L'IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE

 

VI. — L'EXISTENCE DE MARIE-LOUISE.

 

 

Relâche dans la Vie de l'Empereur. — L'Existence de Cour pareille, mais un peu plus de travail. — Les Relevailles. — Vie tranquille à Saint-Cloud. — Habitudes que prend l'Impératrice. — Se n Lever. — Ses Lectures. — La Religion. — Les Fleurs. — Les Gravures. — La Peinture. — Prud'hon. — Isabey. — Goûts en Art. — Les Médailles. — La Musique. — Paër. — Les Petits Jeux. — Les Gâteaux. — L'Équitation. — L'Amitié. —La Duchesse de Montebello. — Son caractère. — Son attitude à la Cour. — Ses amitiés, ses haines. — Influence décisive qu'elle exerce sur Marie-Louise.

 

Le soir du mariage, M. de Metternich, dînant dans la salle de la section de l'Intérieur où l'avait recueilli Regnaud (de Saint-Jean d'Angély), s'avançait sur le balcon, un verre de Champagne à la main, et criait à la foule amassée sous les fenêtres : A la santé du roi de Rome ! Voici que le roi de Rome est né, et cet événement, que Napoléon s'est plu à considérer comme devant compléter ses destinées, affermir sa dynastie, et, pour tout l'avenir, perpétuer ses desseins, va, dans la vie de Marie-Louise, produire des résultats inattendus. Ce n'est pas que l'Empereur ne se montre pas reconnaissant et attendri du fils qu'il lui doit, ce n'est pas qu'il ne l'entoure de ses soins et ne multiplie ses attentions à l'infini. Lorsque Dubois lui a demandé qui il devait ménager de la mère ou de l'enfant, il n'a point hésité à lui crier : Sauvez la mère ! Traitez-la comme une bourgeoise de Saint-Denis ! ; à présent, les cadeaux qu'il lui fait sont dignes de sa joie, ses visites sont si fréquentes, ses effusions si bruyantes, que la garde, Mme Biaise, est obligée d'y mettre ordre ; mais celle habitude de vie commune que, depuis un an, il avait prise avec Marie-Louise, se trouve rompue, et, comme on l'a vu par l'exemple de Joséphine, il est essentiellement d'habitude. A présent, il déjeune et dîne seul dans son appartement d'honneur, admettant à son repas du malin les hommes à qui il a affaire, sans se soucier s'ils ont ou non des entrées. S'il donne du temps aux audiences où il reçoit les félicitations de la Cour et des grands corps de l'Etat, il en donne bien davantage aux conseils qui recommencent, aux grandes parades qui ne sont plus de pure étiquette, mais d'utilité pratique, aux affaires qui ne souffrent plus de remise. Il se désaccoutume de cet esclavage auquel il s'était volontairement prêté ; l'homme se retrouve en quelques passagères fantaisies, d'autant que Dubois lui a affirmé que Marie-Louise ne saurait, sans danger pour sa vie, avoir d'autres enfants ; le souverain se ressaisit en la continuité de desseins trop longtemps interrompus ; le général se remet à préparer ses moyens d'action, car, dès ce moment, la guerre avec la Russie apparaît inévitable.

Sans doute, l'existence de cour, telle qu'il l'a surtout organisée depuis un an, absorbe des heures précieuses, et, au dehors, il ne semblé pas que rien soit changé, tant on voit l'Empereur assidu aux offices de la Semaine sainte, aux audiences des envoyés extraordinaires, aux cercles diplomatiques, aux chasses, aux cérémonies de tous ordres, mais le temps qu'il donne presque entier au travail, il le donnait ci-devant à sa femme ; la proportion est renversée ; de plus, par un sentiment qu'on a déjà remarqué, s'il a voulu que le public ne pût conserver aucun doute sur la légitimité de son fils, il lui déplaît qu'on entre dans des détails sur la santé de l'Impératrice : à dater du 20 mars où les médecins annoncent officiellement que la révolution du lait s'est opérée chez Sa Majesté avec les symptômes les plus heureux, il n'est plus publié de bulletin. Sans doute ordonne-t-il qu'on célèbre, par les cérémonies d'usage, la convalescence de l'Impératrice, mais on dirait qu'il est impatient d'en finir ; on le serait à moins, car cela prend huit jours.

Le 13 avril, qui est le samedi de la Semaine sainte, Sa Majesté étant sur sa chaise longue, dans sa chambre à coucher, reçoit les félicitations des dames du Palais de service ordinaire et extraordinaire, du chevalier d'honneur, du premier écuyer et du premier aumônier : elle cause un moment avec ces personnes, puis elle leur fait un signe de tête, après lequel elles se retirent. Le 10, c'est le tour des princesses, qui entrent toutes à la fois et qui peuvent s'asseoir à droite et à gauche de la chaise longue, qu'entourent les dames de grand et de petit service ; mais la dame d'honneur n'a fait disposer de fauteuil ni pour Madame, ni pour les reines, qui se retirent fort mortifiées ; les princes viennent après, ne s'assoient pas et se retirent sur un signe de tête ; puis les dames du Palais, les grands dignitaires, les grands officiers, lés chambellans et les écuyers, introduits par les premières femmes et présentés par la dame d'honneur, passent en faisant une première révérence dès la porte, une deuxième en approchant de la chaise longue, une troisième en se retirant par la porte du boudoir. Encore des révérences, le 16, par les femmes des grands officiers de la Couronne et de l'Empire, lés ministres, les cardinaux, les grands aigles ; le 17, par toute la Maison impériale et les maisons des princesses ; le 18, par le Corps diplomatique. Déjà, le 17, l'Impératrice est venue à pied, par le passage souterrain, sur la terrasse du Bord de l'Eau, et le lendemain, elle a fait une promenade en voilure jusqu'au bois de Boulogne, quoiqu'elle n'ait point encore été relevée, ce qui est d'étiquette pour pouvoir sortir. Mais on est embarrassé pour ces relevailles : les fera-t-on en grande cérémonie, sans cérémonie mais dans la chapelle, avec moins de cérémonie encore, dans la Galerie ? Il faut se décider, car les médecins ordonnent l'air de la campagne et l'on doit tantôt partir à Saint-Cloud. Le 11 avril, l'Empereur, après avoir bien retourné les divers projets, a écrit : Approuvé les relevailles de l'Impératrice avant d'aller à Saint-Cloud et sans cérémonie, mais il a compté sans les révérences, qui prennent la semaine. C'est seulement le 19 qu'on peut, procéder. Dans la grande salle à manger du rez-de-chaussée, — substituée à la Galerie où Ton joue la comédie, — un autel est dressé, en face duquel un fauteuil avec prie-Dieu que flanquent, à droite et à gauche, deux petites crédences pour les offrandes, L'Impératrice, en robe de cour, précédée des huissiers, des pages, des maîtres des Cérémonies, des officiers du service ordinaire et extraordinaire en costume, des dames d'honneur et d'Atours portant les offrandes., suivie du chevalier d'honneur, du premier écuyer et des dames du Palais, se rend, par les Appartements, à la salle à manger où, à la porte, le premier aumônier, M. de Rohan, lui présente l'eau bénite. Après qu'elle s'est agenouillée à son prie-Dieu pour une courte prière, l'aumônier s'approche et lit les paroles du rituel. Après l'oraison Omnipotens Deus, la dame d'honneur et la dame d'Atours remettent à l'Impératrice, pour la bénédiction, le cierge incrusté de treize pièces d'or et le petit pain posé sur un plat d'or. Puis, l'officiant récite les prières des relevailles, l'Impératrice tenant le cierge à la main et ayant le pain devant elle. Les offrandes reposées sur les crédences, M. de Pradt dit la messe, et, à l'offertoire, l'Impératrice fait l'oblation en cortège et baise la patène. Après la messe et la prière, on rentre dans les Appartements, où l'on se disperse. Rien donc des cérémonies de jadis, rien de cette populaire action de grâces que venait rendre à Notre-Dame, agenouillée aux dalles comme la plus humble bourgeoise de la Cité, la Reine d'autrefois, et qu'elle portait ensuite à Sainte-Geneviève, devant les reliques de la patronne de Paris ; rien de cette promenade glorieuse à travers les rues étroites delà Montagne, sentiers fangeux qui, pour un jour, se faisaient royaux ; rien du festin paternel à la maison de Ville ; tout se passe entre gens titrés, à l'intérieur du Palais, et, pour le peuple, qui ne demande qu'à acclamer le fils de son empereur, c'est assez qu'on lui ait, par des coups de canon, donné part de son heureuse naissance !

