NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME XII. — 1816-1821

 

XLI. — LES INTERNÉS.

 

 

GROUPE ALLEMAND.

 

Vers la fin de décembre 1815, Hortense était parvenue à se faire tolérer sinon agréer à Constance : elle y vécut d'abord — et ce fut une condition expresse de son séjour, — dans un isolement presque complet. M. de Metternich lui en rendait témoignage. Il faisait écrire à M. Decazes : Mme de Saint-Leu, d'après les nouvelles de Constance, s'y conduit avec réserve ; elle ne voit presque personne, et ne reçoit point chez elle les proscrits français, mais, ajoutait-il, elle a une correspondance très active et très suivie dont une partie seulement est confiée à la poste. Dès qu'Hortense avait près d'elle Mlle Cochelet, on ne pouvait douter qu'il n'y eût des intrigues, des lettres en langage convenu, qui, vraisemblablement pour des vétilles, incitaient toutes les polices en rumeur. M. de Watteville, directeur de la police de Berne, s'était donné pour tâche d'exercer sur la reine de Hollande, une surveillance qui ne lui permît pas la moindre fantaisie et bien qu'il n'eût aucun droit sur le territoire badois, il n'y entretenait pas moins des agents particuliers. L'on ne s'étonnera point qu'il fût secondé avec une âpreté zélée par M. le comte de Talleyrand, ambassadeur du roi en Suisse. Grâce à leur coopération, pas une lettre n'arrivait chez la reine ou n'en partait par la poste dont on ne connût les destinataires ou les expéditeurs — naturellement aussi le texte ; car M. le ministre de la police de Berne avait son cabinet noir fédéral dans lequel il opérait en aristocrate zélé et repentant... Il ne se contente même pas des lettres qu'il prend, il signale que la reine peut correspondre sous le couvert de divers banquiers ; ce sont des Suisses, au moins d'origine, Perregaux de Paris, de Mollins de Lausanne, Hentseh de Genève, Macaire de Constance ; ils reçoivent ou expédient peut-être des lettres pour elle ; donc, il faut surveiller à Paris leur correspondance. Toutes les visites qu'elle- reçoit sont notées ; les noms des personnes qui forment sa maison sont relevés : et le nom de Mlle Cochelet qui apparaît à la tête, est pour rappeler à M. Decazes les origines.eneore fraîches de sa fortune[1]. Ensuite vient une demoiselle Joséphine d'Alstrof qui joue les demoiselles d'honneur. M. del Marmol, l'ancien écuyer ramené de Hollande et l'abbé Bertrand, précepteur du petit Oui-Oui, forment, la suite ; la domesticité se compose des trois Lacroix, père, mère et fille, des Rousseau, d'un cuisinier, d'une femme de vaisselle, d'un valet de pied et de deux cochers. Bazinet, le maitre d'hôtel contrôleur, qui est en réalité l'intendant de la maison, rejoint un peu plus tard, et cette rentrée fait l'objet d'un rapport spécial. Par contre, on n'a garde de raconter que la princesse régnante de Hohenzollern-Sigmaringen (Antoinette Murat) est venue voir la reine, qui, lorsqu'elle a rendu la visite, a été reçue comme elle l'eût été au temps de sa plus haute fortune. On attache une importance au passage de-M. de Bausset, congédié du service de Marie-Louise, presque aucune au séjour du prince Eugène durant la semaine sainte. N'est-ce pas parce qu'il convient de ménager la Bavière, où l'on sait qu'il était très apprécié. Il est en grande faveur tant auprès du roi que des princes ; on assure qu'il va leur être assimilé et être déclaré duc de Bavière. Il est au surplus fort aimé dans la ville et y fait beaucoup de dépense.

Si l'on avait voulu chercher noise à la reine, on en eût trouvé le prétexte dans les imprudences de Mlle Cochelet : si la Correspondance de Mme de Saint-Leu n'offrait rien de suspect, s'il en résultait que cette dame songeait plutôt à ses intérêts privés qu'aux affaires publiques, Mlle Cochelet jetait ses lettres à tous les coins de l'horizon, elle entretenait une correspondance avec Fouché, devenu ministre du Roi à Dresde et resté suspect à tout le monde sans être à présent redoutable à qui que ce soit ; elle recherchait son amie la duchesse de Bassano à Trieste ; elle attaquait M. de Krüdner, chargé d'affaires de Russie à Zurich ; des bruits tendancieux couraient ; on disait à Lyon que M. de Caulaincourt, la reine et M. Decazes avaient été arrêtés. On donnait pour motifs d'anciennes liaisons qui avaient existé entre Son Excellence et la reine Hortense et on entrait à cet égard dans des détails extrêmement déplacés. Le lieutenant de police de Lyon, M. de Sainneville, qui était promis à une sorte de renommée, n'hésitait pas à proclamer que ces bruits ne, pouvaient atteindre Son Excellence, mais il fallait que le ministre connût l'exaspération de ces individus qui, se déclarant royalistes par excellence, compromettent tous les jours la cause la plus sainte et par des diatribes journalières déconsidèrent autant qu'il est en eux le gouvernement.

Est-ce pour de telles et si pileuses raisons et sur les instances de M. Decazes, que la reine, qui s'était terrée dans une campagne isolée du faubourg de Petershausen, au delà du pont du Rhin, se trouva invitée à venir de Constance s'établir à Bregentz. Elle reçut à cet effet de M. de Metternich un passeport et une lettre des plus aimables. Son séjour dans les États du grand-duc était fort précaire, lui disait-on ; elle s'y était imposée, elle y était tolérée, mais elle n'y était point agréable. A Bregentz qui donnait aussi sur le lac, elle serait traitée par les Autrichiens avec tous les égards qui lui étaient dus. Bregentz, cette très vieille ville du Tyrol, faisait partie de ce comté de Montfort dont Jérôme Napoléon avait reçu la succession nominale par la grâce du roi de Wurtemberg : mais en 1451 un comte de Montfort besogneux l'avait cédé à l'Autriche. Une telle résidence n'eût point été désagréable, mais, par une indiscrétion du capitaine du cercle, on apprit que la duchesse pourrait y séjourner quelque temps seulement, sa résidence devant être transférée dans les pays autrichiens.

