L'IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE

 

IX. — LA RÉGENCE.

 

 

Sentiments de Napoléon à son retour de Russie. — L'Affaire Malet. — Le Principe d'hérédité. — La Régence. — Le Couronnement de l'Impératrice et du Prince impérial. — Le Pape consécrateur nécessaire. — Voyage à Fontainebleau. — Conversations avec Pie VII. — Explication du Concordat de 1813. — Preuves. — Le Sénatus-consulte sur la Régence. — Rétractation du Pape. — Institution delà Régence ù l'Elysée. — La Vie de Cour pendant l'hiver de 1813. — Marie-Louise et ses sentiments pour l'Empereur. — Son Inertie. — Hais de la Cour. — Voyage à Trianon. — Sécurité sur les desseins de l'Autriche. — Premier discours politique de Marie-Louise. — L'Empereur protecteur des Souverains contre l'Anarchie. — Avances aux Oligarques allemands. — Départ pour Saint-Cloud. — Le Douaire de l'Impératrice. — Départ de l'Empereur pour l'Armée. — En quoi consiste la régence de Marie-Louise. — Attributions. — Surveillance constante de l'Empereur. — Impersonnalité et Passivité de l'Impératrice.

 

Dès le lendemain de son arrivée, le 10 décembre, Napoléon se met au travail. S'il se repose dans la matinée, il donne audience, de midi à sept heures du soir, dans les Appartements intérieurs, à l'archichancelier, aux ministres et aux grands officiers. Moins que les désastres de l'armée qu'il se tient sûr de réparer, le désastre de son rêve l'occupe à ce premier moment. C'est donc en vain qu'il a, depuis douze ans, dirigé sa politique uniquement vers l'affermissement de son gouvernement et de sa dynastie : au lendemain de Moscou, il est au même point qu'à la veille de Marengo. L'annonce de sa mort suffit pour que son empire croule. Tout le monde perd la tète ; tout le monde accepte la nouvelle ; tout le monde s'incline devant la révolution. Sans un soldat subalterne qui s'avise de douter, elle est faite. Malet se heurte non à Cambacérès, à Savary, à Pasquier, à Frochot, même à Hulin, mais à Doucet et à Legoin de Laborde, simples adjudants commandants, vieux routiers de révolution, qui se trouveront assez récompensés, l'un par un grade de général de brigade, l'autre par une dotation de 4.000 francs, le litre de baron et l'aigle d'or. C'est donc qu'elle n'est pas encore assez vivante assez présente aux yeux, la représentation de lui-même qu'il a, durant son absence, laissée sur son troue ; c'est donc qu'on ne sait pas que sa dynastie est fondée, que par delà lui il y a sa' race, et qu'autour du roi de Rome le peuple et l'armée doivent se rallier. On n'a point pensé à son fils : il veut qu'on y pense ; on ne s'est point dit que, l'Empereur mort, l'Empereur vivait ; il veut qu'on le cric comme au temps des rois. Il imagine qu'il imposera à la nation l'idée de la perpétuité, la confiance dynastique ; et, le prestige qu'a pris à ses yeux l'Impératrice autrichienne, il prétend qu'elle l'exerce sur le peuple, sur l'armée, sur les fonctionnaires de tout ordre, et non plus seulement sur la Cour où il le croit établi.

Jusqu'ici, l'impératrice Marie-Louise n'a pas reçu plus de part au gouvernement que l'impératrice Joséphine. Elle a été tenue recluse dans la chapelle d'or de ses palais, séparée des peuples par son innombrable cour, presque invisible aux profanes, en tout cas inaccessible. A présent, sans lui donner une part d'autorité plus effective, l'Empereur veuf la sortir du harem, l'investir d'un litre qui fasse impression sur les masses, la placer si haut que la nation entière, en cas de péril, se tourne vers elle et vers l'Enfant-Roi qu'elle portera dans ses bras. Telle est, non pus l'occupation unique de ses jours, mais, si l'on peut dire, la directrice de sa politique durant presque ces trois mois qu'il va passer à Paris, et le développement qu'il donne à ce projet, isolé des affaires qui de tous côtés sollicitent l'attention, mérite d'autant mieux d'être suivi que, seul, il explique et justifie certaines démarches considérées jusqu'ici comme fortuites et accidentelles.

Au milieu des conseils qu'il assemble, — deux, trois chaque jour, — des audiences solennelles où, trois lois dans la semaine, sont admis pour le féliciter de son -retour les grands corps de l'Etal, avant même qu'il ait reparu en public et qu'il ait affronté, à l'Opéra, les applaudissements des spectateurs, dès le 22 décembre, il ordonne à Regnaud de Saint-Jean d'Angély de faire rechercher tous les ouvrages, édits, imprimés, manuscrits ou chroniques traitant des formes suivies depuis Charlemagne lorsqu'il a été question du couronnement de l'héritier présomptif ; il commande de pareilles recherches sur les Régences et la façon dont elles ont été exercées. Dans la semaine, l'Imprimerie impériale compose une première brochure : Recherches sur le couronnement des fils aînés des rois héritiers du trône et sur la prestation de serment du vivant de leur père, qu'elle livre le 29 décembre (in-4° de 14 pages), et, dix jours plus tard, elle en livre une seconde : Indication des reines mères ou épouses des rois de France et autres princesses nommées régentes, avec des extraits de pièces à r appui des faits (10 janvier 1813. In-4° de 41 pages). Ces brochures, tirées à quelques exemplaires, ne sont communiquées qu'aux dignitaires, et c'est sans nul doute pour examiner les indications qu'elles suggèrent que le Conseil privé est assemblé par deux fois, le o et le 10 janvier. Le 12, la seconde brochure commence à paraître simultanément dans le Moniteur et dans le Journal de l'Empire. Pour établir la thèse qu'on prétend y soutenir, on a remonté à l'an 578 et à Childebert, roi d'Orléans ; on a passé en revue les régences de Brunehaut, de Batilde, d'Alix de Champagne, de Blanche de Castille, — où l'on a surtout insisté, — de Marguerite de Provence, de Jeanne de Navarre, de Jeanne de Bourbon, d'Isabeau de Bavière d'Anne de Beaujeu, de Louise de Savoie, de Catherine de Médicis, de Marie de Médicis et d'Anne d'Autriche. On a fourni des textes, des extraits, des procès-verbaux, point d'appréciation, car si l'on peut prouver l'antiquité de la loi monarchique, on aurait assurément quelque peine à en démontrer l'excellence. Le 18, dans les mêmes journaux, commence la publication des Recherches sur le couronnement des fils aînés des rois, et le 19, sous prétexte de l'habituelle partie de chasse à Grosbois, l'Empereur pointe sur Fontainebleau. Pendant la chasse, est-il inscrit au Journal des Voyages, Sa Majesté a décidé qu'elle irait dîner à Fontainebleau et y passer quelques jours, qu'elle donnerait une liste de quelques personnes pour le voyage, mais que tout le service en serait. Les relais ne sont pas préparés, le palais est démeublé, les poêles ne sont pas chauffés ; il n'importe. Si l'Empereur n'a rien fait préparer d'avance, c'est pour ne pas donner l'éveil, car la préméditation n'est pas niable : jusqu'ici, dans toutes les visites qu'il a faites à Grosbois, il a été servi par tes gens du prince de Wagram ; cette fois, il s'est fait servir par sa maison, qui, de cette façon, est toute portée.

Que vient-il chercher à Fontainebleau ? — Le Pape, qui y a été amené le 20 juin 1812, et avec qui, depuis 1809, la correspondance a été interrompue par le bref d'excommunication, l'enlèvement de Rome, l'internement à Savone et le reste.

Dès le 29 décembre, — le jour même où l'imprimerie lui a livré la brochure sur les Couronnements, — il a fait le premier pas en écrivant à Pie VII : Peut-être parviendrons-nous au but tant désiré de finir tous les différends qui divisent l'Eglise et l'État ; de mon côté, j'y suis fort disposé, et cela dépendra entièrement de Votre Sainteté. Le Pape a répondu à cette ouverture en chargeant le cardinal Joseph Doria de paroles de compliments. A Doria, Génois, l'Empereur a aussitôt opposé Mme Brignole, Génoise, et une première conversation s'est engagée. Pour la suivre. Napoléon a envoyé à Fontainebleau Duvoisin, l'évêque de Nantes, son homme de confiance. Duvoisin a trouvé là les cardinaux Dugnami, Ruffo et Bayane, qu'on sait favorables, et il a reçu pour renforts Barrai, Boursier et Primat, évoques français, dont on est sur. Mais le Pape résiste : Il persiste à dire qu'il a le plus grand désir de satisfaire l'Empereur, mais que sa conscience ne lui permet pas de se prononcer seul, prisonnier et sans conseil. C'est la question préalable : est-il possible de prouver au Pape qu'il n'est pas prisonnier ?

