NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

LA JOURNEE DE L'EMPEREUR AUX TUILERIES

II. — LES APPARTEMENTS. - LA SURVEILLANCE.

 

 

Pour retrouver, dans l'Appartement intérieur, les habitudes de vie et les façons coutumières de Napoléon, le mieux, sans doute, est de prendre pour type l'appartement des Tuileries, et, cet appartement tout entier, avec des documents médiocres ou insuffisants, presque rien de graphique, il faut le reconstituer : Il n'est plus que des ombres de palais où l'on puisse chercher l'ombre de l'Empereur. Certes Napoléon a passé des jours à Compiègne, à Rambouillet et à Fontainebleau, mais guère plus nombreux qu'à Schœnbrunn ou à Potsdam : on ne saurait en tirer des exemples, pas plus que des quartiers généraux de Marrac et de Mayence, des palais impériaux de Strasbourg et de Bordeaux : c'est de fait aux Tuileries et à Saint-Cloud qu'il a le plus longtemps séjourné, et, ici comme là, table rase.

On peut dire que, en moyenne, de Floréal an XII à avril 1814, l'Empereur a eu aux Tuileries son habitation officielle près de trois mois par année. Cela ne veut pas dire qu'il n'en sortît pas et qu'il y couchât chaque nuit. Sans qu'il fût nomade comme étaient Louis XIV et surtout Louis XV, lequel promenait sans cesse son ennui de Versailles à Marly, à Choisy, à Saint-Hubert, à Bellevue, à Compiègne, à Fontainebleau, Napoléon était peu stable. Le soir venu, il décidait brusquement son départ pour Malmaison ou Saint-Cloud, allait quelques jours s'installer à l'Elysée, venait passer une journée ou même une soirée en quelqu'un des châteaux qu'il avait donnés à ses compagnons de guerre, — Grosbois et Grignon par exemple, — et cela ne comptait pas dans les déplacements officiels, n'était pas même, dans les premiers temps, inscrit au Journal des Voyages. On dirait, surtout au début du règne, qu'il veut entretenir sa Maison dans une perpétuelle alerte, l'habituer à se mobiliser sur l'heure, qu'il se plaît à multiplier les difficultés pour le Grand-maréchal et pour les gens du service. De fait, c'est son besoin de continuelle activité, de mouvement, d'exercice qu'il satisfait. Mais, partout où il va, il souhaiterait trouver les pièces disposées dans le même ordre qu'aux Tuileries ; il voudrait partout son appartement intérieur pareil, et des meubles, fabriqués sur des modèles semblables, disposés à des places identiques. Une fois ses nécessaires étalés, ses portefeuilles ouverts, il est ainsi chez lui, il à sous la main tout ce qu'il lui faut, car nul homme n'a moins de besoins différents, moins de caprices, n'est plus d'habitude. Ce qui est l'entourage familier de sa vie tient en quelques caisses — on dirait volontiers en quelques cantines — et il reste en l'Empereur, quelle que soit sa magnificence, quelle que soit sa volonté de parer d'une façon grandiose le cadre où il se meut, beaucoup du sous-lieutenant qu'il a été, prêt, si le boute-selle sonne, à se mettre en route, et n'ayant besoin que de quelques minutes pour corder ses bagages. Ainsi, ses palais ont toujours un air d'hôtellerie. Tout ce qui lui est personnel suit sa personne et, lui parti, nulle marque de son passage, nulle trace de ses goûts, nul indice de son caractère ou de ses habitudes. Hormis son chiffre aux meubles et aux tentures, ses armoiries, les abeilles envolées de son manteau impérial et posées, çà et là, aux murs et au parquet, rien qui le rappelle. Par mesure d'économie et aussi parce qu'on ne saurait faire mieux ou aussi bien, on couvre plus tard d'un lambeau d'étoffe ces insignes séditieux, et les rois se succèdent sans trop d'embarras dans ce mobilier impérial : rien de l'esprit du premier occupant ne traîne sur les meubles.