Sur le refus qu'elle opposa d'aller à Bregentz, Metternich, ne voulant pas agir lui-même, prétendit que Louis XVIII exigeât du grand-duc son éloignement. Elle avait d'abord, disait-il, demandé de venir en Autriche ; cette permission lui avait été accordée, et elle voulait rester actuellement dans les environs de la Suisse, parce que, ajoutait M. de Metternich, c'est vers Saint-Gall qu'est la réunion des mauvais sujets. Il la regardait comme l'une des personnes les plus agissantes, et par suite fallait-il l'éloigner.

Il faut avouer que sans qu'Hortense se livrât à des conspirations, ce qu'elle n'avait jamais fait, elle commettait assez d'imprudences pour que, s'ils en avaient connu le quart, les policiers acharnés après elle eussent eu beau jeu. Ainsi à en croire Mlle Cochelet, elle-même, la reine avait confié à un escroc un diamant de prix pour faire évader Mouton-Duvernet ; ainsi elle entretenait une correspondance avec Lavallette ; ainsi elle recevait généreusement les frères Bacheville, héros modestes que poursuivait la haine royaliste ; de plus elle ne pouvait se tenir à Constance ; tantôt elle allait faire un séjour chez son frère établi près du Wurmsee en pleine Bavière, tantôt elle se faisait ordonner une saison à Geiss dans les montagnes de l'Appenzell pour prendre des bains et boire du petit lait. M. le comte de Talleyrand ne la perdait point de vue ; il soupçonnait ses correspondances qui devaient, selon lui, passer sous double ou triple enveloppe à l'adresse des banquiers et, pour découvrir ses secrets, il ne reculait devant la bassesse d'aucun métier : Ces lettres et paquets devant passer par Zurich, écrivait-il au ministre, j'ai prié le directeur de la poste de cette ville de me les remettre avant de leur faire continuer leur route. S'il m'en tombe dans les mains, je les décachèterai avec soin, en communiquerai copie à Votre Excellence et les enverrai à leur destination. Je désire qu'il m'en arrive, alors je pourrais peut-être découvrir quels sont encore les projets de cette dame.

En vérité, ses projets, on eût été bien embarrassé pour les connaître. Il y avait dans son cas de la légèreté d'abord et de l'inconscience féminine, une générosité qui ne pouvait être implorée en vain, le goût de s'entremettre, une sorte de passion d'écriture. La vie ne lui avait pas encore appris, malgré l'expérience qu'elle en avait faite, que les gouvernements ont la manie d'ouvrir les lettres et qu'ils ne veillent point avoir perdu leur peine. Ils découvrent donc des sens mystérieux aux phrases les plus simples et Laubardemont travaille sous tous les régimes. Il était difficile, étant donnée cette faiblesse d'écrire, de recevoir et de garder les lettres que, agissant sur tant de théâtres à la fois, la police européenne n'arrivât point à un résultat qui compromît irrémédiablement la reine, et l'on put croire que ses efforts allaient enfin être couronnés de succès.

En même temps qu'une perquisition faite à Paris chez une amie de Mlle Cochelet, dépositaire de tous ses papiers, livrait à Decazes les lettres qu'avaient écrites à la demoiselle l'empereur Alexandre, Nesselrode, Boutiaguine, ses amis de toutes nations et M. Decazes lui-même, le prince de Metternich remettait à M. de Caraman des lettres écrites à la reine en particulier par la duchesse de Bassano et les réfugiés de Trieste. Le 4/16 août, Pozzo di Borgo annonce que le duc de Richelieu vient de demander l'éloignement de la duchesse de Saint-Leu, d'après les preuves des menées et des correspondances qu'elle ne cesse d'entretenir avec des agents eu France et parmi les réfugiés. M. de Richelieu écrit lui-même le 21 août au comte de Noailles, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, que sa cour va demander à la cour de Bade l'éloignement de Mme Hortense de Beauharnais et de tous les Français réfugiés sur le territoire badois. Nous savions, écrit-il, qu'ils se livraient à des intrigues qui ne présentent à la vérité aucun danger bien réel, mais qui pouvaient cependant jeter de l'inquiétude dans quelques esprits.

Le ministre de France à Carlsruhe, le comte de Montlezun, qui avait trouvé dans ses instructions l'ordre d'organiser l'espionnage contre la grande-duchesse, avait reçu pour mission spéciale d'observer les relations, les habitudes, le langage de Mm. e Hortense, celui des personnes qui l'entouraient et les procédés de la grande-duchesse envers elle. Ses découvertes ne l'avaient pas mené loin, et l'intervention de Metternich avait été bien autrement efficace. Ce n'en fut pas moins M. de Montlezun qui, en des termes comminatoires, sans alléguer le moindre grief, se déclara chargé de demander le renvoi hors du grand-duché, dans le plus court délai possible, de Mme Hortense Beauharnais et des personnes en relations avec elle. Le ministre des Affaires étrangères du grand-duc répondit par une note très étudiée et d'un ton assez ferme. Lors de l'arrivée de la duchesse de Saint-Leu à Constance, disait-il, le grand-duc l'avait invitée à suivre sa route, mais elle avait produit un passeport du ministre de Russie à Paris à destination de Constante et une lettre du prince de Metternich déclarant qu'il ne voyait point d'inconvénient à cette résidence. Il convenait donc de demander l'avis de M. de Metternich, et de déterminer quel séjour serait assigné à la duchesse, afin qu'on pût joindre à l'invitation de quitter ce pays, l'indication de celui et de la ville où elle devrait se rendre. Relevant ensuite l'étonnante menace que le diplomate improvisé n'avait point hésité à formuler, le ministre disait : Votre Excellence... voudra bien se persuader que, sous aucun rapport, on n'a pu fixer le terme péremptoire qu'il lui a plu d'énoncer en exigeant le départ de la duchesse de Saint-Leu dans le plus court délai possible, terme qu'aucun souverain ne saurait prescrire à l'autre.

