NAPOLÉON ET LES FEMMES

L'AMOUR

 

XVI. — L'ÎLE D'ELBE.

 

 

En toute cette confiance marquée, étalée, affirmée, Napoléon été uniquement guidé par l'amour ? En cette façon d'agir, la politique avait-elle sa part ? Comptait-il que l'Empereur d'Autriche rencontrant en face sa fille ou son petit-fils, détournerait ses coups, n'oserait et ne pourrait frapper ? Avec l'Impératrice, mise ainsi en vedette, préparait-il déjà, pour le cas de revers insurmontables, une abdication personnelle qui sauverait au moins sa dynastie ? S'était-il figuré que les souverains d'Europe, trouvant non plus lui, mais une des leurs, et non des moins qualifiées, installée sur ce trône, hésiteraient à l'en renverser, accepteraient et confirmeraient la substitution qu'il aurait lui-même accomplie, et au lieu d'en chasser son fils, se croiraient intéressés à assurer son règne ?

Pour admettre ces dernières hypothèses il faudrait que déjà, dès avril 1813, avant Lutzen, avant cette première campagne où il fait à chaque instant éclater sa confiance en sa fortune, Napoléon en désespérât. Qu'il eût quelque arrière-pensée à l'égard de l'Autriche, qu'il tint Marie-Louise pour un gage certain d'alliance, qu'il se confiât au lien de parenté, qu'il se reposât sur la bonne foi de François II, non sa foi d'Empereur, mais sa foi de beau-père, certes.

Pour surprendre d'instinct un complot tel que l'avaient noué contre lui les aristocrates d'Europe ; pour deviner que cette jeune fille qu'on avait jetée en son lit avait été le leurre préparé par la coalition des oligarques pour l'attirer au piège, il eut fallu une noirceur d'âme dont nul Français de la Révolution, — à peine Talleyrand, même pas Fouché, — eût été susceptible. Il fallait, pour former et conclure ce dessein, pour coaliser autour de ce lit nuptial les haines attentives de toutes les vieilles cours, la profondeur de corruption qui se rencontre seulement dans les sociétés aristocratiques, — celles-là qui sont habituées par tradition et par éducation n'éprouver aucun scrupule ; qui sont décidées à ne respecter d'autre loi humaine ou divine que leur intérêt et qui poursuivent leur but sans regarder aux moyens, sans trouver qu'aucun déshonore, celui-ci, moins qu'un autre, parce qu'il est chez elles le plus usité : l'amour. Ce n'est point une maitresse qu'il s'est agi de fournir, mais une épouse. On l'a fournie : qu'importe si, le triomphe accompli, les roues du char ayant passé sur l'impie qui a outragé l'arche sainte, il se trouve, aux moyeux, de la chair pantelante et des cheveux d'archiduchesse ! Si elle survit, cette femme, on lui fera un sort et elle se consolera. Si elle en meurt, tant pis ! A tel jeu il faut risquer, et ce n'est qu'une femme...

Napoléon n'a pas même été effleuré d'un soupçon. Jamais il n'a admis que sa femme frit la complice de ses ennemis : en quoi il avait raison, car on n'avait eu garde de la prévenir et elle jouait son rôle au naturel bien mieux que si on le lui avait soufflé. Ce n'est que beaucoup plus tard, à Sainte-Hélène, même pas entièrement, soit qu'il lui répugnât d'aller au fond de ces choses, soit qu'il lui déplût d'élucider cette cause majeure de ses désastres, que Napoléon a fait la liaison entre son second mariage et les évènements qui l'ont suivi. C'était l'abîme, a-t-il répété, qu'on m'avait couvert de fleurs. Mais encore dirait-on qu'il ne veut point s'y attarder, qu'il ne lui plait point de plonger dans le gouffre d'impuretés. Il semble qu'il a le dessein d'empêcher que sa femme et le souvenir de sa femme en soient salis, qu'elle soit chargée devant l'histoire d'une part quelconque de responsabilité dans le grand draine dont son inconscience a été un des principaux ressorts et qui, si on le regarde avec des yeux non prévenus, apparais tel qu'un draine d'Eschyle, large, simple, naturellement héroïque.

