NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

1769-1793

§ 4. — PREMIÈRE ÉDUCATION (1769-1778).

 

 

On a peu de détails authentiques sur la première enfance et la première éducation de Napoléon. A l'en croire lui-même, sa vie fut assez libre : il forçait Joseph à faire ses devoirs et, s'il était puni par le pain sec, il s'échappait pour aller manger le pain de châtaignes des bergers ou pour se faire donner des poulpettes par sa nourrice. Il a raconté à Antommarchi qu'on l'avait mis vers l'âge de cinq ans dans une pension de petites filles et qu'il s'y était pris d'une grande passion pour une enfant de son âge, nommée Giacominetta ; que cette passion excitait la jalousie des autres petites filles et que, comme il était fort négligé en sa toilette et avait toujours les bas traînant sur ses souliers, elles lé poursuivaient d'une sorte de chanson qui l'exaspérait[1].

L'anecdote est trop affirmée par lui pour être révoquée en doute. Pourtant, ce ne fut pas dans cette petite pension qu'il apprit à lire. Dans le 13e paragraphe du 7e codicille daté du 15 avril 1821, réservé à la connaissance des seuls exécuteurs testamentaires et contenant les legs de conscience, il dit :

Nous léguons... 20.000 francs à l'abbé Recco, professeur au collège d'Ajaccio qui m'a appris à lire, en cas de mort à son plus proche héritier.

A en croire Joseph, cet abbé Recco aurait fait mieux que donner à Napoléon l'instruction primaire. Il l'aurait reçu à sa classe, ainsi que son frère Joseph, et leur aurait donné ses soins. Je me rappelle, dit Joseph[2], que les élèves étaient placés vis-à-vis les uns des autres aux deux côtés opposés de la salle, sous un immense drapeau dont l'un portait les initiales S. P. Q. R., c'était celui de Rome ; l'autre était celui de Carthage. Comme l'aîné des deux enfants, le professeur m'avait placé à côté de lui sous le drapeau romain ; Napoléon, impatienté de se trouver sous le drapeau de Carthage qui n'était pas celui du peuple vainqueur, n'eut pas de repos qu'il n'eût obtenu notre changement, ce à quoi je me prêtai de bonne grâce ; aussi m'en fût-il bien reconnaissant, et, cependant, dans son triomphe, il était inquiété de l'idée d'avoir été injuste avec son frère et il fallut toute l'autorité de notre mère pour le tranquilliser. Ce qui peut faire penser que Joseph amplifie, c'est que, quelques lignes plus loin, il grossit singulièrement le chiffre du legs fait par l'Empereur à l'abbé Recco : Cent mille francs, dit-il, alors que le chiffre réel est vingt mille francs. La reconnaissance de Napoléon n'en demeure pas moins singulière, mais la valeur du témoignage de Joseph peut en être diminuée.

 

On ne sait trop ce qu'il faut penser des anecdotes traditionnelles[3] en Corse sur la passion que, tout petit, Napoléon éprouvait pour les soldats. L'Empereur qui, avec Antommarchi, Las Cases et Montholon, revient souvent sur son enfance n'en parle point. Pas davantage des petites guerres qu'il eût commandées et du vrai canon en fonte qu'on lui eût procuré et qui eût célébré les victoires des enfants d'Ajaccio, conduits par Napoléon, sur les enfants des faubourgs : les Borghigiani. Quoi qu'on affirme que le canon se trouvait encore en 1825 chez M. Ramolino, il est difficile de penser que l'histoire soit vraie.

Ce qui est plus certain, c'est que, au dire de Napoléon lui-même, dans sa toute petite enfance, il était turbulent, adroit, vif, preste à l'extrême. Il avait sur Joseph, son aîné, un ascendant des plus complets. Celui-ci était battu, mordu, des plaintes étaient portées à la mère que le pauvre Joseph n'avait pas encore eu le temps d'ouvrir la bouche[4]. Il n'était point gourmand, mais le fruit défendu l'attirait, témoin certaines figues qu'il pilla dans un enclos de la famille et qui lui valurent une vive semonce de Madame Bonaparte[5].

Madame, elle-même[6], dit que Napoléon était le plus diable de ses enfants, bien que les autres le fussent au point qu'on avait dû entièrement démeubler une grande chambre qui servait à leurs récréations. Napoléon, ajoute-t-elle, à qui j'avais acheté un tambour et un sabre de bois, ne peignait sur les murs que des soldats toujours rangés en bataille. Il avait dès ses premières années un goût particulier pour l'étude des nombres et ce goût se développa si fort que, lorsqu'il eut huit ans, il fallut lui construire sur la terrasse de la maison une sorte de petite chambre en planches où il se retirait tout le jour afin de ne pas être troublé par ses frères. Il aimait fort les douceurs et pourtant un peu plus tard, lorsqu'il allait à l'école (Madame dit l'école des Jésuites) il échangeait le pain blanc qu'il avait emporté de la maison contre du pain de soldat. Grondé, il répondit que, devant être soldat lui aussi, il convenait qu'il s'accoutumât à manger de ce pain que d'ailleurs il préférait au pain blanc. Madame raconte encore de petites anecdotes sur un cheval enfourché par Napoléon et mené par lui au grand galop, sur le calcul fait par lui, dans un moulin, de la quantité de blé qu'on pouvait y moudre étant donné le volume d'eau qui mettait les roues en mouvement, mais ce qu'elle dit de mieux de l'éducation qu'elle a donnée à des enfants : c'est qu'elle était sévère ou indulgente en temps voulu.

