NAPOLÉON ET SON FILS

 

VI. — LA NAISSANCE DU ROI DE ROME.

 

 

(19 Mars-Mai 1811)

 

Les Tuileries, la nuit du 19 au 20 mars. — L'accouchement. — La nouvelle de la naissance. — L'ondoiement du Roi de Rome. — Présents de l'Empereur à l'occasion de la naissance du Roi de Rome. — Les indigents. — Effet produit dans le peuple. — Réjouissances officielles. — Poésies encouragées. — Cérémonies. — Les félicitations des grands corps de l'Etat. — Les présentations au Roi de Rome. — Les relevailles. — Le Roi de Rome et le peuple.

 

Le 19 mars, dans la soirée, il doit y avoir spectacle dans les Petits appartements, et les invitations sont lancées. Au moment où les premiers invités pénètrent dans les salons, ils voient la duchesse de Montebello sortant, sans être encore habillée, de la chambre de l'Impératrice. Cela dit tout. Peu à peu, la société devient nombreuse. On vient annoncer que l'Impératrice commence à sentir les douleurs, que le spectacle n'aura pas lieu, mais que l'Empereur demande aux dames de rester, parce qu'on espère que l'accouchement ne tardera pas. Un peu après, on vient dire que les hommes, qui ont été nommés pour être de service aux cérémonies de la naissance et qui sont là en habit de cour, doivent aller revêtir leur uniforme ou leur costume. Dus pages sont expédiés aux princes et aux princesses pour les avertir de se rendre aux Tuileries ; au président du Sénat et au préfet de la Seine pour leur ordonner de réunir en séance le Sénat et le Corps municipal.

Dans la chambre où, depuis sept heures du soir Dubois, l'accoucheur, se trouve avec la gouvernante, la dame d'honneur, la dame d'Atours, la garde et quelques femmes de service, l'Empereur, calmement, promène à son bras Marie-Louise, que la marche soulage. Dans les moments où les douleurs se calment, il va dans le Salon des Grâces retrouver sa mère, qui attend, avec le grand-duc de Wurtzbourg, le vice-roi, Borghèse, Julie, Hortense et Pauline. La Faculté est là — Corvisart, Yvan, Bourdier, Hourdois et Auvity. De minute en minute, un des médecins se lève, pénètre à pas étouffés dans la chambre et rapporte des nouvelles.

