JOSÉPHINE DE BEAUHARNAIS - 1763-1796

 

II. — TASCHER ET BEAUHARNAIS.

 

 

En 1726, débarque à la Martinique un noble du Blésois, Gaspard-Joseph Tascher de la Pagerie qui, comme tant d'autres, vient chercher fortune. Il appartient à une ancienne famille qui établit régulièrement sa filiation depuis le milieu du XVe siècle et prétend remonter au XIIe. A l'entendre, en 1142, un Aimericus Tacherius a fait une donation à l'abbaye de Saint-Mesmin ; en 1176, un Nicolas Tascher a reçu de Louis le Jeune la permission d'établir sur les murs d'Orléans telle construction qu'il lui plairait ; en 1192, un Regnault Tascher, chevalier croisé, a signé, au camp devant Saint-Jean-d'Acre, un emprunt sous la garantie du comte de Blois ; en 1248, un Arnaud Tascher, ayant pris la croix avec Louis IX, a donné quelque part un reçu à des banquiers italiens ; en 1309, un Ferry Tascher a eu en don de Philippe le Bel la Seigneurie de Garges près Gonesse.

S'il est vrai qu'une branche ait résidé durant deux à trois générations dans l'Île-de-France, la famille ne s'y est point fixée, elle s'est répandue dans l'Orléanais où elle a tenu les seigneuries de Bréméant, de Romphais, de Malassise et de la Pagerie, de la Hallière, de Pouvray de la Salle, de Coutres et de Villiers, et dans la généralité de Mortagne où elle a eu les seigneuries de Marcilly, de Vauçay, de Beaulieu, de Boisguillaume, de Lormarin.

Point d'illustration : point d'alliances brillantes et utiles — une avec les Ronsard est pour honorer, non pour servir.

Des autres : Chaumont, du Bois, Mégardon, des Loges, Racine, Phéline, Arnoude, rien à dire ; ce sont la plupart filles de bonne maison, apportant parfois en dot quelque seigneurie dont se pare le mari, mais, à chaque génération, travail à refaire. Au service du Roi fondent ces petites fortunes des gentilshommes de province. Ils s'endettent pour s'équiper, pour se soutenir dans un régiment, espérant toujours une compagnie qui, si elle leur échoit, achève de les ruiner. Car, celles que donne le Roi à quine peut en lever ou en acheter, sont à rétablir et coûtent presque plus.

Ils attendent donc dans une lieutenance, souvent s'y font tuer, comme Marin Tascher à la bataille de Saint-Quentin, Jean au siège de Turin, Jacques au siège de Bergues, mais souvent aussi, lassés, s'en retournent en leur province, où ils épousent quelque petite héritière, font souche et, à peine leurs fils en âge, n'ont d'autre idée que de les mettre au service. C'est là, sans doute, cet attachement au métier, cet esprit de sacrifice et de dévouement, perpétué à travers les générations, la gloire de la noblesse française, — mais comme elle la paye !

Le grand-père de Gaspard-Joseph, retiré avec le grade de capitaine de cavalerie, a usé ses dernières ressources à commander, en 1674, l'escadron de l'arrière-ban de la noblesse du Blésois. Il en a tiré un beau certificat signé du vicomte de Turenne, mais ne s'en est point trouvé plus riche. Il n'a laissé qu'un fils, Gaspard, qui, malgré deux bons mariages, n'a pu se sortir d'affaire. Il est vrai que c'est de l'honneur surtout que lui ont apporté Mlle' du Plessis-Savonnière et Bodin de Boisrenard, de familles égales à la sienne, toutes militaires, chez qui, à chaque génération, s'offre au Roi l'holocauste d'un soldat tué pour la France.

Gaspard demeure donc à Blois où, en 165o, son grand-père s'est établi après avoir vendu sa seigneurie de la Pagerie, sise dans la paroisse de Vievy-le-Rayé, dont ses descendants ont pourtant gardé le nom. Il s'y mêle à la vie municipale, au point de ne point dédaigner par la suite (1735) de se faire élire échevin. De ses deux mariages, il a eu six enfants, deux fils et quatre filles. Pour deux de ses filles, Anne et Madeleine, moyennant les habituels certificats d'indigence, il obtient des places à Saint-Cyr (31 mars 1721 et 30 août 1734) : en en sortant, ces deux entreront en religion ainsi qu'une troisième et s'en iront à un couvent de Bordeaux. Le fils cadet prendra aussi le parti de l'Église et, d'abord chanoine de Blois, il deviendra par la suite un des aumôniers de la Dauphine, de là sera grand vicaire de Mâcon en 1764, abbé de Selincourt au diocèse d'Amiens (ce qui lui vaudra 7.500 livres de revenu) et plus tard encore, assure-t-on, abbé et vicomte d'Abbeville.