Désormais, on peut venir à Saint-Cloud, et le 20, durant que l'Empereur chasse à Saint-Germain, l'Impératrice y arrive et s'installe. La vie reprend telle, extérieurement, qu'aux précédents séjours, avec autant d'étiquette et seulement moins de divertissements. Sauf le dimanche, où il y a grande audience après la messe, dîner de famille et parfois concert dans les Grands appartements, et le jeudi, où, pour le Corps diplomatique et les personnes présentées ; il y a spectacle, les plaisirs consistent en deux chasses, le mardi et le samedi, et, quelquefois, le soir, un peu de musique devant les rares personnes ayant reçu des entrées et, par faveur d'exception, les officiers et dames de service,

Cette vie unie et tranquille convient tout à fait à Marie-Louise, à condition qu'elle ait l'Empereur près d'elle. Si cela est possible, écrit-elle à son père, mon tendre amour pour mon époux a encore grandi depuis le moment de la naissance de mon fils : les preuves d'attachement qu'il m'a données durant tout ce temps me resteront inoubliables et, encore maintenant, me remuent jusqu'aux larmes quand j'y pense ; elles m'auraient à tout jamais attachée à lui si ses bonnes qualités ne l'avaient fait déjà. En effet, rien de plus calme, de plus tranquille et de plus intime que l'existence qu'ils mènent, mais la somme de travail que Napoléon fournit alors est telle que, s'il donne à sa femme tous les moments dont il dispose, ces moments sont relativement courts. Faisant lit à part et éveillé de grand malin, il travaille jusqu'à neuf heures, où a lieu son lever ; seulement, ensuite lorsqu'il déjeune seul sous les marronniers devant le Palais, l'Impératrice le rejoint et on lui apporte le roi de Rome, qu'il caresse, avec lequel il joue, qu'il porte sur son bras, en qui il se cherche et croit se retrouver.- Presque tout de suite, il se remet au travail jusqu'à quatre heures, où il fait, avec l'Impératrice, une promenade en calèche ou à cheval, lorsqu'il ne chasse pas. Il est de retour avant six heures, travaille jusqu'au dîner, qui est à sept heures et qu'il prend seul avec l'Impératrice ; ensuite, la soirée, avec les personnes qui ont reçu les entrées particulières, finie avant dix heures où il descend travailler une grande partie de la nuit.

 

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Il y a donc ici, pour Marie-Louise, de longues heures, non de solitude, car toujours quelqu'un est près d'elle, mais de vie séparée qu'il faut employer : l'enfant y joue un rôle infiniment médiocre ; il est à la gouvernante, dont il ne peut être éloigné d'un instant, et ce n'est pas lui qui y apporte une distraction ou une occupation. Quelle va donc devenir l'habitude de l'existence pour l'Impératrice, habitude qui ne pourra que se rendre plus forte à proportion que Napoléon s'éloignera davantage ? Car si, en 1811, sa femme l'accompagne dans ses voyages et si elle réside seulement quatre-vingt-quatorze jours à Saint-Cloud, en 1812, elle y passera cent quatre-vingts jours, et cent seize à Paris, où, avec plus de monde, de cour et de fêtes dans les premiers mois, ce sera presque la même vie. En 1813, elle aura cent onze jours des Tuileries et cent quatre-vingt-dix-huit de Saint-Cloud, avec une vie toute pareille. C'est donc là le cadre où l'on doit de préférence se la représenter pour trouver ses occupations, ses distractions, sa vie. A peu de chose près, c'est celle qu'elle menait, toute jeune fille, à Laxenbourg et à Schœnbrunn, avec une liberté peut-être moindre, l'absence de cette intimité familiale qui en faisait le charme et qui, dans les pires journées de la monarchie, offrait un refuge et présentait une consolation. Son temps, réglé à la minute, s'écoule avec une monotonie de couvent. A huit heures, les femmes rouges entrent dans sa chambre, ouvrent, les rideaux et à demi les persiennes, et lui apportent les journaux qu'elle parcourt. Pas de journaux étrangers, aucun d'Allemagne ou de Vienne : le Journal de Paris, les Petites Affiches, les Anciennes Petites Affiches, le Mercure, tant qu'il paraît, le Courrier de l'Europe, le Journal des Modes et des Dames, et la Gazette de France, voilà à quoi elle est abonnée. Elle déjeune dans son lit, avec du café ou du chocolat et quelque kuchen à la viennoise, que le pâtissier Lebeau a appris à faire. A neuf heures, toilette avec les femmes noires, sous la surveillance des femmes rouges, quelquefois conférence avec Mme de Luçay, mais fort courte ; visite du roi de Rome, encore plus brève. Ensuite, les devoirs, qu'interrompent seulement le déjeuner prolongé avec Mme de Montebello et les promenades. L'Empereur absent, c'est encore avec Mme de Montebello qu'elle dîne et qu'elle attend les entrées.

Elle prend du temps pour lire, car elle a le goût de s'instruire, mais, parmi ses entours, qui la guidera dans le labyrinthe de cette littérature immense, touffue à l'excès, où la mode joue un tel rôle et où, pour l'ordinaire, les livres qui obtiennent le plus grand succès sont ceux qui ont le moins longtemps à vivre. L'Empereur, a-t-on dit, voulant qu'elle prît une idée de la délicatesse des sentiments et des usages de la Société, lui a remis les deux volumes d'Hippolyte, comte de Douglas, par Mme d'Aulnoy, et les quarante-deux tomes des Contemporaines, de Restif. Aux romans, Napoléon ne s'entend guère, mais, en prenant l'anecdote pour authentique, ce n'est là qu'un accident. De fait, il s'inquiète peu de ce que lit sa femme et, s'il indique quelques livres, il ne donne aucune direction. Marie Louise prend celle qui lui plaît. Or si, à des moments, on lui trouve une fringale inexplicable de certains auteurs, si on la voit dévorer, dans le seul mois de juin 1810, dix-huit volumes de Mme de Genlis, — les trois d'Alphonsine ou la Tendresse maternelle, les deux d'Alphonse ou l'enfant naturel, les deux de Bélisaire, les deux du Siège de la Rochelle, les quatre d'Adèle et Théodore, les cinq des Annales de la Vertu, — le choix qu'elle fait est meilleur d'ordinaire : sa bibliothèque, qui est telle qu'une femme la compose pour son usage, non telle qu'elle la reçoit d'un bibliothécaire ou d'un libraire, révèle des goûts, des tendances d'esprit, des buts d'instruction et d'amusement, dont il faut tenir compte.