Pourtant, comme il était bon d'allier la prudence à la dignité, le grand-duc envoya à Constance le général Fracken pour insinuer à la reine qu'elle lui serait agréable en quittant sa résidence ; ce n'était point l'ordre brutal exigé par la cour des Tuileries. Mais la forme seule différait. Cette victoire renouvelée d'Ettenheim enivra le gouvernement du roi. Communication en fut donnée à l'Angleterre et Pozzo di Borgo applaudit à la résolution de placer cette dame sous la surveillance de quelque grande puissance, attendu l'activité extraordinaire qu'elle se donnait pour entretenir des correspondances suspectes en France. L'Autriche offrant de se charger d'elle, il suffisait à présent du consentement de la Russie.

Mais soudain se produisit un premier incident qui dut faire réfléchir les gens pressés : M. de Metternich qui avait pris l'initiative de proposer au gouvernement français d'interner Hortense en Autriche et qui devait fournir les preuves de ses intrigues criminelles, fit brusquement retraite. Il m'a fait observer, écrit M. de Caraman, que Mme Hortense était du nombre des personnes composant la famille de Buonaparte et dont la destination avait été réglée par une convention déterminée entre les quatre grandes puissances coalisées ; que, par cette convention, la personne de Mme Hortense était- tombée à la Russie et que sa retraite et le soin de la surveiller avaient été abandonnés à cette puissance ; que c'était sur l'invitation russe qu'on lui avait laissé prolonger son séjour sur les frontières de la Suisse où elle s'était rendue avec un passeport du général Pozzo di Borgo. C'était donc avec Pozzo que le duc de Richelieu devait traiter et si, alors, la Russie ne voyait pas d'inconvénient à ce que Mme Hortense fût internée en Autriche, l'empereur était disposé à s'en charger et à lui permettre de résider dans ses États. Mais il faudrait surtout éviter qu'elle pût se réfugier en Bavière où la présence de son frère n'avait déjà que trop d'influencé et d'où il serait peut-être difficile de l'éloigner ensuite.

Hortense, devant la démarche du général Fracken, s'était empressée de recourir à son protecteur l'empereur Alexandre ; n'était-ce point en effet manquer à ce que lui devait la France que continuer contre elle un système de persécutions qui, par vote de conséquence, attaquait l'indépendance du grand-duc de Bade, frère de l'impératrice Élisabeth ? La lettre qu'elle lui écrivit à cette occasion ne pouvait que lui faire honneur : Elle rappelait que, depuis un an, elle habitait Constance par l'approbation de l'empereur. Elle y avait trouvé ce calme et cette tranquillité après lesquels elle aspirait depuis si longtemps. J'ignore par quel motif, au moment où mon frère et sa femme allaient venir passer quelques fours avec moi, on le grand-duc et la grande-duchesse me faisaient dire qu'ils allaient aussi venir me voir, le gouvernement français demande au grand-duc de ne plus me conserver dans ses États. Elle justifie alors sa conduite : Qu'a-t-elle fait et que peut-on alléguer contre elle ? En de telles circonstances il ne lui reste que l'appui de l'empereur : Il m'est encore doux, je l'avoue, dit-elle, d'y avoir recours et quand la position de mes enfants et la mienne ont tant besoin d'un protecteur, je voudrais n'en trouver un que dans le souverain que l'estime le plus et dont l'ancien intérêt me donnera l'espérance de retrouver en lui la justice et la bienveillance qui me sont si nécessaires. Puisqu'on ne veut point la laisser dans le grand-duché de Bade, ne pourrait-on lui permettre de résider en Bavière près de son frère ? Le roi de Bavière pourrait-il la recevoir s'il n'y était autorisé par la Russie ? Elle ne voudrait pas de l'Autriche parce qu'elle redouterait de s'y trouver près d'une famille qui s'y trouve, à laquelle sa destinée a été attachée, mais dont elle n'a jamais eu à se louer.

En vue peut-être de gagner du temps et de dégager la responsabilité du grand-duc dont elle connaissait les sentiments véritables, Hortense faisait des absences assez fréquentes, tantôt un voyage en Souabe pour rendre visite à la princesse de Hohenzollern, tantôt de longues excursions en Suisse, dans les petits cantons, à la recherche d'un château qu'elle pût acheter pour y passer la belle saison. A cet effet elle avait envoyé à Francfort, pour les vendre, son argenterie et son vermeil qui valaient une centaine de mille francs. Le duc de Richelieu ne prenait même plus ombrage de l'immensité de telles richesses, assuré qu'il était que le grand-duc mettrait sa cousine hors de ses États, que Mme Hortense était déjà partie, qu'elle avait quitté le territoire badois, qu'elle allait avoir le choix entre Lintz, Brünn et Gratz et qu'elle devrait s'en trouver trop heureuse.

Cependant Hortense pouvait se rassurer : le ministre des Affaires étrangères de Russie, Capo d'Istria lui faisait connaître d'abord que l'Empereur ne pouvait seul prononcer sur sa demande, mais qu'il l'appuierait près des autres puissances. Et, très peu de jours plus tard, le 4/16 octobre, l'empereur faisait écrire par Capo d'Istria à Pozzo di Borgo une dépêche officielle qui infligeait au gouvernement de Louis XVIII la plus sévère des leçons. Mettant en parallèle le désir exprimé par S. M. T. C. de chasser en Autriche la duchesse de Saint-Leu et le recours formé par celle-ci pour rester à Constance ou pour s'établir en Bavière, Capo d'Istria concluait : Ignorant les motifs qui peuvent avoir porté la cour des Tuileries à fixer son attention sur cet objet et ne croyant pas qu'il puisse en exister d'assez graves pour réclamer une mesure peu conforme aux dispositions arrêtées à ce sujet l'année passée d'un commun accord, l'empereur vous prescrit, Monsieur le général, de vous exprimer avec M. le duc de Richelieu de manière que Mme la duchesse de Saint-Leu puisse, ou rester là, ou s'établir auprès de son frère.

