NAPOLÉON ET LES FEMMES

L'AMOUR

 

XVIII. — NAPOLÉON ET L'AMOUR.

 

 

Et maintenant, quelle opinion peut-on se faire et garder de Napoléon féministe ?

Elle est double. Ici, le physique seul ; le physique et le moral réunis et le moral primant le physique.

Des aventures banales où le physique seul est en jeu, on n'a rien caché ; et ce n'est pas qu'on puisse tirer des vues particulières sur son caractère, mais en les taisant, on aurait donné à penser qu'elles en eussent fourni de défavorables. Parce qu'il était Napoléon, son alcôve n'a pu conserver de secrets ; quelque soin qu'il ait pris pour rendre mystérieuses ces rencontres de hasard, les dames du Palais, les femmes de chambre, les aides de camp, les valets de chambre, sans cesse à l'affût des événements les plus insignifiants qui se produisaient dans le château, en ont tenu registre. Autour des Tuileries, quiconque vivait dans la zone gouvernementale, sollicitait des faveurs, ou chassait simplement aux nouvelles, a de même mentionné en ses cahiers ce qu'il parvenait à apprendre ; et comme tout ce que Napoléon a touché s'est fait histoire, comme il n'est rien de ses moindres actions, des moindres accidents de sa santé qui n'intéresse l'humanité ; comme, depuis cent ans, le monde ne s'est guère passionné que pour lui, tous ces témoignages plus ou moins authentiques ont trouvé créance ; les pamphlétaires y ont puisé à pleines mains pour appuyer leurs thèses, et bien des opinions erronées se sont accréditées. Le seul moyen que l'on ait pour les réfuter, c'était d'établir les faits, c'était de rapporter toutes celles de ces aventures qui, racontées par plusieurs témoins dont les narrations concordent, présentent des garanties d'authenticité suffisantes. S'il en est qu'on a négligées, ou qu'on a seulement indiquées, quoiqu'elles soient probables, c'est qu'elles n'avaient été relevées que par un seul chroniqueur, et que l'on n'avait pu en découvrir nulle preuve documentaire ; c'est aussi qu'elles étaient à ce point ordinaires et communes qu'elles n'eussent été qu'une répétition sans intérêt de faits déjà exposés.

 

Que signifient ces aventures ? Que Napoléon est un homme : il a trente ans en 1799 ; il a quarante ans en 1809, et il n'a point fait vœu de continence. Les femmes s'offrent au moindre désir qu'il témoigne ou qu'on témoigne pour lui. Il les prend, très souvent par besoin, quelquefois par volupté, mais sans qu'il en éprouve jamais une fatigue cérébrale, sans qu'il en reçoive une distraction pour son travail. De ces femmes, nulle qu'il ait corrompue. S'il en est qui soient vierges, ce sont des vierges expertes et qui font elles-mêmes marché de leur virginité. — Encore, est-on bien sûr qu'il s'en trouverait ?

De fait, qu'elles aient un mari ou qu'elles n'en aient point, qu'elles soient au théâtre ou qu'elles tiennent à la Cour, ce sont des filles. Elles cherchent de l'argent pour le plaisir qu'elles donnent. Il les paye. Partant, quittes. Nulle sensualité : la sensualité n'existe que où commence le raffinement de la volupté. Lui, va droit au fait, naïvement, et ne perd pas de temps aux mignardises. On le dit brutal, parce qu'il est pressé. Il en est là comme à ses repas et, s'il donne une satisfaction à ses sens, c'est qu'ils l'exigent, que leur emploi a été prévu, ou 'que l'occasion s'en présente, nullement qu'il l'ait recherchée, qu'il y ait pensé, qu'il en ait rêvé, se soit fait des habitudes de plaisir ou qu'il se soit créé de factices besoins.

Cela est-il conforme à la morale ? Quelle morale ? Si elle varie selon les latitudes, combien plus selon les époques !

