JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

VIII. — LE JEUNE MÉNAGE.

 

 

Aussitôt après le mariage, le jeune ménage vint s'établir rue Thévenot, dans l'hôtel du marquis. Malgré le jardinet, malgré la construction noble et ferme, la hauteur des étages et la jolie ordonnance de l'escalier, rien de triste comme cette maison, comme cette rue, étroite, encaissée, où débouche la Cour des Miracles, où l'unique spectacle est de regarder venir les piétons par l'ignoble petite rue des Deux-Portes, ci-devant Gratte-Cul ; où, des deux issues, de la rue du Petit-Carreau ou de la rue Saint-Denis, pas une voiture ne se hasarde entre les maisons énormes et froides, toutes de pierre de taille. Et c'est en cette prison qu'il faut vivre au sortir des Antilles, du rayonnant soleil, de la nature en fête, de la liberté entière et de la douce paresse au plein air.

On a dit que, pour s'égayer, Joséphine avait Paris, la Cour et sa parenté nouvelle, mais, par quantité de raisons, le monde lui était fermé, et la famille du marquis ne s'empressait point autour de sa bru. Sans doute, M. de Beauharnais voyait son frère, le comte Claude, mais celui-ci vivait le plus ordinairement dans ses terres, près de la Rochelle, ne se souciant pas de se trouver en la même ville que sa- femme, la célèbre Fanny de Beauharnais, née Mouchard, fille de finance qui avait donné dans les lettres surtout pour y trouver des amants, qui avait eu Dorat, Laus de Boissy et Ginguené avant de tomber à Cubières ; qui, bien que son mari fût généralement reconnu pour un honnête et brave homme, bien qu'il ne la gênât en rien et lui donnât, selon ses moyens et sa fortune, le moyen de vivre fort honnêtement, le laissait poursuivre de romans à clef par ses adorateurs et, pis encore, s'entourait de personnages tels que Restif de la Bretonne, Mercier, Vigée et Doigny du Ponceau. A regarder sa littérature, à lire ses lettres, on ne prend pourtant point l'idée qu'elle fût une mauvaise femme : cela est pastoral, pommadé, laudatif, émollient, cela est plat, mais guère plus que les vers de Mme d'Houdetot, de Mme de Sabran, que les vers de toutes ces dames. Seulement, elles ne se font point imprimer, ou, si elles s'y risquent, c'est en gardant l'anonyme, en tirant seulement pour leurs amis quelques exemplaires dont le don est à soi seul une rare faveur. C'est un travers à coup sûr, mais on ne l'étale point, on ne le vend pas, on en fait présent, comment dès lors être sévère ? Et puis, le péché se présente si joliment, il a pour avocats de si gentils culs-nus d'amours par Marillier ou Moreau le Jeune, il a pris un format et des caractères à ce point séduisants qu'il faut bien l'absoudre. A demi caché, n'est-il pas à demi pardonné ? Mais se cacher, ce n'est point là ce qui convient à Fanny ! Ses recueils de poésie semblent uniquement destinés à étaler devant la France et l'Europe la liste de ses belles relations. Sous prétexte d'épîtres, stances, quatrains, boutades, romances, elle dédicacie à quiconque porte un nom dans la littérature, le militaire et la noblesse, à quiconque, voyageur, traverse la France et, selon l'ancienne habitude des gens du Nord, éprouve le besoin de venir à domicile, s'entretenir avec les célébrités. Elle ignore sans doute l'orthographe de leurs noms : qu'importe ! le comte d'Hartig, le prince de Gonzague, le baron de Cloots, le baron d'Alberg[1], le comte d'Œls, le comte Stanislas de Poleschi, le prince Joseph Jablonoski, M. de Niemcevits, M. Malezenski, le prince Adam Czatorinski (comme elle écrit) ne font-ils pas belle figure près du comte de Duras, du maréchal de Richelieu, du maréchal de Brissac, du chevalier de Cossé, du cardinal de Bernis, du duc de Nivernais, du comte de Tressan, et même du roi de Prusse N'est-ce pas montrer qu'on est vraiment une muse recevant les hommages du monde entier et condescendant, en grande dame, à y répondre par quelques vers ? Et comme si ce n'était point assez de ce livre d'adresses qu'elle étale en vers, elle pare ses volumes de poésies du fatras de littérature que lui ont adressé tous les hommes de lettres qu'elle nourrit : Tout encens lui semble odorant pourvu qu'il soit épais, et comme elle a un vestiaire pour les besogneux et qu'elle leur offre sa table, la comtesse Fanny — baptisée Marie-Anne-Françoise — ne manque pas d'amateurs, mais, pour la situation dans le monde, aucune. On paraît savoir qu'elle prétendit dédier à son mari un ouvrage de sa façon qui n'était point de littérature et qui se présentait modestement sous le nom de Sophie. Cette Sophie ayant voulu être tout au long Beauharnais, cela fit une histoire — et celle-là. Fanny l'eût volontiers retirée du public, mais on n'est pas impunément une femme illustre et cela console d'être déconsidérée. A l'en croire, elle fit un tendre accueil à Joséphine, et si elle n'a chanté sa venue que lorsque Mlle Tascher se fut muée en Mme Bonaparte, c'est sans doute que l'occasion avait manqué, car quelle impression n'avait-elle pas produite !