Pendant ce temps, dans l'enfilade des salons, où tous les lustres, les candélabres et les grandioses torchères flambent de toutes leurs bougies, la foule des gens de cour, accourue de tous les points de la ville, s'est peu à peu entassée. Les femmes dans la plus grande toilette, les hommes dans leurs uniformes ou les costumes de leurs charges, gardent, les premières heures, la tenue d'étiquette. L'enthousiasme de plusieurs n'est pas moins plaisant que l'indifférence de la plupart. Peu à peu, hors de l'œil du maître, on se laisse aller, on s'assoit, quelques-unes s'endorment. Des étrangers, haussant le ton par degré, offrent des paris. Le comte Krasinski, des Chevau-légers de la Garde, signe des billets à mille ducats contre cent qu'on aura un garçon. Minuit sonne : quoique ce soit contre l'usage, l'Empereur ordonne qu'on serve à souper ; on ne passe pas au buffet ni à la salle à manger de stuc, c'est dans les salons, sur les tables, qu'on apporte du vin, du punch, du chocolat, des viandes froides. Et puis, on attend. La nuit avance ; les femmes oublient d'être coquettes, les hommes d'être aimables ; la fatigue et l'ennui s'abattent sur cette cohue somnolente qui ne s'inquiète même plus. Vers cinq heures, on apprend que les douleurs diminuent et que l'Impératrice s'assoupit. A six, l'Empereur fait communiquer le bulletin qu'ont signé Corvisart, Dubois et Bourdier : S. M. l'Impératrice a commencé à éprouver hier au soir, vers les huit heures, les douleurs pour l'accouchement. Elles se sont ralenties dans la nuit et ont presque cessé vers le jour. Sa Majesté se trouve dans le meilleur état. Là-dessus, l'Empereur permet que chacun se retire ; lui-même remonte dans son appartement, demande son bain et s'y fait servir à déjeuner. A sept heures, Dubois, éperdu, se fait annoncer, il entre pâle comme la mort. Eh bien ! lui crie l'Empereur, est-ce qu'elle est morte ? Car, a-t-il raconté plus tard, comme je suis habitué aux grands événements, ce n'est pas dans le moment où on me les annonce qu'ils me font de l'effet : on viendrait me dire je ne sais quoi que je n'éprouverais rien, ce n'est qu'une heure après que je ressens le mal. Dubois répond que l'Impératrice n'est pas morte, mais que les eaux ont crevé, ce qui n'arrive pas clans mille cas, que c'est, affreux pour lui que ce soit justement ici. Eh bien ! lui dit l'Empereur, traitez-la comme une boutiquiers de la rue Saint-Denis ; oubliez qu'elle est l'Impératrice. Mais Dubois ajoute que l'enfant se présente mal ; l'Empereur se fait expliquer. Eh ! comment allez-vous faire ?Mais, Sire, je serai obligé de me servir de ferrements. — Ah ! mon Dieu ! est-ce qu'il y aurait du danger ?Mais, Sire, il faut ménager l'un ou l'autre. — La mère, c'est son droit, répond l'Empereur, et, pendant que Dubois descend en hâte par le petit escalier, il sort précipitamment de son bain. Deux valets de chambre lui passent ses vêtements, et il arrive à son tour chez Marie-Louise. On doit la changer de lit pour lui mettre les fers ; elle refuse et pousse des cris, elle se lamente, elle a peur, elle croit qu'on veut la sacrifier. Napoléon essaie de la calmer, elle ne l'écoute pas ; Mme de Montesquiou, qui seule reste ferme dans ce désarroi, lui dit que cela n'est rien, que cela arrive constamment, qu'elle-même, dans ses couches, a eu deux fois les fers, mais l'Impératrice crie sans arrêter, sanglote et refuse. Dubois a perdu la tête et ne veut rien faire sans Corvisart, qu'on est allé chercher. Le voici enfin, avec Bourdier et Yvan. Ils tiennent l'Impératrice pendant que Dubois opère. L'Empereur, chassé par ces cris qui le déchirent, s'est retiré dans le cabinet de toilette ; à chaque instant, il envoie une des femmes aux nouvelles. A la fin, l'Impératrice est délivrée ; aussitôt, l'Empereur se précipite dans la chambre pour l'embrasser. Il jette les yeux sur l'enfant qui gît sur le tapis, le croit mort, ne dit pas un mot à son sujet, ne s'occupe que de sa femme. Pourtant, Mme de Montesquiou a ramassé l'enfant ; elle le frotte, lui souffle dans la bouche des gouttes d'eau-de-vie, le couvre de serviettes chaudes ; après sept minutes, il pousse un premier cri. On le regarde plus soigneusement alors : c'est un enfant mâle, né à terme, qui pèse neuf livres et est long de vingt pouces. L'Empereur, se détachant du lit de sa femme, vient embrasser son fds, le prend dans ses bras, le présente à l'Impératrice. Il est neuf heures un quart du matin et c'est le 20 mars.

Aussitôt, à un signal parti du pavillon central des Tuileries, les salves éclatent : la Batterie triomphale commence, puis une batterie de la Garde, puis Vincennes. La foule amassée dans le jardin, contenue par un simple ruban tendu au-devant des appartements de l'Impératrice, la foule éparse à travers la ville, la foule répandue au loin autour de Paris, s'arrête, écoute, compte les coups. Au vingt-deuxième, l'enthousiasme éclate, cris, applaudissements, chapeaux en l'air, farandoles.