De livres de piété, une dizaine seulement, entre lesquels, à part, un missel orné de miniatures du début du XVIe siècle, provenant de la bienheureuse Marguerite de Lorraine, son ancêtre ; puis, un Livre de Messe pour tous les jours de l'année, des Entretiens sur les souffrances de N.-S. J.-C., des Catéchismes, des Bibles de la Jeunesse, des Livres de prières pour la Jeunesse, le littéral d'une religion balbutiée, celle de Marie-Louise, restée en ceci, comme presque en tout, très enfant, attachée à sa confession au point que la renier lui semble le pire des crimes et que, lorsque Bernadotte se déclare protestant pour se rendre accessible au trône de Suède, elle s'écrie : Comment ! ce scélérat quitte son Dieu pour une couronne ? Jamais aucun des miens ne se fut prêté à cela ! mais, n'y portant ni une instruction profonde, ni une dévotion minutieuse, ni les scrupules de conscience auxquels on pourrait s'attendre. Les eut-elle, l'Empereur y mettrait bon ordre. Il lui a laissé pour premier aumônier ad honores le prince de Rohan, parce que ce Rohan, si déconsidéré qu'il soit, est d'une noble représentation ; il ne s'est pas autrement enquis des chapelains qui disent la messe, mais il lui a donné pour confesseur l'homme du clergé de France en qui il a pris la plus grande assurance : Duvoisin, évêque de Nantes, l'auteur du Traité sur la Tolérance. C'était, a-t-il dit, le plus ferme soutien de nos idées gallicanes. C'était mon oracle, mon flambeau ; il avait ma confiance entière dans les matières religieuses. Docteur en Sorbonne, jadis promoteur de l'Officialité de Paris, grand vicaire et chanoine de Laon, déporté en Angleterre en 1792, puis, ayant rejoint son évêque, Mgr de Sabran, mêlé intimement à sa vie et aux derniers actes épiscopaux de son exil, Duvoisin avait été presque à son retour d'émigration, nommé à l'évêché de Nantes, et sa conduite avec les constitutionnels, comme ses efforts pour amener une conciliation avec le Pape, avaient été singulièrement appréciés de l'Empereur. Il me rendait réellement catholique, a-t-il dit, par la sagesse de ses raisonnements, son excellente morale et sa tolérance éclairée. Marie-Louise le consulte sur l'obligation du maigre. A quelle table mangez-vous ? lui demande-t-il. — A la table de l'Empereur. — Y commandez-vous ?Non. — Vous n'y pouvez donc rien. Le ferait-il lui-même ?Il est à croire que non. — Soumettez-vous alors et ne provoquez pas un sujet de scandale. Votre premier devoir est de lui obéir et de le faire respecter ; vous ne manquerez pas d'autres moyens de vous amender et de vous priver aux yeux de Dieu. Même solution pour une communion publique dont Marie-Louise était tentée pour le jour de Pâques. Moyennant quoi, l'on se demande par quelles pratiques publiques, hormis la messe dominicale fort abrégée et quelques offices de Noël et de la Semaine sainte, l'Impératrice marque sa soumission aux commandements de l'Eglise. Mais il a fallu qu'elle choisît. A Napoléon, de telles pratiques paraîtraient fanatiques : outre qu'il les estime inutiles, il les trouverait dangereuses pour sa politique. Ce seraient, dans le ménage, comme il l'a dit, des querelles sans fin et une complète désunion. Ne vaut-il pas mieux dès lors — en admettant qu'elle persévère — que Marie-Louise fasse ses dévotions dans son appartement intérieur ?

Avec les livres de religion, Marie-Louise a apporté de son pays quantité de livres élémentaires en allemand, en italien et en français : grammaires, précis, dictionnaires, histoires générales. Pour les langues, on a vu qu'elle en a beaucoup appris, et si elle ne parvient guère, en français, à se corriger de l'accent qu'elle a et des germanismes qu'elle commet ; si, jusqu'à la fin, elle dit : Napoléon qu'est-ce que veux-tu ; si, pour parler, bien plus que pour écrire, elle éprouve des difficultés ; si elle ignore des mots familiers et populaires qui sont, au fait, de l'argot, quelle Française de ce temps connaît aussi correctement l'allemand, et, pour une étrangère qui n'a jamais résidé en France, Marie-Louise ne fait-elle pas ses preuves de bonne éducation ? Sa tante, Marie-Antoinette, était fort loin d'en être là lorsqu'elle arriva en France. Seulement, comme elle a peu d'occasions de parler l'allemand, elle en oublie l'orthographe, et, en Autriche, on lui reproche ses gallicismes. Elle parle convenablement l'italien, et si, à Paris, elle n'a que faire du hongrois, elle saurait, à l'occasion, placer quelques mots en espagnol ; mais, à la cour de l'Empereur-Roi, hors le français et l'italien, point d'affaires.

L'instruction de Marie-Louise, sans être profonde, est singulièrement étendue et variée, car, en dehors des généralités, elle a pris des notions particulières et détaillées sur l'histoire et la géographie de l'Autriche, de la Hongrie, de la Bohême, de l'Italie et de chacune des possessions de sa maison ; elle en est mieux avertie que de la France ; n'est-ce pas naturel et simple, et qui penserait ailleurs à le lui reprocher ?

Il semble que, de préférence, elle se soit attachée à l'ornithologie, l'arboriculture et la botanique. Elle a quantité de livres sur ces branches d'histoire naturelle, livres d'études et non livres d'images. Au reste, elle aime infiniment les fleurs : c'est le premier goût qu'elle ait laissé voir aux dames envoyées au-devant d'elle à Braunau. Elle a été accoutumée à en voir tout le temps autour d'elle, et des plus belles et rares. Les serres de Schœnbrunn, pillées en 1809 au profit dé Malmaison, sont célèbres, mais mieux vaut encore, pour l'agrément des yeux, cet art familier et pratique, si couru en Autriche, des jardins de fleurs. Mme de Luçay avait eu soin d'avertir que la nouvelle Impératrice semblait désirer que ses appartements fussent constamment fleuris. On n'en tint pas compte d'abord, puis l'on demanda administrativement un devis à l'Intendant des Parcs, Jardins et Pépinières, lequel dé-, montra que, pour organiser un service de fleurs dans les différents palais, il ne fallait pas moins de 14.460 francs par année, sans compter une centaine de mille francs de frais d'installation. L'Empereur, qui pourtant avait payé d'autres serres et bien plus chères, ne voulût point entrer dans cette dépense, et, à partir du milieu de 1811, Mme Bernard, la bouquetière célèbre, se chargea de fleurir les appartements, même à Saint-Cloud, moyennant quelque trois mille francs par année (1.524 francs en 1811, 3.056 en 1812, 3.606 en 1813). Qu'on joigne de menus achats de graines à Vilmorin et à Worshelm, de Haarlem, et de médiocres gratifications aux garçons jardiniers de Saint-Cloud et de Meudon, c'est tout ce qu'il en coûte — et Marie-Louise le paye de sa cassette. Pour le goût des oiseaux, elle le développe plus tard, presque à la fin, mais encore n'entraîne-t-il pas. Qu'on n'aille pas davantage comparer sa volière à celle de Joséphine. Sa facture chez Réaux, l'oiselier, s'élève à 1.250 francs en 1813 et 1.654 francs en 1814.

Pourtant, à l'ornithologie comme à la botanique, elle a porté son attention et ses scrupules, mais, si elle jouit des fleurs, c'est intimement et sans qu'elle le proclame et l'affiche ; si elle étudie ses oiseaux, c'est sans qu'elle les montre aux passants. Le sérieux de son esprit cherche des notions plus que des plaisirs, et elle ignore qu'en France ou est réputé n'aimer que ce dont on parle.