Reste l'aîné, qui se nomme Gaspard-Joseph, comme son grand-père. Il a, semble-t-il, tenté de servir, a mal réussi. On le dit mauvais sujet. Peut-être est-il en dispute avec sa belle-mère ; en tout cas, il prétend échapper à cette vie de gentillâtre pauvre et préfère courir l'aventure. Sans grade militaire, sans fonction civile, il arrive à la Martinique ; il s'établit au quartier Sainte-Marie ; peut-être sur des terres qui lui ont été concédées, plus probablement comme employé chez un habitant. Au bout de quatre ans, en 1730, pour conserver ses droits et ses privilèges de noblesse, il présente au Conseil souverain une demande afin de faire enregistrer ses titres ; à cause des formalités, des productions à demander en France, cela dure quinze ans, traîne jusqu'en 1745 : dans l'intervalle, en 1734, il se marie, épouse, au Carbet, une demoiselle Marie-Françoise Boureau de la Chevallerie, dont le père venu aussi du Blésois, avait à la Martinique épousé Mme Jaham des Prés et s'était par là trouvé allié à ce qui était de mieux dans l'île : les Giraud du Poyet, les Le Vassor, les Massé de Beauvoir et les Dyel du Parquet. Toutefois, ce Boureau de la Chevallerie, dont le père est prévôt de la Maréchaussée de Langeais, semble de noblesse bien incertaine et son nom ne figure sur aucune des listes des nobles à la Martinique.

Cette demoiselle Boureau apporte à Gaspard-Joseph quelques biens au Carbet où il se fixe et dans l'île de Sainte-Lucie où il fait des voyages ; mais il ne réussit point dans ses entreprises, gère mal, a pire conduite, s'endette, est réduit pendant longtemps à servir en qualité d'économe dans différentes habitations. Exproprié, il quitte le Carbet, vient s'établir à Fort-Royal. Au moins a-t-il une nombreuse postérité : cinq enfants : deux fils : Joseph-Gaspard, né au Carbet en 1735, et Robert-Marguerite, né en 174o, et trois filles : Marie-Euphémie-Désirée, Marie-Paule et Marie-Françoise-Rose.

Pour les garçons, l'abbé de Tascher obtient de la Dauphine, Marie-Josèphe de Saxe, des places de pages dans sa maison. Les preuves qu'ils ont à fournir sont admises par M. Clairambault le 4 août 1750, et en 1752, l'aîné, Joseph-Gaspard, déjà bien âgé, semble-t-il, pour profiter de cette faveur, car il a ses dix-sept ans, part pour la France et est reçu. Il reste peu dans la maison, se contente pour en sortir, au lieu de l'habituelle sous-lieutenance de cavalerie, d'un brevet de soifs-lieutenant dans une compagnie franche de Marine à la Martinique ; brevet sans place, titre nu. Lorsqu'il regagne les Iles, en 1755, son frère cadet lui a déjà succédé : il n'y passera guère plus de temps, et, à sa sortie, entrera dans la Marine.

Ainsi telle la situation en 1756, trente ans après l'arrivée : point d'argent, point de réputation, la misère obligeant à des métiers qui feraient déchoir ; toutefois, ce fait d'être né noble, qui, par un mariage, a déjà apporté une fois le salut, l'apportant encore pour l'éducation des fils, mis ainsi à portée d'une carrière. Restent les filles : les voici en pleine maturité : quinze, dix-huit, vingt ans, qu'en faire ?

 

En 1755, par un de ces habituels guet-apens qui constituent sa politique à l'égard de la France, la relient à travers les âges, et lui prêtent une si belle tenue pour la continuité des desseins et la similitude des procédés, l'Angleterre, en pleine paix, fait, dans les parages de Terre-Neuve, attaquer deux vaisseaux français, l'Alcide et le Lys, par les dix vaisseaux de l'amiral Boscawen. En même temps se déroule un plan général d'attaque contre toutes les colonies françaises. Le Roi a besoin aux Antilles d'un homme d'énergie et, par provisions du fer novembre 1756, il nomme à la place de gouverneur et lieutenant général des îles de la Martinique, la Guadeloupe, Marie-Galande, Saint-Martin, Saint-Barthélemy, la Désirade, la Dominique, Sainte-Lucie, la Grenade, les Grenadins, Tabago, Saint-Vincent, Cayenne avec ses dépendances et les îles du Vent de l'Amérique, Messire François de Beauharnais, major de ses Armées navales, qualifié haut et puissant seigneur, baron de Beauville, seigneur de Villechauve et de Monvoy, etc., etc., etc.

M. de Beauharnais, établi presque souverain en ces colonies, chargé de la terrible responsabilité de les défendre contre la menace anglaise, est un homme de quarante-deux ans, qui sert depuis vingt-sept sans grand éclat. Garde-marine en 1729, enseigne en 1733, lieutenant de vaisseau en 1741, chevalier de Saint-Louis en 1749, capitaine de vaisseau en 1751, major des Armées navales en 1754, il a, malgré cette facilité à gagner ses grades, peu quitté Rochefort où il est né et où, en dernier lieu, il est établi major de la marine. Nulle action de guerre, mais, dit-on, c'est un sujet aimé et estimé dans son corps ; il est d'un caractère doux et liant ; il a du talent ; il s'est toujours conduit avec beaucoup de sagesse, il a bien rempli toutes les missions dont il a été chargé et, d'ailleurs, son nom est aussi connu dans le service des Colonies que dans celui de la Marine. Un tel rapport est d'un ami, et qui s'aviserait de contredire le tout-puissant M. Bégon, premier commis de la Marine, qui, sous ces ministres essentiellement instables — six en dix ans : Rouillé, Machault, Peyrenc de Moras, Massiac, Lenormand de Mezy, Berryer, et aucun du métier — est le maître véritable.

