MADAME BONAPARTE - 1796-1804

 

X. — LE CONSULAT À VIE.

 

 

Lorsqu'elle revient de Plombières, pour le 14 juillet (25 messidor), Joséphine trouve Bonaparte arrivant de Mortefontaine où il a passé plusieurs jours à causer, chasser et faire de la politique — la politique que déteste Joséphine ; mais elle doit bien s'y soumettre et faire bonne mine. Le 28 messidor (qui est le 17 juillet), on lui présente les ministres étrangers, leurs femmes et les dames étrangères qui ont déjà été présentées. Il ne devait pas y avoir de nouvelles présentations, écrit Stapfer, parce qu'on voulait écarter poliment la duchesse de Cumberland dont le désir d'être reçue par Mme Bonaparte ne se conciliait pas avec l'étiquette de la cour où elle n'a jamais pu se faire reconnaître comme duchesse de Cumberland. Elle trouva malgré cela moyen de s'introduire, dans l'appartement de Mme Bonaparte, qui lui dit à peine deux mots et nous priva de la présence du Premier Consul qui, contre sa coutume, ne vint pas dans le cercle des dames pour éviter que Mme de Cumberland lui fut présentée.

Le préfet du palais de service avait fait de son mieux, au milieu des dames parées des présents de l'ambassadeur turc, mais il n'avait pu remplacer comme il eût voulu les femmes qui eussent dû entourer Mme Bonaparte. La cour étant constituée, il fallait bien qu'elle reçût ses organes. A présent il en était des personnages comme du cadre. Si l'on allait encore à Malmaison où l'on donnait la comédie, le Premier Consul, surtout âpres la proclamation solennelle du plébiscite, avait lette de s'installer à Saint-Cloud. Il s'y établirait dans une souveraineté effective ; il y déploierait des pompes guerrières que ne supportait pas Malmaison ; il y recevrait, dans des salons appropriés, la foule des courtisans ; il jouerait au roi. Joséphine était profondément triste et ne parvenait pas à le dissimuler. Elle sentait, comme tout le monde, que le Consulat à vie était gros de l'hérédité ; elle savait que l'insuccès de sa dernière saison à Plombières était connu de tout le monde et il ne lui restait plus qu'une carte à jouer : l'adoption du fils d'Hortense et de Louis, mais que de difficultés pour y parvenir et comment vaincre les susceptibilités jalouses du père ?

Dévorée par ces inquiétudes, Joséphine passe ainsi ses derniers jours de Malmaison, souvent, très souvent, sur la route des Tuileries où il faut être pour les réceptions. Car le Premier Consul a décidé que la fête du Consulat à vie ne serait point célébrée le r4 juillet, comme on avait dit, mais le 2 thermidor — le 15 août jour de sa naissance. Concert par trois cents instrumentistes, comprenant, au milieu de morceaux de Martini, Cherubini, Jadin, Catel, Méhul et Rameau, de longs fragments du Carmen Seculare de Philidor ; réception des députations de tous les Corps constitués apportant leurs félicitations ; réception des ambassadeurs, discours ; 25.658 fr. 96 centimes d'illuminations sur le -palais. Combien plus à la ville de Paris qui érige, au-dessus d'une des tours de Notre-Dame, une étoile de trente pieds de haut, formée de lampes à courants d'air qui brillent encore au lever du soleil ; au terre-plein du Pont-Neuf, une figure de quarante-deux pieds de proportion sur un piédestal de soixante, représente la Paix ; et puis trois feux d'artifice, un à l'Hôtel de Ville, un aux Champs-Elysées et un bouquet de plus de 12000 fusées au Pont-Neuf. Mais le plus beau tient en une ligne : L'Hôtel de Ville comme sous la monarchie.

On y retourne à grands pas : lorsque le 3 fructidor (21 août) le Premier Consul, accompagné des deuxième et troisième consuls, des ministres, des conseillers d'Etat, des préfets et du gouverneur du Palais, des généraux de la Garde et des généraux inspecteurs, se rend en six voitures, sous une escorte de garde à cheval, la troupe formant la haie, des Tuileries au Luxembourg, une députation de dix sénateurs, avec deux huissiers et deux messagers d'Etat, l'accueille au pied de l'escalier. Joseph et Lucien, déclarés sénateurs comme membres élus par le Conseil d'Etat et par le Tribunat au Grand Conseil de la Légion d'Honneur, prêtent un serment bizarre et nouveau qui ouvre les plus étonnantes perspectives et que tous les sénateurs répètent à la suite : Je jure d'être fidèle à la Constitution, d'en suivre constamment l'esprit et les principes quand je serai appelé, dans le Sénat, à en développer et à en expliquer les dispositions, de défendre toujours les droits et les intérêts du peuple et la stabilité du gouvernement. Rien ne prête davantage aux suppositions ; car quels sont à présent l'Esprit et les Principes d'une Constitution dont, après moins de deux ans, l'on a supprimé les principaux articles, en renforçant constamment le pouvoir personnel et en abolissant les listes même d'éligibilité. Il no reste qu'à éliminer les quelques hommes qui donnent encore une apparence républicaine au gouvernement et qui combattent la réaction royaliste et religieuse

Tout de suite après la publication du Concordat, le ministre de la Police a prétendu maintenir la liberté des non-catholiques ; il a, le 18 prairial (7 juin), lancé une circulaire où on lit : La majorité de la nation n'a pas le droit d'imposer son culte à la minorité ; le domaine des consciences n'est au pouvoir d'aucune puissance humaine. Cette phrase n'a point été pardonnée ; mais ce n'est là qu'un médiocre épisode dans une guerre qui dure depuis deux ans et où Fouché, par son adresse et l'utilité dont il est, a eu presque constamment l'avantage sur Lucien. Mais pour se défendre, il lui faut la présence réelle. Joseph et Lucien, profitant d'un séjour de vingt-quatre heures que Napoléon est venu faire, sans sa femme, à Mortefontaine, le chambrent, lui démontrent que Fouché contrarie constamment sa politique et qu'il est pour elle un adversaire redoutable, qu'il convient de remanier le ministère en créant une charge ressemblant à celle du chancelier et d'attribuer ce grand office à un homme placé au-dessus des intrigues et des conspirations de police. On présente au Premier Consul Regnier, qui n'a point mal fait dans l'administration des Domaines Nationaux et dont les conspirateurs se croient parfaitement sûrs. On se débarrasse de Fouché, ministre de la Police, d'Abrial, ministre de la Justice, de Rœderer qui parait trop doctrinaire à l'Instruction publique, en les faisant sénateurs et le Premier Consul anoblit celle promotion en y joignant le général d'Aboville et Mgr Du Belloy, archevêque de Paris.