C'était un ordre sévèrement donné, tel que l'autocrate en infligeait à l'ancien gouverneur d'Odessa. Il châtiait à la fois Louis XVIII, Richelieu et Pozzo. Pozzo, toutefois, avec ses adresses félines de chat corse, et cette haine furieuse dans laquelle il englobait Hortense, si peu qu'elle fut Bonaparte, combina un retour offensif. Le duc de Richelieu m'a assuré écrit-il, que les démarches faites pour éloigner la duchesse de Saint-Leu de sa résidence actuelle avaient été fondées par des renseignements fournis- par la cour de Vienne qui-constatent la part que cette dame cherche à prendre dans les correspondances et les menées tendant à troubler la tranquillité en France ; que c'est d'après ces motifs qu'il s'était décidé à demander à notre auguste cour la permission de la faire transférer à Gratz où elle pourrait être plus prudente ou plus surveillée. Et il ajouta : Ayant désiré obtenir les documents qui prouvent les griefs supposés, ils ne m'ont pas encore été remis quoiqu'on assure qu'ils existent. Si la cour de Vienne avait sorti la seule pièce qu'elle possédât, la lettre de Mme de Bassano à Mlle Cochelet, quel éclat de rire à Pétersbourg ! Mais on n'avait eu garde de la montrer, on avait seulement affirmé qu'on la possédait et que rien ne pouvait être plus compromettant. Pozzo d'ailleurs, malgré l'échec qu'il venait de subir, ne continuait pas moins sa campagne de calomnie et se mêlait par surcroit de donner des conseils : Rien ne lui conviendrait plus, disait-il en parlant d'Hortense, que de renoncer aux projets politiques, de jouir tranquillement de ses richesses et surtout de ne pas compromettre la protection qu'elle implore. Cette dernière perfidie ne réussit pas mieux que les précédentes : l'empereur Alexandre, s'il ne voulait point renouveler une liaison dont il n'avait plus la curiosité, 'éprouvait quelques remords d'avoir si durement traité une femme dont la conversation lui avait plu et de l'avoir livrée à la lâcheté d'ennemis sans conscience et sans scrupule. Il devait, peu de temps après, lui en donner une preuve effective en rachetant d'elle et de son frère Eugène, la partie la plus remarquable de la collection formée par Joséphine. En payant avec une largesse impériale, l'empereur faisait un beau geste et une belle affaire. Cela devait être un véritable soulagement pour Hortense, car les richesses que lui attribuait libéralement Pozzo di Borgo étaient des plus médiocres et se réduisaient presque à ses bijoux. Heureusement, durant les années de prospérité elle avait témoigné pour les pierres précieuses une passion qui était peut-être de la prévoyance, et elle avait ainsi formé un capital mobilier suffisant pour assurer sa vie sans qu'elle eût recours à son mari La succession de Joséphine avait, comme on sait[2], ajouté presque uniquement des objets d'art et des pierres précieuses à sa part, Malmaison et Navarre ayant été à Eugène ; et les réalisations n'étaient pas faciles. Pourtant elle allait avoir besoin d'argent.

Malgré la protection de l'empereur Alexandre, elle devrait quitter le grand-duché de Bade : sous la contrainte de la France, le grand-duc avait envoyé un de ses officiers en avertir. Vainement la grande-duchesse avait tenté, par une démarche personnelle près du ministre de France, de sauver sa cousine : les paroles qu'elle avait adressées à cet homme étaient humbles et portaient vers Louis XVIII une prière qui ne fut pas plus entendue que celles des femmes qu'il rendait veuves : il fallut partir, mais si on lui enlevait le grand-duché, la Bavière s'ouvrit pour elle et combien n'était-ce pas plus redoutable ? On tremblait à Vienne et à Paris de la réunion factieuse du prince Eugène et de sa sœur sous les auspices d'un des rois coalisés. Comment l'empêcher ? L'empereur Alexandre avait parlé. Vainement multipliait-on les délations ; on ne trouvait rien qui pût le faire revenir sur une décision mûrement réfléchie. Toutefois n'allait-il pas se présenter une occasion qui permettrait de témoigner à Mme de Saint-Leu la mauvaise volonté dont on était animé à son égard et de la contrarier sur un point qui lui tenait à cœur ?

N'ayant plus le cher Saint-Leu, elle désirait acheter une maison où elle pût passer tranquillement les mois d'été. Éprise du lac de Constance, assurément le plus beau et le plus varié des lacs de Suisse, elle ne pouvait penser à s'établir dans les possessions du grand-duché, ni dans celles de la maison d'Autriche ; mais, outre le Wurtemberg et la Bavière, des riverains du grand lac, dans l'orgueil de leur-indépendance ; ne se trouveraient-ils pas heureux d'offrir Un asile à l'exilée ? La reine avait, à bien des reprises, parcouru les petits cantons. Alors qu'on disait l'avoir reconnue à Paris déguisée en homme, et que M. de Montlezun adressait par courrier spécial ses dénonciations à M. Decazes, alors que l'observateur entretenu à Bregentz par la police, annonçait tout au contraire ses projets d'acquisition aux environs d'Augsbourg de la terre de Wettenbourg pour 1.500.000 florins d'Empire, elle se bornait à acheter de M. le baron de Streng moyennant 30.000 florins la petite terre d'Arenenberg, en Thurgovie. Marché conclu le 10 février 1817. Toutefois, avec clause résolutoire au cas où les autorités refuseraient l'autorisation d'habiter.

