JOSÉPHINE RÉPUDIÉE 1809-1814

 

IV. — PREMIER EXIL - 29 mars-15 mai 1810.

 

 

Le jeudi 29 mars, jour de la mi-carême, dès l'aube naissante, toute la population d'Evreux est sur pied. A neuf heures du matin, coup de canon ; aussitôt la générale éclate et les gardes nationaux, sur l'ordre qu'ils en ont d'avance reçu du maire, s'empressent vers la place Bonaparte habillés le plus proprement possible et armés des armes qu'ils peuvent avoir. Partie est postée sur la route de Paris, partie sur la route de Caen. Les gardes d'honneur, à pied et à cheval, que le préfet a formés et qu'il a montés, équipés et habillés à leurs frais, se portent avec la musique, le maire, le préfet et les autorités, sur la route de Paris. Lorsque arrive l'Impératrice, sonnerie des cloches, salves d'artillerie et discours du maire. Un instant de halte ; puis, sans arrêt en ville où, sur la place Saint-Taurin, le clergé est assemblé pour présenter l'eau bénite, mais où manque l'évêque encore en train de s'habiller au séminaire, Joséphine, au milieu d'une grande foule très sympathique, va droit sur Navarre, où elle arrive vers les quatre heures après midi.

Le premier coup d'œil est désastreux : vainement, depuis quinze jours, a-t-on réquisitionné tous les ouvriers d'Evreux pour réparer le plus nécessaire à la hâte ; il s'en faut de tout que le château soit habitable. C'est une grande bâtisse carrée, à quatre faces de même symétrie, qu'édifia en 1686, non loin des ruines du château de la reine Jeanne, le deuxième lies comtes d'Evreux de la maison de Bouillon, Godefroy-Maurice de la Tour, grand chambellan de France et gouverneur d'Auvergne, neveu du grand Turenne, et époux de Marie-Anne de Mancini, nièce de Mazarin. Il a pris Mansard pour architecte, mais c'était Mansard neveu. D'ailleurs, c'est lui qui a fourni l'idée et c'est une idée de grand seigneur. Il a subordonné toute l'économie du bâtiment à un projet qu'il n'a pas réalisé, en sorte que, si l'on n'est point averti, on ne comprend guère en quel dessein ce cube de maçonnerie à deux étages est surmonté d'un dôme tronqué par une grande plate-forme couverte de plomb. C'est que ce n'était pas un château, mais un piédestal qu'avait prétendu ériger le neveu de Turenne, et que la plate-forme était destinée à supporter la statue colossale du glorieux oncle. Le Roi ayant médiocrement goûté cette apothéose, on s'était arrêté au piédestal et le dôme découronné avait irrévérencieusement été surnommé la marmite par les Normands d'alentour.

Ce Château-piédestal, élevé sur une terrasse quadrangulaire à balustres qui l'exhausse, présente, sur chaque face, un perron de granit à double révolution qui donne accès dans un vestibule soutenu par quatre colonnes. De ces vestibules, on pénètre dans un immense salon, de forme ronde, à pavé de marbre, qui tient toute la hauteur de l'édifice et qui prend jour seulement par des vitrages sur les vestibules et par de hautes fenêtres, percées dans la calotte du dôme. Les appartements sont ainsi découpés dans les triangles décrits, au rez-de-chaussée, par les murs du salon et des vestibules, au premier étage par les murs des salons et des cages d'escalier. Au pourtour du dôme, chambres de domestiques, inhabitables. A droite du grand château, une habitation, d'aspect moins prétentieux, élevée d'un étage à l'italienne sur un rez-de-chaussée fort bas : c'est le petit château ; il est plus délabré encore, s'il est possible, que le grand.

Point de meubles ; nulle fenêtre ne ferme ; les boiseries sont pourries ; il fait un froid glacial dont il est impossible de se garantir, à cause de l'immense salon inchauffable qui commande toutes les pièces ; point de calorifère et l'humidité suinte de partout. Le château est bâti au fond d'un vallon entre deux coteaux chargés de bois superbes ; toutes les eaux — et combien il y en a ! — ont été aménagées à proximité et distribuées pour fournir ces parterres d'eau et ces miroirs qui semblaient le complément nécessaire des architectures ; en venant de la route de Caen par la belle avenue d'ormes d'une demi-lieue de longueur, passé le rond-point, deux immenses pièces d'eau ; puis, canaux entourant l'esplanade du château, pièce d'eau longitudinale à droite et à gauche, et, en face, le canal long de cinq cents toises que termine la belle cascade circulaire. Ce ne sont ensuite que canaux où les eaux, dans leurs massives bordures de pierre, délimitent, à angles droits, les parterres à la française, les ci-devant quinconces dont M. Roy fit du bois à brûler ; puis, s'émancipant, ces canaux se jettent en méandres capricieux, quoique corrects, dans les timides jardins chinois que décorent des fabriques du vieux style : temple d'amour, kiosque chinois, jardin d'Hébé. Les eaux sont belles et les arbres sont beaux ; mais, au 29 mars, les feuilles sont rares, et, entre l'eau qui court, l'eau qui stagne et l'eau qui tombe, avec, pour compagnons, ces squelettes noirs, dénudés et ruisselants, il faudrait, pour se plaire, un fond de gaîté que n'apporte pas Joséphine.

Encore si elle était seule, mais il lui faut compter avec les moues du service d'honneur qui, de mauvaise grâce, a abandonné Paris et les fêtes qui s'y préparent, surtout avec les gémissements des femmes de chambre qui, par l'habitude, les soins quotidiens, leur complicité de chaque instant dans la lutte acharnée contre l'âge, ont usurpé sur elle la domination de sa vie intime. A Malmaison, on s'ennuyait, certes ! mais on avait Paris tout près, l'on allait et l'on venait ; on avait chaud ; les fournisseurs s'empressaient et se rendaient obligeants ; on recevait les nouvelles de première main, on voyait de belles visiteuses ; à présent, rien, la solitude, des arbres, des pièces d'eau, du froid, des chambres en ruines et, à côté, une villasse la plus provinciale qui soit, où, pour ses grands dîners, à l'admiration de ses administrés, M. le préfet pare sa table de fleurs artificielles que la baronne, sa tendre épouse, a portées dans ses cheveux tout l'hiver.

La révolte de l'entourage contre le despotisme de l'Empereur exilant, chez les Ebroïciens, l'Impératrice-Reine couronnée et sa Maison — sa Maison surtout ! — de loin, fait rire, mais de près ! N'est-ce pas une preuve de dévouement, tout à fait hors des conventions et des usages, que de suivre ainsi sa maîtresse, à la fin de l'hiver, dans un château abandonné ! Comme on la fait valoir et comme il faudrait à Joséphine de son influence d'autrefois, comme il lui faut à présent de largesses pour triompher des mauvaises humeurs ! comme les excuses se multiplient pour ne point la rejoindre et comme on sent, chez ceux que la nécessité retient, l'âpre désir de fuir !