Pour juger les hommes de l'Empire, et, bien plus, l'Empereur ! — avec la morale hypocrite et étriquée des bourgeois contemporains, il faudrait d'abord leur donner l'existence de cette bourgeoisie. Or, dans la vie qu'ils mènent réellement, cette vie promenée deus les quatre coins de l'Europe au milieu des balles et sous les boulets, cette vie de perpétuelles chevauchées avec la mort en croupe, si quelques-uns, hors de la vue de l'Empereur, traînent à leur suite des maîtresses, la plupart ne s'en soucient point et, en campagne, sous leurs harnais de bataille, restent chastes. Après une longue guerre, au retour, ou dans une ville conquise, s'il arrive qu'un torrent de passion brutale les emporte et les rue sur une femme, quelle que soit la femme, de même que à des jours crevant de faim ils se jettent sur un croûton de pain moisi, est-ce à dire qu'ils sont immoraux, et le bourgeois le plus réputé pour sa moralité n'est-il pas cent fois moins continent que n'est le plus débauché de ces hommes ? Ne faut-il donc pas, pour le métier auquel ils se sont adonnés par goût et qu'ils continuent par ambition, qu'ils soient, d'origine et de nature, des spécimens hors pairs d'humanité brutale et primitive ? N'ont-ils pas dû, par carrière, développer et exaspérer toutes les facultés sauvages de combativité et, par suite, d'animalité ? N'ont-ils donc point, parce qu'ils sont soldats, les mêmes besoins, les mêmes goûts, les mêmes appétits que les autres hommes, et doivent-ils, par scrupules de monogamie, demeurer constamment fidèles à l'épouse constamment absente ?

Quelques-uns l'ont fait et il en est des preuves singulières : il est dans ce temps d'admirables exemples d'amour unique donnés par des hommes de fer dont le cœur a la délicatesse fidèle qu'on eût prêtée au Grand Cyrus ; mais, pour la plupart, ces distractions de bivouac, ces passades de garnison ne comptent pas, — de même que ne comptent point, à Paris, les infidélités d'une heure qu'ils se permettent et qu'ils cachent si soigneusement qu'il faut leur mort pour les révéler. Ils n'en gardent pas moins, près de cette animalité qu'il faut satisfaire, des côtés singuliers d'ingénuité sentimentale et de tendresse conjugale. Pour la femme qu'ils ont, tous ou presque tous, épousée par amour, avec un désintéressement absolu, rien de trop beau, rien de trop riche, rien de trop merveilleux. Pour satisfaire ses désirs, ils pillent l'Europe et ils en jettent les dépouilles à ses pieds. Pour contenter ses caprices, des patiences, des diplomaties, des empressements qui feraient sourire s'ils n'attendrissaient.

 

Pour la générosité, pour les soins à rendre à sa femme, pour les lettres, pour les cadeaux, pour la prodigieuse fortune qu'il lui fait, à coup sûr Napoléon ne se laisse vaincre par aucun d'eux. Mais son sentimentalisme à lui est d'autre origine et d'autre essence que le leur.

Eux, qui n'ont pu recevoir de leur nature ou garder de leur éducation aucun scrupule, s'en sont fait d'honneur : un honneur de soldats qui diffère par des côtés de celui que Montesquieu attribuait aux gentilshommes. bien qu'ils tiennent, eux, que l'épée les a fait leurs égaux. Ils ne peuvent pourtant chercher des règles à cet honneur en des temps tout proches et ne se soucient guère de prendre pour leurs modèles des Lauzun ou Tilly : ils détestent encore ceux qu'ils ont remplacés et, s'ils prétendent à être gentilshommes, c'est qu'ils se tiennent égalisés aux ancêtres des plus nobles. Qu'étaient ces ancêtres ? Les chevaliers croisés — et c'est cela qui explique l'immense succès qu'obtient sous l'Empire ce qu'on a appelé genre troubadour. D'où vient la répercussion ? Est-ce la littérature qui crée dans les esprits le mouvement troubadour ? — sont-ce, au contraire les tendances sociales qui le déterminent ? — peu importe. Ce qu'il faut voir, c'est que jamais l'art et la littérature n'ont mieux répondu à ce que la société attendait d'eux, n'ont exercé sur les mœurs plus d'influence et que cette influence a été d'autant plus vive que les esprits qui la subissaient étaient, d'origine, moins cultivés.

Dans le genre troubadour auquel, dès 1806, tout est tourné en France : roman, histoire, théâtre, tableaux, costumes, il s'agit moins du troubadour que de celui dont le troubadour chante les exploits : du chevalier ; le chevalier qui professe le culte de sa dame ; qui, pour les exploits qu'il accomplit en Terre-Sainte : fidèles occis, dragons domptés, villes emportées, se pare d'une écharpe à ses couleurs et se tient assez payé par un regard d'elle. Les guerriers de l'Empire font tous effort pour se modeler sur ce chevalier idéal et imaginaire. S'ils ne ceignent point l'écharpe aux couleurs de la dame de leurs pensées, combien ont, à leur épée, une dragonne qui a été brodée par des mains chères, combien portent sur leur cœur un portrait, se parent aux jours de bataille de quelque babiole donnée par la femme aimée !