De tous les points, les princes, les princesses, qu'on a avertis seulement vers les huit heures et demie, les ministres, les dames, les officiers du Palais, se hâtent vers les Tuileries. Eugène et le grand duc de Wurtzbourg, qui sont logés au Pavillon de Flore, sont à leur poste de témoins ; l'archichancelier arrive à temps pour la délivrance, et le prince de Neuchâtel, quoique sans droit, force l'entrée. L'empereur passe cet excès de dévouement, mais ensuite l'étiquette recouvre ses droits : la gouvernante, qui a pris possession du Roi de Rome, le présente à l'archichancelier, qui, après avoir vérifié le sexe, se rend dans le Salon de l'Impératrice et fait rédiger l'acte de naissance par le secrétaire de l'état de la Famille. L'Empereur déclare que son intention est que le Roi de Rome reçoive les prénoms de Napoléon-François-Joseph-Charles : François, de son grand-père et parrain l'Empereur d'Autriche ; Joseph, à la fois du roi d'Espagne, second parrain, et du grand-duc de Wurtzbourg, représentant du premier parrain ; Charles, de son grand-père paternel, en souvenir duquel la reine de Naples, qui se nommait Annunziata, s'est appelée Caroline. Sur l'acte les témoins signent, puis l'Empereur, les princes et les princesses, et les grands dignitaires, Berthier et Talleyrand.

L'acte signé, l'huissier, ouvrant à deux battants tes portes du salon, annonce le Roi de Rome ! et Mme de Montesquiou paraît avec l'enfant ; les deux sous-gouvernantes la suivent ; le colonel général de la Garde et l'écuyer de service l'accompagnent : elle traverse les salons, où la foule des gens de cour est revenue à Ilots pressés et, par la salle à manger et la galerie, elle gagne l'appartement des Enfants.

L'Empereur remonte dans les Grands appartements et, dans la Salle du Trône, il reçoit les félicitations des princes et des grands officiers. A ce moment, dans l'accomplissement définitif de sa fortune, dans la réalisation du rêve tel qu'il a pu le former, il ne peut plus avoir de doute sur l'avenir. Tout lui succédera ainsi, et il n'a qu'à former un vœu pour que les fées ou la Providence l'accomplissent. Cet enfant lui manquait, et il l'a fait venir, par la femme qu'il a souhaitée, au jour qu'il a marqué ; nulle inquiétude ; sa conscience est calme ; il n'a point hésité, point balancé à sacrifier en pensée l'enfant à la mère ; il a fait son choix au premier coup, spontanément. Cela lui semble de bon augure. A présent l'avenir lui appartient, puisque sa dynastie est fondée, et à sa race il saura partager le monde.

Comme si la nouvelle dût lui paraître plus certaine à proportion qu'elle sera plus répandue, c'est avec un fébrile empressement qu'il la communique : le premier page court au Luxembourg, le second à l'Hôtel de Ville ; d'autres s'envolent vers Navarre, Milan ou Rome. M. de Prié, maître des Cérémonies, va, de la part de Ségur, chez les ambassadeurs accrédités à Paris ; M. Dargainaratz, aide, chez les ministres. Des relations extérieures, courriers spéciaux à tous les ambassadeurs de l'Empereur ; de l'Intérieur, courriers à tous les préfets ; de la Guerre, de la Marine, de l'État-major général, aux commandants de divisions territoriales, aux préfets maritimes, aux commandants de tous les pays et places occupés par les troupes françaises ; l'Empereur lui-même est à l'ouvrage ; il doit écrire de sa main aux princes et princesses, ses parents ou alliés, et ses lettres partiront le soir même, portées par des chambellans et des écuyers. Mais, bien plus vite que les pages et les courriers, les écuyers et les chambellans, par ce beau matin clair de printemps débutant, où les feuilles nouvelles.se déploient au marronnier des Tuileries, les bras du télégraphe de Chappe annoncent la nouvelle. Remise à dix heures et demie à l'administration des Télégraphes, elle est reçue avant midi à Metz et à Strasbourg, à Saint-Malo et à Brest, à Boulogne, Lille, Bruxelles et Anvers, a Lyon, Turin et Milan, d'où tout de suite elle arrive à Venise.