Au lendemain da divorce, lorsqu'il s'était agi de désigner et de nommer la Maison de Joséphine, l'Empereur était encore dans toute la ferveur de ses regrets et beaucoup de ceux qui avaient demandé à en faire partie, s'étaient imaginé qu'ils perdraient peu à n'être pas employés près de la nouvelle souveraine ; que, conservant leurs rangs et leurs prérogatives, ils ne manqueraient point de paraître à la Cour, d'assister aux fêtes et peut-être même d'approcher l'Empereur plus familièrement. Il y avait eu, chez quelques-uns, l'idée que Joséphine, livrée à elle-même, serait une proie facile pour qui se mêlerait de la conduire, que ce ne serait pas un vilain rôle que celui de guide et de conseiller, de moniteur et d'intermédiaire et que, en servant ainsi de trait d'union avec l'Empereur, on en aurait des revenants-bons d'influence, d'éclat ou tout simplement d'intrigue. D'autres, sachant comme elle était incapable de calculer et de s'enquérir, comme facilement elle était prodigue, avaient compté que, restant près d'elle, ils joindraient à leurs fonctions, jadis purement honorifiques, des directions actives, lucratives surtout, et trouveraient des agréments de vie qui compenseraient amplement leur renoncement, d'ailleurs presque forcé, à l'existence parisienne. Certains avaient sollicité d'entrer dans la Maison, au moment a elle diminuait d'éclat parce qu'ils n'eussent pu y aspirer lorsqu'elle était dans sa splendeur et que, pourtant, cela demeurait une fonction de cour et un acheminement à quelque baronnie, peut-être même à l'étoile de la Légion. Ceux-ci étaient restés parce qu'on n'eût voulu d'eux nulle part ailleurs, et ceux-là étaient entrés parce que la place les ferait vivre, ou les mettrait, mieux qu'un remplaçant, à l'abri du service militaire. Enfin, car l'espèce humaine, même à une cour, peut fournir de ces surprises, on eût cité jusqu'à deux personnes qui ne paraissaient point avoir cédé à ces mobiles et qui avaient agi, semble-t-il, par dévouement, au moins par cette sorte d'attendrissement qui, à des jours, jette dans des engagements dont on ne sait ensuite comment se défaire. Mais le dévouement, même héroïque, s'il allait jusqu'à Malmaison et l'Elysée, n'allait pas jusqu'à Navarre et Joséphine ayant invité toutes les personnes de sa maison à y venir, la plupart avaient fourni de bons prétextes ou de mauvais, pour rester à Paris.

La première défection, la plus sensible sans doute, avait été celle de Mme Ney. Joséphine l'avait vue grandir, l'avait donnée pour compagne à Hortense, l'avait reçue, produite, mariée — et quel mariage et comme elle s'y était employée ! — Au divorce, elle avait accueilli avec joie la proposition que lui faisait Mme Ney de la suivre dans sa retraite. Outre qu'elle lui portait l'une des meilleures parts de cette sorte d'attachement qu'elle était capable d'éprouver, elle ne manquait pas de penser que, belle et élégante comme elle était, maréchale et duchesse d'Empire, elle parerait la Maison et au moins y mettrait une femme titrée. Mais, la maréchale, au moment où elle s'était engagée, n'avait pas consulté son mari. Ce ne fut qu'après le départ de l'Impératrice pour Navarre qu'elle reçut ses ordres. Ney était en Espagne et trois mois pour correspondre n'était point extraordinaire. Or, le maréchal prisait peu, dès lors, les sacrifices inutiles et il signifia fort nettement à sa femme qu'elle eût à quitter l'astre couché pour porter ses tendresses à l'astre levant. Joséphine en reçut la nouvelle de façon à achever son déplaisir. Elle répondit du ton juste qu'il fallait et si, dans sa lettre, elle se souvenait trop peu qu'elle avait été et qu'elle restait impératrice, au moins était-elle une dame. Il m'eût été doux, disait-elle à la maréchale, de ne pas me séparer de vous. Les sentiments que je vous porte vous sont connus depuis longtemps et la preuve d'attachement que vous m'aviez donnée en vous fixant près de moi me les avait rendus encore plus chers. Mais, je sais que le premier devoir d'une femme est d'être soumise à son mari. Votre obéissance est juste et j'accepte votre démission. Recevez l'assurance de mes regrets et de l'amitié qui m'attachera toujours à vous. Et elle ajoutait : Je ferai connaître à l'Empereur et je seconderai de mon mieux le désir de votre mari pour que vous soyez attachée à l'Impératrice. N'avait-on pas, au fait, passé la mesure en requérant ainsi son intervention et, donnée ainsi, la leçon n'était-elle pas jolie — mais serait-elle comprise ?

Pour une qui, franchement, quittait la place, combien étaient prêts à déserter à la muette : passe pour le premier aumônier, M. de Barrai, archevêque de Tours, l'ancien aumônier de la princesse Caroline. Sénateur et archevêque, il est obligé d'assister aux fêtes du mariage. S'il ne vient pas à Navarre, il saura, en des circonstances plus graves, payer de sa personne et attester sa fidélité. Certes, il doit beaucoup à Joséphine dont il est l'allié, — son frère, le général, ayant épousé la seconde fille de Fanny de Beauharnais, — mais il doit peut-être moins que d'autres, car, dès 4788, il était évêque de Troyes. D'ailleurs l'évêque d'Evreux, tout porté, le remplacera fort bien. Le culte n'étant point des nécessités pour l'Impératrice, les deux chapelains, l'abbé Jean Mondot de Beaujour et l'abbé Malfillâtre, peuvent, sans inconvénient, rester à Tours où ils sont, l'un chanoine et l'autre grand vicaire ; mais pour le chevalier d'honneur c'est bien différent. Il est dès maintenant la cheville ouvrière de la Maison, étant chargé, dit le règlement, outre les fonctions qui lui sont propres et qui consistent particulièrement à accompagner Sa Majesté, de veiller à la garde de Sa Majesté, soit dans ses palais, soit dans ses voyages, de la police des habitations et de la distribution des logements. De plus, ce chevalier d'honneur, le comte André de Beaumont, vit depuis tantôt six ans près de Joséphine, il sait toutes ses habitudes et tonnait les moyens de l'égayer en se rendant le plastron des plaisantes imaginations de ses collègues ; il se prête à tout pourvu que Sa Majesté se trouve satisfaite et qu'elle daigne sourire. Malheureusement, il vient d'être désigné par le Sénat comme député au Corps législatif pour le département d'Indre-et-Loire ; en ces conditions peut-il manquer aux fêtes et aux cérémonies ?

De chambellans, il pourrait y avoir M. Louis de Montholon, le comte de Montholon tout récemment nommé, mais à peine a-t-il paru pour faire sa révérence de remerciement. On ne sait rien de lui, sinon qu'il est frère du chambellan de l'Empereur, ministre à Wurtzbourg et qu'il tient son comté d'Empire de la bonne grâce de son beau-père Sémonville, lequel, le 28 mai 1809, a obtenu de lui transmettre le sien ; aussi, qu'il a vingt-cinq ans et qu'au berceau, il collectionnait déjà des titres, puisque à douze mois il étau chevalier de Malte de minorité. Il ne s'arrêtera pas là[1], mais, pour le moment, il trouve sans doute son habit de chambellan trop seyant à Paris pour l'exiler en province.