Quand Zéphir poussa le vaisseau

Qui vous conduisit sur ces rives,

Vous rappelez-vous le tableau

Qu'offrirent vos grâces naïves ?

Avec les Amours ingénus

Escortés du tendre Mystère

On crut voir l'aimable Vénus

Descendre à l'île de Cythère.

A votre sourire charmant

On était forcé de se rendre,

Aussi fîtes-vous promptement

La conquête d'un Alexandre.

Il ne fut pas longtemps heureux.

Hélas ! on sait trop son histoire,

Mais, républicain vertueux

Il vit au Temple de Mémoire !

Cela sans doute est ingénieux, opportun et bien dit, mais non pire que ses autres morceaux.

Le frère ainé d'Alexandre avait épousé la fille de cette Fanny. C'était, a-t-on dit, une personne fort distinguée par son esprit et son caractère, qui, dans la société de sa mère, avait puisé l'horreur des sentiments affectés et faux, la juste haine de cette littérature, le goût du simple et du vrai. Malgré les légèretés de son mari, elle était restée irréprochable, mais elle fréquentait si peu chez son beau-père qu'elle ne figura ni an contrat, ni au mariage d'Alexandre. On peut penser que si (les intérêts de famille avaient déterminé son mariage avec son cousin, elle ne pouvait envisager de la même façon que Joséphine la position prise dans la maison par Mme Renaudin.

Peut-être certains hommes, parents ou alliés, venaient-ils davantage chez le marquis : on pourrait le croire à l'intimité que Joséphine conserva avec plusieurs ; mais des hommes ne sont pas pour servir de chaperons à une jeune femme, et un tel rôle ne pouvait être rempli ni par Mme Renaudin, ni par Fanny.

Donc, nul fonds à faire sur la famille : d'elle-même Joséphine ne connaissait personne, hormis peut-être quelques créoles ; encore, n'est-ce que bien plus tard qu'on la trouve en relations avec des gens de Sainte-Lucie. Elle avait sans doute espéré que son mari la produirait dans le monde, mais Alexandre, qui s'en souciait peu, avait, dès le printemps de 80, rejoint son régiment à Brest, et la pauvrette se trouvait en ce logis de la rue Thévenot, entre sa tante, son beau-père, son père aigri, malade, courant après l'argent et les grâces de Cour. Elle n'avait pour se distraire qu'à promener dans Paris, ses poches emplies des pauvres bijoux de sa corbeille pour se donner la joie de les tâter en marchant.

Les jours lui semblaient longs, et à apprendre que son mari passait fort bien son temps à Brest, elle ne pouvait manquer d'en prendre de la jalousie, mais lui en plaisantait : il lui écrivait, le 16 août : Enfin, mon cœur, je ne vois plus qu'un mois qui me sépare du moment où je dois te revoir, t'embrasser, t'assurer du plaisir que j'éprouve avec toi et te jurer de nouveau que je te suis et j'ai été fidèle. S'il fallait qu'il jurât, c'est donc qu'elle avait déjà des soupçons, et, sous ce jargon d'intimité, l'on sent déjà les dissonances du cœur.