Sans doute on n'a pas demandé son avis lorsque, de Savone, on l'a mené à Fontainebleau ; mais, à Fontainebleau, on l'a installé dans l'appartement du roi de Rome, au Gros Pavillon où il a volontairement logé en 1805 ; outre sa suite, composée d'un aumônier, d'un médecin, d'un cuisinier, de deux valets de chambre et de trois valets de chambre ordinaires, on lui a fourni, de la Maison de l'Empereur, un service complet d'écurie, de bouche et de livrée : le duc de Cadore, intendant général, et le ministre des Cultes, Bigot de Préameneu, sont venus le recevoir ; les escortes et le service d'honneur ont été assurés par un détachement de chasseurs à cheval et un détachement d'infanterie de la Garde : ce sont là les égards qu'on montre à un souverain, non la façon dont on traite un prisonnier. En lui rendant solennellement visite, en habitant sous son toit, l'Empereur achèvera sans doute d'ôter l'air de geôle au palais résidence de Sa Sainteté, et la première objection tombera.

Reste la seconde, plus grave : rappeler de leur exil les cardinaux qu'il a privés de la pourpre, entourer soi-même le Pape des membres du Sacré-Collège les plus hostiles à sa politique, qui, par leurs conseils, ont amené la crise, cela est dur. Napoléon sait les cardinaux noirs irréconciliables, et s'il consent à l'effort d'abaisser son orgueil, d'entrer en arrangement, de prévoir même des concessions extrêmes, au moins prétend-il réussir et ne courra t-il pas au-devant d'un échec certain. Le Pape ne peut-il se contenter, comme conseil, de quatre cardinaux et de quatre évoques ? En donnant de sa personne, Napoléon croit qu'il emportera tout, — et il part.

Dans le désordre de cette arrivée en pleine nuit, —- il est six heures et demie du soir et c'est le 19 janvier, — c'est un affolement. Les vingt officiers et les sept dames qui ont été nommés pour Grosbois n'ont rien de ce qu'il leur faut. Ils ne savent où loger, car l'Empereur, a interdit de rien déranger ni aux logements des personnes de la suite du Pape, ni à tout ce qui concernait leur service et celui de Sa Sainteté. Mais, de cela, pas plus que du froid qu'il fait ou du dîner qui manque, l'Empereur ne prend souci. Dès son arrivée, il a envoyé un huissier savoir si Sa Sainteté était visible, et, sur sa réponse affirmative, il s'est rendu à son appartement, Pie VII, entendant de son salon annoncer l'Empereur, sort pour le recevoir. Ils se trouvent en face, et, dit un témoin oculaire, s'embrassent avec le même empressement que le feraient deux amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps.

C'est un bon début. Nul ne paraît soupçonner le dessein que l'Empereur s'est proposé : Marie-Louise pas plus que les autres. Elle gèle dans ce grand palais, attrape rhume sur rhume, réclame instamment des boites de pâte de jujube et des manches longues pour ses robes décolletées. Mais, la catholique qu'elle est ne s'en réjouit pas moins de la solution que va donner, aux affaires delà religion, le Concordat qui se prépare. Sans qu'elle soit portée à mettre, à la défense des doctrines ultramontaines et au soutien de la puissance temporelle de la papauté, une ardeur qui n'est point encore de mode dans les maisons souveraines, la petite nièce de Joseph II a été élevée dans des formules de dévotion que trouble une rupture déclarée avec le Saint-Siège. L'esprit de respect subsiste en elle avec l'esprit de tradition, et il lui semble que la paix avec l'Eglise, en portant bonheur à Napoléon, rendra plus facile la paix avec l'Europe.

Dans ce voyage, si peu semblable aux précédents, où, par suite du froid qui descend chaque jour au-dessous de six ou sept degrés, l'Empereur est obligé de quitter son petit appartement du rez-de-chaussée pour prendre celui du premier étage qui donne sur la  Galerie de François Ier ; où l'on doit renoncer à célébrer la messe dans la chapelle comme à tenir le conseil dans le Grand cabinet de l'Empereur ; où tout le divertissement consiste, pour l'Impératrice, à admettre le soir, après dîner, les personnes du voyage dans le salon de son Grand appartement, et, par le froid qu'il fait, à leur donner le jeu et un peu de musique, Marie-Louise ne semble avoir jamais été si heureuse. Le 25, après sa visite au Pape, elle écrit à son père : Nous sommes depuis six jours à Fontainebleau, où l'Empereur a arrangé aujourd'hui les affaires de la Chrétienté avec le Pape. Le Pape paraît très content. Il est très gai et en train depuis ce malin de bonne heure, et a signé le traité il y a un quart d'heure. J'arrive justement de chez lui, je l'ai trouvé très bien portant. Il a une très jolie figure, très intéressante ; je suis persuadée que vous apprendrez avec autant de plaisir que moi la nouvelle de cette réconciliation. Certes, Napoléon aussi la désire, cette réconciliation, mais si, comme il fait, il cède sur tant de points qui, virtuellement, anéantissent les doctrines qui lui sont chères et qu'il a si souvent proclamées ; s'il admet, pour le Pape, l'exercice du pontificat suprême en France et en Italie de la même manière et avec les mêmes formes que ses prédécesseurs ; s'il consent qu'un corps diplomatique soit accrédité près du Saint-Siège et que le Saint-Siège entretienne près des puissances étrangères des représentants revêtus de toutes les immunités et privilèges habituels ; s'il restitue au Pape ses domaines, les exempte d'impôts et remplace ceux qui sont aliénés par une rente à deux millions ; s'il rétablit les évêchés suburbicaires, s'il attribue au Pape dix nominations d'évêchés en France et en Italie ; s'il sollicite pour les évoques qu'il a nommés l'institution canonique ; s'il proclame une amnistie pour tous les délits religieux ; si, en dix articles, il contredit ainsi tout ce qu'il a pensé depuis sa jeunesse et tout ce qu'il a ordonné depuis sept ans ; si, bien mieux, le soir même de la signature du Concordat, il dicte à l'évêque de Nantes une lettre où il se fait un plaisir d'assurer Sa Sainteté que, n'ayant jamais cru devoir lui demander sa renonciation à la souveraineté de Rome, il ne peut donc entendre qu'Elle ait renoncé directement ou indirectement à la souveraineté des Etats romains ; s'il fait tout cela, s'il se prête à tout cela, s'il s'inflige à lui-même le plus cruel démenti, est-ce donc qu'il redoute la guerre religieuse, les intrigues des prêtres alliés aux émigrés ou les attentats de quelque fanatique ? — Non pas, il en a vu d'autres, depuis Saint-Réjant jusqu'à Staps ! — mais, à la veille de proclamer cette régence qu'il estime nécessaire, il a voulu conquérir et s'assurer la consécration de sa dynastie par le Souverain Pontife, et, s'il signe, c'est qu'il l'a obtenue, s'il écrit sa lettre du 20, c'est qu'il veut s'assurer contre les derniers scrupules. Tout autre que le Pape est inutile à une telle besogne, pour laquelle on ne saurait appeler ni Maury, l'archevêque nommé de Paris, ni Fesch, en pleine disgrâce. Le Pape seul peut donner à l'Impératrice et au roi de Rome une investiture sacrée, et, sortant de cette captivité pour les couronner, il pacifiera les esprits à l'intérieur en même temps qu'à l'extérieur il affermira l'Empire. C'est là ce que Napoléon ne croit pas avoir trop payé lorsque, le 27, après une dernière visite au Pape, il monte en voiture pour venir dîner à Paris.

Le 1er février, dans la conviction où il est que tout est convenu avec le Pape, il convoque pour quatre heures le Conseil privé, auquel il communique le sénatus-consulte organique sur la Régence, où se trouvent compris les articles relatifs au Couronnement de l'Impératrice et du Prince impérial, roi de Rome. Le 2, ce projet est transmis au Sénat ; Cambacérès en expose l'économie générale ; Regnaud, après en avoir donné lecture, entre dans le détail des motifs. Avec un peu d'indépendance, quelles objections ne pourrait-on soulever, au triple regard des Constitutions impériales, des déclarations antérieures de l'Empereur et des droits reconnus aux princes français ? Le paragraphe second de l'article 18 du titre IV du sénatus-consulte du 28 floréal an XII, lequel est devenu, par le plébiscite, la loi fondamentale de l'Empire, porte, en termes exprès : Les femmes sont exclues de la Régence. Or, l'archichancelier n'indique pas même que le sénatus-consulte nouveau abolit la loi fondamentale, il se contente de dire : Tout ce que le cœur et la raison ont pu suggérer sur celle matière à l'égard des familles particulières doit s'appliquer à la grande famille de l'État. Nul n'aura plus de zèle que l'Impératrice mère pour préserver de toute atteinte l'autorité de son pupille. Personne ne présentera comme elle, à l'imagination des peuples, des souvenirs imposants et propres à rendre l'obéissance noble et facile ; et il conclut par celle phrase : Un système d'exclusion gênerait le choix du monarque. Les lois prohibitives, par la contrainte qu'elles imposent, contiennent souvent des germes de discorde. Quant à Regnaud, il se borne à affirmer que ce sont les régences des reines mères qui s'offrent le plus souvent dans nos annales et qui ont été le plus conformes au vœu de la nation et à l'intérêt de l'Etat.