Les dames du Palais, quoiqu'elles doivent être blasées sur des plaisirs qui leur sont moins nouveaux qu'à M. de Montholon, ne se pressent pas davantage. On attend Mme Colbert, Mlle de Caudaux, qui, dans le grand deuil où l'a jetée la mort de son mari, tué à l'ennemi le 3 janvier 1809, a été des premières à demander à rester de la Maison ; on espère Mme Octave de Ségur, Mme d'Aguesseau, modèle moins parfait d'amour conjugal, à qui la place manque plutôt près de la nouvelle impératrice que le désir de l'occuper ; mais on demeure sans nouvelles de Mme de Turenne qui va bientôt imiter la maréchale Ney ; de Mme Walsh qui a eu d'autant plus de mérite à rester fidèle qu'elle a dû lutter davantage contre son odieux mari ; surtout de celle, qui, à Hortense comme à Joséphine, a le mieux fait sonner son dévouement : Mme de Rémusat. Attachée à l'Impératrice comme elle dit l'être, lui devant tout, ce qu'elle montre et ce qu'elle ne montre pas, que ne vient-elle, en ces tristes jours, lui tenir compagnie ? Sans doute a-t-elle pensé que, Mme de la Rochefoucauld partie, elle seule restant des dames du Consulat — car Mmes de Luçay, de Talhouët et de Lauriston sont entrées dans la nouvelle maison, la place de dame d'honneur de Joséphine lui reviendrait de droit, mais, d'abord, elle représente trop peu ; puis, ses liaisons avec Talleyrand sont suspectes ; enfin elle se mêle de tant de choses et s'ingénie si bien en intrigues qu'elle ne manquerait pas de rendre à quelque moment sa maîtresse gênante. D'ailleurs a-t-elle rien de ce qu'il faut pouf donner bon air à la Maison, elle qui, malgré tout l'argent que l'Empereur lui a donné, n'a pas su même ouvrir et tenir un salon ? Bref, elle a été écartée et il faut bien croire que l'Impératrice elle-même ne désirait pas si fort qu'elle fût nommée. Aux premiers jours, n'est-elle pas tenue de montrer plus de zèle pour ne pas prouver du dépit ? Mais, la pauvre ! ce n'est pas sa faute si elle ne vient pas à Navarre. Elle en meurt d'envie et elle partirait tout de suite après l'Impératrice, si elle avait une dormeuse ; mais, point de dormeuse ! et dès lors, que faire ? Courir treize postes sans dormeuse, cela se peut-il quand on est né Gravier et qu'on s'appelle Rémusat. Aussi écrit-elle simplement à l'Impératrice pour lui demander de ses nouvelles. Une lettre va sans dormeuse[2].

De fait, la Maison se trouve, en dames qualifiées pour le service, réduite à la dame d'honneur Mme d'Arberg. Celle-ci, il est vrai, vaut toutes les autres. Lorsque Mme de la Rochefoucauld a manifesté l'intention bien arrêtée de ne plus continuer ses bons offices à la chère cousine, Mme d'Arberg s'est trouvée toute désignée pour lui succéder. Née princesse et princesse allemande, alliée à ce qui est le plus grand en Europe, ayant reçu à la cour de l'Archiduchesse gouvernante des Pays-Bas toutes les traditions de l'étiquette ; entrée dans la Maison dès la veille du Sacre ; depuis lors, constamment habituée avec Joséphine, au point de loger toujours aux Tuileries et de la suivre dans toutes les résidences, traitée par elle plutôt en amie qu'en dame du Palais, connaissant tous les défauts de son jugement et s'efforçant, à toute rencontre, de la mettre en garde contre eux, austère en sa conduite, scrupuleuse en ses avis, juste sans faiblesse, sévère sans brusquerie, égale de caractère, imposante de tenue, irréprochable de mœurs, gardant, avec de beaux traits que relève une noble tournure, un air de grande dame qui n'est point appris, elle présente à l'Empereur cette garantie que, de ses filles, l'aînée a épousé le général comte Klein, sénateur et gouverneur de Trianon, la seconde, le général Mouton, comte de Lobau, et que son fils, propre à toutes les missions d'extrême confiance, chambellan et soldat, en attendant qu'il soit préfet, est à ce moment même employé à Valençay 'près des princes d'Espagne. Toute la famille est donc compromise au point qu'elle ne puisse se détacher et, à défaut des sentiments, l'intérêt garantit le dévouement.

Qu'il se fut élevé des compétitions et qu'il se fut produit des intrigues, nul doute, mais l'Empereur n'a pu hésiter. D'ailleurs, la place qu'il a confiée à Mme d'Arberg, n'était point, telle qu'il la comprend, une sinécure et il lui faudra, pour la remplir à peu près, tout le tact qu'elle possède. Connaissant sa femme, sachant ses entraînements, désireux d'éviter à sa dignité les fréquentations où, seule, elle ne manquerait pas de retomber ; décidé à prévenir les familiarités dangereuses, l'introduction dans l'intimité de personnages douteux, les laisser-aller qu'amènent l'ennui et l'oisiveté de la campagne, l'Empereur a prétendu mettre l'honneur de la Maison sous la sauvegarde de Mme d'Arberg. Elle seule en aura la direction : La dame d'honneur, dit le règlement, est chef de toute, la Maison de Sa Majesté. Elle est particulièrement chargée de régler le service des appartements, soit appartement d'honneur, soit appartement intérieur, celui de la garde-robe et des atours de Sa Majesté. De fait, c'est l'établir en camerera major, et pour suivre strictement cette loi, Joséphine ne pourrait faire un pas sans en demander permission ; il serait donc à craindre qu'elle ne prit en haine sa gouvernante, ne la mit hors de sa confiance et trouvât plaisir à la contrarier, mais l'habileté de Mme d'Arberg consistera justement à prévenir plutôt qu'à défendre, à se relâcher sur des points pour en gagner d'autres, à abandonner, par exemple, le contrôle sur les dépenses des atours et de la garde-robe pour se réserver le contrôle sur les présentations, les visites, la tenue dans les salons et, si l'on peut dire, la respectabilité de la Maison. Si elle ne put tout éviter, au moins, le plus souvent, sauva-t-elle les apparences. Certes la déplorable faiblesse de Joséphine pour les actrices, les modistes, les couturiers, les demoiselles à talents et à jolis minois, le besoin qu'elle a d'être entourée, de trouver près d'elle de la jeunesse, de s'en amuser et de s'en distraire, amènera encore bien des compromissions et déchaînera bien des orages, mais, Mme d'Arberg présente, les batailles de dames ne retentiront pas au dehors, les personnes encombrantes recevront leur congé et les visiteuses, telles que Mme Raucourt, resteront chez elles, au lieu de s'inviter à déjeuner sous prétexte d'une passion immodérée pour les fleurs.