Tout aussitôt, une campagne est organisée avec une extraordinaire ardeur par M. le comte de Talleyrand, pour contraindre les landammans du canton à refuser l'autorisation. Il parvient à s'assurer un de ces deux magistrats, par lequel il fait exposer au Conseil de Frauenfeld les motifs du refus. M. Morell, l'autre landamman, s'oppose à ces raisonnements et obtient une faible majorité. A la vérité, M. de Talleyrand ne présente contre la reine aucun grief dont il puisse faire état. Je ne puis dire, écrit-il, que Mme Hortense entretienne aucune correspondance, mais je me fais un devoir de ne jamais mander à Votre Excellence que ce dont je suis sûr ; car le doute seul me ferait voir, je l'avoue, avec infiniment de peine, son établissement dans cette terre. Donc, en même temps qu'il tente de susciter contre Hortense les ministres d'Angleterre et de Prusse, lesquels se retranchent derrière le procès-verbal de la conférence du Zi octobre 1815 portant autorisation pour Hortense d'habiter la Suisse, il requiert le président du pouvoir central de maintenir le décret de la diète de 1815, en lui observant que ce serait mettre la Suisse en surveillance que d'y laisser séjourner un individu quelconque dont cinq puissances par leurs traités doivent surveiller toutes les démarches. M. de Watteville met dans cette affaire tout le zèle possible et M. le comte de Talleyrand, qui lui en rend témoignage, est plein d'espoir, mais il ne laisse point de compléter sa mobilisation. En première ligne, il a l'action du gouvernement de Thurgovie ; en seconde, celle du gouvernement de la Confédération ; en troisième, celle des ministres des puissances alliées ; pour mettre ceux-ci en marche, il faut des ordres de leurs cours annulant le protocole du 21 octobre 1815 et il serait imprudent de les demander ; que le gouvernement de la Confédération puisse agir, il faut une délibération de la Diète  de 1817 et rien ne prouve que les députés, mécontents des entraves mises à leur commerce ou des nominations faites dans les régiments capitulés, ne saisissent cette occasion de témoigner leurs sentiments au gouvernement royal. Le mieux est donc d'attaquer d'abord le landamman de Thurgovie, qui a osé s'opposer aux desseins de M. le comte de Talleyrand. M. le comte n'a garde, connaissant les Suisses, de le prendre de haut ; il se fait amical et familier pour écrire à son cher Morell, et lui représenter quels terribles inconvénients présenterait le séjour d'Hortense en Thurgovie. Si vous le tolérez, écrit-il, il est bien clair que votre canton devient une seconde île de Sainte-Hélène où chaque puissance aura des agents pour surveiller ses démarches... Dans quelle position votre canton va-t-il se trouver vis-à-vis de la France ? Quel est le Thurgovien, quel qu'il soit, qui mettra le pied sur votre territoire sans être suspect d'être l'agent d'une conspiration ? Quel est le ressortissant de votre canton qui se trouve dans le royaume qui ne sera point soupçonné de quelque intelligence criminelle ? Quelle mesure de prudence notre police ne sera-t-elle pas, par devoir, obligée de prendre envers eux, quelque puisse être leur conduite irréprochable ? Et puis, toute sorte de compliments au cher Morell, sur sa loyauté, son esprit, ses talents, sa popularité. Mais cette lettre amicale communiquée dans le secret au président de la Diète et écrite d'accord avec lui, ne produisit nullement l'effet que M. de Talleyrand et M. de Watteville en attendaient. Le landamman Morell répondit à Son Excellence en des ternies officiels qui mettaient la question sur son terrain véritable : Mon gouvernement, disait-il, n'a sans doute pas oublié les mesures que la Haute Diète et le Directoire fédéral avaient prises, du consentement des Hauts cantons, contre le séjour temporaire de Mme de Saint-Leu sur le territoire suisse, mais il a agi dans la conviction que les motifs qui avaient nécessité ces mesures, et par lesquels la Confédération trouva qu'il était dangereux d'accorder le permis de séjour et s'y refusa, n'existaient plus depuis longtemps ni non plus les circonstances qui n'avaient rendu ces mesures que momentanément. nécessaires et, voyant que dans le changement actuel des conjonctures, Mme de Saint-Leu avait obtenu sans difficultés la permission de séjourner depuis un assez long temps à Constance tout près des frontières de la Suisse et de ce canton où elle a constamment mené une vie retirée et paisible et sans entours marquants ni suspects, on n'a pas cru devoir hésiter non plus à lui permettre de séjourner périodiquement dans une possession située à une lieue et demie plus bas sur le lac et mon gouvernement a d'autant moins balancé pour lui accorder cette permission qu'il s'est aussi rappelé les déclarations ministérielles du mois de septembre 1815, d'après lesquelles les Hautes Puissances Alliées, d'accord avec le gouvernement français, avaient-permis à Mme de Saint-Leu de continuer son séjour sur le territoire suisse quand la Suisse elle-même y voyait encore du danger.