Les dix titres du sénatus-consulte visent l'institution de la Régence, la manière dont l'Empereur en dispose, l'étendue du pouvoir de la Régence et sa durée, la composition et les délibérations du Conseil de Régence, la garde de l'Empereur mineur, le serment à prêter par le régent, l'administration du Domaine, le cas d'absence de l'Empereur mineur ou du régent, le sacre elle couronnement de l'Impératrice, le sacre et le couronnement du Prince impérial, roi de Rome.

Par l'article premier : A défaut de toute disposition de l'Empereur mort, l'Impératrice mère réunit de droit, à la garde de son fils, la régence de l'Empire. — A défaut de l'Impératrice, est-il dit à l'article 3, la régence, au cas que l'Empereur n'en ait pas disposé, appartient aux princes du sang dans l'ordre de l'hérédité, mais, un prince français assis sur un trône étranger au moment du décès de l'Empereur n'est pas habile à exercer la régence : donc les frères de l'Empereur se trouvent exclus.

En fait, la Régence se trouverait dévolue, à défaut de l'Impératrice, aux princes grands dignitaires : en première ligne, à l'archichancelier de l'Empire (Cambacérès) ; en deuxième, à l'archichancelier d'État (Eugène) ; puis au grand électeur, au connétable, à l'architrésorier et au grand amiral ; mais les dignitaires appelés à un trône étranger, exclus par l'article 3, sont suppléés parles vice-grands dignitaires, lesquels exercent les fonctions de ceux qu'ils suppléent, même en ce qui concerne l'entrée au Conseil de Régence, de telle sorte que, avec Cambacérès, Eugène et Lebrun, Talleyrand, vice-grand électeur, et Berthier, vice-connétable, se trouveraient seuls appelés à le former. L'Empereur y ajoute le nombre de membres qu'il croit convenable, et le Conseil de Régence, en dehors des délibérations qui lui sont spécialement réservées, fait fonction de Conseil privé, parallèlement au Conseil de gouvernement, composé des ministres.

Les titres IX et X, relatifs au sacre et au couronnement de l'Impératrice et du Prince impérial, portent que le Couronnement se fera dans la basilique de Notre-Dame ou dans toute autre église désignée dans les lettres patentes.

Le 5 février, le sénatus-consulte est adopté ; le Couronnement est officieusement annoncé pour le 7 mars ; les alliés et les vassaux de l'Empire en sont avertis, car Napoléon compte en tirer l'attestation publique de leur fidélité. Toutefois, et bien que, pour les préparatifs, un mois ne soit guère, on n'ose rien rendre officiel. Déjà, sans doute, l'Empereur a reçu des avis et il a conçu des craintes. Tant qu'il a tenu le Pape à Fontainebleau, il lui a fait entendre ce qui était conforme à la fois au bien de l'Eglise, à celui de l'Empire et à son propre intérêt ; mais, sitôt revenus, les cardinaux italiens compris dans l'amnistie ont repris leur influence, ils ont morigéné le Pape, et, signe fâcheux, l'ont amené à refuser les 300.000 francs envoyés de Paris comme acompte sur son traitement de deux millions. Bien qu'on n'ait encore aucune nouvelle certaine, il convient d'être prudent.

Toutefois, on ne saurait rester indéfiniment dans l'indécision, et avec des Italiens et des prêtres, c'est un mauvais procédé que paraître avoir peur. Pour leur forcer la main, l'Empereur fait publier au Moniteur le texte du Concordai le jour même où il procède à l'ouverture du Corps législatif ; seulement, dans le discours qu'il prononce à cette occasion, il n'ose faire aucune allusion au Couronnement. C'est, qu'en effet, on est en pleine incertitude. A huit jours d'intervalle, un ministre inscrit dans son mémorandum particulier : On parle du couronnement de l'Impératrice. Le Pape ferait la cérémonie... ; puis : Le couronnement de l'Impératrice est décidé. La question du Pape ne paraît plus l'être... Enfin : Le couronnement de l'Impératrice aura lieu le 15 mars. Tous les préfets y seront appelés. Il en est de cette date comme de celle primitivement fixée, elle passe ; à la fin, le 23 mars, dans la réponse qu'il fait à l'adresse présentée par la députation du Corps législatif, Napoléon est obligé de dire : Aussitôt que les soins de la guerre nous laisseront un moment de loisir, nous vous rappellerons dans celle capitale, ainsi que les notables de notre empire, pour assister au couronnement de l'Impératrice, notre bien-aimée épouse, et du Prince impérial, roi de Rome, noire très cher fils. La pensée de celle grande solennité, à la fois religieuse et politique, émeut mon cœur. J'en presserai l'époque pour satisfaire aux désirs de la France. Le prétexte est mal trouvé, mais quel alléguer ? Le 24, le Pape se rétracte, et, sans prétendre qu'il ait été contraint, il déclare que son infaillibilité ne l'a pas préservé d'une erreur que sa conscience lui reproche ; par une lettre à l'Empereur, il retire la signature qu'il a apposée à l'acte concordataire du 2o janvier. Quelque effort que fasse la police pour cacher celle lettre, les précautions sont si bien prises par les cardinaux noirs, et ils trouvent chez les dévotes des complices si expertes, que tout Paris est averti.

Pourtant, l'Empereur va partir, et il doit se résoudre à instituer celle régence qu'il a annoncée et pour laquelle il a mis en mouvement le Sénat et l'opinion. Sans doute, en perdant son prestige religieux, elle a perdu sa raison d'être nationale, mais on n'y peut échapper. Alors, au lieu de la proclamer en une cérémonie grandiose où le peuple et l'armée seraient convoqués et où se trouveraient renouvelés devant Dieu, au milieu des splendeurs de l'an XIII, les serments réciproques du peuple et des souverains, on se réduit à l'annoncer en une sorte de fête de cour pour qui l'on adopte le cadre infime de l'Elysée. Le 30, on y appelle, avec les grands dignitaires et les ministres, les deux princesses présentes à Paris, et seulement le service ordinaire et extraordinaire. Un cortège de dames décolletées et de grands dignitaires, le cordon par-dessus l'habit va chercher l'Impératrice dans ses appartements. Lorsqu'elle arrive dans la salle du Conseil, l'Empereur la reçoit, la conduit à un fauteuil placé à côté du sien. L'archichancelier lit les lettres patentes par lesquelles l'Empereur, voulant donner à sa bienaimée épouse, l'Impératrice et Reine, des marques de la haute confiance qu'il a en elle, l'investit d'abord du droit d'assister aux Conseils du cabinet lorsqu'il en sera convoqué pendant la durée du règne, et ensuite lui confère le titre de Régente pour en exercer les fonctions, est-il dit, en vertu de nos intentions et de nos ordres tels que nous les aurons fait transcrire sur le Livre de l'Etat, entendant qu'il soit donné connaissance aux princes grands dignitaires et à nos ministres de ces ordres et instructions, et que, dans aucun cas, l'Impératrice ne puisse s'écarter de leur teneur dans l'exercice des fonctions de régente.

Cette lecture faite, l'Impératrice se lève et prononce son serment. Les ternies, tels qu'ils avaient été arrêtés par le sénatus-consulte, en étaient nobles et grandioses, mais ils excédaient un salon, et, de ces robes de fête à ces mots de gravité hautaine, le contraste eût été trop violent. Ce n'est donc plus le serment constitutionnel que prononce l'Impératrice, elle ne dit plus : Je jure fidélité à l'Empereur. Je jure de me conformer aux actes des Constitutions et d'observer les dispositions faites par l'Empereur mon époux pour l'exercice de la Régence ; de ne consulter, dans l'emploi de mon autorité, que mon amour et mon dévouement pour mon fils et pour la France, et de remettre fidèlement à l'Empereur, à sa majorité, le pouvoir qui m'est confié. Je jure de maintenir l'intégrité du territoire de l'Empire, de respecter et de faire respecter les lois du Concordat et la liberté des cultes ; de respecter et de faire respecter l'égalité des droits, la liberté civile et l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux ; de ne lever aucun impôt, de n'établir aucune taxe que pour les besoins de l'État et conformément aux lois fondamentales de la monarchie, de maintenir l'institution de la Légion d'honneur, de gouverner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du Peuple français.

Ce serment, si différent déjà de celui qu'a juré l'Empereur lors de son couronnement[1], demande d'être prononcé du haut du grand trône de Notre-Dame, devant la France représentée par les maires de ses bonnes villes et par les membres de tous les grands corps de l'État, d'être scandé par les acclamations, salué par les coups de canon, par le choc guerrier des sabres brandis. Ici, dans un salon, il a fallu, sous peine de ridicule, le réduire à ces paroles banales : Je jure fidélité à l'Empereur. Je jure de me conformer aux actes des Constitutions et d'observer les dispositions faites ou à faire par l'Empereur mon époux, dans l'exercice de l'autorité qu'il lui plairait de me confier pendant son absence. Ainsi, cela devient intime et n'excède point les bornes. On veut pourtant, malgré les vedettes et les sentinelles au portail, la livrée dans le vestibule, les pages et les sous-officiers de piquet dans l'antichambre, les portiers d'appartement à toutes les issues, simuler que la cérémonie a été publique et que le peuple y a été convoqué : par ordre exprès, les portes de la salle sont restées ouvertes. Le procès-verbal en fait foi.