A neuf heures du soir, pendant que, aux Variétés, on joue la Bonne Nouvelle ou le Premier arrivé, qu'on chante au Vaudeville les Cent Coups et aux Français Je l'irai dire à Rome, la Cour, de nouveau réunie en grand costume, s'apprête à la cérémonie de l'Ondoiement. Jusqu'à la dernière heure, l'Empereur en a revu le programme, grossissant le cortège du Roi de Rome, critiquant l'itinéraire adopté, réclamant plus de précision sur tous les détails. C'est de son Grand cabinet qu'il part, précédé des hérauts d'armes et de toute la théorie des gens de cour, éclairé par des flambeaux de poing que tiennent les pages. Dans la Salle du Trône, le Roi de Rome a été déposé sur le berceau de la Ville. La gouvernante le prend et le porte sur un manteau doublé d'hermine, dont le doyen des maréchaux, le duc de Conegliano, soutient la traîne. Elle est précédée des officiers du Roi, suivie par les sous-gouvernantes et accompagnée par le colonel général.

L'Empereur est reçu par le grand aumônier, qui lui présente l'eau bénite à l'entrée de la nef de la chapelle. Au milieu de cette nef, au devant d'un prie-Dieu, est disposé un fauteuil surmonté d'un dais ; plus loin, entre la nef et l'autel, sur un tapis de velours blanc, un grand vase de vermeil sur un socle de granit : ce sont les fonts ; à droite de l'autel, sont rangés les cardinaux ; à gauche, les évoques, en camail et rochet. Les tribunes, tendues d'étoffes de soie, son ! remplies par les dames de la Cour. Tous les assistants sont en grand costume complet.

Après le Veni Creator, l'Empereur, averti par le grand maître, s'approche des fonts, ainsi que l'en tant que porte la gouvernante, et les témoins — les mêmes qu'à la naissance. Lui-même présente son fils à l'ondoiement, que célèbre le grand aumônier, assisté de M. de Rohan, premier aumônier de l'Impératrice. Aussitôt après, on entonne Te Deum, pendant que, aux bras de la Gouvernante, l'enfant, précédé de quatre pages, accompagné de ses officiers de service, d'un aide de camp de l'Empereur, de quatre chambellans, de deux écuyers et d'un maître des Cérémonies, regagne ses appartements, où Lacépède et Marescalchi, grands chanceliers, lui portent les cordons de la Légion d'honneur et de la Couronne de fer. Et les trois batteries répètent les salves de cent un coups ; sur la place de la Concorde, feu d'artifice de la Ville ; loteries de victuailles et fontaines de vin ; tous les édifices publics illuminés, sauf aux Tuileries, où l'on a éclairé seulement les jardins et la cour, point les façades, à cause de la puanteur que les lampions répandent dans les appartements.

L'Empereur est heureux, et sa générosité pour qui a contribué a son bonheur n'a point de bornes. Sur le lit de l'Impératrice, il apporte un esclavage d'un seul rang de perles qui coûte 500.000 francs. A Dubois, inscrit au budget de 1811 pour 15.000 francs, il octroie en outre, par décision du 23, 100.000 francs comme marque de satisfaction ; il lui donnera l'étoile de la Légion le 8 avril, une dotation de 4.000 francs le 1er janvier 1812, le titre de baron le 28 avril, avec ces armoiries parlantes : Coupé au un, parti de sinople à une fleur de lotus et des barons officiers de la Maison ; aux deux, d'or à la louve au naturel allaitant un enfant de cornation, le tout soutenu d'une terrasse de sinople ; à Mme de Montebello, 30.000 francs de porcelaines ; à Mme de Luçay, médaillon de l'Impératrice entouré de 30.000 francs de brillants ; à Bourdier, 12.000 francs en or ; à Yvan, 6.000 ; à la garde, Mme Blaise, 6.000 — et elle est maintenue sur les états à un traitement de 6.000 ; à Bourdois, 6.000 ; à Auvity, 6.000 ; à chacune des six premières-femmes de l'Impératrice, un schall ou tin bijou de 1.200 francs et 2.000 francs espèces ; aux vingt et une personnes du service, 17.500 francs que Mme de Montebello répartira, en y joignant 20.000 francs que l'Impératrice prend sur sa cassette.