Mme d'Arberg s'entend donc à donner à ce premier séjour à Navarre la dignité qu'on y doit garder, mais elle y a d'autant plus de peine qu'elle est seule à savoir ce qu'ordonne l'étiquette et ce que commandent les convenances, Joséphine n'ayant trouvé pour la suivre que deux dames qui n'ont pas de titre auprès d'elle, qui n'ont jamais vécu à la Cour, qui n'en connaissent point les habitudes et qui, par leur pauvreté, sont réduites à se réjouir d'être hébergées. Joséphine a obtenu pour elles un titre de dames du Palais honoraires, ce qui a étonné, l'honorariat ne s'accordant d'ordinaire qu'après des services ; mais il faut bien qu'on se contente avec ce que l'on trouve, et l'empressement a été tel pour venir à Navarre qu'encore est-on heureux que ces dames y prêtent leur compagnie.

L'une, Mme d'Audenarde — Mme de Lalaing vicomtesse d'Audenarde — est bien née, étant Peyrac. Elle a été une des femmes les plus jolies, les plus riches et les plus en vue à la cour de Bruxelles où son mari a eu les titres de chambellan de l'impératrice et de grand maitre des cuisines. Ruinée à plat par la Révolution, elle s'est intriguée comme il faut, avec l'aide de sa sœur, Mme de Gouvello, pour se sortir d'embarras, et elle y est parvenue ; elle a retiré son fils du service d'Autriche où il était sous-lieutenant, l'a fait, en France, capitaine d'infanterie, puis écuyer de l'Impératrice, chef d'escadrons, colonel, baron, légionnaire ; elle l'a marié à Mlle Dupuys, la fille du conseiller d'État, ancien intendant de l'Ile-de-France ; et, quant à elle, elle s'est introduite chez Joséphine, qui, à présent, la loge, l'habille, la mène partout, la comble de présents et lui confie ses affaires les plus secrètes. L'autre dame, Mme de Viel-Castel, accompagne son mari nommé chambellan au divorce. C'est un homme de bonne maison, car les Salviac de Viel-Castel son t anciens ; mais, dès avant la Révolution, ils étaient aussi peu fortunés qu'ils étaient nombreux. Le père du chambellan, le douzième de treize enfants, a borné sa carrière à une compagnie au régiment d'Auvergne. Lui-même, sorti des pages du Roi en 1784, déjà marié en 1789, à Mlle du Griffolet de Lentillac, a émigré en 1791 avec quatre de ses frères et a fait la campagne de 1792 dans le corps du duc de Bourbon. Rentré, il a, dit-on, connu Joséphine et, devenu veuf, s'est remarié en 1797 à Mlle de Lasteyrie du Saillant, nièce de Mirabeau et ci-devant chanoinesse de Remiremont. Il vivait fort modestement à Versailles avec ses sept enfants, et, jusque-là avait vainement sollicité. Le divorce lui a été une occasion. Il a rappelé les anciens souvenirs, s'est fait appuyer par son beau-frère Lasteyrie, récemment nommé chambellan de l'Empereur, et a emporté la place qui doit assurer, à sa femme et à lui, le vivre, le couvert et divers menus suffrages qu'il se chargera d'augmenter.

L'autre chambellan est tout aussi neuf : c'est M. de Turpin de Crissé qui s'appelle Lancelot comme le valet de carreau et qui d'ailleurs dit y avoir des droits d'histoire. En tout cas, sa famille était établie en Anjou au sin° siècle et avait constamment marqué : à la Révolution, son grand-père était lieutenant général et cordon rouge, son père colonel de Berchiny. Tout enfant, à neuf ana, il a suivi ses parents en émigration et au retour, dix ans après, s'est trouvé si dépourvu que, profitant du goût qu'il avait pour peindre, il a essayé de s'en faire un métier. Dès 1806, il envoyait au Salon des paysages qui rivalisaient presque avec ceux de son ami, M. de Forbin, mais il n'a pas rencontré de princesse Pauline. Il est donc resté le satellite assez terne de cet astre mondain et en attendant l'héritage de son cousin, le marquis de Lusignan, il s'est trouvé fort heureux d'endosser l'habit de chambellan où il ne peut manquer d'accrocher quelques croix et qui lui procurera infailliblement d'abord un titre de baron, puis, chose plus utile, un bon mariage. A une telle cour, M. de Turpin est d'ailleurs de ressource ; un peintre amateur y est apprécié et sait amuser les soirées de campagne.

A l'écurie, pour des raisons diverses, le personnel est presque au complet. Le premier écuyer, se souvenant des prérogatives dont jouissait, dans l'ancienne maison le premier écuyer de l'Impératrice, seul chef de service d'ailleurs et seul présent des premiers officiers, n'a en garde de manquer l'occasion de s'installer en maure. On l'appelle M. Honoré Monaco. C'est le fils adné et l'héritier désigné de Très haut et Très puissant prince Honoré IV, ci-devant prince de Monaco, Menton et Roquebrune, duc de Valentinois, marquis des Baux, le duc le plus titré parmi les pairs de France. Il n'en est pas mieux renté. A vingt ans, affirment les généalogistes, il a servi et il a été blessé à Hohenlinden. De 1806 à 1808, après un passage comme officier d'ordonnance dans l'état-major de l'Empereur, il a été employé près de Marat. En tout cas, lorsque, par décret signé à Schœnbrunn le 7 juin 1809 il a été nommé écuyer de l'Impératrice, en n'a peint rappelé ses services militaires. Au divorce, le général Ordener, premier écuyer, a été appelé au gouvernement de Compiègne, et tous les écuyers militaires qui étaient du service de l'Impératrice ont passé chez l'Empereur ; le sieur Honoré Monaco, seul conservé, s'est donc trouvé le plus ancien. C'est un joli homme, qui s'entend aux chevaux, et fait le grand seigneur ; on l'a mis à la tête du service et bien que, par le règlement, il soit chargé seulement de tout ce qui concerne l'écurie, il se trouve, par l'absence de M. de Beaumont, le chef de la Maison.

Les deux écuyers qui lui sont adjoints M. Frédéric Pourtalès, et M. d'Andlau ne sont pas pour le gêner. M. Pourtalès, qu'un amour très vif et partagé a appelé dans la Maison, vient d'avoir trente ans. Il est le petit-fils d'un Jérémie Pourtalès, religionnaire du Gard, qui, parti de France à la suite, dit-on, de la Révocation de l'Edit de Nantes, est venu, en 1720, s'établir à Neuchâtel en Suisse, où, par son active probité, il a fait fortune. Il a longtemps, la balle au dos, couru les vallées, puis s'est établi négociant et s'est trouvé assez riche, en 1750, pour prendre ou recevoir des lettres de noblesse de Frédéric II, roi de Prusse et souverain de Neuchâtel. Son fils, qui a augmenté singulièrement son bien, a eu lui-même trois garçons qui se sont lancés dans le grand monde. Le troisième, Frédéric, servait en 1806 dans les Gendarmes de la Garde et démonté, ayant perdu son corps d'armée, il a été pris à Postdam comme la plupart de ses camarades. Le général Oudinot qui, à Neuchâtel, lorsqu'il y est venu pour le compte de Berthier, a été l'hôte d'un Pourtalès, l'a réclamé, l'a comblé d'attentions et l'a fait entrer dans l'armée française. Berthier, fort vain d'avoir dans son état-major un de ces sujets qui eût servi, et même qui eût fait la guerre contre la France, s'est emparé de lui tout aussitôt et l'a nommé son aide de camp. Le nom, tout neuf, a de l'allure et se prête à la particule ; les écus du porte-balle y mettent du brillant et bientôt M. 'Frédéric de Pourtalès a compté parmi les plus fringants et les plus dépensiers de la maison militaire du major général, la plus fastueuse et la plus bruyante de l'Empire. Il ne s'en est pas moins laissé prendre à une de ces bonnes fortunes qu'on ne ménageait guère aux cocos de Berthier et, pour se rapprocher de sa belle, il vient de quitter l'armée pour cette place d'écuyer.

