NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

1769-1793

§ 16. — CORSE - SEPTEMBRE OU OCTOBRE 1791. - (?) MAI 1792.

 

 

Napoléon arriva probablement en Corse en temps utile pour assister aux élections à l'Assemblée législative, lesquelles eurent lieu à Corte à la fin de septembre. Les Bonaparte n'y furent point heureux : on a vu que Joseph espérait un siège de député : il ne fut pas même ballotté. Peraldi, le colonel de la garde nationale, et Pozzo di Borgo furent élus pour Ajaccio. Avec Peraldi, la rivalité était déjà ancienne ; avec Pozzo di Borgo, jusque-là l'entente avait paru assez intime ; mais, depuis ce moment, l'hostilité commence. Les élections avaient été faites sous l'influence directe de Paoli ; seuls, ses candidats avaient été nommés. Les Bonaparte avaient donc été écartés par lui, soit qu'il les trouvât trop ambitieux et trop pressés, soit que déjà Napoléon lui fît ombrage, soit — et c'est plutôt la vérité — qu'il comprît que ces jeunes gens, élevés en France, pénétrés par les idées philosophiques, dévoués aux idées républicaines qui prenaient faveur sur le continent, ne seraient jamais entièrement à lui, ne suivraient pas uniquement ses directions, lui échapperaient quelque jour et, sans avoir été utiles, deviendraient dangereux.

Tel en 1791 qu'en 1768, et c'est cette unité de caractère qui fait sa grandeur, Paoli n'avait en tête qu'une seule idée : procurer à son pays l'indépendance. Il n'était point l'obligé de la France : il n'avait contracté nul lien avec elle. Un roi de France l'avait proscrit, fait vivre vingt ans en exil. L'Assemblée nationale lui avait, sans conditions, rouvert les portes de son pays, l'avait acclamé, adulé, avait fait de lui pendant huit jours une sorte de dieu, quelque chose comme un Washington. Paoli avait fort bien reçu l'encens, mais ne s'était en rien engagé. Il voulait bien marcher avec la France, tant que la France marcherait avec lui ; il voulait bien que la Corse fût un département français, tant que, de ce fait, il y exercerait une dictature absolue et indépendante, tant que la France lui verserait des subsides, paierait ses fonctionnaires, fournirait à ses soldats des armes et des munitions, mais il n'entendait nullement que la France prit pied en Corse, s'y installât, s'y impatronisât, imposât sa langue, ses mœurs et ses habitudes.

La défiance naturelle à son esprit s'exerçait tout naturellement contre les Bonaparte. Vainement rappelaient-ils que Charles, leur père, avait combattu pour l'indépendance. Paoli se souvenait que Charles n'était point resté pur, qu'il s'était rallié, avait reçu les bienfaits du Roi, avait été en amitié avec Marbeuf, avec les Boucheporn, — Mme Bonaparte de même. — Les enfants parlaient français, avaient été élevés en France. Sans doute, ils faisaient montre de leur dévouement à la patrie. Mais ce dévouement même n'était-il pas trop ardent ? Ne s'émancipait-il pas jusqu'à l'indépendance ? N'était-il pas suspect d'ambition personnelle ? Paoli voulait bien les garder en réserve, mais au second plan, à condition de les avoir mis à l'épreuve et de les tenir sous sa main.

Aussi, après avoir enlevé à Joseph la députation, par compensation et pour ne point se l'aliéner complètement, il le fait élire membre du Directoire du département[1]. C'est une habileté de plus. En paraissant lui faire un avantage, il l'enlève du seul endroit où il ait quelque chose à redouter de lui et de son influence. On le vit bien plus tard ; la présence de Joseph dans le Directoire du district eût sans doute imprimé aux événements, à Ajaccio, une marche toute différente. Noyé dans le Directoire départemental, où il avait d'autant plus à travailler que ses collègues et lui étaient plus ignorants en matière d'administration[2], éloigné de sa ville natale, où il n'avait pas eu le temps de s'affermir, il ne comptait plus.

Pour rompre en visière et lutter, les Bonaparte ne pouvaient guère y penser, au moins sur ce grand théâtre : d'ailleurs, le nerf de la guerre leur manquait. L'archidiacre Bonaparte, leur tuteur, gardait par devers lui tout l'argent de la famille, touchait les revenus, cachait le trésor dans son lit dont il ne pouvait bouger. En octobre 1791, la maladie dont il souffrait depuis vingt ans s'aggrava. Dans la nuit du 15 au 16 octobre il expira. Avant de mourir, sa famille étant réunie autour de lui, il dit en s'adressant d'abord à Mme Bonaparte : Letizia, cesse tes pleurs, je meurs content puisque je te vois entourée de tes enfants. Mon existence n'est plus nécessaire aux enfants de Charles ; Joseph est aujourd'hui à la tête de l'administration du pays ; ainsi il peut diriger celle de la famille. Toi, Napoléon, tu seras un grand homme. Tu poi, Napoleone, sarai un omone[3].

La mort du grand-oncle allait permettre aux Bonaparte de se développer un peu à l'aise et d'employer à la politique le maigre trésor mis parcimonieusement de côté et qui n'eût pu arriver plus à propos[4]. Pour fortifier leur parti, Joseph étant obligé de résider à Corte, la présence de Napoléon à Ajaccio était nécessaire et, d'autre part, sacrifier sa carrière eût été bien pénible. Les circonstances permirent qu'il restât sans avoir à envoyer sa démission.

Napoléon, en effet, si Paoli lui était déjà contraire, avait trouvé un protecteur efficace en son parent, le maréchal de camp Antoine de Rossi qui, en l'absence du duc de Biron[5], avait remplacé provisoirement, comme commandant en Corse, le vicomte de Barrin.