 

Les pauvres ne sont pas oubliés : par un décret du 22 mars, l'Empereur, voulant assurer par un acte de sa munificence l'époque des couches de sa chère et bien-aimée épouse, donner une preuve de sa bienveillance aux habitants nécessiteux de sa bonne ville de Paris et les faire participer à la satisfaction qu'il éprouve d'un événement qui intéresse aussi essentiellement le bonheur de l'Empire, destine une somme de 250.000 francs à secourir les habitants indigents ; de ces 250.000 francs, 50.000 sont distribués à domicile entre 2.798 mères les plus nécessiteuses, par les soins d'une commission composée de MM. de Gabriac, de Laborde et Allent, et présidée par M. de Rohan ; 100.000 sont employés à dégager du Mont-de-Piété 12.716 articles, outils et instruments de travail, puis effets de première nécessité, enfin couchers et couvertures sur qui le prêt ne dépasse pas dix francs ; 100.000 sont affectés, sur un état nominatif fourni par le directeur général du Bureau des Nourrices, au paiement, entre les mains ; des soixante meneurs de Paris, des mois de nourrice arriérés du fait de 2.526 débiteurs.

Il n'y a rien pour les prisonniers de Sainte-Pélagie, qui n'ont point manqué de faire des pétitions, mais Ouvrant, Séguin et Desprès doivent douze millions, d'autres 50.000 francs, beaucoup 30.000 ; rien pour les condamnés de droit commun, sauf cent six contraventions levées par la Préfecture de police ; rien poulies réfractaires et les déserteurs. L'espoir néanmoins est si tenace, et le bruit en a été si bien répandu que le ministre de l'Intérieur doit le démentir par mu ; circulaire comminatoire.

Dans toutes les villes de l'Empire, des réjouissances spontanées — comme la fontaine de vin du Châtelet — ont prouvé à l'Empereur la fidélité des peuples et attesté leur enthousiasme ; cela est de commande. L'événement prévu ne Trappe point. Sans doute, l'anxiété de l'attente, l'ébranlement des sonneries de cloches et des décharges d'artillerie émeuvent ; au vingt-deuxième coup, il y a des acclamations et des cris ; mais cela est nerveux et la joie est en surface, C'est la fortune de Napoléon qu'on acclame bien plus que cette stabilité de l'avenir à laquelle il est seul à croire. Une nation ne prend assurance à une dynastie que par l'accoutumance dis générations. Plus Napoléon paraît un être d'exception, plus la France lui est soumise, moins elle se fie à la perpétuité d'un gouvernement par sa race. Elle regarde un peu cet événement comme le tirage d'une loterie où elle n'aurait pas pris de billets, mais où, tant le lot est gros, elle porte quand même intérêt au gagnant. Elle ne réalise point que ce petit enfant puisse former le deuxième maillon d'une chaîne à laquelle ses destinées se trouveront rivées à travers les âges ; elle voit, dans sa naissance, une faveur suprême qu'a reçue de la destinée cet être, dont elle ne sait plus bien s'il est un homme, tant, depuis quatorze ans, il a réussi dans tout ce qu'il a entrepris, tant la fortune semble, sous ses pas, avoir aplani les degrés inaccessibles pour tout autre. Cette vie passe tellement les existences communes qu'elle en devient surnaturelle. Elle confond plus qu'elle n'émeut. On se demande quels bonheurs l'attendent encore ; on la suit avec curiosité, avec étonnement, avec admiration, mais on s'en détache.