Quant à M. Hardouin-Gustave d'Andlau qui n'a pas encore vingt-trois ans, son histoire tient en son nom, des plus anciens et des plus illustres d'Alsace et d'Allemagne : son frère est chambellan de l'Empereur et son mariage à lui-même est arrangé avec Mme Tourteau d'Orvilliers.

On est donc mieux en hommes qu'en femmes : aussi Joséphine veut-elle donner l'entrée dans les appartements à sa lectrice, Mme Gazzani, qui a sollicité de garder sa place, et dont le mari est toujours receveur général de l'Eure. Sans doute, les soupçons sont dissipés qu'elle a eus sur elle et qui lui faisaient recommander au Cabinet noir la correspondance de Mme Gazzani avec Mme de Montmorency. Il y a un précédent fourni par l'Empereur même, en 1807, à Fontainebleau, mais les dames honoraires sont choquées et la Cour clabaude — sauf M. de Pourtalès.

Pourtant c'est avec Mme Gazzani que Joséphine peut le mieux causer de l'infidèle et sans établir trop de différence entre leurs deux situations, elle estime sans doute qu'il suffit qu'elles aient été l'une et l'autre abandonnées par le même homme pour qu'elles puissent à son sujet échanger des impressions.

Aussi bien, Mme Gazzani ne pourrait entrer plus avant dans sa familiarité que les femmes de garde-robe ; celles-ci, les seules de tout le service intime qui lui soient restées — pas toutes encore et le départ de l'une d'elles lui a été un gros crève-cœur. Si elle a, vu avec satisfaction disparaître les premières femmes, Mmes Saint-Hilaire et Bazan dont elle s'était embarrassée sans jamais s'en servir ; aussi les quatre dames d'annonce officiellement dénommées femmes de chambre et qui remplaçaient les huissiers dans l'Appartement intérieur ; lorsque l'Empereur lui a demandé pour garde des atours de la nouvelle Impératrice, celle de ses femmes de garde-robe en qui elle a mis toute sa confiance : Mlle Aubert, ç'a été un désespoir et un redoublement de larmes. Plus encore peut-être, quand, sans même la prévenir, il a, d'autorité, enlevé et fait partir pour Braunau Duplan, son valet de chambre coiffeur, le seul qui fût capable de la coiffer à son goût. Il n'est donc resté près d'elle de sa domesticité personnelle que Mme Charles, Mme Fourneau et M"m Avrillon auxquelles elle a joint comme garde d'atours Mme Poyard, née Odelucq. Elle a toujours en hommes, les premiers valets de chambre : Frère et Douville ; mais elle n'a qu'eux ; l'intimité, si l'on peut dire, en est resserrée : ces gens ont derrière eux dix ans de secrets gardés, et cela compte. Comme il sera facile, pour un nouveau venu, fort peu vend en telles matières, de ranger à l'ordre une domesticité qui a si bien pris ses mesures avec la maîtresse qu'elle la conduit bien plus qu'elle ne lui obéit et qui, sachant à merveille ses faiblesses, a, chaque jour, plusieurs heures pour trouver la minute de les exploiter. Pourtant l'empressement a été extrême à Paris, dans une certaine classe pour obtenir la place d'intendant général, soit qu'on n'en voulût considérer que les avantages, soit qu'on ne sût point où les charges pouvaient entraîner. Des quinze concurrents sérieux qui se la sont disputée, pas un qui n'ait remué ciel et terre et qui n'ait fait agir toutes ses influences : M. Robin, notaire à Paris, trésorier du Sceau des Titres ; M. Saulty, homme d'affaires, trésorier du Génie, M. Mounier ex-agent de change, cousin du baron Mounier secrétaire du cabinet ; M. Auguste Doumerc, banquier ; M. Lecocq, ancien administrateur de la compagnie des Indes ; M. Le Tissier ; M. Morambert, référendaire ; M. Aubry, ex-intendant du cardinal de Rohan ; M. Gazzani ; M. Foncier, ex-bijoutier, beau-père du général de France ; M. Brière de Mondétour, auditeur au conseil d'État ; M. Pierlot, receveur général de l'Aube ; M. Ballouhey, secrétaire des dépenses de L'Impératrice ; M. de Montlivault, M. Vital Roux, régent de la Banque ; tous ont exposé leurs alliances, leurs parentés, leurs fortunes. Duroc eût penché pour M. Vital Roux, homme très probe qui eût été kit convenable à la place si sa femme n'était marchande de fleurs ; Joséphine a insisté pour M. de Montlivault, très bien né, propriétaire dans Loir-et-Cher, ayant affirmé son dévouement en sollicitant d'être présenté à l'Empereur, et elle en a fait si bien son candidat que, dans le cas où l'Empereur ne le nommerait pas intendant, elle s'est proposé de le demander comme chambellan faisant les fonctions de maréchal du palais.

M. Pierlot a été nommé : il possède plus de trois cent mille livres de rente ; il dirige une maison de banque des mieux connues sur la place ; il est régent de la banque de France et titulaire de la recette générale de l'Aube. Son hôtel de la Chaussée d'Antin est cité comme une curiosité, sa terre du Plessis-Lalande est pour l'habitation bien autrement agréable que Navarre. Est-ce pour 12.000 francs de traitement et 15.000 francs de frais de bureau qu'il a tant désiré aliéner sa liberté et consacrer ses jours à régler et ordonnancer toutes les dépenses de Sa Majesté, à contrôler les différents services et à exercer une particulière surveillance sur celui de la bouche ? Non pas, certes, — mais l'uniforme, les honneurs de la Cour, la félicité d'approcher les princes ! Le pauvre homme l Ballonhoy, qui a été, son ami intime, a essayé de le mettre en garde ; mais c'était un concurrent ; donc, de ce qu'il disait, c'était le contre-pied qu'il fallait prendre. D'ailleurs, Pierlot est si entêté de sa dignité nouvelle qu'il ne peut plus entendre.

L'idée qu'il est de la Cour l'a grisé. Et pourtant c'est à peine s'il y figura. Excellent homme en son particulier, :il a peu de manières ; on lui fait mauvaise mine dans les salons et, comme il ne se rattache à aucune coterie, il se trouve bientôt isolé au point qu'il s'abstient de paraître. C'est bien pis avec la domesticité, car il a pris sa charge au sérieux, prétend se tenir dans son budget, et cherche les économies. N'a-t-il pas imaginé qu'il est abusif de servir du café aux femmes de garde-robe après leur dîner ? Chez des princesses, on l'a supprimé, même pour la Maison d'honneur ; mais les femmes de chambre s'insurgent et Joséphine, naturellement, leur donne raison. C'est le début des hostilités, et il date de Malmaison.