Ayant dit tout cela en une seule phrase, sans se reprendre ni souffler, le landamman laissa là M. le comte de Talleyrand, lequel se tourna tout aussitôt vers son estimable ami, M. de Watteville, lequel écrivit aussitôt au canton de Thurgovie pour le prévenir qu'il ne pouvait consentir à l'établissement de Mme Hortense en Suisse ; mais à ce moment-là même, l'ancien chambellan de Napoléon reçut de haut, — puisque c'était de deux ministres — deux désaveux qui ne pouvaient lui laisser aucun doute sur la maladresse de son zèle : d'une part le tout-puissant ministre de la Police qu'il avait appelé à la rescousse, répondit au ministre des Affaires étrangères, qui lui avait transmis la dépêche de M. de Talleyrand : C'est à Votre Excellence qu'il appartient de prendre une détermination ; mais, sans m'arrêter aux considérations qui doivent résulter de la convention des ministres des cours alliées en date du 27 août 1815, je crois devoir présenter à Votre Excellence quelques observations plus immédiatement relatives aux attributions de mon ministère. Et tout au contraire de ce qu'a soutenu M. le comte de Talleyrand, M. Decazes estime que Mme Louis Bonaparte, devant passer six mois en Bavière et six mois en Thurgovie cette distinction de lieux et la proximité de celui qu'elle s'est choisi pour la belle saison présentent des voies beaucoup plus faciles à l'exercice de la surveillance dont elle ne manquera pas d'être l'objet... Sa présence en Suisse pendant six mois de l'année, en interrompant pour elle-même des habitudes moins contraintes, donnera à la police française qui ne perdra de vue aucune de ses relations, des moyens plus faciles et plus nombreux de les constater utilement. Quant au duc de Richelieu, il ne se soucie point sans doute de se retrouver en contradiction avec son éminent protecteur et il s'en tient au protocole des quatre puissances. Toutefois il ne laisse pas d'indiquer combien il approuverait ces persécutions lorsque l'Autriche parait vouloir les prendre à son compte, que Metternich prétend intervenir près de l'empereur Alexandre et adresser des représentations à la Diète helvétique.

Et puis, brusquement, soit que l'empereur de Russie ait opposé son veto, soit que, — chose invraisemblable — l'on ait compris la niaiserie de ces persécutions contre une femme, le silence se fait. Hortense peut, sans être constamment dénoncée, habiter tantôt la Bavière, tantôt la Suisse. A partir de la seconde moitié de 1817, elle se trouve jouir d'un traitement d'autant plus remarquable que nulle des cours alliées ne doute qu'elle n'ait joué dans la Conspiration du retour le rôle principal.

Elle n'a point poussé ses ambitions jusqu'à rêver de s'établir à Munich ; elle s'est arrêtée à mi-chemin, à la première ville de Bavière où elle pût trouver, avec des ressources pour l'éducation de son fils, un établissement souhaitable et des ressources de société. Elle a donc fait choix d'Augsbourg et y a acquis un hôtel appelé Babenhausen ; en attendant qu'elle pût s'y installer ; elle vient, au début de mai, passer quelques jours à Munich ne serait-ce que pour montrer, par l'accueil qu'elle recevrait du roi et de la famille royale, qu'elle n'est plus une lépreuse. Elle vient donc à Munich, accompagnée de Mlle Cochelet et de quelques autres personnes. Elle ne descend point chez son frère, ne parait point en public, mais est invitée à dîner par le roi, non à la vérité au Palais royal, mais dans un pavillon particulier. — Mme Hortense, écrit le ministre de France, a embarrassé jusqu'à son propre frère tant qu'elle a été chez lui. Cette position gênante pour tout le monde est probablement ce qui l'aura déterminée à ne pas prolonger davantage son séjour. D'ailleurs, le roi, tout en la recevant avec une extrême courtoisie, lui a recommandé d'éviter de faire naître aucun soupçon sur sa conduite, en la prévenant qu'il la ferait surveiller à Augsbourg, surveillance paternelle, qui ne devait point empêcher la reine, si médiocre que fût sa suite, de réunir dans une maison qui avait presque les dimensions d'un palais, tout ce qui, à Augsbourg, portait un nom et présentait un agrément.

Elle était fort bien installée : au rez-de-chaussée, un salon, une salle de billard, une bibliothèque, nu cabinet de travail, un salon particulier, une galerie qui servait pour jouer la comédie et une salle à manger formaient les appartements de réception. Le salon, tout officiel, était décoré de trois grands tableaux : l'Impératrice Joséphine, le roi Louis, la reine en grand costume, et de quatre plus petits représentant les princes Napoléon. Dans la galerie où étaient les tapisseries des Gobelins données par l'Empereur, trois portraits de Joséphine et deux portraits d'Eugène attestaient de quel côté Hortense tournait ses affections. Dans sa chambre à coucher, on ne trouvait encore que l'Impératrice, le prince Napoléon, le général de Beauharnais, la grande-duchesse Stéphanie et la vice-reine ; dans le cabinet de travail de même, de même dans le salon particulier ; c'était dans le salon du billard qui servait en quelque façon de vestibule à la bibliothèque que se trouvaient, perdus au milieu de quinze tableaux de genre, le général Bonaparte à Arcole, de Gros, et l'Empereur en grand costume, de Gérard, en tapisserie des Gobelins !