Revenu à Paris durant que son régiment allait prendre la garnison de Verdun, le vicomte ne se soucia nullement encore de montrer sa femme. Il la trouvait gauche, empruntée, ignorante ; pis que cela, il la trouvait laide, la taille lourde, nulle tournure, des yeux de province et, par-dessus, de folles idées d'amour conjugal, de tendresse et de jalousie. Il s'était laissé marier pour être libre de sa fortune et de ses actes ; et s'il n'entendait point que sa femme le suivît dans ses garnisons, moins encore la voulait-il dans le monde où ses meilleurs appuis étaient sans doute ses parents maternels.

Quant à la Cour, il aurait assez de peine à s'y introduire lui-même, à s'y faire agréer pour ses talents de beau danseur, sans parvenir jamais à ces distinctions désirées par tous les gentilshommes d'ancienne noblesse : monter dans les carrosses du Roi et suivre Sa Majesté à la chasse. Soutenu par les La Rochefoucauld, surtout par le duc de Coigny, lequel s'était fait une spécialité d'appuyer de son crédit de telles prétentions et qui, parfois, par un coup de surprise et de faveur parvenait, comme dans le cas du prétendu baron de Batz, à les faire passer, le vicomte devait à un moment s'imaginer qu'il y parviendrait. Le généalogiste des Ordres lui barra franchement la route. M. de Beauharnais, écrit-il le 15 mai 1786 à M. de Coigny, n'est pas susceptible des honneurs de la Cour qu'il sollicite. Sa famille est d'une bonne bourgeoisie d'Orléans, qu'une ancienne généalogie manuscrite déposée au cabinet de l'Ordre du Saint-Esprit, dit avoir été connue d'abord sous le nom de Beauvit, qu'elle a quitté ensuite pour prendre celui de Beauharnais. Aucuns de ses sujets ont été marchands, échevins et lieutenant au bailliage et siège présidial de la même ville et d'autres conseillers au Parlement de Paris. Une de ses branches, connue sous le nom de seigneurs de la Bretesche, a été condamnée, par jugement de M. de Machault, intendant d'Orléans, du 4 avril 7667, comme usurpatrice de noblesse, à 2.000 £ d'amende qui fut modérée à celle de 1.000 livres.

Ce fut pour aboutir à cet échec, le plus mortifiant que pût recevoir un gentilhomme ou prétendu tel, que le vicomte de Beauharnais s'efforça durant huit années à franchir, 'en dansant, les degrés, et malgré Coigny, l'illustre Coigny, auquel on n'avait rien à refuser, il trouva, à la porte du sanctuaire, un manant qui lui en barra l'entrée ? Qui faut-il le mieux rendre responsable de ce que sera tout à l'heure le vicomte de Beauharnais, Patricol qui lui infusa la doctrine ou le généalogiste qui lui souffla la haine ? Parce qu'on lui avait refusé de monter aux carrosses du Roi, il fallut qu'il n'y eût plus de carrosses, ni de roi — jusqu'à ce qu'il n'y eût plus de Beauharnais.

Conçoit-on que ce travail où il appliquait son génie, le vicomte l'eût rendu plus ardu encore en se compliquant d'une épouse ? Garçon ou quasi tel, il comptait faire son chemin, mais pas si sot que de remorquer une femme que, ni l'argent, ni l'éducation, ni les entours n'auraient préparée à un tel rôle. Il ne fit donc rien ni pour la présenter[2], ni pour la mener dans les maisons où il était accueilli, pas même dans celle où il avait été élevé, où il passait encore sa vie, chez le duc de La Rochefoucauld. Pendant qu'il y dansait des pas, y jouait des comédies, y reprenait ses habitudes, Joséphine avec ses dix-sept ans, allait de la rue Thévenot à Noisy-le-Grand, sous la garde de Mme Renaudin qui revoyait jusqu'aux lettres intimes qu'elle écrivait à son mari, et elle avait comme distraction de rechercher, dans la garde-robe du vicomte, les vestes brillantes ou les habits pailletés qu'il fallait lui envoyer pour les fêtes où il était convié.

Dès 1781, lorsque son mari lui écrit, c'est en maitre d'école et l'on dirait ses instructions dictées par Patricol : Je suis ravi du désir que tu me témoignes de t'instruire. Ce goût qu'on est toujours à même de contenter, procure des jouissances toujours pures et a le précieux avantage de ne laisser aucun regret quand on l'écoute. C'est en persistant dans la résolution que tu as formée que les connaissances que tu acquerras t'élèveront au-dessus des autres et que, joignant alors la science à la modestie, elles te rendront une femme accomplie. Les talents que tu cultives ont aussi leurs agréments et, en y sacrifiant une partie de la journée, tu sauras réunir l'utile à l'agréable.