A Navarre, la guerre est ouverte ; si médiocre que soit la Cour, elle manque de tous les meubles qui rendent la vie agréable ou même supportable, et c'est à M. Pierlot qu'on s'en prend de tous les inconvénients de l'habitation. En vain, racole-t-il des ouvriers, rien n'est fait comme il faut, rien surtout comme à Paris. En vain, amène-t-il des meubles ; à peine les voitures chargées sont-elles en vue qu'elles sont pillées. Chacun, à la course, prend ce qui leur convient, se sauve ensuite. Point d'inventaire ; nul moyen de vérifier en quelles chambres de domestiques ont passé des objets destinés au service d'honneur ou même à l'Impératrice. Rappelé à Paris par ses affaires qui, négligées, commencent à lui donner du souci, Pierlot laisse Navarre aller comme il veut : c'est alors l'anarchie complète. L'intendant n'en demeure pas moins responsable et la vanité, si peu satisfaite, du pauvre Pierlot va lui coûter cher.

Tel est donc l'entourage et voici la vie : les respects qui, à l'arrivée ont accueilli Joséphine, l'empressement des foules, les musiques jouant : Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille, tout cet appareil commandé de joie officielle n'a pu faire illusion ; il ressemblait un peu trop à des compliments de condoléance. Puis, ç'a été la navrante entrée à Navarre, le château inhabitable, les boiseries pourries, les chambres où il pleut et vente, les cheminées fumant, les fourneaux refusant de marcher, l'humidité et le mauvais air du pare, le mécontentement des gens. Ah ! Malmaison ! Dans cette saison-ci, écrit Joséphine à sa fille, le 3 avril, trois jours après son arrivée, Malmaison me sera plus favorable. Le peu de jours que j'y ai passés m'avait déjà fait beaucoup de bien et je compte y retourner dans un mois ou trois semaines. Avis à la lectrice : cela est mis pour qu'elle parle à l'Empereur, obtienne la permission, abrège l'exil. Tout n'est-il pas dans le post-scriptum pour qui la lettre semble écrite : Si l'Empereur demandait de mes nouvelles, dis-Lui, ce qui est vrai, que mon unique occupation est de penser à lui.

Cette aumône qu'elle implore d'un souvenir, cette hâte à revenir de crainte qu'on ne l'interne définitivement à Navarre, c'est toute sa préoccupation en ce moment et, de cette idée, elle est obsédée dans cette vie sans distraction qu'elle mène ; car elle ne peut trouver à s'intéresser à rien, elle est comme échouée en ce logis de passage qu'elle ne peut même penser à améliorer ; elle essaie vainement des promenades à pied qui n'ont pas de but, et des promenades en calèche que le mauvais temps rend impossibles ; elle s'énerve à l'attente constamment vaine des invités qui se dérobent ; elle ne peut même compter sur Hortense qui, en vérité, a bien trop à faire pour profiter du petit château et du logement pas beau qu'on lui a préparé et où elle ne sera que campée. Alors, dans cette solitude qu'interrompt seulement, le soir, la partie de trictrac avec l'évêque, M. Bourlier et ses soixante-quinze ans, elle repasse toutes ses inquiétudes ; elle se voit condamnée, et pour jamais enfermée entre ces murs, ces eaux, ces arbres, loin de tout ce qu'elle aime.

A-t-elle si tort, et les bruits de Paris, s'ils lui sont transmis, ne sont-ils pas faits pour accroître ses terreurs ? On veut qu'elle ne soit plus que duchesse de Navarre, qu'elle soit reléguée dans le duché de Berg, que Malmaison lui soit rachetée, que la nouvelle souveraine ait témoigné un grand éloignement pour la voir si près d'elle, et, à l'appui de cette assertion, on cite des mots inventés visiblement, parce qu'il n'est pas possible qu'ils aient été répétés. Tous les amis qu'elle a gardés à Paris s'inquiètent, cherchent à la Cour des correspondants qui les rassurent. On veut que l'Impératrice ne revienne plus, c'est l'impression générale. Pour donner une base à cette rumeur, voici, pour les gens qui savent lire, la légende tout écrite en ces armoiries que le Conseil du Sceau vient de régler pour le duché de Navarre[3], où sauf le rappel, en un quartier, du blason d'Empire, ce sont les armoiries Beauharnais et Tascher, le chef pareil à celui de tous les ducs — pas même des dignitaires — et l'écartèlement excluant à soi seul de la Famille impériale à qui l'écu franc est réservé.

En même temps, Joséphine apprend qu'Hortense est contrainte de retourner en Hollande. L'Empereur pourtant avait formellement promis qu'il n'en serait plus question ; il avait réglé les termes de la séparation, les questions d'argent, d'éducation des enfants. et, à présent, il oublie tous ses engagements : que sera-t-il de l'Impératrice, s'il est ainsi de la reine ? Cela redouble le désespoir. Tant qu'il me restera quelque chose, écrit-elle à sa fille, tu resteras maîtresse de ton sort. Peine et bonheur, tu sais que je partage tout avec toi. Prends donc un peu de courage, ma chère fille, nous en avons bien besoin l'une et l'autre. Souvent le mien est trop faible, mais j'attends tout du temps et de nos efforts.

L'arrivée d'Eugène, chargé de bonnes paroles de l'Empereur, apporte à Navarre un peu de relâche. Eugène a gardé d'enfance un goût des amusements en plein air, des sports, dirait-on, où il entraîne tout le monde. Les soirées à trictrac de l'évêque s'alternent de charades et de récits. Les monotones lectures, pour qui, dès le jour de l'arrivée, Deschamps, le secrétaire des Commandements, implorait Barbier de ne point le laisser manquer des nouveautés du jour, sont reléguées avec les interminables tapisseries. C'est un rayon de soleil dans ce brouillard. Pour relever le moral de sa mère, Eugène lui persuade que tout va au mieux ; s'il voit l'horizon s'obscurcir, il la distrait par de plaisantes inventions, des jeux où il l'oblige de prendre sa part, même des narrations de ce qu'il vient de voir à Compiègne à Saint-Cloud et à Paris. Mais son séjour est abrégé par ses devoirs envers l'Empereur, par l'obligation d'aller retrouver sa femme qu'il a laissée seule, souffrante, perdue au milieu d'un personnel inconnu et quelque peu hostile. A son départ, Joséphine le charge d'une lettre pour l'Empereur où elle sollicite d'abord la permission de retourner à Malmaison, puis l'avance de quelques centaines de mille francs pour rendre Navarre habitable.