Le contraste de ces nominations rend pour Fouché la chute plus pénible, mais Joséphine souffre plus que lui de sa disgrâce. Elle en témoigne beaucoup de peine et de colère, mais tout est accompli lorsqu'elle l'apprend de Cambacérès. Depuis le retour d'Égypte, bien qu'elle eût échoué dans ses négociations pour la royauté et qu'elle eût été contrainte d'y renoncer, elle n'avait point été touchée aussi durement par ses beaux-frères. Elle avait partie liée avec Fouché dont la chute semblait annoncer, que, avant peu, sous prétexte d'assurer l'hérédité, on imposerait au Consul de. divorcer et d'épouser quelque princesse. Lucien avait rapporté d'Espagne un tel projet et il ne manquerait pas d'y revenir.

Elle a bien d'autres ennuis qu'elle avoue elle-même à sa confidente ordinaire : Mme de Krény. Bonaparte devenu presque roi s'élève à des fantaisies royales : ce sera Mme Georges presque à ses débuts et c'est Joséphine Grassini. Celle-ci plus redoutable, semble-t-il, car il la connaît depuis six ou sept ans. En 1796, à Milan, au temps des premiers triomphes, elle a paru devant lui et, dans un enthousiasme divin, elle s'est offerte. Et il l'a refusée par amour pour l'autre Joséphine. Il l'a retrouvée aux jours de Marengo : déjà, chez la femme de vingt-sept ans, le corps court s'est alourdi ; la tête puissante, aux traits vigoureux, aux sourcils charbonnés, aux épais cheveux noirs, est encore plus commune. Il ne faut pas retenir d'elle un portrait qu'on dit être de Mme Lebrun, mais des portraits peints à Milan et des gravures contemporaines. C'est une épaisse commère que, malgré ses yeux de feu, sa peau bistrée, ses airs d'amoureuse, on laisserait à ses inventions de plats milanais, n'étaient sa voix, son chant, l'admirable instrument qu'elle possède et dont elle joue. Après le concert de Milan, les choses ont marché vite, si vite que le lendemain matin elle déjeunait dans la chambre du Consul avec Berthier en tiers. Sa venue a été annoncée à la France par le quatrième bulletin de l'Armée d'Italie. Le 14 juillet, fête de la Concorde, elle a chanté à Paris un morceau composé tout exprès sur la délivrance de la Cisalpine et la gloire de nos armes. Et vingt-trois jours après, ce fut elle qui, par des duos avec Bianchi, eut mission de célébrer, dans le temple de Mars, ci-devant l'église des Invalides, la victoire de Maringo. Mais Bonaparte ne voulait point qu'elle l'affichât et il la tenait obscurément sous clef dans une petite maison achetée exprès rue Chantereine. Cela n'allait point à la dame qui prit des distractions. Le Consul rompit. Toutefois, à l'occasion, il la revoyait : Il lui avait accordé la salle du théâtre de la République pour deux concerts. Et c'est assurément alors que Joséphine écrit à sa confidente : Je suis bien malheureuse, ma chère petite, ce sont tous les jours des scènes de la part de Bonaparte, sans jamais y donner lieu. Ce n'est pas vivre. J'ai cherché à deviner ce qui pouvait y donner lieu. J'ai appris que, depuis huit jours, la Grassini était à Paris. Il parait que c'est elle qui cause toute la peine que j'éprouve. Je vous assure, ma petite, que si j'avais le moindre tort, je vous le dirais avec franchise. Vous feriez bien d'envoyer Julie (sa femme de chambre) pour savoir s'il entre quelqu'un. Tachez aussi de savoir on cette femme demeure. Adieu, je vous embrasse. Vous serez aimable de venir demain à Saint-Cloud. Et elle se remue, elle s'agite, elle se démène pour des passantes qui ne tracent que sur les sens de Bonaparte : seul l'intérêt de la nation pourrait le séparer d'elle, car jamais en réalité, depuis l'Égypte, il ne lui fut alitant attaché.

Le 1er complémentaire de l'an X (18 septembre) le Premier Consul vint s'établir à Saint-Cloud. La Cour, si médiocre fut-elle, se plaignait fort. Toutes sortes de prétentions surgissaient. On venait le soir de Paris Caire sa cour à Mme Bonaparte avec laquelle l'usage paraissait établi qu'on ne déjeunât ni ne dinât. Lu général Duroc tenait table pour toutes les personnes du palais ; on s'occupait peu et niai de leurs logements ; il y avait de tous côtés, des cris et des grincements de dents.

Pour finir l'année, le Moniteur annonce que le Premier Consul, accompagné de son épouse, du deuxième et du troisième consul, se rendit à neuf heures du matin dans la cour du Louvre où il a visité durant trois heures l'Exposition de l'Industrie Nationale ; de la, il est passé au salon des Tableaux ; le soir il vient à l'Opéra en uniforme de la garde nationale et, après la pièce, il retourne à Saint-Cloud. Joséphine l'accompagne partout et l'étonnante vie qu'elle est, condamnée à mener semble en vérité la supplicier. Tous les jours, réception, sorties, fêtes, audience ; chaque dimanche, à partir du 4 vendémiaire, la messe dite par l'évêque de Versailles, et ne doit-on pas voir dans cette mise en scène un pas décisif ?