Telle l'impression se l'ait jour dans les correspondances et les mémoires : nul compte à tenir des liesses populaires que, à Paris, la police enregistre avec complaisance. Il se trouve toujours de ces gens qui dansent aux violons qu'ils ne paient pas, après avoir bu le vin de la Préfecture ; mais les images ou les médailles populaires, ces objets que crée à l'infini, l'ingéniosité du camelot parisien et qui, par leur multiplicité, attestent la popularité d'un homme ou l'impression forte d'un événement, ne paraissent point ici. Nulle trace d'un mouvement profond, national, qui ait remué la foule et qui l'ait induite à garder un souvenir de cette naissance. L'imagerie fournit à peine douze pièces contemporaines de l'événement : trois sont officielles, les autres probablement officieuses. Point de médailles populaires en plomb ou en étain ; les médailles en or, en argent, en bronze, ont été frappées à la Monnaie de Paris ; il n'y en a point eu de distribuées dans les rues comme au Sacre et au Mariage ; ces médailles — certaines des bijoux véritables — ont été offertes aux princes, aux princesses, aux gens de cour et aux fonctionnaires ; c'est l'Empereur qui les a payées et il y a dépensé 19.500 francs ; des villes en ont frappé : Rome, Osimo, Vienne, Prague, Bayonne ; quelques loges maçonniques, mais rien ne vient du peuple et rien ne va à lui. Pas un objet d'usage, pas un bibelot populaire, pas un médaillon, pas une faïence, alors que, pour les autres époques, le Consulat, la Paix générale, Tilsitt, le Mariage, ils abondent, affirmant eux seuls l'intensité des émotions populaires. Les chansons même sont rares et pauvres, et la verve l'ait défaut aussi bien à Neveu fils pour le Te Deum des Français qu'à Hugolin dit l'Aimable pour ses Poésies et à Cadoit pour la Berceuse du Roi de Rome.

Jamais, par contre et pour aucune occasion, la joie officielle n'a été si marquée : d'eux-mêmes, pour se faire bien noter ou sur un avertissement discret, les théâtres s'empressent à produire des à propos : le 21, la Nouvelle Télégraphique au Vaudeville et l'Espoir réalisé à l'Ambigu ; le 23, le Berceau à l'Opéra-Comique et la Ruche céleste ou le Secret de l'Hymen à la Gaîté ; le 25, l'Heureuse Gageure aux Français ; le 26, l'Olympe, Vienne, Paris, Rome au Théâtre de l'Impératrice et l'Enfant de Mars ou le Camp de Cythère au Cirque Olympique ; le 27, le Triomphe du mois de Mars ou le Berceau d'Achille à l'Opéra. Certains redoublent : l'Opéra-Comique avec la Fête du Village ou l'Heureux Militaire, le Vaudeville avec l'Officier de Quinze Ans ; le Théâtre de l'Impératrice avec Corneille au Capitole : les auteurs ? tous les fournisseurs ordinaires, Barré, Radet, Desfontaines, Armand Desprès, Guilbert de Pixérécourt, J.-R. Dubois, Désaugiers, Rougemont, Hapdé, Dupaty, Etienne, Aude, Alissan de Chazcl. Certains diront plus tard qu'ils ont été contraints, et ces rimes plates, ces adulations vulgaires, ils les feront bientôt servir pour d'autres naissances de princes.

En est-il de même de la poésie officielle encouragée et récompensée par le ministre de l'Intérieur ? Treize cents morceaux en toutes les langues, mortes ou vivantes ; çà et là, des signatures illustres : la plupart des poètes en titre d'office, ceux qui sont de la deuxième classe de l'Institut ou qui en seront, Aignan, Baour-Lormian, Parseval-Grandmaison, Soumet, Arnault, Dupaty, Millevoye, Tissot, Brifaut, Esménard, Viennet, Casimir Delavigne ; beaucoup d'inepties, un grand nombre de drôleries : il y a la Réjouissance des Arbres de la forêt de Saint-Palais et des Animaux qui l'habitent, en l'honneur de la naissance de Napoléon II, roi de Rome, par Pajot, garde général, où un chêne adresse un discours à ses concitoyens, où l'on ouït les paroles du Loup, du Cerf et du Chevreuil

Qui fut complimenté par le vif Écureuil

et un concert des chantres des Bois

Où pour le nouveau-né la timide Fauvette

S'empresse de chanter aussi la chansonnette.

Il y a le Cantique à Napoléon le Grand, allégorie sur le bonheur futur de la France, composé, en arabe par Michel Sabbach, où l'on apprend que, le 20 mars, le retour du printemps a ramené la nuit qui fixe les destinées du monde, attendu que c'est la nuit du 25 de Ramazan, nommée par les musulmans, nuit du décret divin, et dans laquelle l'Alcoran commença à être révélé à Mahomet ; il y a le Poème à l'accouchement glorieux de l'Impératrice de France et reine d'Italieen différents vers, composé d'un Allemand nommé J. M. H., avec cette épigraphe :

Que de pensionnaires

Proverbes ordinaires.

et des strophes de ce genre :

Dites donc de quel pays ou de quel circuit

Est celui qui ne va, ayant appris bruit —

Demander : Dites en vrai — — — ou bien s'en réjouit.