A cela se réduit ce grand dessein qui, durant trois mois, a été sans doute le plus agile par l'Empereur et à la réalisation duquel il s'est attaché davantage pour prévenir le retour d'attentats â la Malet, consolider son trône et en assurer la succession. Parla, il voulait frapper l'esprit et l'imagination des peuples, et, en attirant sur son fils l'institution divine, tendre, entre la nation et lui, tous les liens de la religion, de l'émotion et de la pitié. Trop avancé par suite de sa confiance en la parole de Pie VII, il ne peut plus, au moment du départ, reculer devant une cérémonie dont il sent le ridicule, car, où il fallait un autel, c'est Un tapis vert, où il fallait un peuple, c'est une cour, où il fallait l'armée, c'est une dizaine de femmes en robes à chérusque !

 

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Pour suivre le développement et la fortune de ce projet, il a fallu l'isoler dans rentre-croisement multiple des affaires, des fêtes et des cérémonies, mais ce serait rendre un compte singulièrement faux de l'Empereur durant ces trois mois de l'hiver de 1813, que le montrer absorbé par une seule idée. Si celle-ci, en ce qui touche l'avenir, est majeure dans son esprit, elle n'en occupe qu'une case, et, à proportion qu'il s'y intéresse, il la tient plus secrète. Marie-Louise n'en sait que ce qu'il faut qu'elle apprenne, et elle ignore bien plus encore par quel gigantesque effort de travail il redonne l'impulsion à la machine délaissée depuis cinq mois, négligée depuis trois ans. Ces conseils qu'il tient — deux, trois chaque jour, et combien divers d'objets et de délibérations ! — cette immense armée qu'il fait sortir de terre, qu'il lève, arme, équipe, habille, approvisionne et par laquelle il prépare les revanches prochaines, cette correspondance la plus vive et la plus multiple qu'il ait entretenue et par qui il étend son regard sur tous les êtres et toutes les choses, elle n'en soupçonne rien. A peine s'il reste un peu moins avec elle. Encore, les chasses sont-elles fréquentes, car il veut se maintenir en condition d'entraînement, et c'est sa tacite réponse aux journaux anglais qui, chaque jour, annoncent le dépérissement de sa sauté et escomptent sa mort prochaine. La façon de vivre est réglée absolument comme cela l'était les hivers précédents, pour les cercles, spectacles, invitations, chasses et entrées particulières, et pour le repas de Leurs Majestés. L'étiquette a gardé tous ses droits, et ce sont, le jour de Noël, les trois messes ; c'est tous les dimanches, l'audience diplomatique avant la messe, et, après la grande audience : ce sont les parades reprises pour la Garde et la garnison de Paris ; c'est au jour de l'An, les compliments apportés de Vienne par M. de Bubna, les coutumiers présents de porcelaines et de tapisseries, les félicitations et les révérences, le cercle et les spectacles : nul ne pourrait se douter, à lire le compte rendu de cette vie, qu'il n'y a plus d'armée par delà le Rhin, et que l'Allemagne déjà soulevée, s'organise pour l'invasion de l'Empire.

Marie-Louise, soit qu'elle ignore, soit qu'elle veuille ignorer, paraît en pleine confiance. Je suis sure, écrit-elle, que vous partagerez le bonheur que j'ai éprouvé à revoir mon époux après une absence de plus de sept mois. La nouvelle année ne pouvait commencer sous de plus heureux auspices. Elle ne se lasse pas, dans ses lettres, de parler du bonheur dont elle jouit en voyant l'Empereur bien portant et pas fatigué, même engraissé. Pour elle-même, elle se remet peu à peu des inquiétudes qui ont rendu raide et osseuse sa taille, dont jadis on admirait la souplesse, qui ont couperosé son teint blanc et rose, et révélé, sur son visage gravé de petite vérole, les cicatrices jusqu'alors presque invisibles ; qui ont, enfin, au milieu de ses joues creuses, accentué la disproportion des lèvres fortes, de la lèvre inférieure tombante et lourde, stigmate de sa race. Dès que l'Empereur est revenu et qu'il a repris la vie commune, il semble que, pour elle, tout soit bien, et qu'elle n'ait plus à s'inquiéter. Elle se repose de tout sur lui avec une confiance et un abandon qui, s'ils ne marquent pas une intelligence développée, attestent le don entier de soi et la soumission complète au prestige conjugal. L'Empereur a ordonné que, chez Hortense, la seule des princesses qui, à Paris, tienne maison, les bals et les cercles recommençassent, que les grands dignitaires et les ministres donnassent leurs fêtes habituelles et que partout on fît effort pour rendre au commerce quelque activité. Lui ne va point à ces fêtes, mais l'Impératrice y parait avec la Cour. Et c'est un sacrifice qu'elle fait, car, ce qu'elle désire d'abord, c'est ne pas se séparer de lui. Ainsi, elle a introduit, après le spectacle dans les Petits appartements, l'usage d'un souper auquel elle prend plaisir, car elle continue à être friande ; mais, lorsque l'Empereur, qui ne soupe pas, poursuit trop longtemps, entre deux portes, une conversation avec quelqu'un de ses interlocuteurs habituels : Laplace, Lagrange, Berthollet, Lacépède, Fontanes ou Mole, elle ne fait pas faute de montrer qu'elle s'impatiente, qu'elle trouve la société importune et qu'elle souhaite se retirer.

Pour l'amabilité, les attentions, les banalités qui plaisent, elle ne s'est nullement formée, et est restée au même point que lors de son arrivée. Même, à l'inquiétude que lui inspiraient les Françaises, s'est ajoutée une répugnance provenant des chroniques de Mme de Montebello. Si on la voit accorder à la duchesse de Bassano ses bonnes grâces les plus empressées, c'est que Maret affirme, à toute occasion, l'entente avec l'Autriche ; Mme de Bassano en jouit, sans s'en faire accroire, et, même avec elle, l'Impératrice ne gagne pas en popularité. Hormis la duchesse de Montebello, traitée en sœur aînée, et Mme de Luçay, indispensable, nulle femme de la Cour ne trouve grâce à ses yeux, nulle ne l'aime ni ne lui est attachée, et la répugnance est réciproque.

Hors de la Cour, c'est indifférence, si ce n'est pas pis. Vainement l'Empereur la montre en public. De loin, lorsqu'elle apparaît en calèche avec le roi de Rome ou en grande loge près de l'Empereur, on applaudit encore et, lorsque c'est à Hector, la tragédie de Luce de Lancival, où les allusions s'offrent à chaque vers, les acclamations vont au délire, mais n'est-il pas vrai qu'au théâtre, il s'établit, des acteurs aux spectateurs, un courant de sentiments faussés, par qui l'on aime à se donner, à bon marché, l'illusion de la générosité ? Cela tombe naturellement à plat lorsque, en plein jour, l'Impératrice, accompagnée seulement de quelques personnes de son service, va visiter le Salon de sculpture, au rez-de-chaussée du Louvre. Elle ne dit pas un mot qui plaise, ne trouve pas même un geste de grâce, un sourire de complaisance ou un éclair d'admiration. Un autre jour, elle retourne au Salon de peinture, que l'on ferme au public, mais où l'on admet les artistes récompensés. A quoi bon, puisque le peu qu'elle dit est oiseux ou prèle au ridicule ? Et il est de même partout où l'Empereur l'envoie et où il convient de parler ou d'agir : elle vient rue Barbette, chez Mme de Lezeau, fondatrice de la congrégation de la Mère de Dieu qui desserties succursales de la Légion d'honneur ; ces petites filles qui sont là l'intimident, et tout ce qu'elle trouve, c'est de demander qu'est cette croix que porte une des orphelines. L'occasion serait bonne pour un présent ; Marie-Louise n'en a pas l'idée, et c'est l'Empereur ; c'est lui qui, le lendemain, fait annoncer à Mme de Lezeau une pension de 6.000 francs et des pensions de 200 à Elise Curey et Emilie Marcilly. De même, aux Invalides, où pourtant il la conduit lui-même. Il lui fait tout visiter, lui fait goûter la soupe des soldais, la mène à la boulangerie, aux réfectoires, à l'infirmerie. Rien à personne, pas un mot. ni aux quatre centenaires qui ont figuré à Fontenoy, ni aux braves auxquels l'Empereur distribue des décorations, ni aux mutilés de deux membres auxquels il accorde des dotations ; c'est lui qui, le lendemain, écrit à Clarke de donner, au nom de l'Impératrice, un mois de gratification aux invalides, lui qui, par une attention où se montre son art de séduire les hommes, ajoute : Vous ferez connaître au gouverneur que l'Impératrice ayant remarqué que les officiers mangeaient sur des plais d'étain, elle a fait commander une vaisselle plate qui restera à l'hôtel comme souvenir de sa visite.