Le décret du 4 août 1791 sanctionné le 12, avait ordonné qu'il serait formé dans chaque département autant de bataillons de volontaires qu'il se présenterait de fois 568 hommes. Chaque bataillon devait être distribué en neuf compagnies de soixante-trois hommes, dont une de grenadiers et huit de fusiliers. Chaque compagnie devait comprendre trois officiers, sept sous-officiers, cinquante-deux soldats et un tambour. L'état-major était composé de deux lieutenants-colonels, un adjudant major, un adjudant sous-officier, un quartier-maître, un tambour maître et un armurier.

Tous les grades et emplois étaient à l'élection, sauf ceux d'adjudant major et d'adjudant sous-officier, auxquels devait nommer l'officier général aux ordres de qui le bataillon se trouverait. Les candidats à ces emplois devaient être actuellement en activité dans les troupes de ligne, comme officiers et comme sous-officiers. L'adjudant major avait rang et solde de capitaine et son service dans les bataillons de volontaires lui comptait comme s'il avait été présent à son corps[6].

L'emploi d'adjudant major était donc désirable pour Napoléon auquel il donnait le rang et la solde de capitaine : de plus, c'était la possibilité de continuer son service en Corse, d'y établir et d'y maintenir son influence. Napoléon le sollicita.

Le 1er novembre, Rossi écrivit au ministre de la Guerre pour lui demander l'autorisation de nommer le lieutenant Bonaparte, adjudant major d'un des bataillons de volontaires qui allaient être formés. Le ministre répondit le 14 janvier 1792[7] que la nomination que Rossi ferait à ce sujet serait très légale, puisque, ajoutait-il, comme je vous l'ai déjà observé, la loi du 12 août n'exclut pas de ces emplois les officiers et sous-officiers d'aucune arme. Le ministre faisait remarquer que, le 28 décembre, l'Assemblée législative avait rendu un décret laissant aux bataillons de gardes nationales volontaires le choix de leurs adjudants majors ; mais, ce décret qui ordonnait en même temps que, sauf les lieutenants-colonels, les officiers en activité de toutes les armes, employés actuellement dans les bataillons de volontaires rentreraient à leurs corps au plus tard le 1er avril, n'étant encore ni sanctionné, ni promulgué, les officiers généraux pouvaient, pour le bien du service, donner des adjudants majors à ceux des bataillons de leur division qui seraient formés avant cette promulgation.

Rossi pouvait donc passer outre et se disposait sans doute à le faire. Il n'est pas possible que Napoléon l'ignorât. Rossi n'avait pas évidemment pris sur lui d'écrire au ministre pour lui demander de détacher ainsi un officier d'artillerie si cet officier ne l'avait sollicité : mais, l'on peut penser que la réponse du ministre n'était point encore parvenue au commencement de février et Napoléon, inquiet de n'avoir point été présent à la revue de rigueur du 1er janvier — après laquelle tout officier absent sans congé devait impitoyablement être rayé des cadres — écrivait à son ami Sucy, commissaire des guerres à Valence, pour obtenir de lui des renseignements positifs[8].

Des circonstances impérieuses m'ont forcé, Monsieur et cher Sucy, à rester en Corse plus longtemps que ne l'auraient voulu les devoirs de mon emploi. Je le sens et n'ai cependant rien à me reprocher ; des devoirs plus sacrés et plus chers m'en justifient.

Aujourd'hui cependant que je me trouve plus libre, j'aurais envie de venir vous joindre, mais avant j'attendrai le conseil que vous me donnerez. — Comment suis-je placé dans la revue du 1er janvier ? A-t-on nommé à mon emploi et quelle démarche faudrait-il faire ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis à Corte... M. Volney est ici et dans peu de jours nous partirons pour faire un tour de l'île[9]. M. de Volney, connu dans la République des lettres par son Voyage en Égypte, par ses Mémoires sur l'agriculture, par ses discussions politiques et commerciales sur le traité de 56, par sa Méditation sur les Ruines, l'est également dans les annales patriotes par sa constance à soutenir le bon parti à l'Assemblée Constituante. Il veut s'établir chez nous et passer tranquillement sa vie dans le sein d'un peuple simple, d'un sol fécond et du printemps perpétuel de nos contrées.

J'ai reçu, il y a plusieurs mois, votre lettre ; vous m'avez donné de bonnes nouvelles de nos amies du bord du Rhône et vous m'avez fait un sensible plaisir. Vous leur direz donc que je prends un intérêt bien juste à leur santé et à leur félicité.

Je crois inutile que vous communiquiez ma lettre à ces MM. du régiment ; il ne dépend que de vous de me faire hâter mon voyage ; à la réception de votre lettre, je partirai.

Mes compliments à Gouvion, Berthon et Vaubois. Mes respects et amitié, Monsieur et cher Sucy.

Votre, etc.,

BUONAPARTE.

Corte le [.....][10] février.

Quelques jours après, la réponse du ministre à la lettre de Rossi étant parvenue, Napoléon rassuré écrivait à Sucy cette autre lettre dans laquelle il expose la combinaison qu'il a trouvée, pour rester en Corse sans quitter l'artillerie.

Dans ces circonstances difficiles, le poste d'honneur d'un bon Corse est de se trouver dans son pays. C'est dans cette idée que les miens ont exigé que je [me misse] parmi eux ; cependant comme je ne sais pas transiger avec mon devoir je me proposais de donner ma démission. Depuis, l'officier général du département m'a offert un mezzo termine qui a tout concilié. Il m'a offert une place d'adjudant major dans les bataillons volontaires. Cette commission retardera le moment de renouveler votre connaissance, mais j'espère pour peu de temps si les affaires vont bien.

