NAPOLÉON DANS SA JEUNESSE

 

1769-1793

§ 2. — LE BAPTÊME. - LE PARRAIN ET LA MARRAINE (21 JUILLET 1771).

 

 

Presque aussitôt après la naissance de son fils Napoléon, Charles Bonaparte dut partir pour Pise où il avait dessein de se présenter au doctorat en droit. On peut présumer qu'il avait complété à Ajaccio ses études commencées à Corte. En tous cas il ne suivit point les cours de l'Université de Pise[1]. On ne trouve nulle part son nom dans les livres des rassegne, certificats de fréquentation que tout élève régnicole était tenu de tirer de ses professeurs mais les étrangers n'étaient point obligés, pour obtenir le titre de docteur, à une telle assiduité : il suffisait qu'ils se présentassent au Chancelier et qu'ils obtinssent de lui la permission de soutenir leur thèse. Le 27 novembre, Charles Bonaparte — il Signor Carlo del fu Sr Baonaparte di Ajaccio in Corsica — se présente au chancelier Mazzuoli et lui demande son agrément : le 30 novembre, il soutient sa thèse, ayant pour président le docteur Antonio Vannucchi. Il est à remarquer qu'il est ainsi désigné sur le Libro di Dottorati : IL SIG. CARLO DEL QM SIGNOR GIUSEPPE BONAPARTE, NOB. PATRIZIO FIORENTINO, SAMMINIATENSE, E DI AJACCIO. Sa noblesse, son patriciat florentin, son alliance avec les Bonaparte de San Miniato se trouvent donc ainsi constatés.

On est en droit de supposer qu'un parent que Charles avait à l'Université, le docteur Jean-Baptiste Bonaparte, professeur de médecine, ne lui fut point inutile en cette occasion, et que ce fut vraisemblablement grâce à lui qu'il obtint, ce même jour 30 novembre, de l'archevêque de Pise l'exercice du titre de noble et de patrice[2].

On peut penser que le séjour de Charles en Toscane se prolongea quelque peu et qu'il eut à cœur de renouer personnellement des relations avec ses parents de San Miniato[3]. De retour en Corse, il eut à solliciter pour ses affaires et à rechercher ses titres. Ce ne fut que le 21 juillet 1771, que Napoléon fut baptisé dans la cathédrale d'Ajaccio par son grand-oncle, l'archidiacre Lucien Bonaparte assisté de l'économe de l'église Batista Diamante[4]. Il fut baptisé le même jour que sa sœur Maria-Anna (la seconde qui ait reçu ce prénom), née le 14 juillet 1771 et morte en 1776[5]. Ils eurent tous deux le même parrain, Lorenzo Giubega de Calvi, procureur du roi.

 

Les rapports des Giubega avec les Bonaparte étaient anciens et intimes, bien qu'il n'existât point entre les deux familles d'alliance ni de parenté[6]. Durant la guerre de l'Indépendance, Charles Bonaparte et Laurent Giubega avaient été les fidèles lieutenants de Paoli. Ensemble, ils avaient traité de la soumission de leur patrie au roi de France et l'avaient fait avec une fierté qui n'était point pour donner aux vainqueurs une médiocre idée de leur caractère. Aussi, dès que la Consulte fut rétablie, Giubega et Bonaparte y jouèrent un rôle considérable.

En 1770, Giubega est l'un des trois députés près du Roi, et, depuis cette époque jusqu'en 1789, il occupe successivement l'emploi de procureur du roi à la Porta d'Ampugnani et à Ajaccio, puis celui bien plus considérable, de greffier en chef des États de Corse auquel il est nommé par commission du 6 février 1771. En 1789, il préside l'Assemblée de la noblesse et est élu suppléant du comte Buttafoco[7].

Charles Bonaparte et Lorenzo Giubega son compère avaient marché d'accord toute leur vie, s'entendaient sur toutes les affaires qu'ils avaient à traiter aux États, et luttaient de leur mieux contre les exactions et la tyrannie de l'administration française[8].

Aussi, après la mort de Charles, ses fils ne manquèrent pas de faire de Giubega le confident de leurs tentatives patriotiques. On ne peut douter que Napoléon n'ait reçu de lui des documents pour l'histoire de la Corse qu'il s'était donné mission de composer. Lorsque, à Pise, en 1787, Joseph écrit les Lettres de Pascal Paoli à ses compatriotes[9], il adresse son ouvrage à Giubega ami de son père, parrain de Napoléon, généralement respecté pour ses connaissances, son patriotisme et son éloquence[10]. Enfin, Napoléon lui-même envoie à Lorenzo Giubega l'ouvrage inédit qu'on trouvera plus loin[11].