Il a cherché vainement à l'entraîner dans ses courses à travers Paris, où, sous prétexte d'inspecter les travaux, de la Cité à la Bastille, de la Madeleine à l'Arsenal, de Chaillot aux Tuileries, il s'arrête sur les chantiers, parle aux ouvriers, leur donne huit jours de paie, et se rend populaire en parcourant les faubourgs sans gardes et presque sans suite. Elle accomplit passivement ce qu'on lui commande et ce qui est de sa fonction ; elle ne se plaint pas si, toussante et rhumatisante, en robe décolletée à chérusque, des fleurs et des diamants dans les cheveux, elle doit, dans une voiture à huit glaces, dont un côté reste ouvert, venir au Corps législatif assister à l'ouverture de la session ; elle ne demande pas même un schall pour entendre, de sa tribune en face du trône, les interminables discours. Mais elle n'a pas un de ces mouvements qui plaisent au peuple et qui l'entraînent. Elle ne se montre à aucune des parades où l'Empereur distribue des aigles aux régiments et à la suite desquelles il offre, par un de ses aides de camp, un grand dîner aux officiers. Elle ne se laisse même pas voir aux bouchers de Paris lorsqu'ils viennent promener le Bœuf gras sous les fenêtres du roi de Rome et, celle année, elle ne leur fait rien donner.

Ce qu'elle aime, ce sont ses équitations matinales à Mousseaux, ce sont des promenades presque sentimentales avec l'Empereur, des déjeuners tête à tête au kiosque nouvellement construit au Bord de l'Eau ou au pavillon de Bagatelle, — ce qui la rapproche de son mari, ce qui lui prouve sa tendresse, ce qui les établit tous deux en intimité. Elle regrette qu'elle ne soit pas enceinte et qu'un lien nouveau ne se trouve pas ainsi formé d'elle à Napoléon : Je vous félicite de votre grossesse, écrit-elle à Mme de Crenneville, je suis presque tentée de vous en porter envie et de désirer que cela ne fût pas, parce que je n'ai pas le même bonheur. Les divertissements de la Cour ne lui plaisent pas, même ceux qui jadis semblaient l'attirer. Je n'aime plus la danse, écrit-elle. En effet, les petits bals ont été abandonnés et, même au grand bal masqué que l'Empereur commande, le 2 mars, dans la salle de spectacle des Tuileries, elle prend un si médiocre intérêt à sa mascarade qu'elle la réduit tout juste à dix femmes en costume napolitain. L'année précédente, elle a voulu, pour Mme de Montebello, un costume presque semblable au sien, quoique de mille francs moins cher. Cette année, elle le veut tout pareil, sauf les couleurs inversées, et de même prix : 1.400 francs[2]. Les autres costumes, pour Mmes de Bassano, de Frioul, de Castiglione, Aldobrandini, de Mortemart, de Croix et Vilain XIIII, ne coulent que 800 francs. Pour l'occasion, on a fait resservir le quadrille des Incas, qu'Hortense a dirigé, mais de ceux qui le dansaient l'hiver précédent, combien des hommes sont morts, blessés, prisonniers, combien des femmes en deuil. Il faut trouver, rien qu'en femmes, neuf remplaçantes. Cela donne à soi seul un air de tristesse. L'Impératrice se retire le plus tôt qu'elle le peut, et l'on n'a pas, cette année, à chasser les invités.

 

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Sitôt cette corvée remplie, le 7 mars, l'Impératrice obtient qu'on parte pour Trianon. La liste du voyage est courte : Duroc, Caulaincourt, trois aides de camp dont Flahaut, quatre chambellans, deux écuyers : en tout, dix-sept hommes ; et, en femmes : Hortense avec une de ses dames, la duchesse et quatre dames du Palais, à la fin seulement, Catherine de Wesphalie chassée de ses Etats. Point de fête, aucun divertissement. Jamais palais ne fut si calme et si morne. Toute la matinée, chacun reste à lire dans sa chambre, à moins qu'il n'y ait chasse, auquel cas on suit en calèche. Mais, l'Empereur ayant fait une chute de cheval qui effraya tout le monde, les chasses sont suspendues. Alors, on ne fait rien. On attend, et il ne vient personne. L'Empereur dîne quand il a le temps, quelquefois à huit heures. Après dîner, on se réunit dans le salon de l'Empereur et, s'il va eu conseil des ministres, dans le Salon de famille. On échange quelques paroles, et l'Empereur fatigué, emmène sa femme avec lui se coucher à neuf heures. Quinze jours passent ainsi, les plus lugubres qu'on ait vus à Trianon, très doux pour Marie-Louise, qui ne cesse de s'en louer.

Faut-il penser vraiment qu'elle n'éprouve aucune inquiétude et que ce qui doit la toucher davantage, la rupture possible entre son ancienne et sa nouvelle patrie, entre sa famille d'hier et celle d'aujourd'hui ne l'émeuve même pas ? Dans la retraite où elle vit, faut-il croire qu'elle est restée dans une entière ignorance de ce qui se prépare et qu'elle n'ait pas le moindre soupçon des dispositions de l'Autriche ? On a tout lieu de le penser. L'Empereur ne veut pas l'affliger : il envisage, d'ailleurs, la guerre que lui ferait l'empereur François une monstruosité ; Il croit à la religion, à la piété, à l'honneur de son beau-père. Il l'estime essentiellement, ce sont ses mots, et, dans la conception qu'il a de la famille, il ne peut admettre qu'il ait été trompé et, que, en lui donnant pour épouse sa fille bien-aimée, un empereur se soit proposé pour but de l'attirer à l'abîme. Que l'Autriche désire la paix générale, qu'elle prétende s'entremettre, il ne le met pas en doute ; bien plus, il y acquiesce, il le désire, mais n'est-ce pas en faveur de la France qu'elle travaille, et dans son intérêt ? Dans la dépêche ostensible de Metternich au chargé d'affaires d'Autriche à Paris (9 décembre 1812) il a bien vu cette prétention à la médiation, mais il a lu : Ces rapports du sang qui tient les deux maisons impériales d'Autriche et de France donnent un caractère particulier à toute démarche faite par notre auguste maître... L'empereur François est aussi intéressé, non seulement au soutien, mais au bien-être de la nouvelle dynastie régnante en France que cette considération est étrangère aux autres puissances. L'Empereur des Français parait avoir pressenti ce qui arrive dans ce moment en me disant si souvent que le mariage avait changé la face des choses en Europe ; et, à la fin, l'empereur François apparaissait lui-même pour dire de sa bouche impériale : Le moment est venu où je puis prouver à l'Empereur des Français qui je suis.

Dix jours plus tard (20 décembre), l'empereur d'Autriche a attesté de sa main ses vœux pour le bien-être de celui auquel l'attachait personnellement le lien le plus sacré. En janvier, il a applaudi au Concordat de Fontainebleau, et Metternich n'a pas manqué une occasion de donner à l'ambassadeur de France les plus fortes assurances sur la nécessité de l'alliance : Notre alliance avec la France, lui a-t-il dit, si vous la rompiez aujourd'hui, nous vous proposerions de la rétablir dans les mêmes termes et sous les mêmes conditions... Notre alliance, lui dit-il un autre jour, se fonde sur les rapports et les intérêts les plus naturels et les plus permanents. Elle doit être éternelle, comme les besoins qui l'ont fait naître. C'est nous qui l'avons recherchée et nous avons bien réfléchi avant de la conclure. Si nous avions à la refaire, nous ne voudrions pas la minuter autrement qu'elle n'est.

Fort de ces assurances réitérées, l'Empereur a exposé à son beau-père sa situation telle qu'il la voyait en conscience ; s'exagère-t-il à lui-même ses moyens et ses forces, pousse-t-il trop haut ses ambitions ; rend-il, par ses prétentions, presque impossible la paix qu'il désire ; a-t-il la sensation qu'elle soit si nécessaire qu'il y faille faire tous les sacrifices ? Ce sont là des objets de discussion, mais il faut considérer son point de départ : c'est la certitude qu'il a dans son jeu l'empereur d'Autriche, que les parties sont liées et que, sans se déshonorer, sans commettre un crime véritable, son beau-père ne peut l'abandonner. Alors, à quoi bon irait-il inquiéter sa femme des propos que tiennent, à la cour d'Autriche, certaines personnes qu'elle eut pu apprendre à connaître à Dresde et à Prague ? A quoi bon lui dirait-il que sa belle-mère favorise exclusivement tous les ennemis du système actuel, et que sa société se compose des coalitionnaires les plus ardents et les plus intrépides ? A quoi bon lui révélerait-il ce qu'Otto a écrit le 28 décembre, que l'Impératrice, ainsi que son frère Maximilien, s'est fait associer à la secte des Amis de la vertu ; Marie-Louise ne demanderait-elle pas, d'abord, ce que sont que les Amis de la Vertu ?