Elle a dix-sept ans, il en a vingt, et voilà ce qu'ils se disent. Au reste, dès le premier jour qu'il a vu sa fiancée, il a, c'est lui-même qui le dit, formé le plan de recommencer son éducation et de réparer par son zèle, les quinze premières années de sa vie qui avaient été négligées.

C'est parce que Joséphine n'a pas répondu comme il l'attendait à cette manie, parce qu'il a découvert en elle un défaut de confiance qui l'a étonné, qu'il s'est refroidi. Puis, il a aperçu en elle une indifférence et un peu de volonté de s'instruire qui l'ont convaincu qu'il perdrait son temps. Alors, il a pris le parti de renoncer à son plan et d'abandonner à qui voudrait l'entreprendre l'éducation de sa femme.

Qu'elle se reinette à travailler, qu'elle lise les bons poètes, qu'elle apprenne par cœur des tirades de théâtre, qu'elle étudie l'histoire et la géographie, peut-être reviendra-t-il, mais encore devra-t-elle mettre de côté son fatigant amour, ne s'occuper ni de ce que dit son mari, ni de ce qu'il fait, ni de ce qu'il écrit, et ne pas prétendre que dans le monde il ne voie qu'elle. C'est son dernier mot, et c'est Patricol, chargé de le confesser et, s'il est possible, de le ramener, qui en fait la confidence à Mme Renaudin.

Certes, l'excuse est singulière, mais, à suivre Alexandre par la vie, on peut croire qu'ici il est sincère. Sans doute, il aime le monde, les femmes, l'avancement et les grades, mais, de nature, il est versatile et peu fixé, sauf en ce qui touche une fatuité qui demeure stable et qui parait sans limite : à cette fatuité il joint un pédantisme qui est peu ordinaire dans sa classe et dans son état. Il éprouve une joie sans égale à écrire des phrases pompeuses, creuses et longues, à en écrire des pages après des pages, à prêcher l'instruction, à s'établir en maître d'école. Ce n'est pas même le pédantisme de collège tel que l'introduiront dans le gouvernement Robespierre et Saint-Just, tel que Camille, avec des parties de génie, le portera dans la littérature politique, c'est un pédantisme spécial, un pédantisme infaillible, un pédantisme hautain qui est à l'autre ce qu'un vicomte est à un robin. Patricol a déteint sur Alexandre si profondément qu'Alexandre est Patricol même ; seulement, Alexandre joint à la faculté d'ennuyer, à la confiance exaltée en son savoir, sa vertu et son esprit de conduite, tous les vices de la société au milieu de laquelle il vit, toute la vanité d'un nouveau noble, toute l'inconsistance d'un caractère faible, toutes les violences de passion d'un homme jeune, riche et sans frein, toutes les incertitudes d'un esprit perpétuellement mécontent, et, en ce qui touche sa femme, une sorte de mépris pour le mariage qu'il a fait, compliqué de dédain pour la provinciale qu'il a épousée et qui n'a même pas à ses yeux le mérite d'être jolie.

 

