié à épaissir l'obscurité.

Quelques études de détail qui ont le même objet, qui portent, soit sur des faits que j'ai essayé de tirer au clair, comme l'histoire des Lettres des souverains à Napoléon, soit sur des figures d'arrière-plan, comme les Cuisiniers de l'Empereur, ou cette aventurière de l'Ile d'Elbe, la Comtesse de Rohan Mignac qui trouva encore moyen de se mêler à Sainte-Hélène, complètent cette première série d'études où je souhaite apporter à l'histoire de la Captivité la contribution de quelques éclaircissements et de quelques documents. Je ne dis point que je n'y reviendrai pas : certaines parties du drame me paraissent encore accessibles par des monographies et j'ai déjà recueilli bien des éléments : j'espère qu'il en viendra d'autres. Je dois une partie de ceux-ci aux bontés dont daigne m'honorer S. A. I. le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch de Russie. Grâce à sa haute protection, les archives des Affaires étrangères de Russie ont été singulièrement libérales envers moi, et je ne saurais sans ingratitude passer sous silence les secours que j'ai reçus de S. Exc. M. Serge Goriaïnow et du prince Galitzyne. Quant aux archives françaises, j'y ai trouvé comme toujours un accueil cordial et empressé dont je suis profondément reconnaissant.

 

F. M.

Clos des Fées, 15 août 1908,

au 139e anniversaire de la naissance du Héros.

 

 

 



[1] Le lecteur consultera utilement à ce sujet : Histoire et Mémoires par le général comte de Ségur. Tome VII, p. 289. Voici en entier ce passage :

J'appris qu'une voix ennemie, entre quelques autres, s'élevait insidieusement ; que, m'attaquant par le côté lu plus sensible dans un historien, sa véracité, elle niait, sous prétexte de défendre l'Empereur, la vérité d'une circonstance importante dont j'avais parlé. Voici le fait : Incontestablement la victoire si lointaine de la Moskowa n'avait point été assez décisive. On se souvient que j'en avais attribué l'une, des causes à de certaines souffrances physiques de Napoléon. Cette assertion, non seulement était conforme à la vérité, mais se trouvait être en même temps une excuse favorable à la renommée de l'Empereur. Je ne compris donc pas pourquoi l'un de ses partisans, qu'alors je croyais sincère, démontait ce fait dont j'étais certain.

Ah ! si l'Empereur eût été vivant, j'aurais si bien conçu le motif d'une semblable dénégation que je n'eusse certes pas publié mon œuvre : tout affaiblissement, même physique, avoué dans Napoléon, pouvant nuire à l'accoudant qu'il conservait. Ce n'est pas que j'eusse le moindre espoir de la possibilité de son retour ; mais il m'eût suffi de lui supposer cette espérance, ordinaire consolation de tout exil, pour m'interdire toute révélation qui eût pu le contrarier. Or, depuis trois ans, Napoléon n'existait plus ! Dès lors, pourquoi cette dénégation mensongère ? pourquoi ce maladroit, aveugle, ou faux étalage de dévouement ? J'en ai découvert depuis le triste motif, et j'en conserve en dépôt toutes les preuves ; je l'ignorais alors, mais, averti de l'agression il fallait m'en préserver.

J'allai donc chez les docteurs Yvan et Mestivier, l'un chirurgien, l'autre médecin de l'Empereur en 1812. On a vu le texte des notes qu'ils me remirent. Elles sont aussi curieuses qu'explicites...

Heureux d'avoir pu recueillir des témoignages aussi authentiques, je m'étais endormi sur les hostilités qu'on me préparait, lorsqu'une visite fort matinale d'Yvan, quelques jours après, réveilla mon attention sur le mauvais vouloir de mon adversaire. Le pauvre docteur entra, chez moi tout effaré. Il vouait me redemander les notes qu'il m'avait remises. Chirurgien des Invalides, on était venu, me dit-il, le menacer de lui faire perdre sa place, s'il fournissait des pièces justificatives à mon ouvrage ! Je ne pouvais ni le compromettre dans ma querelle, ni mo dessaisir de pièces aussi importantes. Je les lui refusai et tout à la fois le rassurai, en lui promettant de n'en faire usage qu'après sa mort. Je m'en suis abstenu jusqu'à ce jour ; Yvan est mort depuis longtemps : on voit que je lui ai tenu parole.