Aussi bien, en ces appartements, y est-il entré de même et sans faire de façons, comme il entrait en un de ses quartiers généraux, Osterode ou Finekenstein, l'Escurial ou le Kremlin. Partout il était chez lui, chez Louis XIV comme chez Philippe IJ, chez Yvan ou chez Frédéric. Ses cartes déployées, sa grande table disposée sur des tréteaux, Il se mettait au travail, sans que sa pensée, pour retrouver son cours eût besoin d'un cadre familier, peu lui importait cela. Il y avait chez lui manie d'ordre, mais qui se contentait à peu de frais, visait le nécessaire, non le superflu, ne tenait ni à la richesse des meubles, ni à la somptuosité des décorations, mais à la place raisonnée des outils matériels, indispensables soit pour l'existence physique, soit pour la production cérébrale. C'est pour cela que, en son appartement, la disposition, qu'il a réglée lui-même et qu'il s'arrange pour trouver identique en quelque lieu qu'il aille, quitte même à la faire figurer par des paravents, importe bien plus pour la connaissance de l'homme que la décoration, et que la place donnée à des meubles d'un usage courant est plus révélatrice que leur description. L'une fait honneur au fabricant, l'autre indique un mode de vie.

 

Aux Tuileries — et il en était de même dans les autres résidences impériales, — la portion du palais, affectée à l'habitation du souverain était distribuée en trois appartements :

Grand appartement de représentation ;

Appartement ordinaire de l'Empereur ;

Appartement ordinaire de l'Impératrice.

On ne s'occupera ici que des deux premiers.

Le Grand appartement de représentation était réservé pour les fêtes, les cérémonies, les cercles, les grandes audiences. Dans la vie courante, il n'était point utilisé : La première pièce en était une salle de concerts — la salle des Maréchaux — qui, occupant, avec l'escalier d'honneur et le grand vestibule, tout le pavillon central, faisait la communication entre les deux ailes du palais, celle de gauche renfermant, aux deux étages, les appartements de l'Empereur et de l'Impératrice et celle de droite où se trouvaient la-salle du Conseil d'État, la Chapelle, la salle de spectacle et, plus loin, dans le pavillon dit des Enfants de France, en façade sur la rue de Rivoli, les appartements du Grand-maréchal et des Princes étrangers.

 

En venant de la salle des Maréchaux, première pièce des grands appartements, on trouvait un premier et un second salon, la salle du Trône, puis le salon ou cabinet d'apparat de l'Empereur, et enfin la galerie de Diane. Les Grands appartements s'arrêtaient là.

Doublant la galerie de Diane et ayant son accès particulier par un escalier près du pavillon de Flore, se développait l'Appartement ordinaire, divisé, lui-même, en Appartement d'honneur et Appartement intérieur : l'Appartement d'honneur se composait d'une salle des Gardes, d'un premier salon et d'un second salon. L'Appartement intérieur, faisant suite, comprenait le cabinet de l'Empereur, un arrière-cabinet où, le matin, Napoléon donnait ses audiences, une pièce qui servait de bureau topographique, une petite salle de bains, une chambre à coucher, un cabinet de toilette, une garde-robe et une antichambre.

Cet appartement était doublé, dans la hauteur, par un appartement similaire pris sur l'étage et composé d'une antichambre, d'une salle à manger, d'un cabinet de travail, de deux salons, d'une chambre à coucher, d'un boudoir et d'une garde-robe. Cet appartement est souvent appelé l'Appartement secret ; il était désigné officiellement sous le nom de Petit appartement de Sa Majesté et n'avait d'accès que par l'appartement intérieur.

Pour se rendre compte de ce genre de dispositions, qu'il est singulièrement difficile de décrire et dont un plan, si exact soit-il, rendrait à peine les étrangetés, le mieux est, aujourd'hui que les Tuileries sont détruites, de se reporter aux petits appartements de Versailles ; là, dans ces corridors noirs où deux personnes ne peuvent passer de front, dans ces escaliers étroits qui tournent à pic et qu'il faut éclairer jour et nuit, dans ces pièces, toutes petites et si basses qu'on y touche le plafond de la tête, ces pièces où Louis XV, Louis XVI, les Reines, les Dauphines, les Princesses, les favorites de tous ordres ont passé leur vie, on comprend ce que pouvaient, ce que devaient être les Tuileries.