Sans doute pour les affaires de Corse, Giubega fit un voyage à Paris vers le milieu de 1792. Il assista aux massacres de septembre qui l'émurent profondément et revint dans son pays mortellement frappé. Néanmoins, il eut encore le temps de donner asile à Calvi, à la famille Bonaparte chassée d'Ajaccio par les partisans des Anglais. Il mourut peu de temps après, le 23 septembre 1793, ne laissant qu'une fille, Annette Giubega, pour qui il avait été question d'un mariage avec Joseph et qui fut estropiée par un éclat de bombe pendant le siège héroïque que la ville de Calvi soutint contre les Anglais et où se distingua d'une façon particulière son cousin François-Xavier Giubega, commandant la Garde Nationale.

Napoléon ne pouvait manquer de se souvenir de ces anciens amis. Dès 1800, il appela un Giubega (Vincent, frère de François-Xavier), aux fonctions de juge au tribunal d'appel d'Ajaccio. Quant à François-Xavier qu'il avait emmené avec lui en Italie, d'abord comme chef de bataillon, puis comme commissaire des Guerres, il le fit d'abord sous-préfet de Calvi, puis, en 1813, préfet de la Corse.

M. Giubega joua en 1814 et en 1815, car pendant les Cent-jours il reprit sa place, un rôle des plus honorables et épuisa sa fortune à lever et à solder une petite armée pour tenir tête aux Anglais. Au retour des Bourbons, il fut proscrit et sans d'heureux hasards il eût payé de sa vie son dévouement à la France.

 

La marraine de Napoléon, Gertrude Paravisino (ou Paravicini, ou Paravisini) était en son nom une Bonaparte. Elle était la propre sœur de Charles Bonaparte, et la tante de Napoléon. Elle avait comme adopté les enfants de son frère, était pour eux une seconde mère, montait à cheval avec Joseph, parcourait avec lui le faubourg et la campagne, l'initiait à la culture des terres.

Fille d'une Paravisino (Maria-Saveria, mariée à Joseph Bonaparte), elle avait épousé son cousin, Nicolo Paravisino et mourut probablement vers 1788. Napoléon n'oubliait pas de la mentionner dans les lettres : Présentez mes respects à Zia Gertrude, écrit-il à son père en septembre 1784 ; Présentez mes respects à Zia Gertrude, écrit-il à sa mère le 29 mars 1785. Les enfants de Charles héritèrent d'elle, mais les biens qui vinrent de sa succession furent réservés aux garçons et les filles y renoncèrent chacune au moment de son mariage.

La mort de Zia Gertrude n'interrompit pas les rapports de Napoléon avec les Paravicini. Le 2 germinal an XIII, l'Empereur ayant acheté du cardinal Fesch diverses terres sises en Corse, fit don à M. Nicolas Paravicini (Paravisino) : 1° des terres situées au delà de la rivière del Campo dell' Oro, faisant partie du domaine de la Confine ; 2° des portions de l'enclos de la Torre Vecchia, à côté de la Confine, à la charge par M. Paravicini de faire bâtir à ses frais un pavillon de la valeur de 20.000 francs sur l'élévation formée par de grosses pierres dans la portion de jardin qu'avait sa première épouse au delà du couvent de Saint-François près Ajaccio. Nicolo Paravicini s'était marié en secondes noces à Marie-Rose Pô, et mourut le 2 mai 1813, laissant une fille, Maria-Antonia. L'Empereur à Sainte-Hélène se souvint de cette enfant. J'ai, dit-il, dans le vingt-neuvième paragraphe des Instructions à mes exécuteurs testamentaires, j'ai une petite cousine à Ajaccio qui a, je crois, 300.000 francs en terres et s'appelle Pallavicini ; si elle n'était pas mariée et qu'elle convînt à Drouot, sa mère sachant que cela était mon désir, la lui donnerait sans difficulté. Elle avait épousé depuis le 9 octobre 1817, Jean-André-Tiburce Sebastiani, alors colonel en demi-solde, plus tard lieutenant-général et pair de France. Elle est morte seulement en 1890.

 

 

 



[1] Ces faits ainsi que les suivants résultent des recherches de M. le Dr Biagi dans les Archives de l'Université.