Sans doute, Napoléon suit moins que d'autres le courant troubadour. Il n'y cède point comme son beau-fils Eugène, comme certains de ses maréchaux : néanmoins, l'atmosphère ambiante n'est pas, à la fin, sans agir sur lui et on pourrait dans ses rapports avec Marie-Louise, relever certains détails qui le prouveraient sans réplique. Mais ce n'est qu'à la fin de l'Empire, alors qu'usa sentiment, qu'il n'a point éprouvé non plus encore, fait son apparition pour primer et effacer tout autre.

Jusque-là, le sentimentalisme qu'il éprouve ne doit rien à la littérature nouvelle ; mais beaucoup, sinon tout, à la littérature d'hier. La formation sentimentale de Napoléon, c'est Rousseau qui l'a faite, Rousseau seul. An témoignage de Joséphine elle-même, il a aimé trois femmes : elle, Madame *** et Mme Walewska. Qu'on reprenne ses lettres à Joséphine, c'est du Rousseau ; qu'on reprenne ses lettres à Mme Walewska, c'est du Rousseau. Et que dire des conversations ? N'y retrouve-t-on pas le ton des premiers écrits de jeunesse du lieutenant Buonaparte, et les mêmes mots, les mêmes phrases par lesquels, à Valence. il plaignait sa solitude et sa pauvreté ? N'est-ce pas de la même âme qu'elles coulent, ces pensées sur l'irréalisable et sur le néant de la vie ? N'est-ce pas la même souffrance qui, à trois reprises, lui inspire les 'mêmes rêves ? Élève de Rousseau, s'est-il à ce point imprégné de la pensée du maitre qu'il l'ait fait sienne et que lui, qui a tout tenté et tout obtenu, même l'impossible, dans l'ordre des faits, ne rencontre qu'impuissance, négociation et dégoût dans l'ordre des sentiments ? Ou bien, tout en voyant du Rousseau à la source de ses sentiments et dans la forme qu'il leur donne, faut-il penser que son tempérament moral s'est développé dans ce sens et que la littérature n'y est plus pour rien ? En cette recherche de la femme qui l'aime pour lui-même, qui ne soit qu'à lui, qui ne pense qu'à lui, qui entretienne avec lui un continuel échange de tendresses, il est certainement de bonne foi ; mais jusqu'à quel point obéit-il à ses souvenirs littéraires, jusqu'à quel point se contraint il pour éprouver des sensations qu'il croit d'une espèce rare et nouvelle ?

Ce qui peut donner à penser qu'il force ici sa nature, c'est qu'il s'en lasse bientôt. Il n'en reçoit pas le plaisir qu'il en attendait ; il trouve la femme qu'il aimait ou qu'il croyait aimer inférieure à l'idéal qu'il s'est forgé. Un incident le met en soupçon et le fait cabrer. Tout casse. Le sentimental qu'il est d'éducation s'est retrouvé en face de l'homme pratique et positif qu'il est de nature ; mais, dés qu'il peut, il court à une expérience nouvelle, il s'y empresse et s'y complait, il s'y délasse et, cette fois, il en jouit pleinement.

 

Pour un homme tel, ce qui est surprenant, c'est la fidélité non des sens, mais du cœur. Il trompe Joséphine, il a des maîtresses, des vraies, de celles qu'il aime sincèrement, profondément, avec qui il parcourt sans se lasser toute la gamme des enfantillages du sentiment, et, à côté, en un coin à part, il conserve, pour celle qui a été la première en sa vie, une tendresse si grande, un tel désir, une si réelle affection qu'il oublie tout ce qu'elle a pensé, dit et fait contre lui, il ne le pardonne pas : il l'abolit.

Cette existence dont il n'a pu manquer d'être instruit, où il trouve ce qui devrait le révolter le plus, des amants, de la vénalité et des dettes, il n'en a gardé nul souvenir. Il sait seulement que cette femme qu'il a élevée à être la première de l'Europe, qu'il a appelée au trône, qu'il a fait sacrer par un pape, qu'il a associée aux plus inouïes des destinées, est la grâce même, l'élégance personnifiée : il lui prête des qualités et même des vertus ; il la pare de tous les dons qu'un amant passionné peut attribuer à sa maîtresse et, s'il lui reproche sa prodigalité, n'est-ce pas encore un moyen de montrer comme il l'a aimée, puisqu'il lui a donné les moyens d'y satisfaire ?