A l'une de ses extrémités, comme on l'a vu, l'Appartement intérieur était séparé de l'escalier du pavillon de Flore par la salle des Gardes qu'occupaient les pages de service et un sous-officier de la garde à cheval ; puis, s'ouvrait le premier salon où entraient, de droit, le Colonel-général de service, les Grands-officiers de la Couronne, où se tenaient l'aide de camp de jour, le chambellan de jour, le préfet et l'écuyer de service, et où étaient reçues les personnes admises à une audience ou appelées à travailler avec l'Empereur. C'était le salon de service. Le second salon, communiquant d'une part au cabinet de l'Empereur, d'autre part au salon de service, était consacré aux audiences. Dans les portes de chacun des salons se tenait un huissier ; à la porte de la salle des Gardes un portier d'appartement armé, pour la parade, d'une hallebarde et d'une épée.

A l'autre extrémité de l'appartement intérieur, dans l'antichambre, à laquelle on accédait par des couloirs et des escaliers prenant à l'extrémité de la galerie de Diane, un huissier, d'extrême confiance gardait la porte. Au dedans, un gardien du Portefeuille, sorte de garçon de bureau, un valet de chambre d'appartement se tenaient à la disposition de l'Empereur. Nulle autre garde. Dans les appartements pas un soldat. Le seul poste qui fût fourni à l'intérieur du Palais, poste dit de la salle des Gardes du Grand appartement, était dans l'aile droite, sous l'escalier de la salle du Conseil d'État. Il était là, surtout, pour rendre les honneurs et n'était composé que de vingt hommes. La seule sentinelle, posée à l'intérieur, l'était sous le pavillon central, où se trouvait un passage public de la cour au jardin. Il y avait bien encore un poste de quarante et un hommes au pavillon de Flore, un poste de vingt hommes au Pont tournant, un poste de vingt et un cavaliers fournissant deux vedettes à la grille du Carrousel, un poste de sept gendarmes et un poste de neuf pompiers, mais nul de ces cent dix-huit soldats n'entrait dans les Appartements.

Il est vrai que, en dehors des cinq portiers d'appartements, des huissiers et des valets de chambre, les adjudants supérieurs, les adjoints au Grand-maréchal et les adjudants du Palais exercent une surveillance continuelle : mais, peu à peu, leur nombre se réduit dans, des conditions incroyables. Sous le Consulat, on voit d'abord douze officiers, depuis le grade de chef de brigade jusqu'à celui de capitaine, qui ont le titre d'adjudants supérieurs. Il se trouve encore douze adjudants supérieurs en l'an XII : trois généraux, six colonels, deux chefs de bataillon et un capitaine ; mois, l'Empire arrivé, huit sont dispersés dans les différents palais comme gouverneurs ou sous-gouverneurs, et ceux qui restent dans le service, ne sont plus qu'au nombre de quatre. Ils reçoivent, en 1807, le titre d'adjoints du Palais et disparaissent, en 1808, pour être remplacés par deux maréchaux des logis, et quatre fourriers du Palais. Qu'on ajoute aux adjoints et aux fourriers, le gouverneur du Palais, dont les fonctions sont presque honorifiques, le sous-gouverneur, lorsque la place est remplie, et l'adjudant, on a tout le personnel auquel l'Empereur confie la sécurité de sa personne.