Durant qu'Alexandre se promène de château en château, Joséphine, pâlissant sur les rudiments, essayant en vain de mettre dans sa petite tête créole des noms et des dates, traîne péniblement sa grossesse de la rue Thévenot à Noisy. Elle revient à Paris pour son terme et, le 3 septembre 1781, accouche, rue Thévenot, d'un enfant mâle qui est baptisé le lendemain en l'église Saint-Sauveur, rue Saint-Denis, et reçoit les prénoms d'Eugène-Rose. Il a pour parrain son grand-père paternel, le marquis, et pour marraine, sa grand'mère maternelle, Mme de la Pagerie (Rose Desvergers de Sanois) représentée par Mme Renaudin. Le vicomte, revenu pour les couches, assiste à la cérémonie, ainsi que l'inévitable M. Bégon et M. de la Pagerie qui a constamment retardé son retour à la Martinique sur l'espoir d'obtenir quelque grâce de la Cour. Sans doute, l'année précédente, le 22 avril 1780, ses services militaires lui ont valu la croix de Saint-Louis et ç'a été le marquis de Beauharnais qui a été chargé de le recevoir, niais si cette faveur est déjà surprenante — car, pour que l'on passe à M. de la Pagerie, pour années de service toutes celles qu'il a vécues en son île, pour qu'on ne lui fasse point reproche d'avoir quitté son poste de capitaine des dragons de la milice de Sainte-Lucie au moment où cette île était attaquée par les Anglais, pour qu'on lui compte pour services militaires, le temps qu'il a porté le titre de capitaine de milice dans une colonie occupée par l'ennemi, il faut sans doute quelque crédit dans les bureaux — si c'est déjà une faveur, une croix n'emplit pas la bourse, et ce que M. de la Pagerie eût souhaité surtout, c'eût été une augmentation de pension, à quoi l'on comprend que les ministres fissent résistance. Mais il ne se lassait point : d'ailleurs la maison était bonne et il ne lui en coûtait rien. Outre le vivre et le couvert, il y trouvait même de l'argent, car c'est là qu'il emprunte, le 26 avril, de Mme Renaudin cette somme de 26.000 livres dont il ne paya jamais un sol d'intérêt, si bien qu'en 1791, on en réclamait à sa veuve neuf années et demie.

Le baptême fait, l'accouchée rétablie, Alexandre parait se soucier aussi peu du fils qu'il vient d'avoir que de la femme qui le lui a donné : il recommence si bien à jouir de Paris que Mme Renaudin décide qu'un voyage un peu long lui est nécessaire et qu'elle le détermine à partir pour l'Italie.

Il est en route le 1er novembre, s'embarque à Antibes, relâche à Gènes : en quel esprit de déclamation, de fausse misanthropie, c'est ce qu'il faut voir : Je m'imagine, écrit-il à Mme Renaudin, que vous avez déjà quitté Noisy et je vous vois, à présent, dans noire capitale qui va être bien brillante cet hiver : des illuminations, des fêtes publiques vont vous faire passer rapidement tous vos moments. Mes plaisirs à moi seront d'une autre nature et achetés par des peines. L'admiration d'un tableau, d'une statue, d'une colonne ; l'étude des chefs-d'œuvre qu'ont faits les hommes dans un temps où les arts ont été poussés au plus haut degré de perfection sera une occupation qui me consolera d'un éloignement qui me coûte, je vous jure, plus qu'on ne pense (au moins ceux qui sont habitués à ne pas me rendre justice), mais éloignement qui, depuis que je. suis hors de ma patrie, m'a fait verser souvent des larmes. N'est-ce point là le ton que doit prendre un élève de Rousseau, et n'est-ce pas ainsi que doit se présenter un génie incompris, méconnu, persécuté ? L'antithèse n'est-elle point belle et ne convient-il pas de s'attendrir ?

Aussi bien, le vicomte n'en prend pas moins à Rome sa part de toutes les fêtes et, durant six mois, ne s'en donne pas moins tous les airs de l'amateur des arts. A son retour, le 29 juillet 1782, il semble un peu calmé, et il a pour sa femme des attentions. Il paraît enchanté de se retrouver avec elle. On est d'ailleurs dans un cadre nouveau et le beau-père La Pagerie, désespérant de faire reconnaître ses services, a enfin regagné son île. Quittant l'hôtel de la rue Thévenot, le marquis s'est transporté avec sa bru et Mme Renaudin, dans un hôtel dont Alexandre est devenu, en son absence, le principal locataire et qui est sis en un quartier neuf et plus au goût du jour, rue Neuve-Saint-Charles, un bout de rue qui prolonge la rue de la Pépinière, entre la rue de Courcelles et le faubourg Saint-Honoré, tout près de l'église Saint-Philippe du Roule nouvellement bâtie et non encore consacrée.

Les belles résolutions du retour durent peu et l'air de la rue Saint-Charles ne vaut pas mieux pour Alexandre que celui de la rue Thévenot. Paris l'entraîne et il est incapable d'y résister. Même pas Paris, Verdun où est sa garnison. Quelqu'un qui l'a connu a dit qu'il était d'une grande coquetterie avec les femmes. Il fut tel jusque sur les marches de l'échafaud. Or, il était dans le caractère de Joséphine d'être jalouse, dans son tempérament de pleurer et de faire des scènes. En ce moment où elle n'avait aucun tort, où les griefs ne lui manquaient point, comment n'eût-elle pas manqué de s'en prévaloir ? Et d'ailleurs, dans la vie qu'on lui avait faite, quel autre objectif avait-elle que son mari ? Quel dérivatif offrait-on à une femme de son âge, quelle satisfaction lui donnait-on, quel plaisir, quelle distraction ? Et n'avait-elle pas droit de se plaindre ?