L'argent, Napoléon le donnerait volontiers ; mais la rentrée si brusque à Malmaison le contrarie. Il est, à ce moment, tout à Marie-Louise et aux agréments de son mariage ; il craint de rapprocher Joséphine, de provoquer un conflit, vraisemblablement redoute-t-il l'humeur de sa jeune femme en même temps que la désolation qu'il va causer à l'autre, et, dans cette situation qu'il a lui-même, par ses promesses, compliquée comme à plaisir, est-il naturellement disposé à l'humeur contre quiconque en augmentera les difficultés. Sans doute en montre-t-il quelque chose à Eugène, tout en lui accordant, d'assez mauvaise grâce, ce que Joséphine a demandé, et il s'abstient de répondre de sa main, comme il a fait jusqu'ici, à la, lettre qu'elle lui a écrite.

Joséphine en est-elle blessée et veut-elle le faire voir, eu pintât ne saisit-elle pas l'occasion pour le contraindre à montrer son jeu, pour combattre exactement où elle en est dans son esprit, établir son apologie en règle, renouer les relations interrompues, et juger si les anciens souvenirs sont complètement effacés. En tout cas, c'est faire preuve d'habileté, de modestie et de déférence qu'écrire comme elle fait.

Navarre, 19 avril 1810.

Sire,

Je reçois par mon fils l'assurance que Votre Majesté consent à mon retour à Malmaison et qu'elle veut bien m'accorder les avances que je lui ai demandées pour rendre habitable le château de Navarre.

Cette double faveur, Sire, dissipe en grande partie les inquiétudes et même les craintes que le long silence de Votre Majesté m'avait inspirées. J'avais peur d'être entièrement bannie de son souvenir. Je vois que je ne le suis pas. Je suis donc aujourd'hui moins malheureuse et même aussi heureuse qu'il m'est désormais possible de l'être.

J'irai à la fin du mois à Malmaison, puisque Votre Majesté n'y voit aucun obstacle ; mais je dois vous le dire, Sire, je n'aurais pas sitôt profité de la liberté que Votre Majesté me laisse à cet égard, si la maison de Navarre n'exigeait pas, pour ma santé et pour celle des personnes de ma maison, des réparations qui sont urgentes. Mon projet est de demeurer à Malmaison peu de temps. Je m'en éloignerai bientôt pour aller aux eaux. Mais, pendant que je serai à Malmaison, Votre Majesté peut être sûre que j'y vivrai comme si j'étais à mille lieues de Paris. J'ai fait un grand sacrifice, Sire, et chaque jour je sens davantage son étendue. Cependant ce sacrifice sera ce qu'il doit être, il sera entier de ma part. Votre Majesté ne sera troublée dans son bonheur par aucune expression de mes regrets.

Je ferai sans cesse des vœux pour que Votre Majesté soit heureuse. Peut-être en ferai-je pour la revoir ; mais que Votre Majesté en soit convaincue, je respecterai toujours sa nouvelle situation ; je la respecterai en silence ; confiante dans les sentiments qu'elle me portait autrefois, je n'en provoquerai aucune preuve nouvelle, j'attendrai tout de sa justice et de son cœur.

Je me borne à lui demander une grâce, c'est qu'elle daigne chercher elle-même un moyen de convaincre quelquefois, et moi-même, et ceux qui m'entourent, que j'ai toujours une petite place dans son souvenir et mie grande place dans son estime et dans son amitié. Ce moyeu quel qu'il soit, adoucira mes peines, sans pouvoir, ce me semble, compromettre, ce qui m'importe avant tout, le bonheur de Votre Majesté.

En vérité, c'est un chef-d'œuvre que cette lettre : tout s'y trouve pour piquer la reconnaissance de Napoléon, émouvoir l'ancien amour, éveiller la pitié, depuis l'usage — l'abus — des formules respectueuses jusqu'à l'allusion discrète an passé, depuis les souvenirs jusqu'aux promesses. La réponse, à moins d'être un ordre d'exil, ne peut être que de tendre et familière réprimande, et elle est ainsi : Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril. Elle est d'un mauvais style. Mes pareils ne changent jamais. Je ne sais ce qu'Eugène a pu te dire. Je ne t'ai pas écrit parce que tu ne l'as pas fait et que j'ai désiré tout ce qui peut t'être agréable. Je vois avec plaisir que tu ailles à Malmaison et que tu sois contente. Moi, je le serai toujours de recevoir de tes nouvelles et de t'en donner des miennes. Je n'en dis pas davantage jusqu'à ce que tu aies comparé ta lettre à la mienne et, après cela, je te laisse juge qui est meilleur et plus ami de toi ou de moi. Adieu, mon amie, porte-toi bien et sois juste pour toi et pour moi.

Cette lettre qui répond si bien et si justement à-tous les désirs de Joséphine et qui donne si pleinement raison à son apologie, Eugène la rapporte à Navarre. Certes, Joséphine comptait émouvoir et toucher Napoléon, mais cette forme qu'il a employée est juste celle qu'elle eût préférée. Voilà donc le protocole du tutoiement établi entre eux malgré le second mariage ; voilà la correspondance reformée et l'agrément de s'adresser directement à lui pour ce qui l'intéressera. Tout est gagné, mais, par une habileté nouvelle et qui est toute femme, elle se garde bien, en répondant, de parler des affaires qui l'occupent le plus. — elle laisse ce soin à Eugène — et elle se réserve le sentiment. Par là elle agira bien mieux sur Napoléon, obtiendra bien plus sûrement ce qu'elle souhaite, car elle aura fait vibrer en lui une corde que la plupart ignorent, la plus sensible pourtant, celle par qui le conquérant, le fondateur de dynastie est resté l'élève et le fils moral de Jean-Jacques. Eugène emporte cette lettre : Mille et mille tendres remerciements de ne m'avoir pas oubliée. Mon fils vient de m'apporter ta lettre. Avec quelle ardeur je l'ai lue et cependant j'y ai mis bien du temps, car il n'y a pas un mot qui ne m'ait fait pleurer, mais ces larmes étaient bien douces ! J'ai retrouvé mon cœur tout entier et tel qu'il sera toujours : il y a des sentiments qui sont ma vie même et qui ne peuvent finir qu'avec elle.

Je serais au désespoir que ma lettre du 29 t'eût déplu ; je ne m'en rappelle pas entièrement les expressions, mais je sais quel sentiment bien pénible l'avait dictée, c'était le chagrin de n'avoir pas de tes nouvelles.

Je t'avais écrit à mon départ de Malmaison et, depuis, combien de fois j'aurais voulu t'écrire ! mais je sentais les raisons de ton silence et je craignais d'être importune par une lettre. La tienne a été un baume pour moi. Sois heureux ! Sois-le autant que tu le mérites ! C'est mon cœur tout entier qui te parle. Tu viens aussi de me donner ma part de bonheur et une marque bien vivement sentie ; rien ne peut valoir pour moi une marque de ton souvenir.

Adieu, mon ami, je te remercie autant que je t'aimerai toujours.