Tous ces hommes sont d'extrême confiance : des deux adjoints au Grand-maréchal, qui ont le grade de colonel, l'un, Reynaud, est un soldat à part, d'une bravoure sans égale, couvert de blessures, qui a fait toutes les campagnes dé Bonaparte et qui, parvenu nu grade de général, envoyé en Espagne, aura, en 1811, la mauvaise chance d'être pris par les insurgés ; l'autre, Clément, parti en 1782 soldat au régiment de Neustrie, a été recueilli par le Premier Consul dans l'état-major de Desaix en même temps que Savary et Rapp. Son service au Palais ne l'empêchera pas, comme colonel du 22e d'infanterie, de se faire casser la cuisse, par un boulet, dans la campagne de 1805 : c'est un républicain, fils de ses œuvres, aimable, poli et bien élevé et qui, comme Reynaud, est un dévouement absolu.

Philippe de Ségur — celui qui, général et écrivain, mérite une place à part dans l'histoire de ce temps — a été nommé en 1802. Il a le grade de capitaine. Le Premier Consul l'a fait appeler à Saint-Cloud : Citoyen Ségur, lui a-t-il dit, je vous ai placé dans mon état-major intérieur. Votre devoir sera de commander la garde montante qui veille autour de moi. Vous voyez la confiance que je mets en vous. Vous y répondrez : Votre mérite et vos talents vous promettent un avancement rapide. Ségur, qui est déjà tout à Bonaparte, qui s'est engagé aux hussards volontaires pour faire la campagne de 1800, dont le père, rallié des premiers, est conseiller d'État du nouveau régime, en attendant la charge de grand-maître des cérémonies, est à la fois étonné et subjugué par celte confiance et, jusqu'aux dernières heures, il la méritera.

Le quatrième adjoint nu Grand-maréchal est un Tascher, un cousin de Joséphine, dont l'Empereur n'avait pas grande opinion quoique, en cinq ans, il lui eût fait franchir (1803-1808) tous les grades jusqu'à celui de chef de bataillon : car en l'envoyant à Joseph qui le prenait pour aide de camp, il écrivait : Qu'il s'exerce, se forme et devienne bon à quelque chose. On ne sait s'il profita de la leçon, mais il avança : Colonel en 1808, comte de l'Empire en 1810, général de brigade en 1814, il arrivait à tout, car si la cousine impératrice lui faisait défaut en France, il avait, en Espagne, épousé une Clary, et cela ne pouvait manquer de lui donner du mérite. Aussi, ayant été méconnu, se rallia-t-il avec empressement aux Bourbons, mais il ne jouit pas longtemps de leur faveur, étant mort de maladie au commencement de 1816.

 

Le Gouverneur des Tuileries change trop souvent pour avoir une autorité efficace : c'est Caffarelli d'abord, mais il devient ministre de la Guerre et de la Marine en Italie ; après, c'est Fleurieu, auquel on donne là une sorte de retraite, après son malheureux passage à l'Intendance générale ; enfin, c'est d'Harville qui vient de quitter, au divorce, la place de chevalier d'honneur de Joséphine et, dans la sinécure des Tuileries, garé de ses créanciers importuns, d'Harville n'a garde de se donner du mal.

Trop peu de temps, le brave sous-gouverneur, le général Maçon exerce ses fonctions. Nommé le 29 brumaire un XIII, il fait, quand même, la campagne de Prusse, est appelé, par l'Empereur, au gouvernement de Leipsick et y meurt de la fièvre putride le 28 octobre 1806.

Il n'est pas remplacé, comme sous-gouverneur, aux Tuileries, où toute la responsabilité retombe sur l'adjudant, Augustin Auger, personnage singulier qui, en quarante-sept ans de services militaires, a peut-être vu le feu à Paris, dans des émeutes, mais n'a jamais fait campagne. Chasseur dans Hainaut en 1768, puis garde à cheval de Paris, il entre, en 1789, dans la garde parisienne soldée, est lieutenant au 1er bataillon d'infanterie légère en 1792, capitaine d'un escadron de cavalerie du département de l'Oise en 1793, capitaine des guides de l'armée de l'Intérieur en l'an IV, puis capitaine dans la garde à cheval du Directoire. Il passe dans la garde des Consuls, y est promu chef d'escadron et nommé adjudant supérieur le 15 germinal an IX : désormais il est attaché au Palais des Tuileries d'où il ne sortira que le 27 août 1815, et ce sera pour mourir deux mois après.