Ce qu'est cette femme au naturel, cette femme sur laquelle il jette un manteau d'immortalité en accréditant sur elle une légende toute d'imagination, il l'ignore si profondément que, s'il trompe la postérité, c'est parce qu'il est trompé lui-même. Jusqu'à la fin, jusqu'à la mort, il persiste en son illusion et, à Sainte-Hélène, il a toujours devant ses yeux, dans son cœur, dans ses sens, la Joséphine qu'a vue pour la première fois le général Vendémiaire dans le petit hôtel de la rue Chantereine, la Joséphine de Milan et de Mombello, la femme qui, la première, la seule peut-on dire, a déchainé en lui l'orage des passions et lui a fait connaitre et goûter l'amour.

 

Maitresse, celle-là : car c'est d'un amour d'amant qu'il l'a aimée, d'un amour irrespectueux qui ne sait point se contraindre. qui exige d'être satisfait sur l'heure, qui ne craint pas les fâcheries, qui trouve du plaisir au revenez-y, qui fait volontiers l'aveu des infidélités ; qui, sur la fin, est comme la camaraderie avec une vieille maitresse, avec les demandes d'appui-pour les ruptures, avec les confidences hasardées, et tout le traintrain de la vie libre et sans gène. C'est à ce point l'amour pour une maitresse que, à chaque évolution de sa destinée, il sent mieux que sa fortune lui commande de rompre cette liaison qui, à ses yeux, n'est point un mariage ; il comprend que cela ne peut durer éternellement, qu'il faut qu'il fasse une fin, qu'il s'établisse. En sa superstition de conscience, il ne se tient point marié, puisqu'il n'a point passé par l'église ; ou que si, sur le tard, après huit ans il a paru devant un prêtre, c'est par contrainte. Le contrat tel quel, il le tiendrait pour valide si un enfant était né. Alors l'engagement serait formel. Mais point d'enfant, point de contrat. Et lorsqu'il la quitte, il la traite encore en maitresse, la consolant par un gros tas d'argent, lui faisant la vie large, opulente.

On peut se demander, malgré toutes les faiblesses que Napoléon a eues pour cette femme ; malgré son empressement à la combler, à adopter ses enfants, à élever sur des trônes ses nièces et ses cousines, s'il l'a jamais tenue, elle comme de sa famille, tant est différent le sentiment qu'il a pour elle de celui qui se développe en lui dès qu'il a épousé Marie-Louise et surtout dès que Marie-Louise l'a rendu père. Alors l'esprit conjugal l'envahit, le domine, l'absorbe. Certes, il n'a jamais aimé Marie-Louise de passion comme il a aimé Joséphine. Jamais pour lui elle n'a été la maîtresse ; mais dès le début, pour lui elle a été l'épouse. Point d'infidélités alors, ou, sil s'en permet, elles sont si soigneusement cachées et si obscures tout ensemble qu'elles témoignent mieux du respect extérieur qu'il entend garder à la foi promise. Nulle confidence suspecte, nul divertissement qu'il prenne en dehors de sa femme. On est réduit, lorsqu'il néglige d'aller lui-même mettre ordre à ses affaires d'Espagne, à se demander si l'obligation de quitter sa femme n'est point une des causes qui l'empêchent de partir. Tandis que, à Joséphine, il a refusé toute participation au gouvernement de l'Empire, il appelle Marie-Louise à gouverner, il la fait régente : il lui découvre plus d'intelligence, plus d'esprit, plus de raison qu'il n'en accorde à ses vieux conseillers, à ses frères eux-mêmes. Ce n'est pas seulement parce qu'elle est la mère de son fils qu'il la traite ainsi, bien que ce soit là la raison apparente, mais c'est qu'il éprouve pour elle cette sorte de respect conjugal qu'il n'a jamais eu pour Joséphine.

Tandis que, avec celle-ci, il demeure toujours — même elle morte — l'amant, avec celle-là il est toujours l'époux. Avec Joséphine, c'est son éducation sentimentale telle que Rousseau l'a faite, qui domine. Avec Marie-Louise, c'est l'atavisme corse, la vieille tradition des montagnes qui reprend ses droits. Il y ajoute, mais seulement par surcroit et l'on peut dire par superfétation l'impression monarchique. Mais la qualité d'épouse est à ses yeux suffisante, dès qu'elle est sanctifiée et comme sublimée par la qualité de mère.