Le soir où se tenait de préférence dans la bibliothèque dont un panneau était rempli par un meuble à cinq corps, en acajou orné de bronzes dorés ; au-dessus de consoles d'acajou à dessus de marbre chargées de bustes qu'encadraient des vases de Sèvres, étaient accrochés des tableaux presque tous de l'école néoromantique, de l'école troubadour, en réaction contre l'école davidienne. Jeanne de Navarre avec son fils près du tombeau de son père, Marie-Stuart au moment où on lui  annonce son jugement, Saint Louis et la reine Blanche, la Naissance d' Henri IV, Jeanne d'Aragon, Valentine de Milan, Charles IX, le Grand Maitre des Templiers, la Belle Laure, Mlle de la Vallière dans sa cellule et puis des sujets sentimentaux, des paysages composés et animés, et, pour achever, le Prince Eugène à la bataille de la Moskova. Face aux bibliothèques était le piano d'Erard à quatre pédales, dont les pieds décorés de bronzes dorés s'épanouissaient en têtes d'amours aux ailes dressées ; à côté, les harpes très chargées de bronzes ; çà et là, des tables, table à ouvrage, singulièrement précieuse et mise en vedette, deux tables de trictrac, deux tables à jeu et puis une grande table d'acajou à quatre pieds que couvrait un tapis de velours vert et autour de laquelle la cour se groupait, comme rue Cerutti jadis, pour lire, dessiner, travailler à l'aiguille, durant que les jeunes femmes, Mlle de Mollenbach, Mlle Cochelet, M. de Courtin chantaient au piano et que les vieux Messieurs faisaient leur partie de reversis ou de trictrac. Cela avait bon air, non grand air. Des gerbes de fleurs paraient les vases. Des lampes Carcel sur la table, une grande couronne de bronze doré à six quinquets, éclairaient doucement cette intimité un peu assoupie où, en hommes, ne se trouvaient guère que M. del Marmol, l'abbé Bertrand et M. Cochelet, frère de la lectrice, le général Delaborde, et parfois Lavallette. On dessinait et l'on peignait à l'aquarelle sous la lampe ; la reine faisait des portraits charmants au lavis dans la manière d'Isabey. Et puis elle chantait : n'est-ce pas de cette année même ce Recueil de douze romances mises en musique et dédiées au prince Eugène par sa sœur ; elle chante l'Armée, les exilés, la gloire nationale. Elle a eu la révélation du patriotisme. Même a-t-elle espéré qu'Horace Vernet illustrerait ses romances mais elle a dû se contenter de Franque et de ses lithographies. Le jeune Louis suivait les classes du collège d'Augsbourg sous la conduite de l'abbé Bertrand, ex-maître de la grande classe à Saint-Germain ; homme d'esprit, décidé à ne se donner que la moindre peine et à n'en point donner à son élève, lequel sous prétexte de franchise disait tout ce qui lui passait par l'esprit et prenait au salon, où la reine croyait parfaire son éducation, l'air du discoureur.

Les grands jours venait Eugène avec sa suite d'officiers français ou italiens.

Parfois un voyageur français traversant Augsbourg se présentait et était reçu avec empressement. Il n'échappait guère au charme que répandait la reine et à l'atmosphère qu'elle créait autour d'elle. Sans doute, alors, sa vie sentimentale était suspendue. L'homme au service duquel elle avait employé toute son influence, sans se démasquer même d'abord et dont elle avait si grandement aidé la fortune, lui avait-il jamais rendu la tendresse qu'elle lui avait prodiguée et qui avait fait le tourment et les délices de sa vie durant quatre années ? Avait-il compris par quel prodige d'habileté elle était parvenue à l'élever à vingt-neuf ans, sans qu'il eût presque quitté les états-majors princiers, au grade de général de division, à le placer connue aide de camp près de l'Empereur, à le faire agréer presque officiellement comme le compagnon de sa vie ? Cela lui était dû sans doute et, avec une miraculeuse fatuité, il en donnait l'assurance à la maîtresse qu'il quittait. Lorsque, repoussée à la fois de France et de Suisse, Hortense avait dû séjourner à Aix, il était venu passer près d'elle quelques jours, les dernier. Exilé, il avait cherché un asile en Angleterre et à présent, il avait pris revanche des Anglais en épousant la fille aînée de cet amiral Keith qui avait déporté l'Empereur à Sainte-Hélène : Margaret Mercer Elphinstone, qui, à la mort de son père, succéderait au titre et à la pairie irlandaise de Baron Keith of Stonehaven comme au titre et à la pairie anglaise de baron Keith of Banheath, Co. Dunbarton. M. de Flahaut ne porterait point ces beaux titres, mais sa femme n'en serait pas moins pairesse d'Angleterre et d'Irlande, ce qui ne manquerait point d'assurer au mari une situation prépondérante sous tous les gouvernements qui succéderaient aux Bourbons, de la branche aînée.

M. de Flahaut avait-il fait part de son mariage ? C'est douteux, mais le bruit en était venu jusqu'à la reine et quoique les liens se fussent ainsi dénoués par deux années de séparation, le dernier coup n'en avait pas moins été rude ; car elle était de celles pour qui l'amour est la grande affaire qu'elles l'éprouvent ou qu'elles le sentent à côté' d'elles, qu'elles en suivent les progrès et qu'elles en protègent la marche. On a vu avec quel intérêt elle cherchait à se mêler aux affaires de cœur de l'empereur Alexandre : qu'on juge de son émotion lorsqu'elle vit sous ses yeux, dans sa maison, se développer une idylle entre son amie Mlle Cochelet et un M. Achille Guillaume qui, venu à Constance avec son frère, s'était fait présenter à la reine[3] et avait été chargé par elle de suivre diverses affaires à Paris. Le projet de mariage esquissé avait obtenu tout aussitôt l'entier assentiment de la reine qui voyait déjà sa société accrue d'un élément qu'elle paraissait goûter ; mais il avait été moins bien goûté par la mère de M. Guillaume et la reine écrivait : Je pense avec peine que j'emploie tout votre temps et que vous avez peu le cœur à d'aussi ennuyeuses affaires ; mais, en attendant, ici on parle de vous et je ne puis penser que vos souhaits n'aient pas une entière réussite : aussi, quand je vois une grande tristesse qui est assez naturelle quand on craint, je gronde, et c'est je crois la meilleure façon de consoler. Il est impossible que votre mère ne consente pas à votre bonheur. Je n'ai pas besoin de vous répéter toute la part que j'y prends. Les lettres se succèdent et les projets : M. Guillaume, fort occupé à des voyages pour vendre dans les meilleures conditions les joyaux de la reine, revient à Augsbourg et il y passe presque sa vie. Mon avis serait bien, dit-elle, que vous revinssiez avec toutes les permissions de votre mère, car il vaut mieux parler qu'écrire. Si elle tenait qu'un-lien se fit près d'elle, ce serait bien naturel et alors j'en ferais le sacrifice, mais il me semble qu'il vaudrait mieux y aller au printemps et rester l'hiver avec moi. Car, en m'enlevant une de mes plus belles plumes, et vous regardant comme un de mes amis, vous me devez de venir tous les ans passer quelque temps avec moi, sans compter le voisinage en Suisse, car j'aurai du plaisir à avoir un si bon voisin. Vous trouverez que je vais vite eu affaires : mais je suppose que ce n'est pas à vous de le trouver. Voici donc mes idées : vous arrivez dans un mois, avec toutes les permissions, vous épousez tout de suite ; au printemps vous allez passer quelques mois près de votre mère et ensuite la campagne tous ensemble... Du temps passe. En mars 1818 le mariage n'est point réalisé mais on continue d'y penser et si la reine, dans certaines lettres, ne parle que d'affaires, elle écrit : Je laisse à une autre à vous parler de ce qui vous touche. Au mois d'avril, on n'est pas plus avancé : M. Guillaume est toujours amoureux, mais sa mère est toujours inflexible et le prétexte qu'il avait de venir à Augsbourg lui échappe, puisque les affaires qui l'y appelaient sont terminées et que la reine lui donne une décharge définitive de la vente de ses diamants. Aussi faut-il tenter alors le suprême effort pour emporter le consentement refusé et la reine croit y parvenir en s'adressant directement à M. Guillaume : son prétexte est de la remercier d'avoir trouvé bons les voyages que M. Guillaume a faits pour ses affaires, mais elle ajoute : Croyez, Madame, qu'il est des familles avec lesquelles on est bien aise de contracter des obligations et, si les vœux de votre fils sont exaucés comme je l'espère, ne doutez pas du plaisir que j'aurais à faire votre connaissance. Partout où je serai vous serez la bienvenue et je mettrai toujours un grand prix à vous assurer des sentiments que je vous ai voués.