Auger est donc la cheville ouvrière, c'est lui le véritable commandant des Tuileries de 1801 à 1815 et, à partir du 18 juillet 1808, il est assisté par les quatre fourriers du Palais : Deschamps, Baillon, Picot et Emery qui, tous quatre, sortent de la gendarmerie d'élite, où ils étaient lieutenants ou maréchaux des logis ; qui, tous quatre, ont mérité d'être décorés pour leurs bons services, et qui ont prouvé, par leur dévouement, qu'ils étaient dignes d'être distingués.

Dans la journée, adjudants, adjoints ou fourriers, faisaient, dans les parties inhabitées du Palais, des rondes fréquentes. Ils n'entraient pourtant pas dans l’Appartement ordinaire que suffisaient à garder les officiers de service. On pourrait croire que ceux-ci n'eurent point à agir de leur personne : cela ne serait pas exact. En l'an XI, un homme, en habits bourgeois, s'introduit dans la première antichambre. Interpellé par l'officier de garde, un capitaine aux Voltigeurs, sur ce qu'il a conservé son chapeau sur sa tête, il sort brusquement, de dessous sa redingote, un sabre avec lequel il veut tuer l'officier. Celui-ci se met en garde et cloue l'énergumène contre le mur. On accourt, on s'empresse : on reconnaît l'homme pour un ancien maréchal des logis des Guides auquel une injustice avait été faite et qui, exaspéré, affolé, était venu pour tuer le Consul. On le soigne, on le guérit, on étouffe l'affaire, et Bonaparte fait une pension à son assassin.

La nuit, les surveillants n'étaient guère plus nombreux. Or, il faut remarquer que, en ce temps, le Palais n'était séparé du jardin public que par une simple terrasse fort peu large et élevée seulement de trois ou quatre marches. Un malfaiteur pouvait donc facilement, si une sentinelle se relâchait de sa surveillance, grimper aux murs et pénétrer dans les appartements. Aussi multipliait-on les rondes de précaution. Un soir, Ségur trouva, sur un appui de fenêtre, un homme qui n'attendait que le moment propice pour se glisser dans l'intérieur. Ce fut la seule alerte sérieuse et, sans Ségur, on l'ignorerait encore. Une autre fois, après un Grand cercle, on trouva un homme caché derrière les rideaux du grand cabinet : C'était un pauvre fou, un ancien fumiste des Tuileries, qui croyait retrouver l'Ame de son père dans les feux ou les lumières. On le mit à Charenton. C'est là tout ce qu'on rencontre d'incidents : malgré les facilités qu'on aurait pu y trouver, nulle des conjurations formées contre Napoléon ne visa de l'attaquer aux Tuileries même, tant il paraissait établi qu'il était bien gardé. On vient de voir qu'il n'y employait pas son armée[1].

 

La nuit, pas plus que le jour, les rondes ne pénétraient dans l’Appartement ordinaire de l'Empereur. L'aide de camp de service y couchait dans le salon de service, la tête appuyée contre la porte. Plus tard, un officier d'ordonnance et un page lui furent adjoints. Dans les pièces qui précédaient ce salon, couchaient un brigadier et un valet de pied. Dans l’Appartement intérieur, près de la porte, couchait un mameluck ; un autre valet de chambre et un garçon de garde-robe avaient leurs lits de veille dans les petits cabinets noirs. Pour entrer chez l'Empereur, lorsqu'il arrivait quelque dépêche urgente, l'aide de camp frappait à la porte contre laquelle couchait le mameluck. Le mameluck ouvrait, faisait pénétrer l'aide de camp et refermait soigneusement, de manière que l'aide de camp fût assuré que personne n'avait pu le suivre. L'aide de camp grattait alors à la porte de la chambre à coucher. Cette porte était fermée en dedans ; l'Empereur se levait et n'ouvrait qu'après avoir reconnu la voix. Ces précautions, qu'il avait indiquées d'une façon expresse à son frère Joseph, étaient minutieusement observées. Elles ne donnent aucune gêne, disait-il, et le résultat est d'inspirer de la confiance, indépendamment de ce que, réellement, elles peuvent vous sauver la vie.