A peine Alexandre a-t-il passé un mois en France qu'il songe à repartir. Il n'est point satisfait de son grade de capitaine ; il n'est point disposé à faire du service de garnison ; il ne se soucie nullement d'embarquer sur les vaisseaux du Roi pour s'y faire tuer comme le capitaine de Montcourrier ou blesser comme le capitaine de Montoy de Bertrix, ses camarades de la Sarre. Il lui faut à lui du particulier, car il s'inquiète de la perspective de n'obtenir que fort tard un régiment et, sans doute, pour avoir cet agrément de la Cour, ce n'est point trop de se signaler. Justement, M. de Bouillé, gouverneur des Iles du Vent, est en France : il y est venu pour déterminer le ministère à une grande expédition contre Plymouth ; le public ignore sans doute son dessein et le croit occupé de la conquête de la Jamaïque, mais, où qu'aille le vainqueur de la Dominique et de Saint-Christophe, il y aura toujours de la gloire à le suivre. Alexandre souhaite de l'accompagner comme aide de camp. — Rien moins. — Il se fait près de lui chaudement appuyer par le duc de la Rochefoucauld qui lui a obtenu d'abord un congé indéfini du ministre de la Guerre, mais ses démarches n'aboutissent pas. On a les lettres de M. de La Rochefoucauld ; il est impossible qu'elles soient plus agréables ; il n'y oublie rien, ni le vif intérêt que toute sa famille et lui prennent au jeune homme, ni la connaissance qu'il a de lui depuis son enfance, parce que, dit-il, il a été élevé chez nous avec mes neveux ; ni l'honnêteté, ni l'âme, ni l'esprit, ni la grande ardeur pour s'instruire, ni même le voyage en Italie fait avec beaucoup de fruit, mais pourquoi pas un mot du marquis, s'il ne considère le rappel de son nom et de ses anciennes qualités comme devant desservir le vicomte ? pourquoi, parlant à M. de Bouillé qui arrive de la Martinique, qui a épousé une demoiselle Bègue, de la Martinique, dix fois alliée aux Sanois, pas un mot des La Pagerie, si les La Pagerie ont réellement là-bas la situation qu'on leur prête ?

Le départ de M. de Bouillé est subit, et peut-être est-ce là le motif de l'échec d'Alexandre, mais il s'obstine et n'ayant pu partir comme aide de camp, c'est comme volontaire que, le 26 septembre 1782, il s'embarque pour la Martinique, que menace une descente anglaise et qui a le plus pressant besoin de secours. Au moment de son départ de Paris, sait-il que sa femme est de nouveau enceinte ? En tout cas, il l'apprend d'elle à Brest où il est obligé de s'arrêter quelque temps et il se félicite d'en avoir la certitude.

Toutefois, il n'est point expansif ; ce n'est point à Joséphine, c'est à Mme Renaudin qu'il adresse ses confidences, ses plaintes sur ce que l'on ne le comprend pas, sur le peu de cas que l'on fait du mérite de sa résolution et de ses sacrifices. Enfin, dit-il, j'ai pour moi ma conscience qui s'applaudit d'avoir su préférer aux douceurs actuelles d'une vie tranquille et passée dans les plaisirs, la perspective, quoique éloignée, d'un avancement qui peut m'assurer une existence plus flatteuse pour l'avenir, me valoir une considération utile à mes enfants.