Loin d'en vouloir à cette femme qui l'a précipité des sommets, à mesure qu'il en tombe, il lui témoigne plus d'amour et de confiance, comme pour la consoler des désillusions que lui doit causer l'agression de sa patrie native, la levée de bouclier de son père, ce qu'elle doit regarder comme une trahison des siens envers elle-même.

Mais à ce moment, ce n'est pas qu'il doute de lui ou qu'il ait des incertitudes sur sa fortune : le propre de sa nature est d'espérer même contre l'espérance, et bien des journées de la campagne de France sont, par cette vertu des forts les sœurs de l'immortelle journée de Castiglione. Ce n'est que tout à fait aux derniers jours qu'il se voit contraint d'admettre cette hypothèse que l'ennemi peut entrer dans Paris, s'emparer de l'Impératrice et du Roi de Rome : ce serait un court triomphe, car l'occupation momentanée de Paris ne change rien au plan stratégique qu'il a formé ; mais il ne saurait souffrir la pensée que sa femme et son fils puissent être la proie du vainqueur. C'est pour les soustraire à une telle insulte qu'il donne à Joseph l'ordre formel d'abandonner Paris, d'en faire partir tous les éléments de résistance et tous les hommes du gouvernement. Il compromet ainsi tout son édifice, car Talleyrand sait bien se soustraire à l'injonction de suivre la Cour. Talleyrand a assemblé tous ses fils de longue date ; il s'est aménagé près du roi Joseph, prés de l'Impératrice, à la Préfecture de la Seine, à la police, partout, des complices sur qui il exerce une inexplicable influence et qui semblent liés à lui par un pacte infernal. Avec eux il achève, en 1814, l'œuvre de trahison qu'il a commencé à ourdir à Tilsitt, en 1807.

Mais renverser le gouvernement de l'Empereur avec l'aide et l'appui de cinq cent mille baïonnettes étrangères, ce n'est que la moitié de la tache que s'est donnée le prince de Bénévent. Il ne se tiendra satisfait que s'il a rompu les liens que lui-même a contribué à former entre Napoléon et Marie-Louise. L'Empereur croit qu'il lui restera cette consolation suprême d'avoir auprès de lui sa femme et son enfant. S'il n'engage point formellement l'Impératrice de le joindre à Fontainebleau, c'est qu'il s'imagine encore que ses larmes auront quelque pouvoir sur l'Empereur François et que son avenir en pourra être amélioré : mais elle ira le rejoindre dés qu'il aura formé un établissement : elle aura elle-même une souveraineté qui lui appartiendra- en propre, elle voisinera avec lui qui se résigne à une existence de petit prince ou croit s'y résigner ; elle viendra lui tenir compagnie et, comme elle l'aime, qu'elle a aimé en lui moins l'empereur que l'homme, la vie encore pourra être heureuse pour eux deux, pour cet enfant qu'ils verront grandir.

A ces projets, à ces rêves, Marie-Louise est toute disposée à s'associer. Certes elle aime son mari et elle voudrait l'aller retrouver ; mais, pour une cime qui se rencontre fidèle au devoir, combien parmi celles qui l'entourent viles et vendues ! Le vide se fait autour de cette jeune femme qui jamais, dès l'enfance, n'a été habituée à penser par elle-même ; qui, depuis qu'elle existe, pliée à la discipline, n'a connu que des maîtres et ne sait qu'obéir. Son père étend la main sur elle. Elle se débat encore et veut s'insurger, car l'amour qu'elle ressent pour Napoléon est de force à lutter, en son cœur, même contre le respect filial. Mais cet amour, Talleyrand s'arrange pour le tuer. Il a prés de Marie-Louise une femme qui lui appartient et qui est entre les plus remuantes et les plus politiques de son temps. Elle ignore les scrupules et ne sait ce que c'est que la reconnaissance. Galante en sa jeunesse à la façon des Italiennes, elle préfère encore l'intrigue pour l'intrigue et, chaque fois qu'elle a pu s'introduire en quelque aventure diplomatique, elle s'y est sentie en son élément. Dame du palais, elle n'est point de celles qui quittent la place et se retirent chez elles. Elle a mieux à faire : demeurée presque seule, prés de Marie-Louise, elle ouvre ses batteries. Soufflée par Talleyrand, elle insinue d'abord, elle affirme ensuite que Napoléon ne l'a jamais aimée, qu'il l'a trompée constamment. L'Impératrice s'obstine-t-elle ? Mme de Bagnole mande les deux valets de chambre qui viennent d'abandonner, à Fontainebleau, leur maitre et leur bienfaiteur, elle leur fait dire ce qu'elle veut, les mensonges dont ils sont convenus avec M. de Talleyrand. Personne pour inspirer du courage, souffler de l'énergie à cette grande fille mollasse, incapable de résolution, en qui le tempérament joue le premier rôle et qui est plus blessée de ces infidélités qu'on lui raconte qu'elle n'est atterrée par la chute de son trône. De même qu'elle a été livrée en holocauste, moderne Iphigénie, et qu'elle s'est laissé livrer, elle se laisse délivrer à présent. où la politique défait, comme dit Schwartzemberg, ce que la politique avait fait. Ce n'est point le travail d'un jour : elle luttera encore près d'une année contre l'Europe entière acharnée contre elle et mettant en jeu tous les ressorts pour avoir raison de ce cœur de petite fille. L'orgueil, la vanité, la jalousie, l'envie, on emploiera tout et l'on ne parviendra à triompher que lorsqu'on l'aura en quelque façon contrainte à remplacer l'amour par l'amour, que le pudique empereur d'Autriche aura obligé sa fille à un concubinage public. Alors toute l'Europe monarchique applaudira et une souveraineté sera la récompense de l'adultère.

