NAPOLÉON ET LES FEMMES

L'AMOUR

 

II. — PROJETS DE MARIAGE.

 

 

A Marseille, Bonaparte s'est pris, chez sa belle-sœur Mme Joseph, à jouer à la petite femme avec une jolie jeune fille de seize ans, sa sœur, Désirée-Eugénie Clary. La petite a pris le jeu au sérieux ; bien vite ses enfances ont disparu, et ç'a été un amour en coup de foudre qui s'est déclaré. Oh ! mon ami, écrit-elle à Napoléon, prends soin de tes jours pour conserver ceux de ton Eugénie qui ne saurait vivre sans toi. Tiens-moi aussi bien le serment que tu m'as fait, connue je tiendrai celui que je t'ai fait.

Ces lettres vraiment tendres, et d'une tendresse non apprise, ces lettres d'Eugénie — car, à la mode du temps, la jeune fille qu'on nommait Désirée dans sa famille avait voulu comme se rebaptiser pour son amant, porter pour lui seul un nom qui n'eût point été prononcé par d'autres lèvres, — on les a retrouvées en brouillons, soixante-cinq ans plus tard, dans les papiers de celle qui les avait 'écrites et conservées comme des reliques. Elles sont bien de cette époque, où dans un besoin de vivre et d'aimer, après ces jours où la mort était l'unique spectacle et l'unique pensée, tout ce qui était femme se jetait à l'amour comme à une religion la seule en effet qui subsistait sur les ruines de la société civilisée.

La connaissance datait de janvier et février 1795. L'engagement, s'il en fut pris un formel, eut lieu le 22 avril, jour où Bonaparte passa à Marseille, se rendant à Paris. Joseph et sa femme, Julie Clary, y prêtèrent les mains : ils avaient formé de leur côté le projet de cette union, et dans la famille Clary, il n'y avait nulle opposition à redouter. Le père, auquel on a prêté qu'il avait déjà assez d'un Bonaparte dans sa famille, était mort le 20 janvier 1794 (1er pluviôse an II). Désirée ne dépendait donc que de sa mère et de son frère ; on peut même penser que, avec la tête qu'elle avait, elle ne dépendait que d'elle-même.

L'âge qu'elle avait ne pouvait donner lieu à objection : il était rare alors qu'une jeune fille se mariait plus tard qu'à dix-huit ans, et le rapporteur du premier Code civil venait de fixer à treize ans l'âge du mariage pour la femme. Quant à la fortune, si Julie s'était contentée de l'aîné, qui n'avait nulle position, Désirée pouvait bien prendre le cadet, qui du moins était général de brigade.

Bonaparte, arrivé à Paris en mai, y est en pleine disgrâce, fort désargenté, et se raccroche uniquement à ce mariage. S'il le manque, il ne lui reste qu'à aller prendre du service en Turquie, à se mettre comme d'autres aux spéculations sur les biens nationaux. Même, lorsque, par degrés, sa situation s'améliore un peu, qu'il est employé par le Comité de Salut public aux plans de campagne, il sent combien cette place, qu'un hasard lui a procurée, est précaire et instable. Désirée peut seule l'en tirer, et il pousse son frère pour obtenir une réponse. A chaque lettre qu'il écrit à Joseph, ce sont des souvenirs pour elle. Elle, de son côté, est aussi en correspondance avec lui, elle lui demande son portrait : il le fait faire, le lui envoie. Est-elle avec sa sœur et son beau-frère à Gènes et ne donne-t-elle plus de ses nouvelles ? Il faut, écrit-il, pour arriver à Gènes qu'on passe le fleuve Léthé. Elle est la silencieuse, à laquelle il reproche sans cesse de ne point écrire. Brusquement, il veut une réponse définitive : il faut que Joseph parle au frère d'Eugénie. Fais-moi parvenir le résultat et tout est dit.