 

Pendant le règne presque entier, la surveillance, ainsi établie, parut suffire. Lorsque, en mai 1806, un nombre assez considérable de gardes du corps, de l'ancien roi, qui n'avaient point émigré, qui avaient été employés et avaient donné des preuves de zèle, demandèrent à être attachés à la personne de l'Empereur et à se reformer tels que jadis, Napoléon les refusa. Cela ne lui parut pas convenable, mais, comme c'était des gens d'honneur, il les envoya à Naples, à son frère Joseph, en les lui recommandant chaudement. Plus tard, en 1808, lorsque Jérôme songea à établir des gardes du corps, l'Empereur lui écrivait : Je ne crois pas que vous deviez avoir de gardes du corps : ce n'est pas l'étiquette de notre famille. Mais, le 30 décembre 1812, peut-être après avoir constaté les services rendus, pendant la retraite, par l'Escadron Sacré, surtout pour se garantir des conséquences d'une échauffourée analogue à celle de Malet, l'Empereur dictait la note suivante : L'on trouve que la Garde Impériale n'est pas assez brillante et que ses uniformes et ses décorations ne répondent pas à l'éclat et à la majesté qui doivent entourer les souverains. L'on trouve que les portes du Palais et les portes des appartements ne sont pas suffisamment gardées, soit que les huissiers et portiers ne fassent pas leur devoir, soit qu'ils ne soient pas armés comme ils devraient l'être. On pourrait étudier un projet pour la formation de compagnies de gardes du corps qui, en même temps qu'ils feraient une véritable garde, fourniraient en même temps une pépinière d'officiers pour l'armée. On pourrait aussi faire un projet pour la formation d'une ou plusieurs compagnies de gardes des poètes et qui feraient le service à l'instar de la Garde noble hongroise à Vienne, des Cent-Suisses en Saxe. On leur donnerait un bel habillement. Pour les gardes du corps, on pourrait les cuirasser.

Le projet fut étudié avec attention par Duroc et par Clarke. L'Empereur se le fit représenter plusieurs fois, fit rédiger plusieurs décrets par lesquels tout était réglé jusque dans l'extrême détail : composition du corps, uniforme, service en temps de paix et de guerre, prérogatives des officiers et des gardes ; mais, peu a peu, devant l'urgence de la situation, l'idée se transforma : il ne s'agit plus de gardes du corps fournissant un poste dans la première pièce de l'appartement de l'Empereur, de l'Impératrice et du Roi de Rome, il s'agit de soldats s'équipant à leurs frais, auxquels, pour les décider à servir, à joindre immédiatement l'armée, on promit de singuliers avantages. On peut, par ce qui est advenu au général de Ségur, se demander si, comme gardes du corps, les Gardes d'honneur eussent présenté vraiment les garanties de fidélité et de dévouement que recherchait l'Empereur[2].

Ce projet avait mis neuf ans a se formuler ; car, quoiqu'en aient dit certains témoins, il est douteux pie, conçu de longue date, il ait été, comme on le dit, constamment ajourné sur la crainte qu'on avait de mécontenter la Garde impériale. Le mariage Autrichien et l'affaire Malet suffisent à l'expliquer, non a le justifier. Il n'est point d'exemple que des gardes du corps aient jamais empêché une révolution populaire d'entrer dans un palais, mais il est des exemples de gardes du corps faisant eux-mêmes une révolution de palais.

 

 

 



[1] On ne saurait compter l'alerte que donna la présence d'un individu qui, pour se soustraire à ses créanciers, avait obtenu un refuge chez le commis de l'architecte.

[2] Voir, pour plus de détails : La Conspiration des Gardes d'Honneur (octobre 1813). Petites Histoires, t. II.