JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

V. — ENFANCE ET JEUNESSE DE JOSÉPHINE.

 

 

La pension de 450 livres que M. de la Pagerie avait obtenue de la Cour venait d'autant mieux que, dans la nuit du 13 au 14 août 1766, un ouragan avait presque détruit son habitation. La maison fut ruinée, les plantations dévastées, sort commun d'ailleurs à l'île entière, où les pertes furent immenses. Quatre-vingts navires grands et petits furent jetés à la côte, quatre cent quarante personnes tuées, cinq cent quatre-vingts blessées. Ce fut un désastre. Aux Trois-Ilets, seul le bâtiment de la sucrerie résista ; on s'y installa tant bien que mal. M. de Sanois, qui mourut l'année suivante, laissa à sa veuve, par suite de l'ouragan et surtout, parait-il, d'un fâcheux notaire, 300.000 livres, niais de dettes. C'était là le grand parti ! Les ressources que trouvera M. de la Pagerie ne lui permettront pas, durant vingt-cinq ans, de rétablir une maison. C'est dans la sucrerie, à laquelle on a seulement ajouté une galerie du côté du midi et où l'on a disposé des chambres dans la partie supérieure, que l'on vit. La mer tout près, mais qu'on ne voit pas ; à un quart de lieue, le village, une cinquantaine de petites cases en bois autour d'une chapelle ; çà et là quelques habitations ; la plus proche à un M. Marlet ; Fort-Royal dé l'autre côté de la large baie, loin, loin !

C'est là que Joséphine est nourrie par une mulâtresse appelée Marion, qui, plus tard affranchie par ordre de l'Empereur, reçut une pension annuelle de 500 francs, portée à 200 sur les instructions formelles de Napoléon[1] ; c'est là qu'elle grandit en pleine liberté jusqu'à l'âge de dix ans. La flânerie dans les ombres profondes que font les immenses manguiers, au-dessus du ruisseau clair où l'on prend son bain ; les longues admirations de soi, l'étude de son corps et des mouvements de grâce qu'on lui peut donner ; le continuel bavardage, flatteur, adulateur, tendre pourtant, des mulâtresses et des négresses, qui, de bonne foi, louent la beauté de la petite maîtresse et l'exaltent, disent des histoires, racontent les nouvelles des habitations voisines, tout un fatras de riens dont se fait la vie ; point de souci d'existence, point de lutte pour en conquérir le nécessaire ; en ce climat béni, point de froid à craindre, point de 'faim à satisfaire : des fruits, l'eau du rocher, c'est assez : mais de fleurs, de cailloux brillants, de coquillages aux vives couleurs, de tout ce qui sert à se parer, l'on n'a jamais assez et, longuement, pour l'unique plaisir de ses yeux, l'enfant blanche, au milieu des noires attentives, passe les heures à regarder dans le miroir du ruisseau comme sied à ses yeux, à son teint, à ses cheveux, une couleur, un reflet, une façon de coiffure, une expression de sourire. Et, sur toute sa personne qui ignore la pudeur, elle mène ainsi son enquête paresseuse, durant que, lui chantant des chansons créoles, conjurant pour elle les sorts ou lui prédisant des prestigieux destins, les négresses lui font une cour. Comme, en une telle existence, pénètre peu l'âpre souci du lendemain dont souffrent et pour lequel s'agitent les gens du nord ! On se berce de rêves, dont la lumière satisfait ; et on laisse les jours présents couler dans leur oisiveté chaude. Toutes choses de nature deviennent plus sensibles, plus intimes à qui vit ainsi, entrent plus profondément. Les fleurs, les oiseaux, les plantes, les animaux s'associent à l'existence. Ce n'est point de l'humanité, les nègres : si au-dessous du blanc, si loin ! Mais, dans cette grande animalité — pour qui l'on est doux d'ordinaire, avec des violences à des jours, et, alors, cette sorte de folie de coups qui monte au cerveau de quiconque commence à frapper — on les aime, comme le reste, pour. la commodité, pour l'utilité, pour l'agrément ; mais on ne leur donne rien du cœur, rien de tendresse, et, comme des fleurs flétries, on les jette lorsqu'ils cessent de plaire. Si sûre que soit la négresse ou la mulâtresse, qui sert de nourrice, de bonne à l'enfant blanc, elle ne saurait jamais prendre une supériorité, donner une direction, faire faire quelque chose, commander l'enfant, elle est esclave. De là, à mesure que l'enfant perçoit des sensations et en reçoit des idées, une conscience de sa valeur, de sa puissance, de son autorité, de son droit, la certitude qu'il n'est inférieur à rien et qu'il est égal à tout. Mais, en même temps, s'il établit des rapports et noue des relations avec des enfants blancs qu'il considère comme possédant virtuellement une noblesse égale à la sienne, une politesse, une grâce, une gentille façon de parler et d'agir qui ne tient point à l'éducation, ne semble point apprise, résulte autant de la confuse impression de ce qu'il doit à des pareils, que du besoin qu'il éprouve de déployer la joliesse des mouvements, la suavité de la voix, l'élégance du corps, longuement étudiées. Car les êtres vraiment aimables et qui, dans la société, se montrent toujours tels, le sont surtout parce qu'il leur sied d'être aimables, bien moins pour plaire aux autres que pour se plaire.