Vous m'avez, Monsieur, absolument négligé, car il y a bien du temps que je n'ai eu de vos nouvelles.

Les affaires ici vont bien et j'espère qu'à l'heure que vous lirez cette lettre, les [vicissitudes] politiques auront cessé, au moins pour cette campagne ; nos ennemis seraient bien dupes de hâter le moment des hostilités, ils savent bien que l'état de défensive nous ruine autant qu'une guerre.

Si vous vous donnez la peine de penser à un ancien ami, vous me donnerez des nouvelles de votre position. Dans ce moment-ci, si votre nation perd courage, elle a vécu pour toujours.

Si vous avez toujours conservé vos relations avec Saint-Étienne, je vous prierai de me faire faire une paire de pistolets à deux coups. Je voudrais qu'ils eussent à peu près 7 à 8 pouces de long et que le calibre fût de 22 à 24 à peu près. Quant au prix j'y mettrai 7 à 8 louis en assignats de cinq livres. Si vous pouvez vous charger de cette commission vous pouvez m'adresser ces pistolets par Marseille à M. Henri Gastaud, négociant, rue du Paradis, Marseille.

Monsieur et cher Sucy, votre, etc.

BUONAPARTE.

A Corte, le 27 février[11].

Mais, entre temps, le décret du 28 décembre avait été ratifié et promulgué. Rossi avait pu nommer Napoléon adjudant major, mais cet emploi, singulièrement précaire, qui maintenant se trouvait remis aux suffrages des bataillons, ne dispensait plus les officiers de l'armée active de rejoindre leur régiment. Si Napoléon persistait à rester en Corse, il lui fallait donc courir la chance des élections et briguer une des places de lieutenant-colonel. Il y en avait huit, la Corse ayant fourni quatre bataillons de volontaires, mais Napoléon ne pouvait espérer avoir d'influence qu'en deçà des monts, à Ajaccio même. Or, même à Ajaccio, Paoli étant mal disposé ou tout au moins indifférent, les membres du directoire qui devaient présider à l'élection étant la plupart à Paoli, les concurrents pour les places de lieutenants-colonels étant nombreux, plus riches et plus influents que les Bonaparte, un échec était à craindre. Pietrino Cuneo, Lodovico Ornano, Mathieu Pozzo di Borgo, frère du député à la Législative, Ugo Peretti, capitaine de gendarmerie, Quenza, beau-frère de Peretti, que de candidats pour deux places ! Et il y avait surtout à compter avec ceux qui, quoique ne briguant point pour eux-mêmes, prétendaient empêcher les Bonaparte d'accroître une influence que déjà l'on trouvait trop grande, étant donné leur âge et leur situation de fortune.

Rivalité d'influence entre Marins Peraldi qui venait d'être nommé député à la Législative et Joseph Bonaparte qui avait eu l audace, malgré qu'il n'eût pas l'âge, de se déclarer candidat, — et la faction Peraldi maintenant toute-puissante dans le district n'entendait pas que, par l'élection de Napoléon, les Bonaparte prissent leur revanche. Haines religieuses ; car les prêtres du parti Bonaparte, les Bonaparte, les Fesch, les Ramolino, etc., ayant, comme presque tous les séculiers en Corse, prêté le serment constitutionnel (Fesch étant même vicaire général du nouvel évêque), les Bonaparte devenaient par là même l'objet de toutes les invectives et de toutes les malédictions des insermentés — et les réguliers, les capucins surtout, dont l'action sur les gens du port était considérable, ayant refusé le serment, il fallait compter et avec eux et avec l'émeute populaire qu'ils pouvaient soulever. Dans la ville, les ennemis des Bonaparte avaient des avantages, quoique la municipalité dont le chef était toujours J.-J. Levie, fût restée entièrement dévouée aux Bonaparte et leur assurât une protection efficace Hors la ville, au moins dans la plupart des pièves, les amis des Bonaparte étaient en meilleur nombre, et c'étaient eux qui avaient recruté les compagnies. Celles-ci devant se réunir pour élire les lieutenants-colonels, il importait avant tout que l'élection eût lieu à Ajaccio même ; car, devant les compagnies rurales, les Ajacciens n'oseraient bouger.

Sans doute, la mesure était grave : il s'agissait de changer le lieu de rassemblement indiqué par le directoire départemental : mais c'était un coup de partie. Les Peraldi et leur client Pozzo di Borgo ne se faisaient point faute d'employer eux aussi des moyens illégaux et de mettre en jeu l'autorité du district. Plus riches, en ville ayant une clientèle plus nombreuse, ils faisaient à Napoléon une guerre au couteau ; l'attaquant avec l'arme qui le blessait le plus sûrement : le ridicule ; sa taille, son ambition, la médiocrité de sa fortune leur étaient prétexte à épigrammes, à chansons et à injures. Les choses allèrent au point que Napoléon provoqua en duel Marins Peraldi, mais Peraldi ne vint pas au rendez-vous et n'en fut pas discrédité, plutôt Napoléon, le duel n'étant point dans les mœurs.

Avec un autre adversaire, Napoléon avait été plus habile. Il s'était arrangé avec Quenza, lui avait garanti la place de lieutenant-colonel en premier et, moyennant cette promesse, Peretti, beau-frère de Quenza, qui, au fond, préférait à un commandement précaire sa place de capitaine de gendarmerie, s'était désisté. Les choses en étaient là lorsque, Saliceti, procureur général syndic du département et alors ami intime des Bonaparte, risqua le grand coup : prenant occasion des troubles religieux et d'une requête de la municipalité, il se fit donner par le Directoire une mission à Ajaccio et ordonna que les quatre compagnies du district déjà organisées s'y rassembleraient par anticipation.