Il vaut bien mieux qu'on garde les apparences et que l'Impératrice des Français continue à fournir de modes de Paris cette mortelle ennemie, laquelle, aux frais de sa belle-fille, accepte pour 1.024 francs de toilettes de Leroy en janvier 1813, pour 2.445 francs 50 centimes en février, pour 1.937 francs en mars, pour 713 francs en mai, pour 1.020 francs en juin ! La Vertu n'empêche pas d'être coquette, pas plus que la haine contre Napoléon d'accueillir, et même de requérir les présents de sa femme.

L'empereur François ne donne pas plus de motifs d'inquiétude. Il emplit ses lettres de papotages familiers, de nouvelles de sa santé, de détails sur l'impératrice, les archiducs, les archiduchesses, les voyages des uns, les indispositions des autres ; ils sont nombreux, et cela emplit des pages où il n'y a rien. Tout au plus, dans les réponses de Marie-Louise, pourrait-on relever quelque insistance sur les sacrifices auxquels la France est disposée, sur les forces immenses dont dispose l'Empereur, sur l'esprit actif et guerrier de la nation ; mais, chaque jour, des députations ne viennent-elles pas offrir des hommes, des chevaux et de l'argent ? Chaque semaine, n'y a-t-il pas, au Carrousel, des revues de régiments nouvellement formés, et l'immense mouvement d'où sort la Grande armée de 1813 n'est-il pas pour frapper l'esprit le moins attentif et l'imagination la moins éveillée, surtout lorsqu'on ignore quelle main y donne l'impulsion et quels ressorts le provoquent ? Tout au plus, encore, pourrait-on trouver quelque affectation aux assurances d'amitié qu'elle transmet de la part de l'Empereur, ainsi : L'Empereur me charge de vous dire de jolies choses de sa part... L'Empereur se montre très affectueux pour vous ; il ne se passe pas de jour où il me dise combien il vous aime, surtout depuis qu'il vous a vu à Dresde... L'Empereur me dit de vous assurer de toute son amitié, et aussi de vous écrire souvent. Vous êtes bien sûr, mon cher papa, que je ne me laisserai pas dire cela deux fois. Mais quoi ! Ne sont-ce pas les termes dont un gendre affectueux et qui aime sa femme peut se servir vis-à-vis de son beau-père ? Ces termes, Napoléon ne les emploie-t-il pas lui-même dans des lettres qui devraient rester de protocole et où il se plaît à affirmer son sincère attachement ? Il est inaltérable, écrit-il, et c'est bien là le fond de sa pensée. Tout son système politique repose sur l'alliance familiale qu'il a formée, et il ne doute pas plus de la valeur du système que de la sincérité de l'alliance. Quant à l'Autriche, écrit-il à Lebrun le 7 avril, il n'y a aucune inquiétude à avoir... Les relations les plus intimes existent entre les deux cours.

Pour renforcer encore .l'intimité de ces relations, n'est-ce rien à ses yeux que Marie-Louise soit investie de la Régence ? Comment admettre qu'il puisse s'élever entre les deux empires une difficulté qui ne soit pas aussitôt aplanie du père à la fille, et que l'empereur d'Autriche puisse déclarer la guerre à son propre sang ? L'empereur François s'est déclaré profondément touché de cette nouvelle preuve de la confiance de son auguste gendre et, dès que le Couronnement a été officiellement annoncé pour le 7 mars, il a manifesté son intention de s'y faire représenter par le prince Esterhazy, l'homme de sa cour le plus considérable par sa richesse et par l'étendue de ses possessions. En même temps, il enverra à Paris Schwarzenberg, pour donner à l'Europe une preuve éclatante des dispositions de la cour d'Autriche en faisant paraître à la cour de France le commandant du corps auxiliaire se rendant près de son chef pour prendre ses ordres.

Si le Couronnement se trouve ajourné, les intentions de l'Autriche et de son souverain peuvent-elles être modifiées par un retard que Napoléon se plaît à présenter comme accidentel ? Ce ne sera pas le prince Esterhazy qui viendra à Paris, ce sera l'empereur François lui-même : Napoléon le laisse croire, au moins il en badine avec sa femme qui écrit : Quand l'Empereur me parle du Couronnement, il me dit toujours : J'espère que, quand la paix et un armistice seront conclus, papa viendra aussi ici, et cette idée nous rend très heureux.

Ainsi, pour Marie-Louise, et même, peut-on croire, pour Napoléon, nul doute, nulle inquiétude sur les intentions personnelles de l'empereur François, et cela au milieu même de mars, alors que l'empereur Alexandre est entré à Breslau, le roi de Prusse à ses côtés ; que le traité conclu à Kalisch le 28 février a été officiellement notifié à l'ambassadeur de France, et que partout sur l'Allemagne s'est étendu Te mouvement révolutionnaire qui, en 1809, avait été suscité par l'Autriche, qui, au moins dans le sud, avait été pour quelque temps enrayé par le mariage et qui maintenant ne rencontre encore, de la part des gouvernements, un semblant de résistance qu'en Autriche où, d'accord avec le peuple, l'oligarchie frémissante attend impatiemment que Metternich, son chef, ait choisi l'heure propice pour annoncer la libération et pour écraser l'Infâme.

 

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De Trianon, le 23 mars, Leurs Majestés sont revenues aux Tuileries pour la clôture de la session : à peine si elles y restent six jours. L'Empereur, décidément s'y déplaît, n'y peut travailler à son gré, et se promener à sa fantaisie. Le 28, il s'établit à l'Elysée, où les appartements sont remis à neuf et où il trouve l'agrément du jardin, du déjeuner en plein air dans un bosquet, des cent pas à faire entre deux idées. Les spectacles y continuent comme aux Tuileries, et c'est là, le 30, qu'a lieu, dans les salons du rez-de-chaussée, la déclaration de la Régence. Deux jours après, les lettres patentes l'instituant sont portées par l'archichancelier au Sénat pour être transcrites sur les registres, et, le 4 avril, après la messe, l'Impératrice reçoit une députation de trente sénateurs, chargés de la complimenter. Lacépède porte la parole et enfile des phrases sur les vertus, le courage et le patriotisme de la petite-fille de Blanche et de Marie-Thérèse. Marie-Louise réplique, et c'est ici le premier discours politique qu'elle prononce. Elle le lit avec quelque peine, et son accent allemand en scande étrangement les mots : Messieurs, lui a-t-on fait dire, l'Empereur, mon auguste et bien-aimé époux, sait ce que mon cœur renferme d'amour et d'affection pour la France. Les preuves de dévouement que la nation nous donne tous les jours accroissent la bonne opinion que j'avais du caractère et de la grandeur de votre nation. Mon âme est bien oppressée de voir encore s'éloigner cette heureuse paix qui seule peut me rendre contente. L'Empereur est vivement affligé des nombreux sacrifices qu'il est obligé de demander à ses peuples ; mais, puisque l'ennemi, au lieu de pacifier le monde, veut nous imposer des conditions honteuses et prêche partout la guerre civile, la trahison et la désobéissance, il faut bien que l'Empereur en appelle à ses armes toujours victorieuses pour confondre ses ennemis et sauver l'Europe civilisée et ses souverains de l'anarchie dont on les menace.

Dans cette bouche d'archiduchesse, ces paroles — l'Empereur l'espère — portent un avertissement aux rois. C'est le thème monarchique qu'il fournit, lui, le soldat de la Révolution, sur qui refluent à présent d'Allemagne les idées que ses compagnons et lui y ont jadis portées. Il s'érige en défenseur des trônes, lui qui les a tous renversés ; il annonce par cet autre lui-même, — car sans doute il n'oserait encore le dire de sa bouche, — que l'ordre social en Europe ne repose que sur lui, alors que c'est lui qui en a changé toutes les bases. Se fait-il l'illusion de penser qu'on le croira ? Est-il si bien entré dans son rôle qu'il soit sincère, ou bien s'attend-il que, par un coup de tonnerre, il va, comme en 1805 et en 1806, frapper de terreur ceux qui seraient tentés de l'abandonner, et veut-il leur laisser cette porte de rentrée ? En 1809, si son Allemagne, l'Allemagne qu'il a créée, a marché à sa suite contre l'Autriche, c'est que les souverains avaient tout à en craindre, car l'empereur allemand se mettait, contre leurs trônes, à la tête de la Révolution et menaçait à la fois leurs récentes couronnes, leurs Etats nouvellement acquis et même leurs possessions héréditaires. Depuis 1810, la tranquillité apparente de l'Allemagne napoléonienne n'a été due qu'au mariage autrichien, et c'est là le fil qui, en 1812, a arrêté la révolte prête à couper la retraite à la Grande Armée. A présent, le prestige de l'Empereur est atteint ; les rois, ses créatures, n'ont rien à gagnera le suivre et ils ont tout à y perdre ; car, à la fois, ils se rendraient ennemis les représentants du droit divin et ceux du droit populaire : — Les représentants du droit divin, c'est, par une étrange fortune, les Anglais qui ont jadis tué leur roi, et l'empereur de Russie, qu'entourent les assassins de son père ; mais ils n'entendent pas raillerie sur les principes dès que la France est en jeu ; les représentants du droit populaire, directeurs de sociétés secrètes qui, échappées à l'Autriche, ont été reprises par la Prusse et développées singulièrement par elle, ce sont les pires des aristocrates allemands ; mais peu importent les masques. — Ces forces sont, toutes à la fois, mobilisées contre quiconque ne prendra pas son parti à l'égard de Napoléon, et, fût-elle sincère dans ses protestations d'alliance, l'Autriche, sous peine de voir l'hégémonie lui échapper et passer à la Prusse, devra, dans un temps très court, céder au mouvement qui, dans l'ensemble du peuple allemand, est national, libéral sans doute, nullement révolutionnaire. Ce que ce mouvement menace, ce ne sont point les trônes anciens, puisque Napoléon les a renversés ; ce sont les trônes nouveaux que Napoléon a érigés. Si, sur ces trônes, les dynasties sont nationales, elles céderont au courant, l'embrasseront pour le diriger, plus tard l'absorber, et subsisteront. D'ailleurs, pour résister, où trouveraient-elles des moyens, à présent que les vieux soldats ont péri en Russie et que les nouvelles levées sont acquises d'avance aux idées d'indépendance ? Ceux que ce mouvement national atteint par ricochet, ce sont les aristocrates allemands, mais, envers celui qui lésa poursuivis, dépouillés, abaissés, ruinés, ils cherchent d'abord leurs revanches, certains d'y satisfaire leurs haines, et ayant tout à espérer de sa chute, rien de son triomphe.