Bonaparte, dit un témoin, passe au milieu de la galerie ; il cherche à fixer le sourire sur ses lèvres ; il distribue de petits saluts à droite et à gauche ; il se dandine en marchant. Derrière le Consul, loin derrière, Cambacérès et Lebrun ; Cambacérès donnant la main à Mme Bonaparte, Lebrun à Mme de Luçay. Derrière, un petit groupe d'hommes et de femmes attachés à la maison. Bonaparte se place dans une tribune en face de l'autel, à la place qu'occupait Louis XVI. A côté de lui et en avant des deux consuls, Mme Bonaparte : c'est la première fois, le 4 vendémiaire an XI (26 septembre 1802), qu'elle a le pas sur les collègues de son mari. La messe, très brève, est exécutée en musique parla Chapelle du Premier Consul, composée de tous les artistes en vue sous la direction de Paësiello. Deux fois au moins par semaine, présentations de soixante, de cent étrangers. Chaque quinze, dîner, et l'on varie de 150 à 200 convives dont une vingtaine de femmes : parmi les françaises, la famille, Caroline, Elisa, Hortense, parfois Julie ; quelques femmes d'aides de camp, les deux dames qui volontairement, semble-t-il, assistent Mme Bonaparte pour faire les honneurs du Palais et quelques étrangères. Au dîner du 15 vendémiaire (7 octobre) où, à côté des membres du Corps diplomatique et des étrangers de marque comme Lord Erskine, Fox, Lord Holland, figurent les artistes et fabricants auxquels le jury de l'Exposition industrielle a décerné la médaille d'or : parmi eux Bréguet, Montgolfier, Boutet, Odiot, Tourney, le fondateur de la manufacture de poteries de Montereau et, près des femmes d'ambassadeurs, Lady Holland. Ce nom-là arrête. Cette femme-là s'est souvenue, et quand elle comblait de ses attentions l'Empereur déporté à Sainte-Hélène, qui saura dire qu'elle ne pensait pas au Consul et au diner des Tuileries ?

***

Déjà pour donner à cette France nouvelle que le Consul assemblait, un aspect assorti aux desseins de son chef, pour organiser une société et former des catégories d'individus qui se distinguassent au premier coup d'œil, pour diversifier les couleurs et en composer un ensemble chatoyant et animé, pour inspirer aux uns la tenue et la dignité, aux autres le respect, le Premier. Consul avait assigné à chacun des corps constitués une tenue différente, dont le port obligatoire consacrait l'égalité entre membres de même grade et assurait la hiérarchie. Mais il fallait à cette foule un ordre, une discipline, une règle, et, par suite, des gens pour l'imposer. Ainsi le Premier Consul adjoint à Luçay et à Didelot, M. Rémusat et M. Fontaine de Cramayel : Celui-ci qui vient de la ferme générale comme MM. de Luçay et M. Didelot, celui-là qui fut avocat général à la cour des Aides de Montpellier et qui doit sa nomination à sa femme, Mme Gravier de Vergennes, que Joséphine a connue à Croissy. Depuis l'an VII, avec une admirable obstination, Joséphine cherchait une place pour Rémusat. Enfin l'a-t-elle trouvée : Le Citoyen Rémusat va paraître comme ses collègues en habit de drap écarlate, argenté sur toutes les coutures, du dessin des ministres, avec la veste de casimir blanc brodé en argent, la ceinture de taffetas bleu brodée en argent avec franges et les jarretières en argent. Cela est fort beau, et de grand style.

Si Rémusat avait la moindre idée de ce qu'il devait faire, cela serait encore mieux, mais on pouvait se dire qu'il apprendrait, et, pour cela a-t-on M. de Salmatoris-Rossillon, pour lequel a été créée momentanément une cinquième charge. Il apportera les traditions de la cour de Turin où il était maître des cérémonies. Nulle cour n'était plus stricte et plus formaliste et l'on ne pouvait prendre un meilleur professeur.

Mais ce n'est pas assez que ces cinq hommes à 25.000 francs l'an, le Consul veut aussi quatre dames chargées de faire auprès de Mme Bonaparte les honneurs du Palais. Ces quatre dames, bien que nommées seulement le 2 frimaire (23 novembre) touchèrent les appointements de l'année entière, soit 12.000 francs. Ce furent Mmes Talhouet, Rémusat, Luçay et Lauriston. On peut bien penser qu'avant Plombières, Joséphine fie connaissait point Mme Talhouet, Mlle Baude de la Vieuville — qui, avec son ambition, ses deux filles et son fils, rêvait pour chacun de ceux-ci des biens immenses. Elle avait alors trente-sept ans et trouvait un terrain à souhait pour ses intrigues. Les relations avec Mme Rémusat remontaient beaucoup plus loin : au temps où Mlle de Vergennes n'était pas mariée et où, avec sa mère, Mme de Vergennes, elle passait l'été chez Chanorier à Croissy. Mme Legendre de Luçay lui était inconnue ; elle était de finance, comme son mari, et s'entendait assez bien à ses intérêts. Enfin Mme Law de Lauriston dont le mari, camarade de Bonaparte à l'École militaire, était en 1800 devenu son aide de camp. Le mari descendait du Law de la Régence, la femme née Leduc, était fille d'un maréchal de camp, inspecteur général de l'artillerie. Ces choix, sans être brillants, étaient d'une haute convenance. Sauf Mme Rémusat, ces femmes avaient passé la trentaine et elles avaient l'usage du monde, sinon, l'usage de l'ancienne cour où aucune n'avait pénétré. Mais leur mission eût été singulièrement difficile si elles l'avaient remplie comme il convenait, si elles en avaient connu les détails et apprécié les difficultés.

Veut-on se rendre compte de ce qu'est une présentation à Saint-Cloud, lorsqu'on y est conduit par un ministre étranger : La voiture entre sans formalité, par la grille grande ouverte, dans la cour d'honneur pleine de soldats de la Garde et de domestiques en grande livrée. On ne peut qu'admirer le luxe de l'intérieur. Au haut de l'escalier, dans le vestibule de forme ronde, un seul tableau : Le Bonaparte franchissant les Alpes de David. Dans le salon attenant, un seul tableau aussi : La mort de Desaix. La galerie où l'on attend est garnie de tableaux empruntés ait muséum ; mais le jour défavorable ne permet guère qu'on les voie. Les peintures du plafond, datant de Louis XIV, sont intactes. Après la galerie, un autre salon où l'on voit un portrait de Mme Bonaparte assise sur un sofa, très flatté. Le pourtour du salon d'attente est garni de fauteuils pour les étrangères. La plupart sont Russes et Polonaises, en robe de soie vert, violet, lilas ou noir, brodées d'or ; certaines ont des pierreries piquées au bas de la robe.