Le 1er avril, les quatre compagnies arrivèrent inopinément et prirent garnison dans la ville. Leur entrée amena une sorte de panique parmi les adversaires des Bonaparte. Les capucins s'enfuirent ou se cachèrent. Le district protesta contre Saliceti. La municipalité protesta contre le district.

L'équilibre se trouva ainsi à peu près rétabli. Tout dépendait maintenant des commissaires du département, chargés de présider aux élections. Quel parti soutiendraient-ils ? Pour le savoir, il suffirait de voir de qui ils accepteraient l'hospitalité. Il y avait trois commissaires, Grimaldi, Quenza et Murati ; le premier, Murati alla chez Peraldi, Quenza vint chez Ramolino, Grimaldi prit son gîte chez Mme Bonaparte. Napoléon en avait donc à lui deux sur trois, mais il lui fallait le troisième qui, disait-on, était le porte-parole de Paoli et dont la présence chez Peraldi suffisait à détruire ses chances d'être élu. Tout le jour, il vit ses fidèles l'abandonner, son parti fondre, ses chances s'envoler. Agité, nerveux, inquiet, il se promenait dans la chambre. A la nuit, un de ses bergers, un homme de Bocognano, nommé Bonelli, le remonte, lui demande ses ordres. Napoléon décide qu'on enlèvera Murati de la maison Peraldi, qu'on l'amènera dans la maison Bonaparte. Bonelli avec trois hommes se rend chez Peraldi, se fait ouvrir, pénètre à la salle à manger, couche en joue Peraldi, force le commissaire à le suivre, l'amène à Napoléon. Napoléon le reçoit avec une extrême politesse, lui dit qu'il a voulu seulement assurer son entière liberté et lui offrir l'hospitalité. C'est Murati qui s'excuse.

Le lendemain, l'assemblée électorale se tient à l'église Saint-François et malgré les protestations de Mathieu Pozzo di Borgo, qui veut arguer de la violence faite au commissaire pour prouver la nullité de la réunion, Quenza est élu lieutenant-colonel en premier, Bonaparte, lieutenant-colonel en second.

Ce fut une grande joie et on se hâta d'en faire part à Joseph qui était à Corte au Directoire. Lucien lui écrivit[12] :

Napolione est lieutenant-colonel avec Quenza. Dans ce moment la maison est pleine de gens et la musique du régiment.

Je vous écris pour vous recommander le lateur nommé Grigone, de la part de Napolione. C'est un de nos amis.

LUCIEN.

On peut croire que Napoléon avait pris ses précautions pour le cas où il ne serait pas nommé. Dans cette hypothèse, il se serait hâté de rejoindre son régiment et, s'il avait été rayé à la suite de la revue de rigueur du mois de janvier, il aurait couru à Paris pour se faire rétablir dans son grade : c'est ce qui résulte du certificat suivant[13] qu'il s'était fait délivrer et dont il n'eut pas à faire usage.

ANTOINE-FRANÇOIS ROSSI,

Maréchal de camp employé dans la 23e division militaire

Certifions que, vu la difficulté de trouver dans la 23e division militaire des officiers qui sussent la langue italienne pour être placés adjudants majors dans les quatre bataillons de gardes nationales volontaires que ce département devait fournir, nous avions écrit au ministre de la Guerre, le 1er novembre 1791, pour le prier de nous autoriser à les prendre dans ceux de l'infanterie légère, ci-devant Chasseurs corses et notamment M. Bonaparte, lieutenant du régiment de la Fère-artillerie, et qu'en conséquence, nous avions promis à cet officier de le placer en qualité d'adjudant major dans le bataillon d'Ajaccio ; que le ministre nous ayant autorisé à le recevoir, nous en avons informé le commandant de son régiment par notre lettre en date du 22 février dernier ; mais, qu'ayant reçu depuis, au moment de la formation dudit bataillon, la loi du 3 février qui dit, à l'article 20 de la 2e section : Les officiers en activité dans les troupes de ligne qui sont maintenant employés dans les bataillons de gardes nationales volontaires rentreront dans leurs corps respectifs au plus tard le 1er avril prochain, nous avons notifié à M. Bonaparte qu'il ne pouvait plus occuper l'emploi auquel nous l'avions destiné et l'obligation où il était de joindre son corps.

Certifions en outre que le retard de la réponse du ministre et de la connaissance de ladite loi du 3 février, ainsi que le manque d'occasion par mer ne lui ont pas permis de rejoindre plus tôt son corps. En foi de quoi nous lui avons délivré le présent pour lui servir et valoir en ce qui est de raison.

ROSSI

Fait à Bastia, le 31 mars 1792.

Son élection changeait entièrement la face des choses et le mettait pour l'avenir à l'abri d'une destitution, si cette destitution n'était pas un fait accompli. Au défaut de Quenza qui, quoique investi du commandement comme lieutenant-colonel en premier, d'une part était peu apte à l'exercer, d'autre part était encore retenu par ses fonctions de membre du département, Napoléon se hâta de rédiger une instruction claire et simple où fussent tracés les devoirs de tous ses subordonnés[14].

Puis, après avoir ainsi pourvu au nécessaire, il écrivit à Rossi pour le remercier du certificat qu'il lui avait délivré : en même temps pour lui demander l'autorisation de passer en France afin d'y arranger ses affaires[15]. Il n'avait en effet nullement renoncé à se faire maintenir dans son grade de lieutenant d'artillerie, à s'y faire rétablir s'il avait été rayé à la suite de la revue de rigueur du mois de janvier et ce n'était qu'à Paris qu'il pouvait enlever une décision. Rossi répondit le 11 avril par la lettre suivante.

Bastia, le 11 avril 1792[16].