Napoléon n'a point l'idée d'une telle abjection. De chacune des étapes qu'il parcourt sur sa voie douloureuse, il écrit t sa femme une lettre comme jadis quand elle s'avançait triomphalement sur le territoire de l'Empire au bruit des cloches sonnant en volée, des canons tirant en salve, l'armée et le peuple formant la haie à son passage et les maréchaux d'Empire la saluant de l'épée. Lui, maintenant escorté par les commissaires des alliés, au milieu des cris de mort hurlés par la populace aux gages des Verdets, s'achemine vers cette île que l'Europe, dans la peur qu'elle a encore gardée de lui, lui a abandonnée, qu'elle compte bien lui reprendre quelque jour, que va lui disputer son grand ami le ci-devant électeur de Saltzbourg, le ci-devant grand-duc de Wurtzbourg, son hôte de Compiègne et des Tuileries, redevenu grand-duc de Toscane comme en 5797, au temps où le général Bonaparte s'asseyait à sa table. Mais ces lettres de jadis, froides et glacées par l'étiquette, adressées à une inconnue, comment les mettre en parallèle de celles qu'il écrit aujourd'hui. Quatre seulement sont publiques : quatre lettres à sa bonne Louise, sa bonne Louise-Marie. Oubliant tout ce qu'il souffre, il n'y parle que des peines qu'elle éprouve : il s'inquiète de sa santé, car on a eu soin de mettre en avant qu'elle avait besoin de prendre les eaux d'Aix, ce qui est un moyen de retarder la réunion, et consciemment ou non, Corvisart s'est prêté à faire le jeu des ennemis de I Empereur. Mais cela pas plus que le zeste. Napoléon ne le soupçonne. li se réjouit du dévouement de Corvisart auquel, de Fréjus, il adresse une lettre qui, si elle est méritée, est son meilleur titre de gloire. Loin de s'opposer au voyage à Aix, il le presse et le souhaiterait accompli pour que sa femme pût le joindre plus tôt. Si elle ne peut venir de suite à l'île d'Elbe, elle se hâtera sûrement de s'installer à Parme et, pour qu'elle n'y manque de rien, il y envoie pour sa garde un détachement de ses chevau-légers polonais et pour ses écuries une centaine de chevaux d'attelage.

A peine est-il à Porto-Ferrajo qu'il s'inquiète d'organiser dans chacun des Palais — tristes palais ! — destinés à sa résidence un appartement pour l'Impératrice, Voici celui de Porto-Longone qui sera de six pièces, celui de Porto-Ferrajo qui aura la même étendue. Et il presse les travaux, car elle peut arriver d'un instant à l'autre. Il l'attend pour tirer les feux d'artifice, pour donner des bals, pour faire des excursions, subordonnant à sa pensée tous les détails de son existence, au point que lui, si peu habitué d'ordinaire à publier ses sentiments, ordonne au peintre qui décore le plafond du salon d'y représenter deux pigeons attachés à un même lien dont le nœud se resserre à mesure qu'ils s'éloignent.