De littérature, à des moments, elle parle, et l'on s'étonne de la trouver si bien informée. Un jour, à Cherbourg, en 1813, Rœderer cite devant elle un livre de Salgues qui vient de paraître et en estropie le titre. L'Impératrice le reprend et dit : Il est intitulé : De Paris, de ses mœurs, de la littérature et des philosophes, et, modestement, elle ajoute : Je ne l'ai pas encore lu. Combien de Françaises à sa place s'en donneraient les gants ! Les livres qu'elle fait acheter elle les lit, et non pas seulement les romans de Chateaubriand, dé Mme de Genlis, de Mme de Flahaut, de Mme de Montolieu, de Miss Burnet, de Miss Edgeworth et Anne Radcliffe, mais les poèmes de Delille, de Legouvé, de Parny et de Millevoye ; elle reprend les classiques allemands, français et anglais ; elle veut toutes les pièces des théâtres d'ordre, les anciennes et les nouvelles, et si elle reçoit en hommage, dans d'ingénieuses reliures, les brochures et les poèmes d'actualité, si, comme de juste, sa bibliothèque s'augmente des grands ouvrages imprimés à l'Imprimerie impériale, elle ne néglige nul des beaux livres publiés par souscription : elle s'inscrit des premières pour les quatre volumes in-folio de Solvyns : Les Hindous, pour les Costumes français, de Rathier, et pour les Fastes du Peuple français, de Ternisien d'Haudicourt. Elle n'a pas de libraire attitré ; souvent elle s'adresse aux éditeurs mêmes ; mais Rousseau, de la rue Grange-Batelière, lui fournit à lui seul, en quatre années, pour 28.630 francs de livres ; Barbier, le bibliothécaire de l'Empereur, en achète pour 2.968 francs, et elle a encore des comptes chez Chamerot, Treuttel et Wurtz, Guillaume, Nozeran, Lenormand, Didot, Dentu, Grabit, Rosa, Goullet, Neveu, Collignon. Sans doute, de ces livres beaucoup partent pour Vienne, surtout des chers, des livres à gravures, mais la plupart sont fournis en double ; les reliures, exécutées pour l'Impératrice par Simier et Bozérian, sont d'une beauté qui né laisse aucun doute sur le goût qu'elle y porte et sur le soin qu'elle y met.

De même s'attache-t-elle personnellement aux gravures et en achète-t-elle infiniment. Lorsqu'elle donne à Godefroy 2.084 francs pour des épreuves de son portrait, c'est d'obligation, mais, chez Roland et chez Artaria, c'est, chaque année, des factures de sept à huit mille francs, et elle ne prend pas, chez Artaria, de Vienne, des estampes qu'elle y renverrait. Elle veut les portraits qui paraissent des personnages qu'elle connaît ou qu'elle peut rencontrer ; elle veut les vues des paysages qui lui étaient chers, les représentations des costumes qui lui sont familiers, puis, elle se plaît aux gravures sentimentales ou gracieuses et en emplit des cartons.

 

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Ne sont-ce pas ainsi des modèles qu'elle cherche ou des coloriages qu'elle prépare, car son goût de peindre est toujours le même, et, malgré la présence aux leçons de l'obligatoire femme rouge, elle y est assidue et y fait des progrès. L'odeur d'essence, il est vrai, déplaît à l'Empereur, qui ne peut la supporter, et, comme il vient souvent dans l'appartement, c'est du pastel que Marie-Louise se contente d'abord, mais elle revient ensuite à l'huile, et finalement s'adonne à l'aquarelle.

Le premier maître qu'on lui donne, qui l'a choisi ? Comme s'il s'agissait d'un ouvrier de métier qu'on embauche à la Grève, Duroc, dès le 5 avril 1810, a ordonné à Denon d'envoyer à Compiègne un professeur qu'il adressera à Mme de Montebello. C'est Prud'hon qu'envoie Denon, et peut-on croire, que Prud'hon convient pour une telle place ? Certes, signalé dès 1797, par une Allégorie relative à Bonaparte, généralissime des armées françaises, que Picot a gravée, il a été chargé de décorer l'hôtel Chantereine, et, depuis lors, les travaux chez le Consul ne lui ont pas manqué : plafond pour la Salle des Gardes de Saint-Cloud, portraits de Joséphine et d'Hortense, allégories sur la Paix ; grâce au préfet de la Seine, Frochot, bourguignon comme lui, il est devenu le peintre officiel de la ville, l'ordonnateur artiste de tout ce qui s'y fait : grands tableaux pour les monuments publics, têtes de lettres pour le papier officiel, transparents pour, les fêtes, maquettes pour les statues, médailles pour les cérémonies, modèles pour les meubles, il imagine tout et excelle à tout ; chaque objet qu'il touche, il le transforme et le divinise, portant au plus vulgaire la grâce, la lumière et la beauté ; mais, dans le cours de son existence tourmentée, le fils du maçon de Cluny a-t-il acquis ce qu'il faut d'éducation mondaine et d'habitude des coins pour ne pas choquer une élève impératrice et lui rendre l'enseignement agréable ? Il a l'air emprunté sous l'habit de cour qu'il a dû revêtir, et son chapeau à plumes le gène autant que son épée. Il ne sait point se rendre amusant, égayer sa leçon par quelque improvisation spirituelle ou quelque croquis vivement enlevé. Il tient Marie-Louise à copier au pastel une Vierge du Guide ou une Innocence de Greuze ; il relève avec conscience toutes les fautes, ne comprenant pas que, pour une femme jeune, oisive et prisonnière, la peinture est d'abord un passe-temps. Qu'importerait que, dans les devoirs de l'écolière, le corrigé du maître perce partout, si, profilant des occasions sans nombre qui s'offrent à lui, Prud'hon avait surpris, dans des dessins et des croquis, les altitudes de l'Empereur et de l'Impératrice, les intérieurs du Palais, les scènes familières, les personnes de l'entourage ? Mais, sauf une jolie tête d'étude d'après Mme de Montebello, deux dessins d'après l'impératrice et trois portraits du roi de Rome, les mieux informés n'ont rien à signaler. La place, pourtant, n'est pas sans agréments. En 1810, Prud'hon reçoit 4.500 francs, 7.499 francs en 1811, 6.442 francs en 1812, 6.000 francs en 1813, mais ce n'est rien près de ce que prend Isabey, qui, poussé par Mme de Montebello et par Corvisart, est bientôt installé comme maître d'aquarelle, en rivalité avec Prud'hon, maître de pastel, Si, de traitement officiel, Isabey ne touche que 3.000 francs, il y joint toutes sortes d'agréments ; il est envoyé à Vienne pour faire les portraits de la famille impériale et reçoit pour ce voyage, de l'Impératrice seule, 16.459 francs ; il se rend l'homme nécessaire qui, à chaque instant, d'un crayon singulièrement preste, adroit et spirituel, croque les scènes d'intérieur, les agrémente de quelques touches d'aquarelle et en fait de petits souvenirs intimes que Marie-Louise s'enhardit à signer et dont elle fait des présents. Faut-il raconter les cérémonies, dire le mariage, l'accouchement, les voyages, il est toujours dispos et constamment habile en restant documentaire. D'après son auguste élève, que de portraits ne fera-t-il pas : le portrait en pied où elle apparaît dans tout l'éclat de sa dignité impériale ; le portrait en buste, où, aquarellées. légèrement, les mousselines jouant avec les roses font valoir à souhait la fraîcheur .et l'éclat de son teint ; le médaillon que Ni.tot montera en or, autour duquel, en petites perles fines et en pierres de couleur, on lira : Louise, je t'aime, et que Marie-Louise fera poser à l'écritoire de l'Empereur ; le médaillon que Nitot montera sur une tabatière d'écaillé noire doublée 'd'or et au-dessous duquel Marie-Louise fera mettre les initiales N. L. et la date du mariage religieux : 2 AVRIL 1810. Par centaines, ces portraits, car il en faut pour toute la famille d'Autriche, pour la Maison autrichienne, pour les femmes rouges, et, de Mme de Montebello, presque autant. Certains de ces portraits, Marie-Louise les fait reproduire sur porcelaine par Le Gay ou Mme Jacquotot, d'autres en gravure en couleurs par Monsaldi, en noir par Mécou ; elle se trouve assez satisfaite de son peintre ordinaire pour.ne pas se répandre et elle ne cherche pas d'autre miniaturiste ; une seule fois elle se fait peindre par Jacques, et c'est tout. D'ailleurs, dans ses voyages, elle ne donne pas, aux occasions, comme faisait Joséphine, de tabatières avec son portrait : c'est celui de l'Empereur ou un chiffre de diamants ; cela explique la rareté relative des miniatures.