Près de la cheminée sont assises quatre dames d'honneur en toilette du matin, élégante et très simple. Mousseline de l'Inde blanche avec un cachemire blanc ou de couleur enroulé sur les cheveux. Mme de Lauriston est de service, svelte et jolie personne, encore peu ferrée sur ses fonctions. Un préfet du palais lui présente chaque arrivante : tout se borne de sa part à de légères inclinations et à des sourires. Dans le salon, un seul ministre, Talleyrand. Puis Duroc ; les hommes présentés à la dernière audience, un grand nombre de militaires, cinquante dames.

A quatre heures sonnant, on entre dans la salle d'audience. Les dames se sont rangées debout autour de la salle ; les hommes debout derrière, Mme Bonaparte a paru, en petit uniforme vert à parements rouges, gilet assez long en drap bleu, culotte de soie noire, bas de soie blancs, petit tricorne à la main, sabre de dragon au côté. Il s'est mis à causer avec la première dame qui s'est trouvée à sa portée, lui a fait quelques compliments et des questions qui ont invariablement porté sur le climat de son pays, sur son voyage, sur la durée de son séjour à Paris... Deux préfets du palais, plus petits que Bonaparte, se tiennent à ses côtés ; l'un demande à la dame que Bonaparte va aborder son nom, son pays, et le Premier Consul la salue d'une inclination de tête avant de lui parler. Il est arrivé à la troisième dame quand Mme Bonaparte entre, escortée par deux autres petits préfets. Elle commence le tour du salon et, comme elle est plus brève que son mari dans ses propos, elle ne tarde pas à le rejoindre. Elle parait plus âgée et plus maigre qu'on ne l'imaginait, montre beaucoup de politesse et de prévenance, plus peut-être que ne l'exige sa situation. Ses façons ont le cachet de l'ancienne cour. Sa fille, Mme Louis, qui, sans être belle, ne manque ni de charme ni d'aménité, a moins d'abandon. Mme Bonaparte porte une toilette du matin en satin blanc, garnie de larges dentelles ; dans les cheveux châtain foncé, une sorte de diadème à trois rangs de pierreries, au milieu duquel ressortent trois superbes camées antiques. Elle cause assez longuement avec les Russes et les Polonaises qui se sont mises en frais pour elle, mais il est amusant d'observer cille les sourires les plus gracieux, les mines les plus séduisantes vont a l'adresse du Premier Consul. Quand il approche, les plus belles embellissent et les plu s impressionnables se signalent, surtout parmi les Polonaises, qui, avec leur tête penchée d'un petit air langoureux, leurs grands yeux clairs et expressifs fixés alternativement sur le héros ou levés au plafond, sont charmantes. Pour sa femme, les physionomies sont avenantes, mais tout autres ; c'est son diadème qui fixe le regard, on ne lève pas les yeux plus haut.

Lorsque le tour du salon fut terminé, Mme Bonaparte s'assit au coin de la cheminée et les envoyés lui présentèrent successivement les étrangers venus pour la première fois. Ils les nommaient et, pour chacun, Mme Bonaparte inclinait la tête et se levant à demi, disait : Je suis charmée, je suis bien aise. Enchantée de vous voir. Les femmes des envoyés ont ensuite rendu le même office aux dames de leur nation. Pendant ce défilé, Bonaparte causait avec quelques étrangers de connaissance. Les présentations finies, sa femme et lui ont salué l'assistance et sont rentrés dans leurs appartements.

Aussitôt chacun s'empresse pour partir ; on traverse la galerie pour arriver à un grand salon où est dressé un magnifique buffet qui eut été plus apprécié pendant la longue attente qui a précédé l'audience. Chacun songe au départ. Mais comme il y a, sur la place du Palais, plus de deux cents équipages, parmi lesquels quantité d'attelages à quatre, il faut plus d'une heure avant que chacun soit casé. On attend dans les beaux salons du rez-de-chaussée que les valets de pied fassent monter les voitures selon l'ordre des préséances et cela dure longtemps.

Voilà la cour de Saint-Cloud jugée par un Allemand et un Allemand qui, comme de juste, trouve la France fort peu de son goût ; mais il porte à l'examiner la méticuleuse attention et la précision de détails qui assurent le succès de ses compatriotes dans les missions spéciales. Veut-on, en pendant, le récit que fait une Anglaise de sa présentation aux Tuileries : cela est d'un caractère moins aigu, mais le détail n'y est pas moins recherché. Depuis plusieurs jours, écrit-elle, M. de Luçay avait fait savoir aux ambassadeurs que Mme Bonaparte recevrait le 8 avril, à trois heures, les ambassadrices et les étrangères de marque qui désireraient lui être présentées. Nous sommes entrées par la porte du coin de la cour des Tuileries qui conduit aux appartements de Mme Bonaparte ; il y avait dans l'antichambre quelques domestiques portant la livrée de Bonaparte. Un homme sans livrée ouvrait la porte à deux battants pour chaque personne. Dans le salon jaune, nous avons trouvé cinq ou six femmes et autant d'hommes, tous ambassadeurs et ambassadrices ou étrangers. Comme on continua d'arriver, on se trouva être environ quatre-vingts personnes. Tout autour de la pièce étaient rangées des chaises, sur lesquelles Mme de Luçay invita les dames à s'asseoir. Lorsqu'elles furent placées, les hommes demeurèrent en groupe au bout de la pièce devant la fenêtre. Bonaparte et Mine Bonaparte entrèrent en même temps par la porte de la chambre à coucher. Je manquai leur entrée, ayant à ce moment la tête d'un autre côté. Quand je les aperçus, Mme Bonaparte causait déjà avec la première dame qui se trouvait à sa gauche, et le Premier Consul, en petite tenue, entre les deux préfets du palais en grand uniforme, parlait à la princesse de Santa-Croce. Il fit le tour de la pièce, adressant la parole à chaque dame pendant deux ou trois minutes. M. de Luçay tenait à la main une feuille de papier sur laquelle étaient inscrits le nom et la nationalité de chaque dame qu'il présentait à Bonaparte au moment où il s'approchait d'elle.

Il me parut très simple et sans aucune affectation. Il demanda à une des dames si elle montait à cheval, à une autre si elle était depuis longtemps en France. Il parla aux Italiens dans leur langue répétant des riens royaux du même genre...