Il arrive à la Martinique au mois de novembre. — Seul ? on dit que non et qu'il a pris ou trouvé une compagne de voyage[3], — et, dès son débarquement, il semble que ses rapports avec sa belle famille manquent de cordialité. Tous les torts sont.ils pourtant du côté d'Alexandre ? N'a-t-il pas le droit de s'étonner de la médiocre situation que son beau-père a dans la colonie, du peu d'estime où on le tient, de l'espèce de misère où il vit ? D'autre part, M. de La Pagerie qui n'est rentré que depuis quelques mois, n'ignore rien des débuts du mariage, et se tient sur l'extrême réserve. Sa femme se permet des observations que le gendre accueille. mal. Chacun a des reproches à se faire, chacun a. des griefs à invoquer et tels qu'on ne se les, pardonne guère. De la famille de sa femme, le vicomte ne voit guère que l'oncle, le baron de Tascher qui, établi à Fort-Royal comme directeur du port, marié à une demoiselle Roux de Chapelle tenant aux meilleures familles de la colonie, a pris une position bien meilleure que son aîné et jouit d'une véritable considération. Pour lui, Alexandre déploie toutes les grâces, et, comme il sait à l'occasion être aimable et séduisant, qu'il porte avec lui cette fleur d'élégance, ce ton de bonne compagnie, ces talents de danseur, ces façons de philosophe, tout le train à la mode dont il s'est paré à la Roche-Guyon, il ne manque pas de plaire. La baronne de Tascher est enthousiaste : Dieu veuille, écrit-elle, que mon fils puisse lui ressembler en tous points ; je ne lui demande rien de plus et je serais la plus heureuse des femmes.

C'est là toute la conquête d'Alexandre, car c'est vainement que M. de Bouillé prépare ses forces pour risquer une offensive hardie. L'échec de la tentative contre Gibraltar a tout décidé. Plus d'espoir pour le vicomte de se signaler dans les expéditions puisque la paix va se conclure, que les préliminaires en sont signés le 20 janvier 1783, et qu'aussitôt la nouvelle reçue, les hostilités cessent aux Antilles. Irrité et inoccupé, le vicomte subit d'actant plus facilement les impressions que lui fournit la Dame de ses pensées, laquelle est experte, ennemie des Tascher, jalouse du mariage que Mme Renaudin a fait faire à sa nièce et prête à user de tous les moyens pour troubler à jamais le jeune ménage. Elle sait les coquetteries qu'a pu faire jadis Joséphine, les flirts auxquels elle s'est livrée : quelle occasion d'en réunir les histoires, d'en collectionner les preuves et de s'attacher ainsi un amant désirable, en le séparant à jamais de sa femme ! Nul commissaire ne mena une enquête avec cette sévérité, cette adresse et cette générosité. Les nègres et les négresses sont régalés à l'envie pourvu qu'ils parlent et ils parlent à souhait. Munie de pièces qu'elle croit décisives, la dame part en éclaireur ; Alexandre doit la suivre bientôt, mais il tombe malade chez un habitant qui lui a donné l'hospitalité. Par reconnaissance, et pour égayer sa convalescence, il prend la femme, mais l'habitant n'apprend son infortune qu'après le départ du traître.

 

 

 



[1] De là la liaison plus tard avec ce Dalberg, devenu archevêque de Mayence, archichancelier de l'Empire, prince primat de la Confédération du Rhin, grand-duc de Francfort et le reste.

[2] Il faut y insister, car, à présent, cette légende que Joséphine fit partie de la cour de Marie-Antoinette semble revenir d'Allemagne. Reichardt prétend avoir vu Joséphine au palais de Saint-Cloud suivant la Reine en qualité de demoiselle d'honneur avant son mariage avec l'infortuné général Beauharnais. Or, on a vu ce qu'était Joséphine avant son mariage ; ce mariage est en date du 13 décembre 1778 ; et Saint-Cloud fut acheté pour la Reine le 24 octobre 1784. Croyez ensuite aux témoins oculaires !

[3] Je n'avais point prononcé le nom en 1899, il le fut depuis lors. C'est celui de Laure de Girardin, fille de Jean-Pierre de Girardin, écuyer, seigneur de Montgirald, et de Claire-Elisabeth Hook de Gatteville. Elle avait épousé Alexandre-François Le Vassor de la Touche, écuyer, seigneur de Longpré, lieutenant des vaisseaux du Roi, dont elle était veuve depuis le 5 décembre 1779 et dont elle avait eu un fils, mort en 1824, et une fille Betzy, mariée en 1798 à Edouard, duc de Fitz-James ; elle se remaria en 1785 à Arthur Dillon, dont elle eut une fille Fanny, mariée au comte Bertrand — cette charmante comtesse Bertrand qui accompagna son mari à Sainte-Hélène.