Les inutiles avances que Napoléon, par Marie-Louise, adresse aux souverains et aux oligarques allemands, ne peuvent avoir pour résultat que de paralyser, dans l'Empire, une résistance qui, pour être efficace, doit être nationale, populaire, même révolutionnaire. L'Empereur entend bien qu'elle soit nationale, mais à condition qu'elle reste dynastique. Comme il a besoin de beaucoup d'hommes et qu'il prétend provoquer des engagements volontaires, il consent qu'elle soit populaire, mais si, par des promenades dans Paris, il aborde le peuple, ces contacts ne lui plaisent point, et, lorsqu'ils deviennent trop directs, il s'y soustrait, même par un temps de galop ; — ainsi le 5 avril, aux chantiers du Louvre. Il veut un enthousiasme réglé, administratif, où il ne sente pas la Révolution. Y retourner l'abaisserait de ce qu'il est à ce qu'il fut, de l'Empereur d'Occident au général Vendémiaire, le remettrait à cet échelon d'où, par tant d'efforts, il s'est élevé jusqu'à se croire admis par les rois pour un des leurs. Se trouver au milieu d'une foule criant, l'accablant de pétitions, de demandes, de questions, d'offres de service, de bénédictions, révolte en lui l'homme des étiquettes. Cela est du désordre, et il en a l'horreur. De loin, les acclamations d'une salle d'Opéra, comme le 6, à la première des Abencérages, à la bonne heure ! La police y a passé peut-être, mais ce n'en est que plus respectueux.

Et c'est là le dernier adieu aux Parisiens ; car, avant de partir pour prendre le commandement de ses armées, il veut encore passer avec Marie-Louise une semaine à Saint-Cloud. Et, durant cette semaine, c'est le même cérémonial, le même service, la même distribution des Appartements, des tables, des cercles, les mêmes entrées particulières. Toutefois, comme c'est la Semaine sainte, il n'y a pas de petits spectacles.

Durant ces derniers jours, il règle tout : le service de la Garde impériale à Paris pendant son absence, l'étiquette et le cérémonial pendant la Régence ; il pourvoit, par des instructions, à toutes les éventualités qui peuvent se présenter ; il prend même ses dispositions testamentaires, car il établit le douaire de l'Impératrice, moitié en biens fonds de la Couronne, — le château et la forêt de Compiègne, les forêts de Laigle, de Villers-Cotterêts, d'Eu et d'Aumale pour deux millions, — moitié en renies sur le Trésor public, et il lui assure, sa vie durant, la jouissance de l'Elysée, du Grand et du Petit Trianon.

Cela fait, le lu, à quatre heures du malin, il part incognito, ayant dans sa voilure le grand écuyer, et, dans deux voilures de suite, le grand maréchal, un aide de camp, un secrétaire et le chirurgien ordinaire. Toute la Maison militaire l'a précédé à Mayence, où il va sans arrêt et où il arrive le 17, à une heure du matin.

Voilà donc arrivée cette séparation que Marie-Louise redoutait tellement. Combien cela peut m'affliger, vous pouvez facilement vous le représenter, écrivait-elle l'avant-veille à son père. Vous savez sûrement que l'Empereur est parti, écrit-elle, le 15 au matin, à Méneval, qui lui a été laissé comme secrétaire des Commandements. Je me plais à penser que vous en avez aussi bien du chagrin, et elle ajoute : Je vous prierai, si M. Fain n'est pas parti, de lui dire que je désire bien qu'il me donne des nouvelles de l'Empereur ; je n'ai pas trouvé le moment de le lui dire moi-même. Cela est d'un bon cœur, mais a-t-elle une aussi bonne tête ? Il ne semble pas qu'elle éprouve le moindre effroi de ce fardeau dont elle reste chargée, que l'idée de la responsabilité lui échappe aussi bien que la notion des dangers immédiats que vont courir l'Empereur et l'Empire.

C'est que, à dire vrai, sa régence est purement nominale, et, qu'en fait, rien n'est changé des règles suivies jusque-là, lors des voyages civils ou militaires de l'Empereur. Alors, le gouvernement résidait dans le Conseil des ministres, présidé par l'archichancelier, chaque ministre ayant la signature pour son département ; mais, l'archichancelier n'avait pas le droit de pourvoir, même par la nomination d'un intérimaire, à un cas de mort ou de maladie d'un ministre, — car l'Empereur s'en était essentiellement réservé la faculté, — et il pouvait en résulter de graves inconvénients. C'est là désormais une des attributions éventuelles de la Régente. De plus, nul ne pouvant jadis suppléer l'Empereur pour la signature des actes émanant directement du pouvoir exécutif, une multitude de décisions se trouvaient retardées ou ajournées, qui importaient à la bonne administration et sur qui le contrôle du souverain est, peut-on dire, illusoire. C'étaient ce que l'Empereur appelait les nominations de second ordre, celles qu'il ne faisait pas de son propre mouvement. En suivant, pour ce travail, les directions de Cambacérès, institué comme une sorte de tuteur avec le titre de premier conseiller de la Régence ; de Champagny, nommé secrétaire d'Etat auprès de la Régence avec un traitement de 8.000 francs par mois, et enfin, de Méneval, laissé comme secrétaire des Commandements, Marie-Louise ne peut se tromper. Les autres fonctions, purement décoratives, consistent au droit éventuel de présider le Sénat, le Conseil des ministres, le Conseil privé et le Conseil d'Etat, mais sans pouvoir autoriser, la présentation d'aucun sénatus-consulte, ni proclamer aucune loi de l'Etat, et ne sont qu'un démembrement honorifique des attributions jadis réservées à Cambacérès.

D'ailleurs, l'Empereur veille, et, par chacune de ses lettres, il montre à quel point jaloux de son autorité, il continue à s'attacher aux moindres détails. D'abord, l'Impératrice ne devra rien signer qu'il n'ait quitté le territoire de l'Empire. Elle ne devra signer les brevets et nominations dans l'armée que jusqu'au grade de capitaine ; dans la marine, de lieutenant de vaisseau ; encore, pour les sous-lieutenants, ne signera-t-elle que les nominations des élèves des écoles militaires et des anciens sergents proposés par leur corps ; celles des jeunes gens de famille, des étrangers émigrés, des Irlandais, sont réservées à l'Empereur ; de même pour les Gardes d'honneur ; en général, elle a cela seulement qui est de protocole ordinaire, c'est-à-dire qui n'est susceptible d'aucune difficulté. Pareils ordres pour les Conseils : s'il se présente au Conseil d'Etat quelque affaire délicate, elle ne doit pas présider : Cela ne serait pas dans les convenances. Au Conseil des ministres, lorsqu'elle présidera, on ne mettra en délibération que des affaires courantes : Les ministres ne doivent pas parler à l'Impératrice de choses qui pourraient l'inquiéter ou la peiner. On ne lui communiquera pas les rapports de police : Elle est trop jeune pour lui gâter l'esprit ou l'inquiéter par des détails de police ; Savary adressera donc seulement à l'archichancelier la copie des rapports qu'il enverra à l'Empereur. L'archichancelier ne remettra à l'Impératrice que ce qu'il est bon qu'elle sache, et en traitant ces sortes d'affaires le plus légèrement possible. C'est à son nom que seront publiées les Nouvelles de l'Armée — car, pour la mettre en vue et lui procurer une popularité, l'Empereur renonce désormais à cette forme admirable et populaire des Bulletins de la Grande Armée, — mais elle est ici un simple agent de transmission : Je vous envoie, lui écrit-il, des Nouvelles de l'armée du 25 et du 27, Vous ferez appeler l'archichancelier et vous ordonnerez que l'article du 25 soit d'abord inséré dans le Moniteur. Vous tiendrez caché celui du 27 et vous le ferez publier dans le Moniteur le lendemain du jour où celui du 25 aura paru. Vous ferez mettre aussi la note ci-jointe dans le Moniteur. Et c'est, à chaque fois, la même répétition.