A mesure que Bonaparte faisait le tour du salon, Mme Bonaparte le suivait laissant deux ou trois personnes entre eux. Elle parlait aussi à chacune, mais on ne l'accompagnait pas pour lui nommer celle à qui elle s'adressait, de sorte que les présentations étaient en réalité faites au Premier Consul, mais dans l'appartement de Mme Bonaparte.

Lorsqu'il eut parlé à toutes les femmes, il adressa quelques mots par-ci par-là aux hommes groupés devant la fenêtre, puis s'échappa par la porte par laquelle il était entré. Pendant ce temps ; Mme Bonaparte avait fini son tour et s'arrêta près du fauteuil qui était au coin de la cheminée. Elle adressa alors la parole, à travers la pièce, à deux ou trois dames ; elle parla ensuite à deux ou trois des hommes qui se trouvaient le plus près d'elle. Parmi eux, était le prince héréditaire d'Orange, mais, malgré cette qualité, Mme Bonaparte demeura assise et le traita comme les autres étrangers. Au bout de dix minutes, elle se leva, fit à tous un salut à la française et se retira par la porte donnant dans sa chambre à coucher. Mme Bonaparte ne gagne pas autant qu'on pourrait le supposer à être vue en toilette. Elle portait, comme demi-parure élégante, une robe de soie légère, couleur de rose avec des pois de velours de même nuance, un petit chapeau blanc en soie, orné de trois plumes blanches, attaché sous le menton et tenait à la main un mouchoir. Pas d'éventail. Nous étions en aussi grande toilette que le comportent les modes actuelles sans cependant être en robes de cour.

Si les étrangers qui, depuis dix ans, n'avaient pu pénétrer dans la France républicaine, n'étaient pas exagérément étonnés de trouver des formes et des habitudes analogues à celles en usage dans leurs pays, quelle stupeur pour certains Français, ceux en particulier qui, sortis au moment de la Terreur, alors que leur pays était en proie à une sorte de délire jacobin, délire d'égalité prétendue, d'envie, de haine et de cruauté, retrouvaient une nation vivant sous un unique magistrat qui avait presque toute la représentation d'un roi et qui avait amené sa femme à prendre les allures, le ton et presque les airs d'une reine ? Rien ne marquait mieux que la fortune de Mme Bonaparte l'espace franchi depuis deux années par le Consul et la révolution opérée par lui. De lui, on acceptait tout, comme de l'homme de génie qui, après avoir abattu l'Autriche et ressuscité l'Italie, avait, en France, formé un code de lois nouvelles, une administration, une justice, des finances, un système militaire et qui aspirait à présent. à rétablir un système colonial. En moins de deux années, il s'était élevé dans la paix victorieuse si fort au-dessus des autres hommes que nul, hormis les fanatiques, ne lui contestait la place que lui avait déférée le vœu de la nation. Mais elle, avec son passé, avec ses aventures, avec ses spéculations de tous les genres, devenir quelque chose comme reine de France, tenir cercle aux Tuileries ou à Saint-Cloud dans l'empressement de l'Europe accourant pour se faire présenter ; elle, recevoir des lettres connue celle que le pape Pie VII adresse

DILECTÆ IN CHRISTO FILIÆ

VICTORIÆ BONAPARTE

pour accréditer près d'elle, comme ablégat, Georgium ab Auria, intimum cubicularium nostrum, chargé de porter le chapeau à Boisgelin. Belloy, Cambacérès et Fesch promus cardinaux de la Sainte-Église ! Le Pape n'a pu imaginer que l'épouse du Premier Consul se nommât simplement Joséphine, il l'a baptisée Victoire et cela sied à la femme de Napoléon. Dans cette croyance, le Pape persistera, si bien que, dans un document postérieur de deux années (4 juin 1804), accréditant près de l'Empereur le cardinal Caprara, légat du Saint-Siège, il s'adresse dans les formes protocolaires

CARISSIME IN CHRISTO FILIÆ NOSTRÆ

VICTORIÆ

GALLORUM IMPERATRICI

Quel rêve et quelle ascension ! A présent, où qu'il aille, il l'emmène, à Saint-Cyr ou aux Invalides ; elle est de toutes les promenades, elle est de tous les voyages.

Ah ! Ces voyages, quelle trace Lumineuse ils laissent dans l'esprit, dans les yeux même des provinciaux qui, en la personne du Premier Consul et de Mme Bonaparte, croient voir la Révolution achevée, le luxe et l'ordre revenus, un roi et une reine ressuscités d'entre les morts.

Il semble que ce soit pour célébrer le troisième anniversaire de la révolution qu'on se met en route pour Rouen le 6 brumaire an XI (26 octobre 1802) à six heures du matin.

Le Consul aura pour escorte à Rouen les gendarmes de la garde consulaire, les hussards rouges et les grenadiers à cheval, mais le grand succès sera pour les mamelucks tout nouvellement créés ; pour Bonaparte, il part de Saint-Cloud à bidet, suivi de son courrier favori Moustache. Arrivé à Mantes, il lui vient le désir de visiter le champ de bataille d'Ivry. Il s'y arrête longtemps, ordonne le rétablissement de l'obélisque élevé jadis à l'endroit où Henri IV s'est reposé après la bataille ; mais il met une inscription de son cru sur la quatrième face de l'obélisque et la voici :

Les Malheurs éprouvés par la France à l'époque de la Bataille d'Ivry étaient le résultat de l'appel fait par les différents partis aux u cajou s espagnole et anglaise. Toute famille, tout parti, qui appelle les puissances étrangères à son secours, a mérite et méritera dans la postérité la plus reculée la malédiction du peuple français.