Pour les grands portraits à l'huile, les portraits officiels, il faut bien qu'elle accepte les deux artistes qui sont en possession de représenter les souverains, Gérard et Robert Lefèvre ; Gérard fait d'elle au moins cinq portraits, sans compter les répétitions, mais on comprend que ce n'est pas là ce qui lui plaît ni ce qu'elle recherche : nul de ces portraits n'est gravé par ses ordres, et cette fortune est réservée à Isabey. A-t-elle si grand tort, et, par cette innocente coquetterie, n'a-t-elle pas fourni d'elle-même le type devenu populaire, le plus flatteur et le mieux accommodé pour faire valoir les agréments de sa personne ? Ne vaut-il pas mieux qu'on la connaisse ainsi que si, s'étant, comme Joséphine, dispersée à quantité de peintres, elle avait à ce point, multiplié les interprétations diverses de son visage qu'elle mît presque dans, l'impossibilité de le discerner à coup sûr ? De même a-t-elle fait pour ses bustes, et, bien qu'il y en ait d'intéressants par Spalla et Rutxhiel, bien que la statue où Canova l'a montrée symbolisant la Paix ait été en réputation, c'est à Bosio qu'elle a donné la préférence et c'est le buste qu'il a exécuté qu'on reproduit en tapisserie des Gobelins, Encore irait-elle volontiers aux mignons petits bustes d'étagère que font Posch et Treu, de Bâle, et qui sont comme des miniatures sculptées.

Ainsi attirée, elle ne saurait se rendre, pour les arts, une protectrice bien active. Elle achète quelques tableaux au Salon, mais c'est des Malck-Adel de Mme Servières, des Clotilde de Surville de Laurent ou des paysages à troubadours de Véron ou de Mesplet. Elle se plaît aux fleurs de Redouté qui, en trois ans, reçoit d'elle 14.000 francs, et aux pigeons de Knip de Courcelles, qui a pour sa part 5.760 francs : peinture sèche, précise, formelle, à regarder à la loupe, telle qu'il la faut à des yeux méticuleux, curieux et plus bibelotiers qu'artistes.

Aussi, avec ses goûts, est-il tout naturel qu'elle se porte aux médailles, qui sont aussi des miniatures et qui retiennent doublement l'attention, car elles l'amusent par les figures et l'intéressent par les légendes. Dès son arrivée, Marie-Louise se forme un médaillier pour lequel elle réclame d'abord la série des monnaies anciennes, du double louis de 48 livres au liard de 3 deniers, puis la série des monnaies nouvelles, du double napoléon de 40 francs à la pièce de 1 centime. L'Empereur qui, connaît ses envies, ouvre un crédit spécial pour la frappe en or, à la Monnaie, de toutes les médailles de sou règne dont on a lès carrés. Denon se procure les médailles qui ont été frappées en Italie ou qui sont des médailles particulières, et, lorsque l'exemplaire est en bronze, il le fait dorer d'un seul côté pour éviter toute idée, dans la suite, que les médailles aient pu être changées. Elle veut même les épreuves d'essai des pièces non terminées ; elle veut, outre la collection en or, deux autres collections en bronze ; elle s'attache à son médaillier au point que, en pleine crise, le 15 mars 1814, elle pense à faire frapper en or, en argent et en bronze, les médailles gravées depuis 1812 qui manquent et que, le 4 octobre 1814, elle fait acheter le complément en bronze des suites qu'elle possède.

 

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La musique l'occupe plus encore que la peinture et semble intéresser davantage ses goûts intimes. Dans chacun des palais où elle réside, en même temps que les petits meubles d'usage, exécutés par ordre de Napoléon sur un modèle uniforme de façon que, où qu'elle aille elle retrouve ses habitudes, elle a une harpe et un piano semblables. Mais elle ne se contente pas des pianos d'Erard et de Pleyel, elle en veut de Broodmann, qu'on fait venir d'Autriche et qu'on habille à la mode de Paris. A Vienne, elle avait Kozeluch pour professeur : à Paris, elle a Paër, qui, directeur du Théâtre de la Cour et compositeur de la Musique particulière de Sa Majesté Impériale et Royale, est tout désigné pour de telles leçons. Il n'en tire pas grand profit d'argent, 1.000 francs à peine par année, mais il touche d'ailleurs près de 50.000 francs, et si la place oblige à des attentions et exige du détail, elle rapporte bien des agréments. Sans doute, Paër doit veiller à ce que Dubois, l'accordeur, ait mis les instruments en état, et si Dubois ne se rend pas à son devoir, Mesdames les femmes de chambre de Sa Majesté font dire au maître de musique que, n'étant pas arrangé le piano, Sa Majesté n'aurait pas pris sa leçon. Porte close donc, et il demande tristement par quel côté il doit se faire annoncer. Sans doute, de sa musique à lui, à peine si l'Impératrice tolère qu'il glisse ses six duos pour piano, ses duettini et ses douze ariettes italiennes ; ce qu'elle aime, c'est la musique allemande telle qu'en ce temps la transforme Beethoven. Au reste, il faut qu'elle soit presque une virtuose, car, dans ses cahiers, que relient Susse et Lafitte, voici, outre les partitions des opéras français et italiens, les œuvres de Steibelt, de Rigel, deDussek, de Clementi, de Cramer, de Weigl, d'Haydn, de Pleyel, de Wœdel, de Hummel. Pour la harpe, elle a, comme de juste, les fantaisies de d'Alvimare, et elle chante aussi, car, avec les Nocturnes de Blangini, ce sont les airs de Jadin et de Kalkbrenner. Cette musique qu'elle aime et qu'elle exécute, c'est pour elle-même et à elle seule. Plus de ces petits concerts improvisés où les archiducs tenaient chacun leur partie et où, en famille, on se plaisait à exécuter les morceaux célèbres ; ce n'est pas aux Tuileries que Marie-Louise trouvera des concertants ; d'ailleurs, de telles familiarités ne seraient point admises par l'Empereur, qui tolère tout juste Paër, parce qu'il l'a de longue date à son service.