Je ne songeais plus à cette affaire, quand, bientôt après, M. Baudoin (l'éditeur), me rencontrant, m'arrêta. J'allais chez vous, me dit-il, pour vous avertir qu'on prépare contre vous un violent pamphlet, et qu'il dépend de vous de fermer la bouche à son auteur. — Eh ! que m'importe, répondis-je, trop légèrement, j'en conviens ; quelle critique peut être sérieuse contre une œuvre aussi sincère, et aussi hautement reconnue véridique par tant de témoins ? Comment d'ailleurs arrêter cette publication ?Oh ! quant à cela, reprit mon éditeur, deux mots suffiront. Prévenez seulement que, si l'on vous attaque publiquement, vous en ferez connaître le véritable motif dans certains faits qu'on veut dissimuler par cet acte hostile et dont la preuve vous sera donnée.

Le conseil était salutaire, j'eusse peut-être dû le suivre ; il me répugna. Dans ce moyen proposé, je crus voir quelque chose de détourné qui sentait l'intrigue, une sorte d'aveu de la crainte d'une lutte que ma loyauté ne devait pas redouter. M. Haudoin m'objecta vainement que je mettais là un faux point d'honneur et que je complais sans la mauvaise foi et sans les personnalités calomnieuses, habituelles à toute polémique. Tout cela fut inutile, je résistai et, comme tant d'autres, sacrifiant à tout hasard le repos à venir au repos présent, je me persuadai que ces appréhensions étaient exagérées et je m'en tins à une générosité intempestive.

Elle fut telle que quoique temps après l'événement, j'ignorais encore les révélations que j'avais refusé d'entendre. Mais, un jour, me trouvant à table chez M. de la Fayette, mon parent, et assis à coté de lui, il me surprit en me disant qu'il croyait là-dessus pouvoir contenter ma curiosité ; que précédemment sollicité par mon adversaire de prendre en main la défense d'une pétition à.la Chambre des députés, il avait été averti par Lord Holland, son ami, de n'en rien faire ; Lord Holland lui même ayant refusé, à Londres, dans une occasion pareille, sur l'avis du comte de Bathurst, et après la lecture de diverses pièces que ce ministre lui avait communiquées de servir d'appui à ce même personnage.

Au reste c'est aux faits à parler eux-mêmes. On les trouvera, si l'on veut, dans Waller Scott et dans les journaux anglais et français du temps. Mais si l'on conteste après moi, leur exactitude, d'irrécusables pièces justificatives, signées des témoins et déposées en lieu sur prouveront qu'ici je n'avance rien légèrement.

[2] De même ai-je dû répondre à une autre attaque, celle-ci de bien moindre importance, mais qui m'a permis de publier, avec certaines pièces qui montrent au vrai avec le caractère du chirurgien Antommarchi, les éléments de conviction au sujet du masque de Napoléon qu'il édita en 1833. Le dossier ici est moins complet sans doute et, à bion des moments, le personnage m'a échappé, mais je ne crains point de penser qu'au moins apportai-je quelques faits nouveaux et incontestables.

[3] Tome Ier. — I. L'Elysée Bourbon. II. Malmaison. III. Rochefort. IV. Le Bellérophon. V. Le Northumberland. VI. Sainte-Hélène. VII. Longwood. VIII. Sir Hudson Lowe. IX. Traité du 2 août 1815. X. Torts de Sir Hudson Lowe. XI. Sir Pulteney Malcolm et les Commissaires. XII. L'argenterie de l'Empereur. XIII. Enlèvement du comte de Las Cases (jusqu'ici les sources ne manquent pas. puisqu'il y a O'Meara et le Mémorial). — Tome II. XIX. Détails sur la vie privée de Napoléon à Sainte-Hélène. XX. Lord Amherst. — Tome III. I. Enlèvement du Dr O'Meara. III. Nouveaux désagréments avec Hudson Lowe. IV. Souvenirs. V. Maladie croissante de l'Empereur. VI. Le testament de l'Empereur. VIL La mort de l'Empereur. Conclusion. — Même dans ces chapitres, des dictées sont intercalées. Comme on voit, à partir du moment où manquent Las Cases et O'Meara, Montholon, pour les années 1818 fin, 1819, 1820 et 1821, n'a trouvé matière qu'à cinq petits chapitres dont les pièces officielles remplissent la plus grande partie.