Charles Bonaparte s'occupait fort peu de son intérieur, était toujours en mouvement, dépensait sans trop compter, puis sollicitait des secours du Roi ; Napoléon était son favori et lorsqu'il aurait eu à le punir, il le menaçait de l'autorité maternelle[7]. Madame Bonaparte savait la maintenir, et il n'est pas que l'histoire des figues mangées à contretemps qui en témoigne. Il est une autre anecdote que l'Empereur lui-même a contée et qui le prouve.

Lorsque, accompagnée de son fils, de son frère et de sa sœur, Madame Walewska vint à l'Ile d'Elbe faire visite à l'Empereur, Napoléon voulut que, le soir, le jeune Alexandre dînât avec lui. Il fut d'abord fort sage, mais cela ne dura pas longtemps, et comme sa mère lui en adressait des reproches, l'Empereur dit : Tu ne crains donc pas le fouet, eh bien ! je t'engage à le craindre. Je ne l'ai reçu qu'une fois et je me le suis toujours rappelé. Il raconta comment cela lui était arrivé :Ma grand' mère était fort âgée et courbée, elle me faisait ainsi qu'à Pauline l'effet d'une vieille fée. Elle marchait avec une canne et sa tendresse pour nous la portait toujours à nous apporter des bonbons, ce qui n'empêchait pas Pauline et moi de la suivre par derrière en la contrefaisant. Par malheur elle s'en aperçut et s'en plaignit à Madame en lui disant qu'elle nous élevait sans respect pour les grands-parents. Madame, bien qu'elle nous aimât beaucoup, ne plaisantait pas et je vis dans ses yeux que mon affaire n'était pas bonne. Pauline ne tarda pas à recevoir la sienne parce que les jupons sont plus faciles à relever qu'une culotte à déboutonner. Le soir, elle essaya sur moi, mais en vain, et je crus en être quitte. Le lendemain matin, elle me repoussa lorsque je fus pour l'embrasser. Enfin, je n'y pensais plus, lorsque, dans la journée, Madame me dit : Napoléon, tu es invité à dîner chez le gouverneur, va t'habiller. Je monte bien satisfait d'aller dîner avec les officiers, mais Madame était le chat guettant la souris. Elle entra subitement, ferma la porte sur elle, je m'aperçus du piège où j'étais tombé, mais il était trop tard pour y remédier et je dus subir la fessée[8].

 

 

 



[1] Il ne le raconte pas seulement à Antommarchi (I, 180), Madame Mère y revient dans ses notes dictées pour le baron Larrey (voir plus loin) et dans les conversations qu'elle a avec H. Lee, l'auteur trop peu connu de The Life of the Emperor Napoléon, London, 1834, in-8°.

[2] Mémoires, I, 40.

[3] Nasica, Mémoires sur l'enfance et la jeunesse de Napoléon, p. 55 et suivantes.

[4] Mémorial, I, 153, et presque dans les mêmes termes, Antommarchi, I, 353.

[5] Antommarchi, I, 353.

[6] Souvenirs de Madame Mère, dictés par elle à Mlle Rosa Mellini et publiés par le baron Larrey, Madame Mère. Appendice, II, 528 et suivantes.

[7] Lee, The Life of the Emperor Napoléon, I, 7. M. Henry Lee avait eu l'honneur d'être, en 1830, présenté à Madame et les détails qu'il a recueillis dans les conversations qu'il eut avec elle sont peut-être les plus complets qu'on ait jusqu'ici.

[8] L'anecdote est trop caractéristique, la valeur morale du témoin auriculaire qui la rapporte est trop grande pour qu'on puisse douter du fait, si conforme d'ailleurs aux instincts de moquerie que Pauline garda toute sa vie. Mais, à quelle époque peut-il se placer ? Pauline est liée à Ajaccio, le 20 octobre 1780, près de deux ans après le départ de son frère Napoléon pour la France. Donc, ce n'est point dans sa première enfance, entre 1769 et 1778 ? Est-ce donc à son retour de Valence, en 1786 ? Mais, à ce moment, il avait dix-sept ans un mois, il était officier, il portait l'épée. — Sans doute, mais Madame était la maîtresse chez elle. Comment admettre que, à huit ans, Napoléon aurait pu être invité à dîner chez le gouverneur ? Il fallait bien qu'il fût un grand garçon, un officier, qu'il fût le sous-lieutenant Bonaparte. De quelque côté qu'on se tourne, il faut reconnaître que logiquement, le fait n'a pu se produire qu'en 1786, et il prouve péremptoirement que Madame savait se faire respecter — quelque âge qu'eussent ses enfants.