Vous ne me devez, Monsieur, aucun remercîment pour le certificat que je vous ai délivré. Je le devais à la vérité des contrariétés que vous avez éprouvées et dont vous avez été agréablement dédommagé par la nomination de la place de lieutenant-colonel à défaut de celle d'adjudant major à laquelle je vous avais destiné.

Quant à l'idée que vous avez de vous rendre à Paris, je ne sais trop si les officiers de gardes nationales volontaires, étant assimilés à ceux de ligne, n'ont pas besoin d'un congé de la cour pour être compris dans les revues, et, en ce cas, je ne pourrai vous le permettre sans en former la demande, vous observant que je la ferai avec plaisir si elle n'a pour objet que vos propres affaires, mais non pour celui des modifications et les mesures à prendre pour le coucher des volontaires, parce que cela concerne le directoire du département qui peut faire traiter ces matières par nos députés à l'Assemblée nationale. Quant à moi, je n'ai pas laissé ignorer au ministre de la Guerre et répété dans le compte que je lui ai rendu à la levée de chaque bataillon que j'ai reçu de l'insuffisance et même de l'impossibilité où se trouvent les habitants des villes et villages qui avaient à peine l'emplacement et les fournitures qui leur étaient nécessaires et qu'une grande partie en manquaient. J'ai ajouté qu'il fallait que la nation mît le comble à tout ce qu'elle avait déjà fait en faveur de la Corse, en donnant au ministre de la Guerre les moyens d'y pourvoir comme pour les troupes de ligne.

Au reste, Monsieur, soyez persuadé qu'animé du désir de faire tout ce qui peut intéresser les corps de volontaires, celui de notre district a plus de droits sur mon cœur que tous les autres et que je choisirai les moindres occasions pour l'en convaincre.

Permettez, Monsieur, que la présente vous soit commune avec M. Quenza pour ce qui est relatif à la lettre que vous m'avez écrite concernant le compte que vous m'avez rendu de l'ordre de comptabilité et du service que vous avez établi dans votre bataillon et, quant à la partie de l'armement, l'habillement, et petite monture, ce n'est pas à moi que vous devez vous adresser, mais au département qui est chargé par les décrets d'y pourvoir.

Le maréchal de camp employé dans la 23e division militaire.

A. ROSSI.

M. Bonaparte, lieutenant-colonel du bataillon des volontaires d'Ajaccio et Tallano.

Mais entre le jour où Napoléon avait écrit à Rossi et le jour où Rossi lui avait répondu, des faits d'une gravité exceptionnelle s'étaient produits à Ajaccio. Du 8 au 12 avril, le sang avait coulé ; un officier de volontaires, plusieurs soldats, un abbé, des femmes, des enfants avaient été tués ou blessés. Quelle part de responsabilité Napoléon avait-il eue dans ces événements ? Il semble qu'il n'en ait eu aucune ; mais, au milieu des témoignages contradictoires des membres du district, des juges de paix, des membres de la municipalité, des officiers du bataillon, etc. ; il convient de publier intégralement les pièces qui rendent compte de cette émeute. On les trouvera plus loin.

Le rapport de Bonaparte aux commissaires du département a déjà été publié, mais le rapport des commissaires eux-mêmes, contenant la substance de tous les mémoires qui leur ont été remis est plein de précieux renseignements et permet de se former une idée à peu près nette des faits[17].

Que résulte-t-il de ces pièces ? Un complot dirigé par Napoléon en vue de s'emparer de la citadelle ? On n'en trouve aucune trace. Une rixe entre volontaires et matelots ; un officier tué ; les volontaires prenant les armes, tirant à tort et à travers ; du sang versé sans qu'on sache exactement par qui ; des paysans épeurés méconnaissant la discipline et paraissant bien plutôt conduire leurs chefs qu'ils ne sont conduits par eux ; les partis prenant argument de l'émeute, le directoire du district et le juge de paix pour jeter bas les Bonaparte, la municipalité pour les soutenir ; voilà une partie de ce qu'on entrevoit au milieu des déclamations, des exagérations, et des déformations de la vérité.

A y regarder de plus près, le fond de l'affaire paraît être, comme c'est partout en ce moment, une question religieuse : insermentés contre assermentés, capucins contre séculiers. Il se greffe, sur cette première cause d'hostilités, la haine des citadins contre les paysans, la haine des partisans de la contre-révolution, des partisans de l'indépendance corse, des Paolistes, contre les partisans de la Révolution, les amis de la France ; on dit le mot déjà : des Bonapartistes.

Les Paolistes, c'est un Pozzo di Borgo qui les mène, et il cherche sa revanche du commandement qui a échappé à son parent ; les amis de la France, c'est Napoléon qui les conduit et il entend maintenir, assurer, affirmer son influence. Qu'on dégage les faits des voiles dont on les entortille en accusant ses adversaires de pacte avec l'étranger, qu'on les réduise de tout ce dont les a grossis l'imagination méridionale, voilà ce qu'on trouve. C'est une émeute pareille à toutes celles qui à propos du clergé se sont produites dans le Midi[18] ; mais ce qui la complique, ce sont ces choses de Corse peu compréhensibles pour les continentaux, d'autant plus indéchiffrables que l'on s'est fait, à Paris, un thème sur Paoli et qu'on n'en saurait démordre. Si le rapport des événements est rendu d'une certaine façon, les lieutenants-colonels, et Napoléon en particulier, peuvent être trouvés très coupables : leur tète est en jeu. Le rapport présenté d'autre sorte, il n'y a que des malheurs à regretter, il n'y a pas de coupables à punir[19]. Tout au plus, peut-on blâmer des imprudences, s'étonner que les officiers supérieurs n'aient point montré plus de sang-froid, mais les torts sont tellement partagés qu'on ne saurait poursuivre les volontaires sans poursuivre le district, la municipalité, le juge de paix et quelques autres autorités.