Le lendemain, sans attendre que sa lettre ait pu parvenir à Joseph : Il faut, dit-il, que l'affaire finisse ou se rompe. J'attends la réponse avec impatience. Puis un mois se passe, et, sauf des mots de souvenir, plus rien. C'est que, entre lui et cette enfant, la petite fille de Marseille, point jolie peut-être, mais charmante avec ses sourcils charbonnés, ses yeux doux, son nez qui se relève, sa bouche aux coins montants, son air très chaste, réservé et pourtant très tendre, Paris, ce grand Paris inconnu où Bonaparte vient d'aborder avec ses bottes éculées, sou uniforme ripé et sa suite de deux aides de camp faméliques, a interposé ses femmes, les êtres faits d'élégance, de grâce et de supercherie, les êtres dont le fard avive les yeux d'un éclat magique, dont les toilettes dessinent les formes pleines en soulignant tout ce qui est à désirer, en dissimulant, en agrémentant plutôt tout ce qui serait à cacher ; les êtres de gaîté et de plaisir, que la vie mondaine a affinés et qui, comme des fruits mûris en serre, arrivés à leur maturité pleine et opulente, parés à souhait par le marchand, semblent, avec leur coloris faux, leur duvet suspect et que nul soleil n'a effleuré, bien autrement appétissants que les fruits premiers, un peu verts, des jeunes sauvageons, où le soleil a mis sa flamme, la bise ses gerçures, et qui, francs et quelque peu âpres, laissent à la bouche la sensation fraiche et puissante des prémices sylvaines.

Ici seulement, écrit Bonaparte, de tous les lieux de la terre, les femmes méritent de tenir le gouvernail... Une femme a besoin de six mois de Paris pour connaître ce qui lui est dû et quel est son empire. Et quelques jours plus tard : Les femmes, qui sont ici les plus belles du monde, deviennent la grande affaire.

Certes, elles sont les plus belles du monde — et bien plus belles — les femmes de trente à trente-cinq ans, de quarante même, expertes en l'art de se faire aimer bien plus qu'en l'art d'aimer, et lui, n'ayant que sa main à offrir, il l'offre à Mme Permon, il l'offre, dit-on, à Mme de la Bouchardie plus tard Mme de Lesparda, il l'offre même, à ce qu'affirme Barras, ce menteur, à la Montansier, en attendant que Vendémiaire survienne et qu'il se fasse prendre au mot par Mme de Beauharnais.

Le silence alors pour Désirée, un plein et absolu silence, et d'elle une plainte s'élève, si douce, si tendre qu'elle sonne aux oreilles comme une harpe qu'on brise : Vous m'avez rendue malheureuse pour toute ma vie, et j'ai encore la faiblesse de vous tout pardonner. Vous êtes donc marié ! Il n'est plus permis à la pauvre Eugénie de vous aimer, de penser à vous... A présent, la seule consolation qui me reste est de vous savoir persuadé de ma constance, après quoi je ne désire que la mort.

La vie est un supplice affreux pour moi depuis que je ne puis plus vous la consacrer... Vous marié ! Je ne puis m'accoutumer à cette idée, elle me tue, je n'y puis survivre. Je vous ferai voir que je suis plus fidèle à mes engagements, et, malgré que vous avez rompu les liens qui nous unissaient, jamais je ne m'engagerai avec un autre, jamais je ne me marierai... Je vous souhaite toutes sortes de bonheurs et de prospérités dans votre mariage ; je désire que la femme que vous avez choisie vous rende aussi heureux que je me l'étais proposé et que vous méritez ; mais, au milieu de votre bonheur, n'oubliez pas Eugénie et plaignez son sort.

Ce fut pour Bonaparte, qui n'était point capable d'oublier, comme un remords, le souvenir de cet amour qu'il avait inspiré plus sans doute qu'il ne l'avait ressenti, où, d'un enfantillage, il s'était insensiblement laissé conduire à un projet d'ambition, et où enfin, sans y penser, il avait brisé ce cœur de jeune fille. Il semble que, toute sa vie, il ait pensé i racheter, à se faire pardonner cet abandon. Dès 1797, à Milan, il songe à bien marier Désirée, qui à ce moment (novembre), est à Rome avec sa sœur et son beau-frère, Joseph, ambassadeur près de Pie VI. Il donne une lettre très chaude de recommandation au général Duphot, un très brave homme, un officier distingué. Une alliance avec lui serait avantageuse. Duphot arrive, ne déplaît pas, les accordailles vont être conclues ; mais voici la terrible scène du 28 décembre, et la robe de Désirée est couverte du sang de son fiancé.