Dites, goûte-t-il des parfums ou même du biscuit !

Celà est l'exception. Les vers, la plupart honorables, prouvent, chez les lettrés, a défaut de génie, la forte discipline, la robuste instruction, les bonnes méthodes et le respect de la langue. A part, il faut mettre une ode signée d'un nom oublié des générations indifférentes : Barjaud, de Montluçon, un jeune homme, qui, en récompense, sollicitera d'être admis dans l'armée et sera tué au champ d'honneur. C'était un poète, et, dans l'anthologie napoléonienne, son ode prendra justement une des premières pages. Cet enthousiasme d'un héros ne fait point l'enthousiasme de l'Empire : mais, sans doute, Napoléon trouve que c'est mieux ainsi, qu'il est plus digne et plus majestueux de s'en tenir aux réjouissances officielles et aux allégresses des courtisans.

Le 21, à deux heures de l'après-midi, il remonte sur son trône, qu'entourent les grands dignitaires et les grands officiers, et il admet, selon les usages de l'ancienne monarchie, toutes les personnes de la Cour et toutes les personnes présentées à lui faire leurs révérences. Le 22, c'est le tour des grands Corps de l'État, Sénat, Conseil d'État, Cour de cassation, Cour des Comptes, Université, Cour impériale, Chapitre métropolitain, Corps municipal, Consistoires et Institut. Deux harangues seulement, au Sénat et au Conseil d'État. Sénateurs, répond-il aux uns, tout ce que la France me témoigne en cette circonstance va droit à mon cœur. Les grandes destinées de mon fils s'accompliront ; avec l'amour des Français tout lui deviendra facile ; au Conseil d'État, il dit : J'ai ardemment désiré ce que la Providence vient de m'accorder. Mon fils vivra pour le bonheur et la gloire de la France. Nos enfants se dévoueront pour son bonheur et sa gloire. Les autres corps défilent en silence et, après avoir traversé la Salle du Trône, ils sortent par la Galerie de Diane, descendent l'escalier du Pavillon de Flore, gagnent a pied, par la cour, le Pavillon central et se réunissent dans la Salle du Conseil d'État où un aide des Cérémonies vient les prendre les uns après les autres, pour les introduire dans l'appartement du Roi de Rome.

Dans son salon, Sa Majesté est couchée dans le berceau de la Ville de Paris ; la gouvernante à droite, les sous-gouvernantes, les chambellans, quatre écuyers et l'officier de piquet en arrière. Le Sénat et le Conseil d'État haranguent, la gouvernante répond ; les autres corps font leurs révérences et sortent par la salle à manger et le couloir qui conduit a la Galerie couverte. Sa Majesté, qui a pris avec avidité et plusieurs fois dans la journée le sein de sa nourrice et dont la santé ne laisse rien à désirer ; qu'on est tout étonné de ne pas trouver jaune comme les enfants qui viennent de naître, garde un silence imposant. Déjà ou lui a adressé des pétitions. Qu'a dit Sa Majesté ? a demandé l'Empereur. — Rien, Sire. — Qui ne dit mot consent et c'est chose faite.

L'importance que l'Empereur attache à ces présentations au Roi de Rome est telle que le grand maître ayant, dans la note destinée au Moniteur, omis les détails sur l'étiquette observée, il la lui fait retourner par le secrétaire d'Etat. L'Empereur désire, écrit Daru, que le cérémonial soit indiqué dans la note des cérémonies de cette journée qui doit paraître demain dans le Moniteur. Envoyer cet article supplémentaire le plus tôt possible.