Il ne veut pas admettre que sa femme l'abandonne ; il ne veut pas savoir qu'elle le trompe : elle est sa femme, et c'est assez pour la mettre au-dessus des communes tentations. Et, si puissant est chez lui l'esprit conjugal que, à Sainte-Hélène, il agit jusqu'au bout, jusqu'à la mort (témoin le testament) comme s'il ignorait ; et que lui, si jaloux de la femme possédée qu'il se plaint amèrement du mariage de Mme Ornano, il n'a que des paroles de tendresse, de complaisance et d'affection pour sa femme, pour Marie-Louise. Serait-ce que, jusqu'à la fin, il prétend sauvegarder en elle cette loi monarchique qui fait une obligation de respect pour les têtes couronnées ? Serait-ce qu'il se plaît à se bercer d'une illusion suprême ou qu'il trouve aux fautes de l'Archiduchesse de particulières excuses, ou encore qu'il s'imagine que le secret qu'il n'avoue point en sera mieux gardé par l'histoire ? Peut-être quelque chose de tout cela entre-t-il dans son esprit ; mais, surtout, il veut ignorer, parce que cette femme est l'épouse et que l'épouse ne peut faillir.

 

Ainsi, en dégageant les brutalités physiques qui ne sont que des distractions passagères, on arrive à trouver en Napoléon une faculté d'aimer aussi grande que l'est chez lui la faculté de penser et d'agir, et qui montre un amant et un époux aussi étonnants qu'ont pu être le guerrier et l'homme d'Etat. L'époux pour épargner le blâme de la postérité à sa femme, se contraint au silence et se condamne de 1815 à 1821, à jouer une comédie étrange pour maintenir l'honneur de l'épouse. Il est fidèle, il est respectueux, il est tendre, il a des intentions craintives de jeune mari, et tout en étant, car son tempérament l'exige, d'une jalousie sans bornes, il se domine assez pour n'en point avoir l'air tant que sa femme vit avec lui, pour affecter la confiance la plus absolue alors que sa femme est séparée de lui par des océans, qu'elle l'a abandonné et qu'elle le trompe.

 

Pour l'amant, il est plus singulier encore par la puissance des sensations qu'il éprouve et si l'on peut dire par l'amativité qu'il développe. Il n'y a pas une des notes du clavier humain dont il ne s'essaie à jouer avec les femmes et surtout avec la femme qu'il aime en amant. Tantôt, c'est la frénésie sensuelle, la passion physique en ce qu'elle a de plus violent ; tantôt, c'est la passion morale en ce qu'elle présente de plus délicat et de plus suave. Rien ne lui échappe des sentiments ; rien ne lui eu demeure étranger et, pour lui-même, en tant qu'homme et à son point de vue égoïste, il est l'amant par excellence. Pour les femmes, elles en ont jugé sans doute d'autre façon et cet amant a pu leur faire éprouver de si singulières déplaisantes qu'il est à présumer qu'aucune ne l'a aimé. Mais la femme n'aimera jamais l'amant en qui elle sentira le supérieur, le maitre qui la voudra plier à sa volonté et se refusera à recevoir la sienne, qui lui imposera ses sentiments et ne se conformera point à ses opinions. Qui donc sait jamais s'il est aimé et n'est-ce point beau déjà d'avoir joui pour soi de l'amour physique et de l'amour mental à un degré inconnu à la plupart des hommes et de toutes les façons dont un homme peut les éprouver ?

 

Reste un point : époux ou amant, Napoléon a-t-il subi, des femmes a aimées, des directions qui aient réagi sur sa politique ? les femmes ont-elles eu une influence sur ses idées et, par suite, sur ses actes ? D'influence directe, il ne semble point, pour les maitresses, pas même pour la femme : mais que les impressions reçues des unes et des autres, et à propos des unes et des autres, les conversations tenues avec elles, les circonstances occasionnelles qui accompagnaient telle ou telle liaison, aient amené son esprit à concevoir certaines idées nouvelles, à modifier certaines idées acquises, aient eu même sur sa vie une action certaine, cela ne saurait être discuté.