Vers les cinq heures du soir, il arrive à Évreux où vingt petites demoiselles, dont la plus âgée a douze ans, offrent des vers à Mme Bonaparte. A Louviers, le lendemain, visite des manufactures, puis aux forges de Romilly, puis à Rouen où il arrive à trois heures. Le lendemain, il entend la messe de l'archevêque Cambacérès. En rentrant dans son cabinet il dit à Chaptal, le ministre de l'Intérieur : Cet homme ne m'a pas fait les honneurs qu'on rend aux souverains, il ne m'a pas offert la patène à baiser : ce n'est pas que je ne me moque de sa patène, mais je veux qu'on rende à César ce qu'on doit à César. Le ministre rentre dans le salon, y trouve l'archevêque auquel il rapporte ce qu'a dit le Consul. L'archevêque répond qu'il a fait tout ce que prescrivent les livres en pareil cas ; mais Bonaparte ne se contente pas avec cette excuse. Il écrit au consul Cambacérès le 9 brumaire : M. l'Archevêque qui est fort aimé et estimé ici a bien voulu nous dire une messe, mais il ne nous a donné ni eau bénite ni oraison. Nous prendrons notre revanche demain qui est la Toussaint.

A chaque sortie il est escorté par une garde d'honneur à cheval, composée des jeunes gens de la ville qui l'accompagnent dans toutes ses courses. Uniforme simple : habit, gilet et pantalon en drap gros bleu, boutons jaunes, ceinture en taffetas de couleur serin, chapeau à la française. Mme Bonaparte est de tout : Lors de la réception des corps constitués que Bonaparte debout prolonge durant six heures, tous ces corps, dit le Moniteur, ont été présentés à Mme Bonaparte et lui ont exprimé avec ce tact tout particulier à la nation les sentiments qui les animent. Ils en ont été reçus avec cette amabilité et cette douceur qui distinguent la personne à laquelle leurs hommages étaient adressés. Les discours adressés à Mme Bonaparte par le préfet, par le maire, par l'archevêque et par les autres, tous les autres personnages de la ville, sont publiés au Moniteur qui enregistre le présent qui lui a été fait par le corps municipal, comme à la reine : quarante boîtes de confitures sèches et quarante bouteilles de vin. Cela seul dit le ton où l'on est : Le courrier part, écrit Joséphine à sa fille, je n'ai que le temps de t'embrasser, ainsi que ton mari et mon petit-fils, de tout mon cœur. Nous nous portons tous bien, la joie est générale à Rouen ; tous les habitants sont sous les fenêtres de Bonaparte depuis son arrivée et veulent à chaque instant le voir. Ils ne savent de quel nom le nommer, cela tient vraiment du délire. Je t'envoie une chanson qu'on chante dans les rues... Adieu, on me demande ma lettre. Bonaparte et Eugène t'embrassent et ta mère t'aime de tout son cœur.

Et ce n'est point parce que, partout où il va, il distribue avec tact de l'argent : ici 12.000 francs à la municipalité, p6ur les pauvres, 12.000 francs à un sieur Biard pour l'invention d'un nouveau procédé de tissage, une journée de paye aux ouvriers des fabriques qu'il visite : navires, velours, toiles peintes, filatures, teintures, 4lraperies, apprêteurs ou fondeurs, dépensant ainsi 65.500 francs en deux jours. C'est qu'il est soulevé par l'enthousiasme du peuple, qui, pour la première fois depuis des siècles, se sent compris par l'homme qui gouverne. A Caudebec, où il s'arrête pour déjeuner, le maire lui présente un enfant de la ville, un nommé Roussel, caporal au 24e de ligne, qui a reçu un sabre d'honneur pour sa conduite, à Marengo et qui demande à monter la garde à la porte de son général : Accordé, mais, au moment du déjeuner, Roussel est invité à prendre place près de Mine Bonaparte. Partout où il mange, les titulaires d'armes d'honneur sont invités à sa table : ce sont des soldats et cela se sait. J'ai fait ma route, écrit-il du Havre à Cambacérès, au milieu d'une population immense, obligé de m'arrêter à chaque pas. Il est difficile de se faire une idée des sentiments que j'ai recueillis sur mon passage. Dans tous les villages, à la porte des églises, les prêtres, le dais dehors, entourés d'une grande foule, chantaient des cantiques et jetaient de l'encens.

Certaines scènes émouvaient profondément les paysans normands ainsi, Sur la route de traverse du Havre à Dieppe, quand les voitures doivent marcher au pas, les habitants des villages environnant le suivent sur tout son passage et souvent lient conversation avec lui. Dieppe, les petites filles de la ville viennent lui apporter un bouquet. Herminie Flouet a l'importante mission de le remettre. Joséphine le reçoit et attache un bracelet au bras de la petite qui, aussitôt, tend son autre bras. Et Joséphine, en riant, détache un bracelet de son bras à elle et le passe à l'enfant. Madame, vous vous dépouillez, lui dit Mme de Luçay. C'est à intérêt.

Et, de même, quand elle accueille les jeunes filles de Beauvais qui lui présentent l'étendard de Jeanne Hachette : Celui, disent-elles, qu'elle enleva au plus brave capitaine du duc de Bourgogne ; celui que nous conservons depuis trois siècles ; celui que nous portons tous les ans en triomphe à l'anniversaire du jour le plus glorieux pour nous jusqu'au 22 brumaire. Elles demandent que la compagne chérie de leur auguste père daigne obtenir de son auguste époux leurs antiques privilèges qu'atteste cet honorable monument de la vaillance de leur sexe. Il est bien entendu que les privilèges que le préfet et le maire ont permis de réclamer sont rétablis, mais il y a façon et façon et la grâce qu'y porte Joséphine en double l'agrément.

Presque partout sont offerts en leur forme ancienne les présents des villes : On a vu Rouen et voici Gournay-en-Bray qui offre d'abord un pallier de quarante bouteilles du meilleur vin de Bourgogne orné d'un drap vert et autres agréments, un second panier de cinquante livres de beurre, cette production exquise de notre territoire, un panier de fromages et une corbeille de fleurs destinée à Mme Bonaparte qui accompagne le Premier Consul. Cela fait une délibération (14 novembre) au registre du conseil municipal et nul ne s'étonne de trouver là, au milieu des temps nouveaux, cet écho des âges anciens. Et le canon annonce, le 23 brumaire au soir, le retour du Premier Consul qui est arrivé à Saint-Cloud à sept heures et demie. Comparez ce retour de Rouen au retour de Marengo et jugez le chemin parcouru. Jusque dans les caractères d'impression, se marque l'obséquiosité. Désormais, lorsque le Moniteur évoque le Premier Consul, c'est en petites capitales : jadis faisait-il ainsi pour SA MAJESTÉ.