Désormais, presque chaque jour, c'est, chez l'Empereur, une cérémonie : ambassadeurs extraordinaires qui apportent les félicitations de leurs maîtres et qui sont reçus en grande audience ; le prince Clari pour l'Autriche, le prince de Hesse-Philipstadt pour la Westphalie, le baron de Gohren pour la Bavière, le comte de Gœrlitz pour le Wurtemberg, le comte de Hochberg pour Bade, le prince de Hatzfeld pour la Prusse, le duc de Santa-Fe pour l'Espagne, le comte Czernicheff pour la Russie, et puis les députés de la Confédération suisse, les députés des Collèges électoraux, les députés des Bonnes-villes...

Vétilleux comme il est devenu sur tout ce qui est des formes, il s'occupe à présent des relevailles : d'abord, le 13 avril, l'Impératrice, étant sur sa chaise longue dans sa chambre à coucher, recevra les félicitations du service ; le 15, viendront les princes, les princesses, les dames du Palais, les grands dignitaires, les grands officiers de la Couronne et les chambellans ; le 16, les femmes des grands officiers, les ministres, les cardinaux et les grands aigles ; le 17, la Maison et les maisons des Princes et des Princesses ; le 18, le Corps diplomatique en grand apparat, avec le service ordinaire et extraordinaire entourant la chaise longue ; enfin, le 19, on fera les relevailles ; mais la, par une suite du sentiment qu'on a déjà remarqué, des trois projets que présente le grand maître, Napoléon adopte le plus simple, celui qui mettra le moins sa femme en public, celui qui se passera le plus à l'intérieur. Il ne veut ni de la solennelle visite à Notre-Dame qu'il avait annoncée et qui est dans les traditions de la monarchie ; ni des grandes cérémonies a la Chapelle des Tuileries, ni même de cette chapelle : tout s'accomplira dans l'appartement de l'Impératrice et, la Galerie, qui est la pièce la plus grande, étant écartée parce qu'on y joue la comédie, dans la Salle à manger de stuc ; Fesch ne paraîtra pas, mais Rohan ; ni ministres, ni grands officiers, la Maison de l'Impératrice seule. Le cierge de 63 francs, que fournit le cirier Trudon et sur lequel on incruste les treize pièces d'or de l'offrande, sera la seule dépense, et tout de suite après on partira pour Saint-Cloud où le Roi de Rome viendra aussitôt s'installer.

Depuis le jour de sa naissance jusqu'au 25 mars, un chambellan de service s'est tenu, de huit heures du malin jusqu'à huit heures du soir, dans le premier salon du Grand appartement pour recevoir toutes les personnes qui venaient s'informer de sa santé ; deux pages, de service dans la Salle des Maréchaux, introduisaient ; le secrétaire de la Chambre inscrivait les noms ; les Parisiens affluaient pour recevoir communication des bulletins insérés ensuite dans tous les journaux. Au reste, sauf le 22, où Sa Majesté avait passagèrement éprouvé quelques tranchées qu'on sait être inévitables à l'époque de sa vie, son état a été le plus satisfaisant, le plus désirable, le meilleur possible, le plus parfait, et, le 25, faute d'adjectifs sans doute, on a déclaré qu'il n'y aurait plus de bulletins.

Cette distraction même manque aux Parisiens ; à peine, un jour, ont-ils pu apercevoir d'en bas l'enfant impérial qu'on promenait sur la terrasse du Bord de l'Eau. L'Empereur, enfermant sa femme, son fils et lui-même dans ce sérail dont l'étiquette garde toutes avenues, semble répugner a présenter l'enfant de sa chair aux acclamations du populaire, et le réserve aux révérences des courtisans et des fonctionnaires. L'armée même est exclue ; dans cette cérémonie du 22 mars, la seule où il ait montré le Roi de Rome à ses sujets futurs, l'état-major de Paris a défilé confondu avec le Corps municipal dont il est censé faire partie ; aucune députation de la Garde n'a été admise, aucune députation des officiers de troupe ; même pas les généraux qui se trouvent à Paris. Entre les quatre murs du palais. Napoléon a préservé l'Impératrice et l'Enfant de France des contacts importuns et vulgaires des citoyens et des soldats ; c'est assez des salves, des sonneries et des fontaines de vin pour leur apprendre que la dynastie est fondée, reliant la monarchie du passé à celle de l'avenir, et, par une discipline plus stricte que sous les légitimes, décrétant la vénération.