Voilà des heures employées, mais il en reste, et, pour les tuer, rien de mieux que le travail à l'aiguille. L'Impératrice aura une maîtresse de broderie, Mme Rousseau, qui lui enseignera, outre l'art de confectionner des bourses en soie mélangée de fils d'or et d'argent, avec des agréments de paillettes et de perles de verre, celui bien plus rare de broder, sur des dessins compliqués, des écharpes, des baudriers et des ceinturons, où, sur un semé d'étoiles, s'entrecroisent des flambeaux d'hyménée, des carquois, des aigles, des couronnes, que bordent des tiges courant de lauriers et d'oliviers. Une grande artiste, Mme Rousseau, aux prix qu'on la paye, bien plus que Prud'hon, presque autant qu'Isabey : 18.840 francs en quatre ans, sans compter les fournitures de Baugé, marchand mercier, qui, la première année, montent à 5.149 francs et hésitent ensuite entre 1.500 et 2.000 francs.

Enfin, comme dans la salle de récréation d'un pensionnat, on trouve dans le salon de l'Impératrice tous les petits jeux imaginés pour distraire et occuper l'oisiveté : trictrac, dames, solitaires, patiences, trou-madame, l'arsenal des divertissements de couvent, estampes découpées, casse-tête chinois, ces jeux de l'oie que renouvelle sans cesse l'invention des marchands de Paris, et qui, sur des figures diverses interrogent toujours les dés.

Faut-il croire que ce soient là tous les plaisirs de l'intérieur ? Sans doute, pour ce qui est de l'esprit ou ce qui y ressemble, mais, une des occupations majeures et préférées n'a rien à voir avec lui, et c'est tout uniment la gourmandise, manger des bonbons, faire du thé ou du chocolat, passer même parfois à un divertissement plus solide, tel que confectionner une omelette ou pétrir des gâteaux viennois. Chez Marie-Louise, toutes sortes d'ustensiles pour le thé, — sans parler des cabarets en Sèvres qui ne sont pas d'usage, — quantité de ces petites théières de laque noire, de terre brune, jaune ou rouge, où l'on prétend que le thé développe mieux son arôme ; puis, des provisions de thé de toutes les sortes, et Kourakin, qui l'en sait gourmande, la fournit des plus rares thés de caravane. Quant aux chatteries, tout de suite elle connaît les bons endroits ; elle en prend, chaque année, pour plus de 2.000 francs chez Lamotte, chez Lemoine, chez Henrion, chez Terrier ; chaque année, la facture d'Augier, chocolatier ordinaire de la Cour, passe les 500 francs, et il faut encore que Sunau, de Metz, envoie ses mirabelles, et Bessin, de Rouen, son sucre de pommes. Où qu'elle passe, elle s'informe des douceurs, et, si la plus grande partie de ce qu'elle en achète part pour Vienne, il en reste assez pour qu'elle en grignote tout le jour. On a enfin les plaisirs du dehors. Dans les résidences, l'Impératrice se plaît infiniment à monter à cheval. Comme sa tante, plus elle en a été privée comme jeune fille, plus elle s'y attache comme femme. Marie-Thérèse n'est plus là pour faire des observations, et celles que tente Mme Lazansky ont aussi peu de succès que si elles étaient maternelles. Aussi bien, cela convient à l'Empereur et il le veut. Marie-Louise prend donc, tout de suite au retour d'Anvers, ses premières leçons au manège couvert de Saint-Cloud, et elle a si grand'peur qu'il faut que Napoléon lui tienne la main tandis que l'écuyer conduit le cheval par la bride. Quand elle s'est un peu enhardie, les leçons continuent dans l'allée du Parc réservé, et après le déjeuner, l'Empereur, en bas de soie et en souliers à boucles, enfourche près d'elle un cheval, pousse au galop celui qu'elle monte et rit de bon cœur aux cris qu'elle pousse ; nul danger, car des piqueurs échelonnés dans l'allée, sont prêts à arrêter le cheval s'il courait trop vite. Peu à peu, c'est un goût qui inquiète à Vienne, d'où Mme Lazansky écrit : J'appréhende qu'elle se fatigue trop et surtout qu'elle monte à cheval avec trop peu de modération. Après les couches, tout de suite c'est une passion : à Saint-Cloud, à Fontainebleau, à Compiègne, promenades avec l'Empereur ; à Paris, chasses au bois de Boulogne, et quand on ne chasse pas, équitation au parc Mousseaux. L'Empereur absent, cavalcades en compagnie de la dame d'honneur, l'écuyer et les pages suivant, comme de juste. L'Impératrice devient une bonne pratique pour Verdier, qui la fournit de cravachés, et pour Vignon, son sellier.

Les promenades en voitures l'amusent aussi, mais bien moins. Avec l'Empereur, il en est de matinales, presque libres, qui sont charmantes : mais, dès que l'Impératrice est seule, il faut tout l'appareil du service et des escortes. D'ailleurs, à Paris, où peut-on prendre l'air, hormis aux allées droites et poudreuses du bois de Boulogne ? Pour les monuments, après quelques courses où l'Empereur lui en a fait visiter cinq ou six en grande hâte, sans la laisser s'arrêter et s'instruire à son gré, c'est fini. Elle est censée les connaître. En réalité, elle y est aussi étrangère que le jour de son arrivée ; ce n'est pas ainsi qu'on apprend à aimer ce Paris dont il faut prendre l'habitude pour en concevoir la beauté. On a les chasses, assez fréquentes, mais, toujours dans les petits environs, Boulogne, Vincennes, Saint-Germain, et pour le tiré, le plateau de Satory et la plaine de Fréminville. On tourne sur soi, et, en prenant beaucoup de mouvement, on ne change pas d'horizon. Le mieux est encore Boulogne, car on déjeune ou l'on goûte à Bagatelle. Une fois par hiver, on a le voyage de Grosbois, désormais obligatoire : chasse, dîner, spectacle, bal ; on revient le soir même, et ce n'est pas sans fatigue. Pour la promenade à pied, la promenade hygiénique, rien, hormis la terrasse du Bord de l'Eau, jusqu'au moment où, l'Elysée échangé à Joséphine contre Laeken, l'Empereur rentre, en possession d'un jardin qu'il ne partage pas avec le public. Encore est-ce un jardin et faut-il toujours marcher dans des allées entre des murs.

Voilà donc la vie qu'elle mène, et n'est-ce pas que Marie-Louise est plus enfermée, plus recluse que dans sa prime jeunesse, au temps où Mme de Colloredo la menait cueillir des fleurs sauvages aux prairies des environs dé Schœnbrunn ? Ce sont les mêmes occupations, les mêmes leçons, les mêmes devoirs, des divertissements pareils, des ennuis semblables —une pensionnaire en vérité, et qui ne peut recevoir personne ni correspondre avec personne. Même à sa famille, elle ne peut écrire que des choses indifférentes et banales ; elle ne peut se confier par lettre, car, pour le Cabinet noir, le cachet écartelé de France et d'Autriche ou le pain à cacheter populaire, c'est tout pareil. Ce n'est que par ses présents qu'elle peut prouver aux siens ses quotidiennes attentions ; encore, n'est-il pas permis qu'elle choisisse entre plusieurs objets qu'on lui apporte, bien moins encore qu'elle pénètre dans un magasin ; tout ce qui la mettrait en contact avec des êtres est sévèrement défendu.