Napoléon peut compter qu'il a pour lui, ou du moins qu'il n'a point contre lui les commissaires que le directoire du département a députés pour faire une enquête au sujet de l'émeute. L'un deux, Arrighi, est son parent et cherchera sans doute les meilleurs moyens d'innocenter les volontaires, mais la première mesure qu'il doit prendre ne peut manquer d'être peu agréable à Bonaparte. Laisser à Ajaccio le 2e bataillon, c'était s'exposer sous peu à de nouveaux troubles. D'autre part, pour Napoléon, son bataillon dispersé, c'était l'évanouissement du pouvoir qu'il rêvait. Napoléon eut, dit-on, une altercation des plus vives avec Arrighi et il ne fallut pour le faire céder que la menace de proclamation de la loi martiale[20]. Les compagnies furent envoyées les unes à Corte, les autres à Bonifacio. Quenza partit avec les dernières sans donner aucun ordre à son second, lequel, espérant qu'on n'oserait pas lui refuser le commandement des compagnies stationnées au chef-lieu provisoire, partit pour Corte sous prétexte d'y voir son frère Joseph[21].

Mais, à Corte, Napoléon ne tarda pas à comprendre qu'on voulait profiter de l'occasion pour le perdre, lui et les siens. On faisait de lui le bouc émissaire.

S'il ne se défendait point, et de suite, il était certain d'être accablé. Tout était contre lui : le colonel du 42e, commandant à Ajaccio, M. de Maillard, naturellement opposé aux volontaires, ennemi des officiers élus, ennemi de la révolution[22] ; Paoli, sur qui la faction des Pozzo di Borgo était déjà toute-puissante ; le directoire du district qui appartenait aux Pozzo lesquels l'avaient bien fait voir. A Paris on croirait Paoli, on croirait les officiers de l'armée, on croirait les Pozzo qui se feraient appuyer par le grand Pozzo, député, membre du comité diplomatique, par Peraldi, l'ennemi personnel de Napoléon.

C'est à Paris que se jugera l'affaire. Il faut donc que Napoléon aille à Paris, pour se défendre, pour accuser au besoin, car il ne restera point sans rendre les coups et il prouvera qui était pour la France en cette affaire et qui contre elle.

D'ailleurs, n'était-il pas sur le point de partir pour Paris, au moment où cette émeute a éclaté ? ne prétend-il pas conserver ou recouvrer son grade dans l'artillerie ? Il ne lui est pas permis de délibérer. A peine a-t-il conduit son bataillon à Corte qu'il demande à Rossi le congé que celui-ci lui a promis, et, repassant par Ajaccio, il part pour la France, muni des certificats du général, de la municipalité d'Ajaccio et du directoire du département.

 

 

 



[1] Joseph, Mémoires, I, 45.

[2] La lettre suivante, inédite (Archives Levie-Ramolino) montre à quel point le Directoire avait besoin d'être éclairé sur les principes les plus simples d'administration. Cette lettre, non datée, est relative à l'établissement des rôles de la contribution foncière pour 1792. Elle devrait donc être d'octobre 1791 au plus tard, mais on sait par Volney que les rôles ne furent établis pour 92 que dans le courant de l'année. Il n'en est pas moins d'un haut intérêt de lire cette consultation de Napoléon en matière administrative. C'est la première qu'il ait eu occasion de donner.

Adresse : A monsieur, monsieur Buonaparte, membre des 36, Corte.

J'ai lu avec attention la lettre du département que tu m'as envoyée. Je l'ai comparée avec les décrets du 25 novembre 1790, du 17 mars, du 27 mai et du 11 juin 1791 ; acceptés le 1er décembre 1790, le 27 mars, le 3 juin et 17 juin 1791 sur l'imposition foncière. Voici mes observations :

Selon le titre premier de la loi du 23 novembre, l'imposition foncière est une imposition proportionnelle sur le revenu net des biens-fonds, soit terres, soit maisons de ville, soit maisons de campagne. (Articles 10, 11, 12, titre II, et article 9, titre V.)

L'imposition foncière peut donc être considérée comme représentant : 1° notre ancien vintesimo ; 2° l'imposition sur les maisons ; 3° une imposition qui existerait sur les maisons occupées par les propriétaires mêmes.

Pour répartir avec exactitude l'imposition foncière, il aurait fallu d-mc se servir de ces trois éléments de répartition et non pas, comme a fait le département, prendre le vintesimo seul pour base, erreur sensible pour quiconque connaît la nature de l'imposition foncière.

Les deux premiers éléments sont connus ; quant au troisième, l'on aurait pu prendre pour le présenter le rapport des populations.

Le rapport composé de ces trois composants aurait été le plus exact possible si l'imposition foncière ne renfermait une autre grande différence avec l'imposition dite le vintesimo. La première doit être perçue sur le produit net. La seconde l'était sur le produit brut. Dès lors, le rapport proportionnel d'une de ces impositions ne peut servir d'élément à la répartition de l'autre.

Pour rendre ceci plus sensible, supposez que le district d'Ajaccio ne renferme que des vignes et le district de Tallano que des terres ensemencées. Par la répartition faite sur la base du vintesimo, celui d'Ajaccio aurait du payer 1.000 L., celui de Tallano 800 L. Si le district d'Ajaccio paye 1.000 L., il est censé avoir 20.000 L. de revenu et celui de Tallano 16.000 L. Le premier n'a que des vignes ; les frais de culture sont au moins de moitié ; aussi le revenu imposable par la contribution foncière n'est que de 10.000 L. Devant payer 1.000 L., l'habitant d'Ajaccio paierait donc le dixième.