C'est pour cela qu'il apporte un tel mystère à recevoir, le 1er septembre, la visite de Mme Walewska. Elle va à Naples réclamer près de Murat le maintien de la dotation que Napoléon a accordée à son fils sur les biens qu'il s'était réservés dans le Royaume de Naples ; profitant de la relâche à Porto-Ferrajo elle a sollicité de voir l'Empereur. Depuis le 20 août, il est installé à l'Ermitage de la Madonna de Marciana. C'est dans une forêt de châtaigniers centenaires, où les grandes chaleurs l'ont forcé à se réfugier, près d'une chapelle bien bâtie, une maison faite d'un rez-de-chaussée composé de quatre petites pièces. Les ermites que Napoléon n'a point voulu déposséder sont installés dans. la cave. Pour la suite, bien peu nombreuse, composée du capitaine de gendarmerie Paoli, de Bernotti, officier d'ordonnance, de quelques mamelucks et seulement de deux valets de chambre, Marchand et Saint-Denis, on a dressé, sous les châtaigniers, une tente de grandes dimensions, près d'une source qui se perd dans un tapis de mousse fraîche tout embaumée de muguet, d'héliotrope, de violettes, de toutes les fleurs sauvages. Point de cuisine : l'Empereur descend pour diner à Marciana où est installée Madame Mère et remonte chaque soir à son ermitage.

Au reçu de la lettre de Mme Walewska les ordres sont expédiés avec le plus grand mystère et de façon que le secret soit le mieux gardé. C'est à la nuit close qu'elle débarque le septembre ; elle trouve au port une voiture à quatre chevaux et trois chevaux de selle. Elle monte dans la voiture, avec son fils ; sa sœur, qui l'accompagne. son frère, le colonel Laczinski, en uniforme polonais, se mettent à cheval et l'on part sous un merveilleux clair de lune. A Prochio, on rencontre l'Empereur venu à la rencontre suivi de Paoli et des deux mamelucks. Mme Walewska prend elle-même un cheval, car on ne peut songer à faire rouler plus loin la voiture ; Bernotti, se charge de l'enfant et l'on arrive tant bien que mal au haut de la montagne. A la maison, l'Empereur dit en se découvrant à la visiteuse : Madame, voilà mon palais, et il abandonne aux deux dames la disposition des quatre petites pièces qui le composent et où des lits ont été dressés. Lui-même se réfugie sous la tente, dans les murs de laquelle dorment les deux valets de chambre. La fin de la nuit est orageuse : grand vent, grande pluie. Au matin piquant, l'Empereur qui n'a pas dormi appelle -Marchand. Celui-ci lui raconte que le bruit s'est répandu à Porto-Ferrajo que la visiteuse est Marie-Louise et que l'enfant qu'elle amène est le Roi de Rome. Sur ce bruit, le docteur Foureau s'est empressé de se rendre à l'Ermitage pour offrir ses services et il est là, attendant les ordres.

L'Empereur, habillé, sort de la tente. Un beau soleil, que tamise l'ombre épaisse des châtaigniers, a déjà ressayé les terrains environnants. Dans ce paysage, cueillant des fleurs de la montagne, joue l'enfant mystérieux. Napoléon l'appelle et, s'asseyant sur une chaise que Marchand a apportée, le prend sur ses genoux. Puis, il fait chercher Foureau qui se promène dans les environs. Eh bien, Foureau, lui dit-il, comment le trouvez-vous ?Mais, Sire, répond le docteur, je trouve le Roi bien grandi. Napoléon rit de bon cœur, car le jeune Walewski a un an de plus que le roi de Rome ; mais la beauté de ses traits, ses cheveux blonds bouclés répandus avec profusion sur ses épaules lui donnent une grande ressemblance moins avec le Roi de Rome qu'avec le portrait qu'Isabey a fait de lui où il l'a vieilli peut-être à dessein.