Et c'est bien ainsi, semble-t-il, de Joséphine : cette sorte d'apprentissage de sa coquetterie en pleine indépendance ; nulle autre société que les mulâtresses de l'habitation, qui la regardent et l'admirent ; nulle culture intellectuelle, morale, ou religieuse ; une mère, une grand'mère, des tantes qui la laissent se développer à sa guise ; point d'argent, mais pas de besoins. On a prétendu que M. de la Pagerie possédait cent cinquante nègres, jouissait de quelque 50.000 livres de rente, tenait table ouverte, représentait magnifiquement. Ah ! le pauvre homme ! Comment eût-il fait en cette purgerie qui lui servait de demeure, n'ayant pas même de quoi rebâtir sa maison ! Quinze à vingt nègres, des dettes écrasantes, — peut-être, quand même, la folie du jeu : sûrement l'amour des femmes de couleur — témoin cette sœur naturelle de Joséphine qu'on vit plus tard aux Tuileries —, voilà sa vie. Je souhaite de tout mon cœur que ce soit un petit neveu tel que vous le désirez, écrit sa femme enceinte à Mme Renaudin ; peut-être cela donnera-t-il plus d'amitié à son père pour moi. Et une autre fois : Il passe son temps à son charmant Fort-Royal ; il y trouve plus de plaisirs que ceux qu'il pourrait trouver auprès de moi et de ses enfants. Il reste donc si peu que pas aux Trois-Ilets, et lorsqu'il n'est pas à la ville, il est à Sainte-Lucie où l'on dit qu'il a des propriétés. — A la vérité, l'on ne trouve point son nom parmi les deux cent trente-huit habitants principaux de cette île qui, quelques années plus tard, fondent une association coloniale en vue d'ouvrir un commerce direct avec la métropole, mais M. de la Pagerie a sans doute une raison d'y être puisqu'on lui a conféré le grade de capitaine des dragons de la milice, ce qui implique des propriétés et, aux termes du règlement de 1768, une résidence continue : mais qu'étaient les dragons de Sainte-Lucie ?

Voici pourtant que Joséphine — Yeyette comme on l'appelle — marche sur ses dix ans et l'on songe qu'il faut lui apprendre les belles manières ; c'est pourquoi on la met en pension à Fort-Royal chez les Dames de la Providence. Mme Tascher, la mère, veuve depuis 1767, continue à résider à Fort-Royal, avec sa fille Rosette de la Pagerie[2], et c'est chez elle que sortira, peut-être que vivra Joséphine.

L'institution des Dames de la Providence est bien moins en faveur dans la colonie que celle des Ursulines de Saint-Pierre ; mais on n'a pas le choix : à en croire leur programme, on apprend d'ailleurs chez elles tous les arts libéraux et autres : de fait, un très médiocre enseignement primaire, à quoi l'on ajoute un peu, fort peu de musique et de danse.

Vers la quinzième année, l'on juge l'éducation de Yeyette terminée et elle rentre aux Trois-Ilets. Faut-il croire que, dès ce moment, elle est coquette ? que Tercier, alors capitaine au régiment de la Martinique, qui se flatte de ne lui pas avoir été indifférent, ne ment pas à cette page de ses mémoires ? Faut-il retenir quelque chose de l'histoire étrange de cet Anglais qui, dans sa prime jeunesse, aurait connu et aimé Joséphine, qui fût resté fidèle à ce souvenir, au point de ne vouloir jamais se marier, et qui, en 1814, possesseur d'une fortune considérable, parvenu au grade de général, eût écrit à l'Impératrice qui se fût souvenue de lui et l'eût fait inviter à dîner à Malmaison. Mais, au jour fixé, Joséphine est malade, alitée, mourante et l'Anglais ne la revit jamais...

Pour la coquetterie, en vérité, qui peut douter qu'elle existe : n'est-ce pas d'instinct que la femme veut plaire ? n'y prétend-elle point dans l'inconscience de ses primes années et n'est-ce pas là tout le but de sa vie ? Mais combien plus, lorsque l'unique étude de la femme a été la mise en valeur de ses agréments, lorsque l'existence même qu'elle a menée, la société dû elle vécu, les flatteries qu'elle a reçues, ne lui ont pas permis de donner à son esprit un autre aliment, à son cœur un autre but, à son oisiveté une autre distraction ?