 

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Pourtant, elle a dix-neuf ans en 1810, vingt-trois en 1814. Comment, si le mari lui manque, vivrait-elle tout le jour sans une amie, elle qui fut accoutumée d'enfance à ces épanchements, ces bavardages, ces dînettes, qui, avec les présents réciproques, font le meilleur de l'amitié chez les femmes ? Encore, archiduchesse ou impératrice, ne peut-elle que donner, non recevoir, et c'est donner qui attache le mieux. Elle est un être faible qui toujours fut dirigé et conduit. Elle n'a jamais pris ni pu prendre d'initiative, et, entre les règles sévères.de son éducation traditionnelle, le respect religieux pour son père, l'affection tendre et extasiée pour sa belle-mère, elle n'eût point été tentée de s'émanciper, même si sa nature eût été différente, son intelligence plus active et son cœur moins subordonné. Ses qualités comme ses défauts la préparent à une de ces affections qu'on dirait maladives, qui, selon l'objet : qu'elles embrassent, tournent une princesse toute au bien de la nation et à la gloire d'elle-même ou toute au détriment du trésor et à l'exécration du peuple. L'exemple désastreux de sa tante ne l'avertit ni ne la retient. Comme elle n'a pris aucune influence, ni sur l'Etat, ni sur la politique, et que son existence s'écoule toute dans l'Appartement intérieur où nul ne pénètre, ce n'est que pour elle-même que les conséquences en sont graves, et peu importe, en ce moment, qu'une exclusive amitié la domine et l'absorbe. Plus tard, si elle est appelée à jouer un rôle, les effets paraîtront. Mme de Montebello qui est l'objet de cet attachement passionné, s'est délibérément proposé de capter cette faveur dont elle a calculé les profits. Dès qu'elle aliénait sa liberté, le servage devait lui rapporter. A Braunau, elle a poussé Caroline à renvoyer Mme Lazansky qui lui portait ombrage et, du même coup, elle a, contre Caroline, suscité la rancune de Marie-Louise. Elle s'est rendue utile en aidant à déchiffrer les billets illisibles de l'Empereur ; elle s'est rendue agréable en témoignant à tout propos son admiration pour la Maison dé Lorraine, pour l'empereur, pour tout ce qui le touche, en sorte qu'elle flattait en la fille et l'archiduchesse les deux sentiments les plus forts et les plus légitimes ; elle s'est rendue indispensable en montrant, durant les couches, au moment où Marie-Louise se croyait en péril, un dévouement affectueux et énergique, le seul qui lui ait donné quelque confiance et procuré quelque apaisement. C'est l'Empereur qui l'a nommée : n'est-ce donc pas un devoir, vis-à-vis de lui, de l'accepter pour confidente ? C'est la seule femme qu'on permette à l'Impératrice de voir, la seule qui habite près d'elle, la seule qui d'obligation l'accompagne et qui, dès que Napoléon a repris ses habitudes, lui tienne une espèce de société. Il est logique, naturel, nécessaire qu'elle la prenne en passion, si elle ne la prend pas en haine, mais elle ne sait point haïr.

Cette exclusive amitié ne saurait aller sans une sujétion complète, sans la subordination des idées, des affections même et des sentiments de l'Impératrice à ceux de la duchesse, devenue l'être idéal sur qui elle se règle ; et cette influence, qui est de tous les instants et qui érige la dame d'honneur en maîtresse de la pensée de Marie-Louise, l'habitue à ne rien penser par elle-même et à subir constamment une impulsion, en sorte que, si elle lui manque, elle se trouvera livrée sans défense à la première personne qui prendra autorité sur elle, qui lui fournira un avis et lui imprimera une direction ; et cette personne ne saurait être de France, ni de la Maison, ni de la Cour, car l'objectif principal de la duchesse a été de s'établir uniquement dans cet esprit faible et ce cœur tendre, et de n'y souffrir en France, ni dans la Maison, ni dans la Cour, nul être qui pût lui donner de l'ombrage.

Directement, elle ne s'est point attaquée à l'Empereur, bien qu'elle le haïsse et qu'elle tourne en injures tout ce qu'il lui dit. Ainsi, un jour qu'il visite, avec Marie-Louise et la duchesse la manufacture de Sèvres il s'arrête devant un buste du maréchal qu'il a commandé, et demande à Mme de Montebello si elle le trouve ressemblant. Elle éclate en sanglots et se relire, déclarant que l'Empereur a voulu lui faire la pire des offenses. Lui présent, elle ne réplique pas, mais dès qu'il a le dos tourné, elle lance des mots piquants, devant l'Impératrice même. Un jour qu'elle a fait prendre un purgatif à Marie-Louise, sans attendre le médecin qui devait, parle droit de sa charge, présenter le remède, elle essuie une remontrance de l'Empereur qui insiste sur la nécessité de se conformer à l'étiquette : A peine est il parti : Je suis bien aise, dit-elle, que M. l'Etiquette ait fini, je n'ai jamais aimé les longs sermons. Peu à peu, l'Empereur constate que sa femme est mal entourée dans son intérêt, il conçoit, des regrets sur la nomination précipitée qu'il a faite, et peut-être cherche-t-il quelque moyen de se défaire de la duchesse avec honneur, mais bien que le bruit ait couru plusieurs fois de son départ, elle tient trop aux avantages de la place pour la quitter d'elle-même, et une destitution qui, d'ailleurs, paraîtrait alors injuste et imméritée, causerait un scandale que l'Empereur ne peut infliger à la mémoire glorieuse de son ami.

Cela étant, Mme de Montebello a le champ libre. Elle fait le vide autour de l'Impératrice, n'y admettant que Corvisart, le plus vieil ami de sa famille, et Isabey dont elle s'est assurée. Avec les princesses, guerre ouverte, à ce point qu'à des jours elle se trouve obligée à présenter des excuses ; avec les dames de la Maison, hostilités déclarées, et l'Impératrice mise au courant de toutes les histoires vraies ou fausses. Celles-là seules qui se défendent elles-mêmes et aux paroles piquantes répondent par des mots sanglants, ou celles-là qui, dans la Maison, trouvent des champions assez spirituels et assez informés pour faire redouter leur riposte, ont des chances de vivre tranquilles. Autrement, c'est un continuel persiflage qui n'épargne personne. La première victime est le chevalier d'honneur, M. de Beauharnais : C'est à en faire de la peine, car on voit bien qu'il en souffre, mais la force de se fâcher lui manque et, étouffé parla timidité, il reste court. Pourtant, de lui, la duchesse n'a rien à craindre, et elle le sait si bien que c'est elle qui, par les larmes suggérées à l'Impératrice, le fait maintenir en place au moment où Napoléon va le remplacer par M. de Narbonne, autrement redoutable. Avec Mme de Luçay qui, admise presque au même titre dans l'Appartement intérieur, peut y prendre pied, même jeu dé tracasseries, mais là, elle trouve en tête Philippe de Ségur, gendre de la dame d'Atours, et, à tout l'esprit des Ségur, Philippe joint un terrible don d'observation et des renseignements tels qu'en a seul le maréchal des logis du Palais. Ne laissant rien passer, il reporte le combat sur un terrain où la duchesse, peu sûre d'elle, bat fâcheusement en retraite, et il éteint les dernières répliques par des allusions qui cinglent. Ségur à l'armée, Mme de Montebello s'imagine qu'elle prendra revanche, et, comme elle ne peut reprocher à Mme de Luçay de s'être rendue familière et de se mêler dans des fonctions étrangères, comme, par sa réserve, son ton, son attention à ses devoirs, Mme de Luçay n'offre nulle prise, c'est son goût que conteste la duchesse, ce sont ses attributions qu'elle envahit et où elle prétend se rendre maîtresse. Mme de Luçay les défend ; il y a des scènes fâcheuses, des colères, des mots piquants, des expressions dont une personne bien élevée ne se sert jamais, mais ce que n'attendait pas la duchesse, très nettement et en termes formels, Mme de Luçay porte ses plaintes à l'Impératrice ; elle invoque le règlement qui distingue les attributions, et, sous peine qu'on désobéisse à l'Empereur, il faut bien qu'elle gagne sa cause.