Napoléon plaisante quelques instants le docteur, et le congédie en le remerciant de l'empressement qu'il a mis à venir offrir ses services. Mme Walewska parait à son tour, sortant de la maison. Depuis les jours de Varsovie, elle a pris un peu d'embonpoint, mais sa taille n'a pas souffert et sa physionomie ouverte et calme est demeurée aussi attrayante. Quant à sa sœur, âgée de dix-huit ans, elle a une tête d'ange. C'est une de ces enfants blondes dont la jeunesse a le parfum d'une fleur rare. La table est dressée sous les châtaigniers : le déjeuner arrive tout préparé de Marciana et le repas est plein de gaieté. Puis, la journée se passe en causeries et en promenades aux environs. Au diner, l'Empereur veut que l'enfant qui n'a point déjeuné avec lui, soit assis à ses côtés. Mme Walewska résiste, disant que son fils est trop turbulent, mais Napoléon l'exige. Il n'a pas peur des espiègleries ; lui-même, en son enfance était très volontaire et très diable. Je donnais des coups à Joseph, et je le forçais encore à faire mes devoirs. Si j'étais puni par du pain sec, j'allais l'échanger contre le pain de châtaignes de mes bergers, ou bien j'allais chez ma nourrice qui me donnait des poulpettes. L'enfant d'abord très sage ne tarda pas à s'émanciper et l'Empereur lui dit : Tu ne crains donc pas le fouet ; eh bien ! je t'engage à le craindre. Je ne l'ai reçu qu'une fois, et je me le suis toujours rappelé. Et il raconte alors son aventure ; comment, en son enfance, Pauline et lui se sont moqués de leur grand'mère et comment ils ont été fouettés par Madame qui n'entendait point raillerie. Mais je ne moque pas de maman, répond l'enfant avec un air tout contrit qui ravit l'Empereur. Il l'embrasse tendrement en lui disant : C'est bien répondu.

Le soir tombe et, à 9 heures, les visiteurs repartent pour s'embarquer. L'Empereur les accompagne jusqu'à la plage, et, en embrassant son fils, on l'entend murmurer : Adieu, cher enfant de mon cœur. Mme Walewska, pour les frais de son voyage, emporte un bon au porteur de 61.000 francs sur le trésorier de l'Empereur et son arrivée à Naples est d'autant plus opportune que, par un décret du 15 septembre, le Roi Joachim Napoléon va confisquer toutes les dotations constituées par le gouvernement français. Seule, elle obtient, par un nouveau décret du 30 novembre, une exception en faveur de son fils et une donation nouvelle aux mêmes conditions que l'Empereur avait posées. Son séjour à Naples se prolonge assez pour qu'elle s'y trouve encore à la fin de mars 1815.

Malgré toutes les précautions prises, malgré l'arrivée et le départ à la nuit close, trop de gens avaient intérêt à être informés de ce que faisait l'Empereur pour que cette aventure passait inaperçue. Les insulaires ne manquèrent point de dire que l'inconnue était Marie-Louise ; le commissaire anglais et les espions des Bourbons, mieux avisés, se doutèrent qu'il s'agissait d'une maitresse. Mais ils voulurent voir de l'amour, alors qu'il n'y avait que de la tendresse et de la reconnaissance. La présence de Mlle Laczinska écarte toute idée de rapprochement intime. Si l'Empereur eut à l'île d'Elbe quelque passade, ce ne fut certes point avec cette prétendue comtesse de Rohan, vulgaire intrigante, qui y était, dit-on, venue faire on ne sait quelles réclamations et offres de services ;ce fut avec une femme beaucoup plus inconnue, Lise B..., la même qu'il avait reçue trois ou quatre fois dans l'appartement de l'Orangerie de Saint-Cloud, et qui, de son propre mouvement avait rejoint Porto-Ferrajo. Était-elle mariée dès ce moment au colonel B... ou l'épousa-t-elle l'île d'Elbe ? on ne sait trop ; mais, mariée ou non, son dévouement fut pareil et il est malheureux qu'on n'ait sur elle que si peu de détails. Elle ne se contenta pas de venir à l'île d'Elbe ; en 1815, on la vit arriver à Rambouillet, demandant, implorant que Napoléon lui permit de le suivre, dans le plus profond désespoir, lorsqu'il le lui refusa. Avec trois mille francs qu'on lui donna, elle passa, dit-on, aux États-Unis, où elle espérait le retrouver.

Nul ne semble avoir soupçonné qu'à l'île d'Elbe l'Empereur ait donné quelques instants à cette femme. Par contre, on a souvent réédité de prétendues lettres qu'un misérable prêtre aux gages de M. le duc de Blacas avait falsifiées pour accréditer certaines calomnies.