Enfin, après plusieurs mariages refusés, pendant que Bonaparte est en Egypte, Désirée consent à épouser le général Bernadotte, un beau parti sans doute, mais le plus insupportable des Jacobins pionnants et maitres d'école, un Béarnais qui n'a du Gascon ni la vive allure ni l'aimable repartie, mais dont la finesse calculatrice cache toujours un double jeu, qui tient Mme de Staël pour la première entre les femmes parce qu'elle en est la plus pédante, et occupe sa lune de miel a faire des dictées à sa jeune femme. Du Caire, où il apprend ce mariage qui n'est point pour lui plaire — car Bernadotte a été et est pour lui un ennemi — Bonaparte souhaite bonheur à Désirée : Elle le mérite.

Quand il revient d'Egypte, une des premières faveurs qu'on lui demande, c'est Désirée qui la sollicite. Elle désire qu'il serve de parrain au fils qu'elle vient de mettre au inonde. Un fils ! ce fils qui manquera à ses destinées, qui déjà y manque tellement, Désirée, comme par une vengeance contre celle qu'elle appelle la Vieille, contre Joséphine qu'elle haït, s'en pare devant lui, et lui, faisant contre fortune bon jeu, accepte le parrainage et tout hanté qu'il est par les chants ossianesques, donne à l'enfant le prénom d'Oscar. Peu de chose, cela. Mais il fera mieux.

Si Bernadotte a été maréchal de France, prince de Pontecorvo et roi, c'est son mariage qui en est la cause, a dit Napoléon... Ses écarts pendant l'Empire lui ont toujours été pardonnés à cause de ce mariage.

Et quels écarts ! Dès le premier jour, le 18 Brumaire, Bernadotte prononce son opposition. Il n'en est pas moins appelé le lendemain à siéger au Conseil d'Etat, puis nommé général en chef de l'Armée de l'Ouest. Là, non seulement il fait de l'opposition, mais il conspire contre le Premier Consul, il prétend soulever son armée. — On sait à présent les détails. — Quelle punition ? Aucune. Bonaparte seulement, pour l'éloigner, veut l'envoyer ministre plénipotentiaire aux Etats-Unis. Bernadotte ne refuse pas de partir, mais joue une comédie qui réussit au mieux et s'arrange pour que les frégates qui lui sont destinées ne soient jamais prêtes.

L'an d'après, c'est l'affaire de Moreau, et, si Bernadotte échappe encore, c'est que Bonaparte le veut bien, c'est qu'il pense toujours à Eugénie, qu'il a charge d'elle. E fait mieux. Il a racheté à Moreau tous ses biens, sa terre de Grosbois, son hôtel de la rue d'Anjou. Cet hôtel, qu'il a payé 400.000 francs, il le donne à Bernadotte.

Vient l'Empire : pour Eugénie, il fait Bernadotte maréchal d'Empire, grand-aigle et chef de la huitième cohorte de la Légion d'honneur, président du collège électoral de Vaucluse, chevalier de l'Aigle noir ; pour elle, il lui donne un revenu de 300.000 francs et 200.000 francs d'argent comptant, et la principauté souveraine de Pontecorvo ; pour elle, il pardonne après Auërstacdt, il pardonne après Wagram, il pardonne après Walcheren ; il pardonne après deux fautes militaires, qui sans doute n'étaient point que des fautes, après une conspiration flagrante où Bernadotte, Fouché, Talleyrand mettent en jeu, avec les royalistes, les mêmes ressorts auxquels on devra en 18x4, le retour de Louis le Désiré.

Et, à travers ce mari, pour la femme, des attentions, des amabilités qui surprendraient si, toujours, cette pensée de se faire pardonner n'était en son esprit. Quand Bernadotte est blessé au combat de Spanden, et que, deux jours après, Napoléon lui écrit, c'est pour lui dire qu'il voit avec plaisir que Madame Bernadotte se trouve en cette circonstance auprès de lui ; c'est pour ajouter : Dites, je vous prie, mille choses aimables à Madame la maréchale, et faites-lui un petit reproche. Elle aurait bien pu m'écrire un mot pour me donner des nouvelles de ce qui se passe à Paris, mais je me réserve de m'en expliquer avec elle la première fois que je la verrai.