Répartir avec exactitude cette imposition en la répartissant proportionnellement aux fonctionnaires et moines des neuf districts et en ajoutant quelque chose de plus aux districts de Bastia et Ajaccio comme pouvant renfermer quelques artisans et commerçants étrangers sujets à l'imposition mobilière.

Toutes ces observations sont, mon ami, de la plus grande force. Représente-les au Conseil. Une autre répartition est indispensable et, au moins, que, pour répartir entre les communautés et pour former les mandements des districts, le Conseil fasse une instruction selon ces principes, car lorsqu'une chose est fausse et vicieuse, plus elle [devient] en petit et plus l'erreur devient dangereuse.

Il y aurait bien d'autres observations pour la perfection de cette répartition selon ces idées, mais le temps me presse.

[3] Joseph, I, 47 et 117. On avait trop en Corse le sentiment du droit d'aînesse pour que l'archidiacre ait pu, comme on a dit, penser à en déposséder Joseph. Pour les cadets, pour Lucien surtout, Joseph demeura toujours le chef de famille.

[4] La preuve de ce que je dis ici se trouve dans les achats de biens nationaux faits à cette époque par Napoléon. Le 13 décembre 1791, il achète, de moitié avec Fesch, les terres de Saint-Antoine et de Vignale au territoire d'Ajaccio, et la maison dite Trabacchina en la dite ville, provenant du chapitre d'Ajaccio.

[5] Biron (Mém. de Lauzon, Éd. Lacour, p. 380) avait pourtant depuis 1791 son équipage en Corse et sollicita constamment, dit-il, de 91 à 93, d'aller y prendre son commandement.

[6] Il faut remarquer que, l'artillerie étant un corps à part, il arrivait qu'un officier du corps, employé dans l'armée, eût en même temps un grade dans cette armée et un grade dans le corps. C'est ce que Marmont, I, 229, appelle le grade dans le corps et le grade hors du corps. Il en donne un singulier exemple : l'État militaire (de l'an VI) présente ceci : Bonaparte, chef de bataillon d'artillerie détaché dans l'armée comme général en chef de l'armée d'Italie, et plus loin : Mamont, colonel du 2e régiment d'artillerie à cheval détaché comme aide de camp du général en chef Bonaparte. Napoléon pouvait donc fort bien être ou adjudant major ou lieutenant-colonel d'un bataillon de volontaires et en même temps lieutenant d'artillerie.

[7] Coston. II, 175.

[8] Coston, I, 198, et fac sim., II, 176.

[9] Les relations de Napoléon avec Volney ont donné lieu à une infinité de légendes dont la plus connue est celle du fameux coup de pied dans le ventre. J'aurai occasion dans un autre livre de chercher la vérité sur ces rapports de l'Empereur avec l'auteur des Ruines, que Bonaparte avait voulu pour son collègue au Consulat, qu'il nomma sénateur, créa comte de l'Empire et accabla d'argent. Peut-être certaines théories en vogue sur les idéologues, leur désintéressement, leur reconnaissance, leur patriotisme, et leur véracité, pourront s'en trouver atteintes. Pour Volney, il est bon d'indiquer, dés ce moment, que son intervention comme député à la Constituante dans le débat du mois de novembre 1789, lui avait valu d'être nommé, par les Corses reconnaissants, directeur de l'Agriculture et du Commerce de l'ile ; sous ce prétexte il avait l'intention de se livrer à quelque grande spéculation agricole ; le retrait par le Roi des concessions faites en Corse à titre gratuit ou quasi gratuit, avait été un des articles réclamés par les Cahiers, et l'Assemblée y avait donné satisfaction. Des terres immenses allaient donc se trouver à vendre dans des conditions exceptionnelles : de ces propriétés, une, comme on a vu ci-dessus (lettre de Napoléon à Joseph, § 14, lettre de septembre 90), était dès 1790 l'objet des préoccupations de Napoléon : c'était le domaine de la Confina, concédé à feu M. Georges-Marc Stephanopoli et sa fille par lettres patentes du 17 juillet 1778 (Buttafoco, loc. cit., 172). Il est impossible de ne pas penser que ce fut Napoléon qui indiqua cette affaire à Volney lequel, suivant procès-verbal du district d'Ajaccio, en date du 1er mai 1792, fut déclaré adjudicataire du domaine de la Confina del Principe d'une contenance de plus de 600 hectares d'un seul tenant. (Voir le plan du domaine à la fin du tome VII des Œuvres de Volney. Paris, 1825, in-8°) On pourrait croire à certains indices que les Bonaparte furent intéressés dans cet achat. Chaptal (Mém., 186) dont il ne faut accepter les renseignements que sous réserves ; car il a écrit ses souvenirs sous la Restauration, y a mis bien de l'esprit de parti et se trompe souvent sur les noms ; Chaptal qui, malgré tout, a su beaucoup de choses, dit que Volney, ayant acquis un domaine considérable en Corse, Bonaparte l'aurait presque forcé à lui céder une part de ce domaine pour une somme très minime. Il doit évidemment y avoir quelque chose de vrai : une sorte d'association. En tous cas, Volney ayant, le 27 floréal an V, cédé et transporté ses droits sur la Confina del Principe à un certain citoyen Louis Mitouart, celui-ci, dès le iS messidor an VI, la revendit au citoyen Joseph Fesch. Mitouart semble une personne interposée qui n'a jamais eu d'action réelle et il y a là une affaire comme Fesch en a fait beaucoup dans sa vie. Le 2 germinal an XIII, l'Empereur rachète à Fesch le domaine de la Confina et d'autres terres qui y ont été jointes postérieurement et par donation du même jour, il partage la Confina entre M. André Ramolini, qui en a la plus grosse part et M. André Paravicini. La portion qui avait été attribuée à André Ramolini a été par lui léguée par testament du 12 octobre 1821 à son neveu Napoléon Levie-Ramolino, dont le fils la possède actuellement.