N'est-ce pas un peu trop et ne dirait-on pas qu'elle passe la mesure ? Si elle est sincère, n'est-elle pas maladroite, mais, si elle joue un jeu, connaissant son partner comme elle fait, n'est-ce pas d'une habileté suprême ? Seulement, pour que la lettre produise tout ce qu'elle est en droit d'en attendre, il faut que, de vive voix, Eugène expose les demandes sur qui le sentiment fera passer et qui, sur le papier et à la réflexion, paraîtraient sans doute indiscrètes. Malheureusement, lorsqu'il arrive à Paris, la Cour est repartie pour Compiègne ; il n'est pas du voyage, et la santé d'Auguste le retient à Paris. D'ailleurs il ne voit pu ai loin, n'entre pas dans les combinaisons, agit en pleine franchise. En même tempe donc qu'il envoie à l'Empereur la lettre de sa mère, il pose par primo et secundo, les demandes qu'elle l'a chargé de présenter : d'abord la question des eaux. Où ira l'impératrice Joséphine ? Corvisart a parlé d'Aix-la-Chapelle, mais elle n'y tient pas et, ai l'Empereur doit voyager de ce côté, on peut trouver ailleurs des eaux également salutaires. L'impératrice Joséphine, dit-il à l'article deux, a formé à peu près les projets suivants si Votre Majesté n'y trouve rien de contraire, savoir : de se rendre, à la fin de mai, aux eaux qui lui seront ordonnées, en s'arrêtant quelques jours à Malmaison ; passer trois mois aux eaux ; parcourir après le midi de la France, profiter de la saison d'automne pour voir, avec la permission de Votre Majesté, en voyageant incognito, Rome, Florence et Naples et passer l'hiver prochain à Milan, de manière à être à Malmaison et Navarre au printemps de 1811. C'est là un programme défini, avec une série d'engagements fermes, portant des dates fixes : saison d'eaux, voyages, séjour à Milan, retour en France en avril ou mai. En conversation, cela passe et s'oublie ; écrit, cela demeure.

Pour bien prouver que Navarre devient son quartier général, son établissement réel, Joséphine demande, en troisième lieu, l'argent nécessaire pour y faire les constructions et réparations indispensables ; enfin elle prie l'Empereur de prendre une décision pour le mariage des jeunes Tascher, ses cousins, savoir Pané avec une parente du roi Joseph et le second avec la princesse de la Leyen, nièce du prince Primat.

Encore un point qui, en conversation, eût été sauvé ou esquivé, qui, par l'écriture, prend de l'importance, occupe l'esprit de l'Empereur et provoque sa mauvaise humeur. Et c'est le premier qui se présente, lorsque, dès le lendemain, avec sa ponctualité précise il répond à Eugène. Il ne veut rien savoir d'Henri Tascher, ce petit polisson qui a quitté à Madrid la cocarde française sans l'en prévenir, obéissant à une impulsion d'amour et oubliant tous les devoirs qu'il avait envers l'Empereur... Qu'il fasse ce qu'il veut, qu'il épouse qui il veut, cela lui est indifférent ; cette impression de colère, provoquée par un individu qui lui a manqué, s'étend alors sur toute la réponse. Certes, pour Louis Tascher, il tiendra tout ce qu'il a promis et il désire que le mariage se fasse le plus tôt possible ; mais, pour les travaux de Navarre, il ne donne rien ; il autorise seulement l'avance des 600.000 francs, restant, pour 1810 et 1811, des deux millions à verser par le trésor de la Couronne et dont 1.400.000 francs ont été employés à payer les dettes. Il permet encore qu'on emploie à Navarre les 100.000 francs qu'il a donnés pour l'extraordinaire de Malmaison et cela amène : J'approuve beaucoup son projet de faire toutes ses dépenses à Navarre. Il accepte et enregistre le programme de voyage et, quant aux eaux, il voit à présent moins d'inconvénient à ce qu'elle aille à Aix-la-Chapelle ; le seul que, peut-être, il y trouverait serait qu'elle retournât dans des lieux où il a été avec elle. Il préférerait d'autres eaux où elle a été sans lui : Plombières, Vichy, Bourbonne, Aix-en-Provence ; mais si celles d'Aix-la-Chapelle sont cependant les eaux qui lui conviennent le mieux, il n'y met aucune opposition. Ce que je désire pardessus tout, dit-il en terminant, c'est qu'elle se tranquillise et qu'elle ne se laisse pas monter la tête par les bavardages de Paris.

Là-dessus, il insiste dans sa réponse à Joséphine : N'écoute pas, lui dit-il, les bavardages des Parisiens ; ils sont oisifs et bien loin de connaître le véritable état des choses. Mes sentiments pour toi ne changeront jamais et je désire beaucoup te savoir heureuse et contente.

Joséphine le serait en effet, — même le séjour de Navarre lui devient agréable parce qu'elle se sent libre de rompre le ban, — si elle n'était occupée d'Hortense dont la santé, depuis sa déportation en Hollande, est devenue, parait-il, tout à fait mauvaise. Elle espère au moins l'avoir près d'elle aux eaux,- et, après lui avoir prêché Aix-la-Chapelle, elle lui prêche Aix-en Savoie. C'est décidément là qu'elle va. Ma santé, dit-elle, a surtout besoin de distraction et j'espère en trouver davantage dans un pays que je n'ai pas encore vu et dont la position est pittoresque. Ces eaux, sont souveraines pour les nerfs, c'est pourquoi, dit-elle à sa fille, je t'engagerais à les prendre de préférence à celles de Plombières. C'est sa façon — et elle est commune alors — d'entendre les eaux, mais elle n'y tient pas tant qu'au joli ménage qu'elle ferait à Aix avec Hortense. Presque pas de suite ; on voyagera incognito ; on logera ensemble, on promènera en calèche ; on ira en bateau : elle voit tout en rose : n'est-ce pas demain qu'elle revient à Malmaison ? C'est le 15 mai, le jour même oh l'Empereur s'en va à Anvers. Les six semaines ont paru longues, mais comme le retour est plus joyeux que n'était le départ : le spectre de l'exil a disparu ; la vie s'arrange et il y aura encore de bons jours.

 

 

 



[1] M. Louis de Montholon, gentilhomme de la chambre des rois Louis XVIII et Charles X, obtint par lettres patentes du 14 août 1829, la substitution en sa faveur de la pairie et du titre de marquis de M. de Sémonville ; il ne put jouir de la pairie, son beau-père ayant survécu à la monarchie légitime, mais il acheta de la chambre apostolique la terre d'Umbriano et, par bref pontifical du 1er octobre 1812, fut déclaré prince d'Umbriano del Precetto. Il se fit dès lors appeler prince de Montholon-Sémonville.

[2] Je dois dire que je trouve dans les Promenades au Père-Lachaise, sous le numéro 962, cette épitaphe :

MARIE-JOSÉPHINE RÉMUSAT

16 mars 1815,

Quatre ans et trois mois.

Ô ma chère fille, pourquoi partir si vite ?

L'enfant morte le 16 mars 1815 a dû naître en décembre 1810 ; Mme de Rémusat pouvait donc être enceinte en mars, avril. Mais est-ce d'une fille de notre Mme de Rémusat qu'il s'agit ; il n'est parlé de cette fille, ni dans les Mémoires, ni dans les Lettres.

[3] Écartelé, au 1, d'azur à l'aigle déployée d'or tenant dans ses serres une foudre du même, au 2 et au 3, d'argent à la fasce de sable surmontée de trois merlettes du même ; au 4, d'or à trois pals de sinople ; chef des ducs : de gueules semé d'étoiles d'argent sans nombre.