Point d'attention qu'il n'ait : c'est à elle que, après Erfurt, il réserve une des trois pelisses que l'Empereur de Russie vient de lui offrir. A toute occasion, bien qu'elle ne paraisse guère à la Cour, car elle déteste Joséphine et les Beauharnais et ne s'en cache pas, c'est de sa part des présents précieux : vases de Sèvres ou tapisseries des Gobelins. N'est-ce pas à elle enfin qu'il pense lorsque — après Walcheren ! — il songe à envoyer Bernadotte à Rome comme gouverneur général — par suite grand dignitaire de l'Empire — pour tenir au Quirinal la cour de l'Empereur, avec une liste civile de trois millions, l'égalant ainsi à Borghèse, qui est à Turin, à Elisa, qui est à Florence, presque à Eugène qui est à Milan ?

Quand Bernadotte, au refus d'Eugène, qui ne veut pas apostasier, est, grâce à la neutralité, au moins bienveillante, de Napoléon, élu prince héréditaire de Suède, si, à ce moment, la politique de l'Empereur parait à quelques-uns obscure et voilée, c'est qu'ils ne savent pas tenir compte de son cœur : Il est séduit par la gloire de voir une femme à laquelle il s'intéresse, reine, et son filleul, prince royal. On le voit régler minutieusement les détails de présentation de Désirée lorsqu'elle prend congé comme princesse de Suède, et, faveur sans précédent, l'inviter le dimanche au diner de famille ; on le voit gratifier Bernadotte d'un million sur la caisse de service, lui racheter les dotations dont lui-même l'a comblé, négocier avec lui la reprise de Pontecorvo, donner un titre et une dotation à son frère.

Certes, il a le droit d'écrire à Eugénie : Vous devez être persuadée depuis longtemps de l'intérêt que je porte à votre famille.

Quatre mois plus tard, Bernadotte s'est mis d'accord avec la Russie contre Napoléon ; moins d'un an après, tout indique entre la France et la Suède la rupture prochaine. Désirée, qui n'a consenti qu'à grand'peine à un court voyage à Stockholm, car, disait-elle, je pensais que la Suède c'était, comme Pontecorvo, un endroit dont nous allions prendre le titre, Désirée se hâte de revenir à son hôtel de la rue d'Anjou.

Alors, avec d'infinies précautions, Napoléon écrit à son ministre des Relations extérieures de faire toucher légèrement au ministre de Suède qu'il voit avec peine que la Princesse royale vienne en France sans en avoir obtenu la permission ; que c'est hors d'usage, et qu'il regrette qu'elle quitte son mari dans des circonstances aussi importantes. Désirée n'en a cure, elle ne s'en installe pas moins. En novembre, quand la guerre va éclater, l'Empereur écrit de nouveau ; il envoie Cambacérès chez la reine d'Espagne (Julie Clary) dire qu'il désire que la Princesse quitte Paris et retourne en Suède, qu'il n'est pas convenable qu'elle se trouve ici en ce moment.

Point d'affaires, Désirée reste. Elle continue à commander des robes chez Leroy, recevoir ses amis, à tenir son salon. Elle va aux eaux avec sa sœur, revient à Auteuil, rentre à Paris comme si rien ne se passait. Elle trouve même extraordinaire que les Français qu'elle reçoit se permettent de blâmer le ci-devant maréchal d'Empire devenu généralissime des armées combinées du nord de l'Allemagne. Il est vrai que si l'on en croit des gens bien informés, en même temps qu'elle fait passer à Bernadotte les suprêmes adjurations de Napoléon, elle sert plusieurs fois d'intermédiaire entre son mari, Fouché et Talleyrand.

S'il était démontré que Désirée a profité de la faiblesse que lui marquait l'Empereur pour être consciemment le lien d'une intrigue entre conspirateurs qui se connaissaient de vieille date, que devrait-on penser d'elle ? Mieux vaut croire qu'elle ne resta à Paris que par passion pour Paris, afin de ne point quitter sa sœur, ses nièces, son monde, ses habitudes.

Elle y était en 1814 et eut part, comme d'autres, aux visites d'Alexandre de Russie ; elle y était en 1815, pendant les Cent-Jours, et le 17 juin, la veille de Waterloo, elle commandait, chez Leroy, une amazone de nankin et un peignoir en percale garni de valenciennes.

A présent, c'était Eugénie qui avait oublié...