[10] Coston lit : le 17. Sur le fac-similé la date est indéchiffrable.

[11] Coston, II, 179.

[12] Inédit. Archives Levie-Ramolino.

[13] Inédit. Fonds Libri.

[14] Pièce LIII.

[15] Inédit. Fonds Libri. Ce certificat sans date me semble devoir être placé entre l'élection et l'émeute d'avril. Il marque et atteste que Napoléon avait l'intention bien arrêtée de partir pour la France, donc qu'il n'avait nullement prémédité l'émeute d'avril.

Nous, officiers municipaux de la ville d'Ajaccio, certifions que M. Napoleone Buonaparte, officier d'artillerie au régiment de Grenoble, est arrivé ici dans le mois de septembre, s'est toujours comporté en très zélé patriote, qu'il 11'cst pas sorti depuis ce temps du département.

Certifions en outre que le décret de la revue extraordinaire du mois de janvier est arrivé en Corse dans le mois de janvier même et qu'il n'a pas pu depuis passer en France jusqu'au moment où la confiance de ses concitoyens l'a appelé au poste de lieutenant-colonel du bataillon national volontaire des districts d'Ajaccio et de Tallano.

En foi de quoi nous avons signé le présent pour lui servir comme de raison.

BRACCINI, LEVIE, LEVIE, maire, POZZO DI BORGO, secrétaire.

[16] Inédit. Fonds Libri.

[17] Pièce LIV, en note au bas du Mémoire de Bonaparte.

[18] Dans un livre qui ne me semble pas avoir été signalé : A voice from London to the voice from St Helena, or the Pitt sistem developped in a publication from autographs of certain missions from the british ministers to France in the years 1788, 1799, 1801 by Peter Moore M. P. London, 1823, in-8°, je trouve des extraits des mémoires de Massaria, ce compagnon de Paoli dont Napoléon parle diverses fois, lesquels me semblent confirmer ce que je dis ici : Une autre émeute fut faite par les royalistes l'année suivante à Ajaccio, le jour de Pâques, en l'absence de l'honnête maire, par la complicité de son vénal substitut ; elle avait pour but, sous prétexte d'une infime dispute, causée par ces raisons, entre les gardes nationaux et quelques individus de la basse classe, d'induire le commandant de la citadelle à ordonner que le régiment de gardes nationaux, en garnison dans la ville, la quittât immédiatement. Le commandant de ce corps était Napoléon, qui, aussi bien que ses frères, était le plus chaud soutien que j'aie jamais rencontré pour les plus juste ? et les plus nobles de toutes les entreprises relatives aux droits des hommes et à la liberté de son propre pays...

Napoléon ne l'eût pas plutôt appris que, animé par de justes principes, il refusa énergiquement et ouvertement de se soumettre à un ordre perfide ; et, comme le coin, mandant se préparait à l'y contraindre par la force, il prit des mesures appropriées pour sa défense. Cependant, j'envoyai immédiatement une adresse aux bas officiers et aux soldats, où tout en leur recommandant une entière soumission aux ordres de leurs officiers, si ces ordres n'étaient pis contraires au nouveau code et à l'heureuse Constitution, je les mettais en garde contre les mauvaises intentions de ceux dont le constant objectif était de la renverser, etc.

Cette adresse ayant été lue à la tête du régiment de ligue en garnison dans la citadelle, le résultat fut que les soldats résolurent immédiatement l'envoi de deux députations, l'une à leur commandant pour l'assurer qu'ils seraient toujours prêts à obéir à ses ordres pourvu qu'ils ne fussent pas contraires à la constitution... l'autre à Napoléon pour l'informer de leur ferme résolution.

Quoique cette mesure ait mis un terme à cette haineuse et folle entreprise, Napoléon ne se trouva pas hors d'embarras ; car le commandant suivant ayant obtenu qu'on lui livrât le texte de la susdite adresse, supposa, ainsi que ses partisans, qu'elle avait été écrite par Napoléon lui-même, l'envoya au commandant en chef, lequel eut certainement ordonné que Napoléon fût traduit devant une cour martiale pour sédition, et, eu égard aux principes des officiers qui l'auraient jugé, il eût certainement été trouvé coupable, si je n'étais intervenu en produisant le brouillon de l'adresse pour être comparé à l'expédition et prouvé jusqu'à l'évidence que tout avait été fait sans sa connaissance.

[19] En ce qui touche Napoléon, c'est l'opinion soutenue par Renucci, Storia di Corsica, p. 347, mais où Renucci parait singulièrement dans le faux, c'est lorsqu'il affirme que Peraldi non era uomo di delazioni ne da cosi offendere uno della famiglia Bonaparte.

[20] Histoire de Paoli, par A. Arrighi, II, 153.

[21] Nasica, 255.

[22] Le colonel du 42e d'infanterie François-Charles de Maillard a émigré et abandonné son emploi le 15 novembre 1792. Voici ses états de services d'après l'excellente Histoire du 42e régiment d'infanterie (Montbéliard, 1875, in-8°). Né à Saint-Germain-en-Laye près Paris le 6 août 1740, gendarme de la Garde ordinaire du Roi le 16 juillet 1745, sous-lieutenant au régiment de Berry-infanterie le 9 octobre 1758, lieutenant (1766), capitaine en second (1777), capitaine commandant (1781), major du régiment de Limozin (1784), lieutenant-colonel (1787), colonel du 42e régiment d'infanterie le 5 février 1792, a abandonné son emploi le 15 novembre 1792. Dès le mois d'octobre, Maillard était parti, car le 16 octobre il avait été remplacé dans le commandement du régiment par M. de Laissac.