M. de Beauharnais, qui n'est point encore marquis — sa châtellenie, terre et seigneurie de la Ferté-Aurain, dans l'élection de Romorantin, sept lieues de Blois, ne sera érigée en marquisat que par lettres de 1764, — mais auquel déjà il semble qu'on en donne le titre, appartient à une famille qui n'est connue dans l'Orléanais que depuis l'extrême fin du XIVe siècle (1390) et qui, alors, n'était point d'épée : On se demande même, et à bon droit, si elle était noble. Dans le doute, le Beauharnais s'abstient non sans adresse, de solliciter ce qui demanderait des preuves. Ses ancêtres ont presque tous porté la robe et une robe galonnée de finance : maîtres des requêtes de l'Hôtel, présidents et trésoriers généraux de France au Bureau des finances d'Orléans, contrôleurs de l'Extraordinaire des guerres, présidents au Présidial d'Orléans, conseillers au Parlement de Paris ; ils ne s'y sont point ruinés et ont fait de bonnes alliances avec les Nesmond, les Bonneau, les Rousseau, les Phélypeaux, gens riches et graine à ministres.

Au XVIIe siècle, un cadet de la famille s'est pris de goût pour la marine et est parvenu, en 1640, à commander un navire dans la flotte de l'archevêque de Bordeaux. Cet exemple et, bien plus, la certitude de trouver des protecteurs assurés en les cousins Phélypeaux, qui, durant cieux siècles presque, de 16 to à 1781, tiennent au moins un des quatre offices de secrétaires d'État, et gardent toujours la haute main sur la Marine remplie par eux de leurs cousins, alliés et protégés, détermine tous les jeunes gens de la génération suivante, et cinq se trouvent en même temps sur les vaisseaux du Roi : un arrive intendant général des Armées navales et, en sa faveur, le Roi, par lettres du 25 juin 1707, érige en baronnie, sous le nom de Beauville, la terre et seigneurie de Port-Maltais, à la Côte d'Acadie, dont antérieurement il lui a fait don ; trois se retirent capitaines de vaisseau et chevaliers de Saint-Louis, et enfin, celui qu'on appelle le marquis parvient, après une belle et brillante carrière, au grade de lieutenant général des Armées navales et à une commanderie de Saint-Louis. Du coup, en une génération, les Beauharnais ont conquis leur place ; ils ont rendu leur nom, ainsi multiplié, populaire dans l'armée de mer ; s'aidant, s'appuyant, se soutenant l'un l'autre, s'étayant du crédit des Phélypeaux et des Bégon, leurs parents, ils ont trouvé la fortune favorable et n'ont garde de ne point engager dans ce bon métier les fils qu'ils ont.

 

François de Beauharnais, celui qui, le 13 mai 1757, débarque en gouverneur à la Martinique, est le fils aîné de Claude, l'un des capitaines de vaisseau et d'une demoiselle Renée Hardouineau dont la mère s'est remariée à celui qu'on nomme le marquis de Beauharnais, le lieutenant général des Armées navales. Comme neveu de l'un et petit-fils de l'autre, il leur succédera ainsi dans un hôtel à Paris, rue Thévenot, où le marquis est mort en 1749. Il amène avec lui sa jeune femme, née Pyvart de Chastullé, qu'il a épousée six ans auparavant. Elle est sa cousine, ayant elle-même pour mère une Hardouineau, et elle lui a porté une part et de beaucoup la meilleure de la grosse fortune de ces Hardouineau qui ont des habitations importantes à Saint-Domingue. M. de Beauharnais en possède, aussi personnellement, qui lui proviennent d'un de ses oncles, capitaine de vaisseau, mort célibataire au Petit-Goave en 1741. Mais il a déjà fortement écorné son propre bien. De sa femme il a eu deux fils, dont un seulement est vivant : François, né à la Rochelle l'année précédente.

 

Quel rapport peut s'établir entre ce grand seigneur arrivant en maître dans les terres de son gouvernement, riche par sa femme à 100.000 livres de rentes, en dehors des bienfaits du Roi et de son traitement de 150.000 livres, et ces Tascher qui vivent à grand'peine, en un coin de l'île, sans position, sans fortune, déconsidérés et perdus de dettes ?

Sans doute, ils sont, à l'origine, de la même province, et M. Tascher n'a point manqué de se faire recommander ; son nom est bon et a du relief près d'un compatriote de noblesse moins sûre. Peut-être même — quoique l'on n'en ait rien trouvé — existe-t-il entre les deux familles quelque lointaine alliance, mais, cela étant, tout devrait se borner sans doute, de la part de M. de Beauharnais, à un bon accueil et à quelques vagues promesses ; il n'en est pas ainsi et l'on a mieux : des femmes vient en effet l'effective protection, mais c'est d'une vivante, non des mortes.