Si fort aimée qu'elle ait été, Joséphine ne serait point sans doute au premier rang parmi celles qu'on peut retrouver à l'origine de certaines résolutions politiques. Si on a supposé que c'est elle qui l'aiguille à droite ; qui, en lui procurant un entourage à demi noble l'amène par moment à sacrifier l'esprit de la Révolution aux traditions de l'ancien régime, on se trompe, c'est bien lui qui le veut et c'est bien lui qui recherche les aristocrates, quitte à être trahi, vendu, livré par eux. Joséphine recrute pour lui, mais c'est par son ordre ; Joséphine distribue des grâces, mais c'est qu'il s'imagine qu'elles en seront mieux reçues, qu'elles produiront meilleur effet. ll a le parti pris d'accorder à Joséphine les radiations d'émigrés, les restitutions de biens, et toutes ces faveurs avec lesquelles il croit obliger à la reconnaissance, au moins à la neutralité, les gentilshommes et les grandes dames : mais le point est arrêté dans son esprit, car, à moins de surprise, il ne se laisse implorer que pour des faveurs qu'il est décidé à accorder et il n'est point roi d'assez ancienne race pour prendre comme une jouissance à repousser une femme en pleurs qui mendie la tête de son mari ou de son frère. Des nuances, quelques fausses impressions, un certain nombre de renseignements parmi lesquels il en est d'inexacts, voilà bien à peu prés tout ce qu'il semble tirer de Joséphine.

Mais, d'autres, combien plus ? N'est-ce pas parce que la demoiselle Denuelle de la Plaigne est devenue enceinte de lui qu'il se résout au divorce et ne s'y détermine-t-il pas après que Mme Walewska a été grosse de ses œuvres ? Toute sa politique à l'égard de la Pologne ne se trouve-t-elle point éclairée d'un jour nouveau si l'on regarde quelle maîtresse il a, en 1807, en 1808 et en 1809 ; et de même, la longanimité pour Bernadotte n'est-elle point excusée par l'ancien souvenir de Désirée ? Dés qu'il s'est uni à Marie-Louise ; qu'il est, par elle, entré dans la famille d'Autriche ; qu'il considère le lien ainsi formé comme aussi étroit que celui qui l'attache de naissance à sa propre famille, sa confiance, sa certitude d'être suivi jusqu'au bout, la façon dont il s'engage et se livre, ne sont-elles pas expliquées ? Si l'esprit familial est si puissant sur son imagination qu'il tienne que seul il assure les alliances politiques — et c'est ainsi pour lui en Bavière, à Bade, en Wurtemberg avant d'être en Autriche — à l'intérieur, combien plus ne se livre-t-il pas à l'esprit conjugal ? Marie-Louise donc, non par son influence directe, mais par la place qu'il lui accorde en ses combinaisons, par le prestige dont son esprit l'entoure, se trouve exercer sur sa politique, à la fois au dehors et au dedans, une action sans précédent.

Serait-il homme s'il était autrement et n'est-ce point justement parce qu'il a retenu ce qu'il y a de meilleur en l'humanité, qu'il s'y est attaché et livré, n'est-ce point parce qu'il a gardé un fidèle et tendre souvenir de son premier amour, n'est-ce point parce qu'il a été familial à la façon dont on l'est en sa race, et conjugal comme son instinct et la morale monogamique le commandent, que sa chute a été si terrible et si profonde ?

Si la femme ne jouait aucun rôle en sa vie, Napoléon cesserait d'être ce qu'il est, l'exemplaire le plus surprenant du génie masculin. Il serait un individu sans sexe, à part, exceptionnel, et qui n'intéresserait plus l'humanité puisqu'il n'éprouverait aucune de ses passions, ne suivrait aucune de ses traditions, et n'aurait avec elle aucun sentiment qui serait commun. Tel qu'il est, au contraire, lui, dont l'activité cérébrale est supérieure à celle de tous les hommes connus ; lui, qui, servi par une fortune sans égale, a trouvé sans cesse en son esprit des ressources égales à sa fortune ; lui, qui a accompli l'œuvre la plus grande que mortel ait jamais accomplie, il est par excellence l'homme à qui rien d'humain n'est demeuré étranger.

L'humain, c'est de subir la femme, c'est de croire en la femme, c'est d'aimer la femme, c'est d'éprouver par la femme et pour la femme toute la série des sensations et des sentiments que la femme peut inspirer. Tous, Napoléon les a connus, et par ce côté, comme par tous les autres, il demeure supérieur aux autres êtres.

 

FIN DE L'OUVRAGE