Avec une précision qui n'admet pas de réplique, il donne ses ordres, entrant dans le plus extrême détail, réglant toutes les démarches de la Régente, qu'il s'agisse d'un Te Deum à célébrer, d'une lettre à écrire ou d'une grâce qu'elle doit accorder de son propre mouvement ; il surveille tous les actes et n'admet pas qu'on s'émancipe. Ainsi, un matin, l'Impératrice, étant au lit, a reçu dans sa chambre l'archichancelier et ses soixante ans. Tout de suite celle lettre : Mon intention est que, dans aucun cas et sous aucun prétexte, vous ne receviez qui que ce soit étant au lit : cela n'est permis que passé l'âge de trente ans. Un soir, aux entrées particulières, l'Impératrice a donné lecture des Nouvelles de l'Armée ; aussitôt : Mon usage est de ne jamais rien communiquer à la Cour des nouvelles que je reçois. Je pense que vous devez le maintenir. Les nouvelles qui arrivent de l'armée doivent d'abord paraître dans le Moniteur. Seulement, vous pourrez en parler aux ministres, si vous avez un Conseil dans l'intervalle, ce qui n'empêche pas que, si les nouvelles ont quelque intérêt extraordinaire, vous ne les puissiez dire en conversation, mais il ne faut jamais rien lire. Cela est le ton officiel, celui des lettres débutant par la formule : Madame et chère Amie. A côté, chaque jour, il y a les lettres familières et intimes que Napoléon adresse à sa chère Louise, sa bonne Louise-Marie ; mais, pour cette époque, aucune n'a été retrouvée.

L'Impératrice, de son côté, écrit tous les matins et rend le compte le plus minutieux de sa vie ; mais l'Empereur ne s'en tient pas là ; il reçoit, sur ce que fait Marie-Louise, trois rapports quotidiens qui lui servent de contrôle et lui permettent, à chaque écart, de redresser la direction : le rapport de Cambacérès, celui de Savary, enfin celui, plus détaillé et mieux informé, de Caffarelli.

Il a jugé qu'il y avait des inconvénients graves à abandonner, comme l'année précédente, le commandement militaire du Palais au chevalier d'honneur et qu'il convenait de le remettre à un officier général d'extrême confiance qui y réunît celui de la seule force organisée sérieuse. Il a nommé à cette place le général de division comte Caffarelli, commandant les corps de la Garde restés à Paris, et a décidé que le général, recevant, pour les Palais, les ordres et le mot de l'Impératrice, lui rendant compte du service, la suivra toutes les fois qu'elle sortira et veillera à sa sûreté. Caffarelli remplit donc, tout à la fois, les fonctions du gouverneur de Saint-Cloud — le général Loyson employé à la Grande Armée — et celles du chevalier d'honneur, — quoique Beauharnais garde son titre, — et il centralise les rapports adressés à l'officier supérieur de gendarmerie et ceux des surveillants du Palais. Pas un incident ne se produit, à l'extérieur ou à l'intérieur, sans que l'Empereur ne soit immédiatement avisé et qu'il ordonne une enquête.

On peut donc dire que Napoléon exagère quelque peu lorsqu'il écrit à l'Empereur d'Autriche : L'Impératrice est aujourd'hui mon premier ministre. En réalité, si elle fait mine de présider parfois quelque conseil, —auquel cas ce n'est pas une médiocre affaire, car, au Conseil d'Etat en particulier, elle ne va que suivie par le colonel général de service ou le maréchal faisant fonctions, le général commandant le Palais, la dame d'honneur, le chevalier d'honneur et le service complet, — sa timidité et la défiance qu'elle a d'elle-même lui font toujours adopter l'avis de Cambacérès, la bonne ganache, comme elle lui dit, croyant lui faire le plus sérieux compliment. Elle ne décide jamais rien et n'a réellement, en affaires d'administration, d'autre opinion que celle qui lui est inspirée. Où aurait-elle pu s'en former une ? Qui lui a enseigné les rouages, les règles, les habitudes de l'administration ? Où eût-elle pris l'idée des formes d'élection, de présentation et de nomination ? De cette immense quantité de fonctions inconnues dans son pays natal, dont l'énumération emplit 978 pages de l'Almanach impérial et qui toutes portent des appellations renouvelées depuis treize ans, comment saurait-elle l'origine, les développements et les attributions ? Si, après trois années passées à la Cour, elle ignore tant de gens qui lui ont été présentés et qui sont, chaque semaine, admis à l'approcher, si elle confond les grades, les uniformes et les dignités de la Maison militaire, qu'est-ce de cet immense personnel dont hier elle soupçonnait à peine la collective existence et où, à présent, sur chacun des milliers d'individus qui la composent, on lui demande presque d'exprimer une opinion nette, formelle et raisonnée ?

Que, sur cette multitude qu'elle tient sans doute pour négligeable, sa curiosité ne s'exerce pas, ce peut être un fait de race et d'éducation ; mais qu'elle ne cherche à s'instruire ni des généralités de l'histoire de la France, ni des transformations qu'elle a subies, ni de rien qui la touche, cela surprend d'autant plus qu'elle lit beaucoup et qu'elle se tient informée de tout ce qu'on publie. Chaque semaine, le bibliothécaire de l'Empereur lui remet une liste des nouveautés sur laquelle elle fait son choix, et, si quelque livre important est omis, elle le remarque et le reproche. Elle lit bien des romans, à condition que les héroïnes n'en soient pas trop galantes, mais elle ne s'en tient pas là. Au Conseil des ministres, on a parlé des Mémoires de la princesse Caroline de Galles ; il les lui faut sur l'heure. Un autre jour, ce seront les six volumes de l'Histoire littéraire d'Italie ou bien les livraisons de la Description de l'Egypte. On la fournit de ces petits livres que les femmes aiment à lire, qui paraissent au jour de l'An ; on recommande même le secret, de crainte que les journaux ne s'en emparent ; mais elle les renvoie, tandis qu'en une seule fois, elle, demande les derniers volumes de l'Histoire de Russie, la Littérature du Midi de Sismondi, les Portraits et caractères de Senac de Meilhan, un Essai d'Instruction morale, les tomes parus de la Biographie universelle et la suite des Nouvelles de Mme de Montolieu. Les gros livres sérieux, compacts, à quantité de volumes, ne lui font pas peur, mais, entre tant de lectures, et si variées, il ne s'en glisse aucune sur la France. C'est que l'Empereur ne lui a point ordonné de le faire et qu'elle s'en tient à la lettre des instructions qu'elle a reçues, même pour ce qui semble être l'intimité de sa pensée. Pour n'en citer qu'un exemple, hier encore, les lettres familières qu'elle écrivait à Mme de Colloredo ou à Mme de Crenneville débutaient par : Ma chère Victoire, Ma chère Amie ou chère Amie, écrit en vedette ; à présent, c'est par : Mme la comtesse de Colloredo ou Mme la comtesse de Crenneville, écrit en ligne, et la courtoisie même est conforme au protocole. A son départ, l'Empereur a désiré que les entrées fussent envoyées dans le jour même ; l'Impératrice, dès le malin, les réclame au secrétaire des Commandements, et c'est presque une affaire, pour Marie-Louise, que la dame d'honneur n'ait transmis les notifications que le lendemain.

Rien dans ses actes n'est personnel, rien n'est spontané. Elle reste telle que l'Empereur Ta désirée et telle que la nature l'a faite, passivement obéissante. Donc, s'il arrive qu'elle se trompe, c'est qu'elle suit, pour l'extérieur, les directions de Cambacérès ; pour l'intérieur, celles, bien plus périlleuses, de Mme de Montebello. C'est l'Empereur qui a imposé ces conseillers, ces mentors, ces gardiens. S'il y a des fautes commises, c'est à lui-même et à lui seul qu'il doit s'en prendre.

 

 

 



[1] Il a dit : Je jure de maintenir l'intégrité du territoire de la République ; de respecter et de faire respecter les lois du Concordat et la liberté des cultes ; de respecter et faire respecter l'Egalité des droits, la Liberté politique et civile, l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux ; de ne lever aucun impôt, de n'établir aucune taxe qu'en vertu de la Loi ; de maintenir l'institution de la Légion d'honneur et de gouverner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du Peuple français.

[2] Jupe en gros de Naples gros jaune, bord en velours plein gros bleu, corset en velours gros bleu, manches de mousseline lamée en or, tablier de taffetas blanc, guimpe de percale d'Ecosse, voile long de mousseline lamée, coiffure en nœuds de rubans rouge et or.