Et pourtant, qui sait ? même de bonne foi lorsqu'ils ont écrit et parlé, Tercier et l'Anglais restaient-ils dans la vérité ? N'est-il pas habituel qu'à l'âge mûr, l'on s'imagine avoir aimé toute femme qu'on a rencontrée dans l'enfance, et ce sentiment ne se double-t-il point de vanité lorsque la femme est aux sommets où est montée Joséphine ? Avoir été le premier amant d'une Impératrice-Reine, cela n'est-il point rare et ne convient-il pas de rester sur un tel souvenir ? Ne faut-il pas s'en parer ? Ne peut-on, même s'il est inexact, et qu'on l'ait seulement imaginé, en tirer l'agreement vaniteux d'une longue vie ? Et, pour la femme même, si confus qu'un tel amour puisse être en sa mémoire, ne se plaît-elle pas à l'idée qu'elle en a été l'objet, ne se trouve-t-elle pas ainsi reportée aux jours à jamais regrettés, n'est-elle pas flattée d'un hommage qui, en elle, s'adresse, non à la souveraine, non à la femme qu'elle est, mais à la jeune fille qu'elle fut, tel qu'ainsi, l'accompagnant à travers toutes ses fortunes, il semble lui rendre la joie de ses quinze ans ?

Et s'il faut ainsi s'expliquer, c'est qu'en ce temps, Joséphine n'est point arrivée à sa beauté : une belle peau, de beaux yeux, de jolies extrémités, mais le corps lourd et sans grâce, la taille épaisse, une figure large, sans traits, avec un nez relevé et commun, rien de ce qui fera sa séduction et explique son triomphe. Jeune fille, telle que ses parents eux-mêmes la dépeignent, elle ne donne nulle idée de ce qu'elle sera plus tard, de ce qu'elle se fera par coquetterie, par désir, volonté, habitude de plaire. Son esprit n'est guère cultivé, mais, au couvent elle doit au moins une écriture assez élégante et une orthographe qui à ce moment n'est guère plus incorrecte que celle de ses contemporaines. Elle n'a point manqué d'entendre sa grand'mère, sa tante, son père, sa mère, parler des lointains parents, raconter les familles, dire les alliances où l'on s'accroche comme à des espoirs ; puis, on a énuméré devant elle les grands seigneurs de France qui ont quelque rapport avec les Iles, y ont des possessions, y ont pris femme, — c'est toute la Cour — et son imperturbable mémoire a retenu tous ces noms, tous ces rapports que ces êtres inconnus ont formés les uns avec les autres. Cela est une science et peut-être la plus nécessaire qui soit en une société polie. Elle a un filet de voix et chante en s'accompagnant de la guitare. Elle danse médiocrement, n'ayant eu qu'un mauvais maître, mais ne demanderait qu'à apprendre. D'ailleurs, fort douce de caractère, toute soumise à ses parents, tout aimable, toute prête à obliger, à s'empresser même, n'était sa paresse native, son bonheur à se tenir étendue et à rêver.

 

 

 



[1] Voici le texte de ce brevet en date du 20 septembre 1807 :

TRÉSORERIE GÉNÉRALE DE LA COURONNE

Brevet d'une pension de 1.200 francs en faveur de demoiselle Marion, mulâtresse libre de la Martinique.

Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie, protecteur de la Confédération du Rhin.

Voulant récompenser les soins que la demoiselle Marion, mulâtresse libre de la Martinique, a donnés à Notre Epouse bien-aimée l'Impératrice des Français, reine d'Italie, dans sa plus tendre enfance,

Nous lui avons accordé et accordons par les présentes une' pension annuelle de douze cents francs pour en jouir sa vie durant.

Mandons et ordonnons en conséquence au sieur Estève, trésorier de Notre Couronne, de faire payer sur les fonds de Notre Trésor, à demoiselle Marion, ladite pension de douze cents francs de trois mois en trois mois, à dater du 1er janvier 1808, sur la remise d'un certificat de vie et à la présentation du présent brevet signé de notre main et visé de l'archichancelier de l'Empire faisant les fonctions de chancelier de Notre Palais impérial.

Signé : NAPOLÉON.

Vu : l'Archichancelier de l'Empire,

Signé : CAMBACÉRÈS.

Par l'Empereur :

Le Trésorier général de la Couronne,

Signé : ESTÈVE.

[2] Morte seulement le 1er octobre 1807, ayant vécu fort gênée, fort pauvre, malgré quantité de secours de l'Empereur et laissant 20.000 francs de dettes.