Au retour de cette excursion en Normandie qui a duré seize jours tous les Corps de l'État viennent à Saint-Cloud féliciter le Premier Consul sur son voyage et rendre ensuite leurs hommages à Mme Bonaparte. Elle est maintenant, et dès ce jour, associée à la quasi-souveraineté qu'exerce son mari. Le dimanche 30 brumaire (21 novembre), une députation de six départements de la 27e division est présentée au Premier Consul ; elle se porte ensuite près de Mme Bonaparte et lui adresse un discours pour l'inviter personnellement à visiter la Belgique.

Tout prend, de plus en plus, un air royal. Les préfets du palais et les aides de camp accompagnent partout le Consul : partout les clames nouvellement nominées suivent Mme Bonaparte. Le Consul mange seul avec sa femme ; deux fois par semaine il daigne recevoir à dîner les membres du gouvernement. Les autres jours, s'il invite une des dames, c'est une faveur insigne. Le dimanche, les membres des grands Corps de l'État arrivent à Saint-Cloud pour la messe. Us sont tous en costume. Ils voient toute la cour défiler cieux à deux et, des fenêtres qui donnent sur la chapelle, écoutent la messe qui ressemble à un fort beau concert. Le Premier Consul y garde l'attitude militaire, debout et bras croisés. Joséphine, agenouillée, prend les façons qui font le mieux valoir la grâce de son corps et s'effondre en piété, car elle met à tout de la grâce, même en se couchant.

Les grandes parades qui ont eu lieu jusque-là le quintidi, sont remises au dimanche et l'affluence y est à l'infini ; il dîne beaucoup de beau monde des deux sexes, toute la diplomatie et des diamants à profusion ; vingt-quatre dames dont seulement trois étrangères. Le 18 ont lieu les présentations des dames étrangères : chaque fois une vingtaine, présentées par l'ambassadeur ou l'ambassadrice de son pays : car il n'y a en ce moment à Paris que deux ambassadrices : Mme de Gallo pour Naples et Mme de Lucchesini pour la Prusse. Pour les Françaises subsistent les présentations du matin. Ainsi, quand Bigarré est admis dans la garde, Mme Bonaparte demande qui est sa femme. Elle apprend qu'elle est Mlle Rapinat ; elle l'a fort connue chez son oncle le directeur Rewbell, au temps où il avait été question de marier Hortense avec le fils de Rewbell. Sur son invitation, Bigarré et sa femme vont le matin à Saint-Cloud. Joséphine vient au-devant d'eux, demande des nouvelles de père, mère, oncle, tante, fait appeler Hortense pour lui donner occasion de voir une ancienne amie, invite le ménage à assister au spectacle et les voilà conquis. Ce sont ces façons-là où elle met toute son adresse et son amabilité qui lui concilient des cœurs que sa brusque élévation rendrait peut-être rebelles.

Les transformations continuent. Voici le 21 décembre (30 frimaire) apparaître, sur le Moniteur, la date grégorienne en face de la républicaine et le mot République est amputé de une et indivisible. Voici mieux : On apprend le 17 nivôse (7 janvier) que Leclerc est mort de la fièvre jaune à l'île de la Tortue, dans la nuit du 10 au 11 brumaire (1er au 2 septembre). Le Moniteur du 20 nivôse ajoute : le Premier Consul prendra le deuil demain et le portera jusqu'au 1er pluviôse. C'est le deuil de dix jours, le deuil de Cour : est-ce le capitaine général qu'on pleure ou est-ce le beau-frère du Consul ? Le beau-frère, sans doute, car, s'il se peut que les ministres, les membres des différentes autorités prennent le deuil pour présenter leurs condoléances, comment les membres du Corps diplomatique ? et, lorsque tout ce monde défile devant Mme Bonaparte, elle est en grand deuil, entourée des darnes du palais, en grand deuil comme elle. C'est le Journal des Débats qui prononce le mot de Dames du Palais.

Si attentives que soient ces dames, elles ne savent point empêcher la grippe d'atteindre Mme Bonaparte et sa fille. Aussitôt que Joséphine est reluise, le Premier Consul l'emmène à Lizy-sur-Ourcq chez les d'Harville, pour voir à son aise le canal qu'il fait creuser ; cela fait en même temps une visite à Meaux et c'est lui Bonaparte qui profite de son passage, au centième anniversaire de la mort de Boss net, pour inviter le conseil municipal à voter un monument à l'ancien évêque. Le 21 ventôse (12 mars), il se rend, avec Mme Bonaparte, à huit heures et demie du matin, à l'Hôtel des Monnaies, où l'on frappe devant lui des monnaies d'or et d'argent portant d'un côté son portrait et de l'autre : Le Premier Consul visite l'Hôtel des Monnaies. C'est la monnaie qui entre en cours et elle portera son effigie. Que veut-on de plus ? Voici le Premier Consul qui, à la messe, dans sa chapelle, remet la barrette aux cardinaux français et se les fait nommer eu présence des consuls, des ministres, des sénateurs et de la cour civile. Voici l'algarade à l'ambassadeur d'Angleterre, la guerre rouverte, les Anglais invités à se constituer prisonniers, les pièces de la négociation avec l'Angleterre publiées ; Voici, le 23 prairial (12 juin 1803), la première représentation donnée à Saint-Cloud comme service de cour, devant les consuls, les ministres, les ambassadeurs, la maison du Consul. Les chanteurs et chanteuses de l'Opéra et les comédiens français donnent Esther avec les chœurs. Lucien a réclamé de Fontanes une ode sur les attentats de l'Angleterre qui doit faire le principal attrait de la représentation. Fontanes s'est défendu. Il a allégué que la mort de sa fille l'a plongé dans une sorte de découragement. Néanmoins, a-t-il dit, si Bonaparte persiste dans son idée, le désir de lui titre agréable me ranimera. Mon dévoue-nient est entier, mes moyens sont très faibles et pour se faire entendre jusqu'aux détroits du Sund et aux rives de la Neva, il faut une voix forte et retentissante : celle qui publie, avec cent bouches et dans toutes les langues, le vainqueur de Marengo, peut seule opérer ce prodige : Elle en fait plus que nos vers... Mais il chantera tout de même et du plus haut ton.