[2] Depuis le XVIIe siècle, dix-sept Bonaparte ont été docteurs de l'Université de Pise : le 22 janvier 1633, Antonio Francesco Buonaparte di San Miniato (Droit) ; le 22 mai 1672, Pier' Antonio, fils de Côme Bonaparte de San Miniato (Droit) ; le 24 mai 1672, Picore Andrea, fils de Bindaccio Bonaparte de San Miniato ; le 26 juin 1675, Francisco, fils de Biagio (Droit) ; le 21 juin 1677, Joseph, fils de Côme (Droit) ; le 15 juin 1639, Louis (Droit) ; le 31 janvier 1643, Giovan Francesco (Droit) ; le 1er juin 1683, Joseph Charles (Droit) ; le 1er juin 1705, Côme (Droit) ; le 28 mai 1712, Bindo Ferdinando (Droit) ; le 21 mai 1721, Attilio (Droit) ; le 12 mai 1723, Flaminio (Droit) ; le 27 mai 1727, Ranieri (Philosophie et médecine) ; le 18 mai 1736, Joseph (Droit) ; le 5 juin 1754, Jean-Baptiste (Philosophie et médecine) ; tous de San Miniato ; puis, Charles d'Ajaccio en 1769, et ensuite viendra son fils Joseph en 1788.

[3] Dans Storia genealogica della famiglia Buonaparte scritta da un Samminiatense (Florence 1837, in-8°), il est affirmé que, à ce moment, Charles avait fait si bien reconnaître l'origine commune des deux branches et s'était mis en si bonnes relations avec ses parents que, en 1780, il recueillit la succession de son cousin Moccio-Giuseppe Buonaparte de San Miniato (p. 179).

[4] Voir le fac-similé de l'acte de baptême dans Une excursion en Corse du prince Roland Bonaparte, p. 20.

[5] M. de Brotonne a fort bien établi que Mme Bonaparte, après le fils né et mort en 1765, avait eu : 1° en 1767, à Corte, une première fille, nommée Maria-Anna, laquelle mourut cette même année ; 2° en 1771, à Ajaccio, une seconde Maria-Anna, qui mourut en décembre 1776 ; 3° le 3 janvier 1777, à Ajaccio, une troisième Maria-Anna, laquelle on ne sait pourquoi ni à quelle date fut surnommée Élisa, vécut, épousa Baciocchi, etc.

[6] La famille Giubega est originaire de Gênes et 011 cil voit trace dès 1015. A la fin du XVe siècle, on la trouve répandue par l'Europe dans les grandes places. Un Giubega, Jean-César, est ministre de la reine Isabelle, à Madrid ; un autre est secrétaire d'Etat du duc de Milan ; un troisième, abbé du Mont-Cassin. Au XVIe siècle, une branche s'établit à Calvi où elle ne tarde pas à se distinguer et occupe les fonctions municipales. Aussi les Giubega sont-ils des premiers à se rallier à Paoli avec lequel ils combattent jusqu'à la fin. Lorsque, après la bataille de Ponte-Novo, les patriotes réfugiés au Monte-Rotondo sont obligés de se soumettre, les deux Giubega, Lorenzo et Damiano sont députés pour Calvi en même temps que Nicolas Paravicino et Charles Bonaparte le sont pour Ajaccio et ils se rendent près du comte de Vaux, commandant pour le Roi, afin de traiter au nom de leurs compatriotes. Lorenzo Giubega avait trente-huit ans au moment où il fut le parrain de Napoléon. Né à Calvi, eu 1735, il avait fait ses études à Gènes où il avait exercé quelque temps avec succès la profession d'avocat. Il se trouvait donc tout désigné pour porter la parole au nom delà députation.

[7] Patorni, La Corse. Doc. histor., p. 9, l'affirme et le petit-neveu de M. Lorenzo Giubega me le répète dans les intéressantes communications qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser sur sa famille. Toutefois, la liste officielle donne de Gafiorio pour suppléant de Buttafoco.

[8] Je ne puis, par manque de place, donner ici le texte d'une très intéressante lettre de Charles Bonaparte en date du 18 mai 1776, que m'a communiquée M. Giubega, mais elle démontre entièrement ce que j'avance.

[9] J'ai retrouvé dans les papiers Libri le manuscrit de cet écrit inédit de Joseph. Je le publierai quelque jour.

[10] Mém. de Joseph, I, 35.

[11] Pièce n° XXXVI.