Il s'agissait de donner une sorte de base documentaire à ces anecdotes éditées par les pamphlétaires suivant lesquelles Napoléon avait été l'amant de ses sœurs, et, en dernier lieu de Pauline. Cela avait traîné dans les brochures qu'on voit à chaque révolution, surgir, toujours pareilles, pour insulter les souverains déchus... Histoire des Amours... Les Nuits... Les Scandales..., des titres semblables, de la boue et de l'ordure qu'on ne rajeunit même point. Dix fois, dans la captivité, Napoléon s'est expliqué sur ces injures. Il est inutile de s'y arrêter ici.

A l'île d'Elbe, Napoléon se trouvait en une crise à la fois morale et politique qui l'obligeait à la réserve la plus grande. Il connaissait assez Marie-Louise pour savoir que la moindre infidélité qu'elle apprendrait, savamment exploitée par son entourage, la blesserait au cœur. Il venait d'expédier le capitaine Hurault de Sorbée, époux d'une des femmes rouges, pour tenter d'approcher d'elle à Aix-les-Bains, et de lui porter des paroles. Il venait de recevoir des indications qui pouvaient lui faire espérer une correspondance régulière. Le moment eût été mal choisi pour faire scandale.

Le temps passe, tout le mois de septembre, sans lettre, sans communication quelconque qui lui parvienne. Il se détermine le 10 octobre, à écrire à ce grand-duc de Toscane sur l'amitié duquel il compte encore, et que, dès le 19 avril, il désignait à sa femme comme l'intermédiaire naturel entre eux. Ce n'est point une supplique qu'il adresse, et au ton dont il parle à Monsieur son frère et très cher oncle on sent qu'il se souvient et qu'il s'imagine aussi que le ci-devant parasite de Compiègne doit se souvenir : N'ayant point reçu de nouvelles de nia femme depuis le 10 août, ni de mon fils depuis six mois, je prie Votre Altesse Royale de me faire connaitre si elle veut permettre que tous les huit jours je lui adresse une lettre pour l'Impératrice et m'envoyer en retour de ses nouvelles et les lettres de Mme la comtesse de Montesquiou, gouvernante de mon fils. Je me flatte que, malgré les événements qui ont changé tant d'individus, Votre Altesse Royale me conserve quelque amitié. Si elle veut bien m'en donner l'assurance, j'en recevrai une sensible consolation. Dans ce cas, je la prierai d'être favorable à ce petit canton qui partage les sentiments de la Toscane pour sa personne. Que Votre Altesse Royale ne doute pas de la constance des sentiments qu'elle me cannait pour elle ainsi que de la parfaite estime et de la haute considération que je lui porte. Qu'elle me rappelle au souvenir de ses enfants.

Non, ce n'est pas une supplique et l'égalité de rang, la supériorité ancienne se fait sentir malgré tout, mais avec quelle habileté, quelle ingéniosité, tout ce qui peut émouvoir cet homme, pourvu qu'il ait un cœur, est mis en œuvre ! Il ne s'agit que d'un service familial à rendre à celui qui se confesse malheureux, se reconnait déchu, et qui, pour mieux l'attendrir, s'avoue presque le sujet de ce prince qui jadis a été entre ses courtisans les plus empressés.

Nulle réponse. C'est que le drame s'est accompli et que la famille impériale d'Autriche a eu la joie de déshonorer à jamais cette fille d'Autriche, impératrice des Français. Napoléon le sait ou l'ignore, mais nul ne peut dire qu'alors il l'ait su. Après une telle lettre écrite à un tel homme, il ne peut plus en écrire. On lui a pris sa femme, on lui a pris son fils. Les Bourbons ne paient pas la somme annuelle stipulée à Fontainebleau. Il va être obligé de licencier sa garde et ne pourra pas même opposer un semblant de résistance et se faire tuer avec ses grognards quand les rois ordonneront sa déportation en quelque île de l'Océan, les Açores, par exemple, que propose Talleyrand le 13 octobre, parce que c'est, dit-il, à cinq cent lieues d'aucune terre.

Il faut qu'il meure, qu'il se laisse assassiner par les bandits que soudoie Brulart, ou enlever par les rois que Talleyrand conseille. Il préfère risquer la suprême partie avec la France et pour la France. Le retour est décidé.