On allait partir pour ce voyage triomphal à travers la Belgique auquel une députation des six départements de la 27e division était venue, le 30 brumaire (21 novembre), inviter le Premier Consul et Mme Bonaparte ; ils vont y apparaître comme des divinités protectrices distribuant s'ans compter, durant quarante-cinq jours, des grâces, de l'argent et des bijoux. Dans chaque ville l'évêque viendra avec son clergé, au delà de la porte, présenter au Consul la croix à baiser ; il le placera sous un dais et le conduira jusqu'à la principale église en chantant l'antienne : Ecce mitto angelum meum qui praeparabit viam meam ante faciem tuam, avec les hymnes et les psaumes analogues à la cérémonie. On présentera au Premier Consul, à la porte de l'église, l'eau bénite. Il touchera le goupillon et fera le signe de la croix : Mme Bonaparte sera traitée comme lui. Et, lorsque le Consul sera conduit au maître autel, devant lequel il s'agenouillera, l'évêque, tête nue et tournée vers les assistants, chantera le verset.

Salvum fac Napoleonem primum Consulem nostrum, Domine.

Faut-il entendre Napaleonem primum ?

Les villes s'empressent partout aux présents traditionnels qu'elles faisaient aux rois à leur passage. Henri IV et Louis XII, dit le maire d'Amiens, reçurent autrefois de mes concitoyens deux cygnes. Réunissant en votre personne les qualités qui rendent encore leur mémoire si chère aux Français, ils ont cru devoir en doubler le nombre pour vous. Le Consul envoie les quatre cygnes à Paris : Je compte, écrit-il, les faire mettre sur le bassin des Tuileries ; cela fera une coutume et les cygnes y resteront plus d'un demi-siècle.

Partout où il passe, une semaine de paie aux ouvriers ; partout de l'argent, pour les musiciens, les prêtres, les canotiers, les hospices, les religieuses, les domestiques des municipalités qui apportent les vins. Partout des tabatières d'or avec les lettres P. F. (peuple français) en diamants ou le portrait du Consul. Partout. à des émigrés, des restitutions de propriété. Et comme on lui parle de reconnaissance : Ah ! dit-il, c'est un mot tout poétique, vide de sens dans les temps de révolution et ce que je viens de faire n'empêcherait pas ces femmes à qui je viens de rendre leurs terres, de se réjouir vivement si quelque émissaire royal pouvait, dans cette tournée, venir à bout de m'assassiner.

Il y a des dentelles pour tout le monde, pour le Pape, pour le cardinal légat, pour la reine de Prusse, pour Joséphine, pour les dames du palais, pour les femmes de la famille, et l'on en garde en réserve.

C'est vraiment un météore qui traverse le ciel e la Belgique, mais, lorsqu'il est passé, des œuvres subsistent qui, pour jamais, l'immortalisent. Ainsi a-t-il, dans ce voyage de l'an XI, .décrété qu'Anvers serait port de guerre, et l'un des plus grands et des plus nobles qui soient au monde ; un Anvers qui n'aura point à redouter les intrigues des Hollandais ni leurs jalousies et qui tiendra l'Angleterre en respect. Et Anvers est créé et ne subsiste-t-il pas, même après ces jours de détresse, et ne devra-t-il pas former l'invincible réduit de l'indépendance belgique ?

Au retour, dans l'organisation définitive de la Légion d'Honneur, dans l'ouverture du musée devenu par une flatterie de Denon le musée Napoléon, dans le fracas des petits navires qu'on construit dans tous les ports et sur toutes les rivières pour la descente en Angleterre, au milieu des réceptions et des audiences, des manœuvres des régiments et .des diners qu'on leur donne ; au milieu des tentatives d'attaque que les chouans débarqués essaient contre lui, au milieu des complots les plus hardis et les mieux entendus qu'il ait dû redouter, il va et vient de Paris à Pont-de-Briques, comme il irait à Saint-Cloud. Mais quelle est pourtant alors la pensée de Joséphine pour lui ? Comment et de quelle façon reconnaît-elle qu'il l'a sauvée, qu'il l'a tirée de ce monde où elle s'était enlisée, qu'il se l'est associée et qu'il a fait d'elle sa compagne, pour la vie et la mort, semble-t-il ; pour la machine infernale d'hier, pour le complot de Georges d'aujourd'hui — comme pour le couronnement de demain. Ecoutez cette lettre, la seule authentique et certaine qu'on sache qu'elle lui ait adressée et qui la peint toute, à cette date du 22 brumaire an XII.

Tous mes chagrins ont disparu en lisant la bonne et touchante lettre qui renferme les expressions aimables (de) ton sentiment pour moi. Combien je te sais gré de t'être si longuement occupé de ta Joséphine. Si te le savais, tu t'applaudirais d'être le maître de causer une joie si vive à la femme que tu aimes. Une lettre est le portrait de l'âme et je presse celle-ci contre mon cœur. Elle me fait tant de bien ! Je veux la garder toujours. Elle sera ma consolation pendant ton absence, mon guide lorsque je serai près de toi, car je veux toujours être à tes yeux la bonne, la tendre Joséphine, occupée uniquement à ton bonheur. Si un mouvement de joie passe jusqu'à ton âme, si la tristesse vient te troubler un moment, ce sera dans le sein de ton amie que tu répandras ton bonheur et tes peines ; tu n'auras pas de sentiment que je ne partage. Voilà mon désir, mes vœux, qui se réduisent tous à te plaire et à te rendre heureux... Adieu, Bonaparte, je n'oublierai pas la dernière phrase de ta lettre. Je l'ai recueillie dans mon cœur. Comme elle s'y est profondément gravée ! avec quel transport le mien y a répondu ! Oui, ma volonté est aussi de te plaire, de t'aimer ou plutôt de t'adorer.

Et là-dessus, à la veille des jours tragiques et des jours glorieux, sur cette phrase d'amour, sur cette formule d'adoration, il faut fermer le livre. Jamais elle ne l'aimera davantage ; jamais elle n'exprimera mieux sa tendresse, faite de reconnaissance et d'étonnement, comme celle d'une mortelle que relève et que ravit un Dieu. Et ce dieu c'est Jupiter, et comme à Danaé, il paye ses dettes à Joséphine.

 

FIN DE L'OUVRAGE