Pareilles querelles, mais combien plus vives, arrivant aux gros mots en la présence de l'Impératrice, avec Mme de Montesquiou, gouvernante des Enfants de France. Là, il faut que l'Empereur lui-même intervienne, car Mme de Montesquiou, dans l'orgueil de sa naissance, de son nom, de sa charge et surtout de sa conscience, n'est pas femme à céder, et la duchesse s'exaspère d'un grand office qui prime sa place, d'un nom qui écrase son titre, d'une conception du devoir si différente de la sienne qu'elle en devient une offense. Cette rivalité va si loin que l'Empereur ayant spontanément offert à la gouvernante une pension de 50.000 francs en récompense des soins qu'elle a donnés au roi de Rome, la duchesse ne laisse point de repos à l'Impératrice qu'elle n'en ait obtenu une égale. Peut-être pourrait-elle se contenter avec les présents qu'elle reçoit de Marie-Louise ; mais ces présents, pour témoigner une constante sollicitude, une affection toujours éveillée, pour marquer des intentions touchantes et rares, ne fournissent pas toujours tout ce qu'elle souhaiterait. A charge de revanche, a-t-on dit, Corvisart s'est chargé de dire que la duchesse ne possède en propre, delà fortune de son mari, que 6.000 livres de rentes : mais Marie-Louise est née trop princesse, elle est trop nouvellement arrivée en France pour penser qu'on en veuille à sa cassette et que sa dame d'honneur puisse accepter d'elle des cadeaux monnayés. Elle imagine des présents où l'amitié se témoigne et où la richesse paraisse le moins possible. Elle charge la dame d'Atours d'emprunter de Mme Guéhéneuc les portraits des enfants Lannes pour en commander à Isabey des réductions en miniatures qu'on montera sur un bracelet. Certes le bracelet est beau, mais, sans les portraits, l'Impératrice ne penserait pas qu'il fût offrable ; elle se tient informée des dates de fêles et de naissance des enfants pour envoyer à chacun d'eux une belle montre, un collier, une curiosité rare, sans parler des jouets et des bonbons. Des objets de fantaisie qu'elle achète, elle veut à chaque fois deux exemplaires pourquoi y en ait un pour la duchesse. Vienne la mode des charivaris, où l'on porte à une chaîne quantité de petites breloques d'or ou d'argent, chaque jour, c'est un achat, et chaque malin une surprise ; des porcelaines de Sèvres, des médaillons à portrait de 4.521 francs, des ceintures en pierre de couleur de 4.000, c'est tout qu'elle donne, tout jusqu'au livre d'heures qu'elle tient pour une relique, le missel de son ancêtre, la bienheureuse Marguerite de Lorraine, mais ce tout est de cœur, d'intimité, d'attention. Ce n'est pas, sans doute, le tout que la duchesse souhaiterait, mais elle le prend. Elle n'admet pas que d'autres aient part aux libéralités de sa maîtresse, et s'il plaît à l'Impératrice, naturellement généreuse, de gratifier quelque femme de service, elle doit attendre un moment d'absence de la duchesse.

Cette manie d'accumuler semble un trait de caractère unique chez Mme de Montebello ; il en reste même un témoignage sans réplique : après sa mort, il a fallu six ventes, espacées du 2 février au 3 avril 1857, pour disperser les seize mille objets d'art, compris sous 1.644 numéros, qui provenaient de sa succession et qui ne la formaient point tout entière, car ses héritiers avaient fait leurs paris. Ou a vendu, en deux cent quatre-vingt-treize lots, des porcelaines du Japon et de Chine non montées, des terres de Boccaro et des verres de Venise — un seul lot formé de deux cent quarante objets ; on a vendu, en deux cent trente-trois lots, des panneaux et meubles en laque du Japon, des meubles anciens de Boulle, des guéridons décorés de pâte tendre, des bronzes dorés, des porcelaines de Sèvres, des porcelaines de Chine et du Japon montées ; on a vendu, en trois cent huit lots, les laques, les bronzes du Japon et de la Chine, les pierres de lard, les chinoiseries, les soieries anciennes de la Chine en pièce — et, pour un seul numéro, il y a quarante-huit pièces en laque du Japon, sous un autre quatre-vingts écrans, sous un autre seize cents mètres d'étoffes en pièce de soie de Chine ; on a vendu, en quatre cent vingt-neuf lots, les porcelaines d'ancien Sèvres, d'ancien Saxe, d'Allemagne, de France et d'ailleurs ; on a vendu en deux cent soixante-dix-huit lots, les curiosités et objets d'art du XVIe siècle, les émaux de Limoges, les cristaux de roche, les bonbonnières et tabatières, et il y a, de tabatières seules, quatre-vingt-dix-neuf, en saxe, en cristal de roche, en vieux Saint-Cloud, en écaille blonde, en vitrification, en nacre de perles, en ivoire, en aventurine, en vernis-Martin, en jaspe, en toute matière.

Encore n'a-t-on pas vu les bijoux, pas même le médaillon orné d'un portrait de Sa Majesté, suspendu à un rang de soixante-quinze perles et qui, en 1814, a été payé 63.870 francs !

Les cadeaux d'argent paraissent insignifiant : mis à part les 50.000 francs de pension, 4.500 francs un jour, 6.000 un autre : mais, de bijoux, de fantaisies, de meubles, de tableaux, de chevaux, cela va à d'invraisemblables chiffres ; toutes les faveurs que Marie-Louise sollicite de l'Empereur sont pour la duchesse, qui voudrait toutes les places de finances pour ses parents ou parentes, et qui, pour les conquérir, oblige Napoléon à fausser la parole qu'il a donnée à ses soldats mutilés.

C'est une domination établie contre qui toute- lutte serait oiseuse. En amitié féminine, jamais les deux termes ne sont à égalité ; il y a toujours une forte et une faible, une qui mène et l'autre qui est menée, une qui pense et l'autre qui approuve, une qui est admirée et l'autre qui admire. A se laisser combler, la Duchesse — il n'y en a qu'une — excelle, et c'est Marie-Louise qui est reconnaissante. Comme la Duchesse se lève tard, c'est l'Impératrice qui monte chez elle le matin et, pour ne pas traverser le salon de service, elle passe par un cabinet de garde-robe. Sur la table à écrire de l'Impératrice, au milieu des portraits de la famille d'Autriche, un seul portrait, celui de la Duchesse, qu'on place lorsque l'Empereur s'absente, qu'on enlève lorsqu'il revient. Tout plaît d'elle à Marie-Louise, et comme elle embrasse ses antipathies, ainsi fait-elle des sympathies dont elle reçoit la confidence. Elle adopte jusqu'à son tour d'esprit et s'amuse à des plaisanteries grasses dont le ton pourrait être meilleur et qui étonnent lorsque, un peu dégelée, à Saint-Cloud, en 1812, devant les entrées particulières, elle les lance dans le respectueux silence.

La vie s'établit ainsi, à partir de ce séjour à Saint-Cloud : et peu à peu, par degrés, à mesure que l'Empereur se rend moins visible, Marie-Louise y est plus livrée ; la sujétion ne se rendra complète que lorsque, par l'absence, le mari aura perdu l'habitude de son autorité ; Marie-Antoinette a eu Mme de Polignac, Marie-Louise aura Mme de Montebello ; et, dès à présent, on peut prévoir tout l'avenir.