Hélas ! la reine n'a plus de couronne, elle ne dispose plus d'emplois qui assurent la fortune de ses protégés : il faut que M. Guillaume trouve une place et sans doute en France, car le prince Eugène en a offert une et s'est vu refuser : Je regrette beaucoup, écrit-il le 12 mai, que vos affaires de famille me privent du plaisir de vous attacher à ma personne et d'occuper vos talents et votre dévouement. Je désire pourtant qu'un jour cette occasion puisse se présenter. Enfin, la reine, sans grand espoir, semble-t-il, écrit le 28 mai cette dernière lettre : Je vais partir pour prendre les bains dont ma santé a bien besoin ; je regrette de ne pas laisser Louise (Cochelet) avec un bon mari, mais j'espère qu'il est possible de dire : ce qui est difficile n'est pas perdu. Je jouirais pour vous si [vous] trouviez tout de suite à être employé utilement et il ne faudrait pas hésiter à prendre une place qui augmenterait votre fortune. Ne pensez donc aux voyages en Allemagne que si vous n'aviez rien de mieux à faire. En travaillant pour vos Intérêts et ceux de Louise, vous agissez selon mes désirs, mais si tout s'arrange pour votre bonheur, à mon retour j'espère que la noce se fera près de moi et que j'aurai encore le plaisir de vous revoir et de vous assurer des sentiments que je vous ai voués.

Et ce fut la fin : M. Guillaume ne revint pas, au moins comme célibataire, à Augsbourg et à Arenenberg. Il délaissa Louise Cochelet qui dut attendre quatre années encore un mariage médiocrement dans ses goûts. Mais lui se consola de ses déboires matrimoniaux en dépeçant le pare de Bellevue, en y construisant d'étonnants monuments et en distribuant libéralement, aux rues qu'il perça, les noms de tous ceux auxquels il était attaché : il oublia celui d'Hortense.

Cet épisode a singulièrement occupé la reine durant plus d'une année, de mars 1817 à mai 1818 : la vie lui était facile à Augsbourg, et si elle eût pu être plus animée, ce n'eût été que par la venue de quelque Français. Hortense l'eût accueilli comme elle avait fait de M. Guillaume.

La vie sentimentale d'Hortense quelque peu assoupie, en ce qui la concernait, depuis sa séparation de Flahaut, n'avait fait qu'assez peu de tort à sa vie maternelle : à présent l'exaltation de sa tendresse pour ses fils lui tenait lien des affections qui lui manquaient. Elle avait ; dès le mois de juin 1817, fait réclamer à Louis l'exécution du jugement de 1815 qui lui assurait son fils aîné durant les mois d'été ; il avait consenti à s'en séparer pourvu qu'elle l'envoyât chercher en Italie. Eugène y avait dépêché son cousin et aide de camp, Louis Tascher, et l'enfant était arrivé en octobre 1817 à Augsbourg on chacun s'était étonné des changements qu'avait apportés à sou physique et à son moral l'éducation paternelle. Hortense s'efforça d'y remédier, mais sans grand succès à ce moment. L'inquiétude la prenait à la pensée que Louis réclamait son second fils et qu'il faudrait bien, le lui céder, au moins quelque temps : ce n'était point une médiocre affaire, car Hortense était bien décidée à abandonner le moins possible le petit Oui-Oui. Le mieux eût été de le mener elle-même en Italie et de rester à proximité, mais le lui permettrait-on ?

Pourquoi pas ? On permettait bien en mai 1818, à la reine Catherine de venir de Trieste à Stuttgart en adoptant un capricieux itinéraire qui la conduisait à Augsbourg avec ses dames, sa suite, ses gens et ses voitures. Elle descendit chez Hortense qui offrit l'hospitalité à elle, à son fils et à la gouvernante de celui-ci, Mme de Reding. Les deux belles-sœurs eurent de longues et intimes conversations et Catherine en tira de précieux renseignements sur la vie d'Hortense à Augsbourg. Elle apprit qu'Hortense était aimée et honorée par tout le monde à Augsbourg quoiqu'elle n'admit dans sa société aucune distinction de rang. Les nobles et les marchands, écrit-elle, sont étonnés de se voir chez elle réunis pour la première fois. Ce mélange étonna sans doute la reine de Westphalie mais elle se hâta de constater qu'il n'avait lieu que le jeudi soir pendant un couple d'heures. Il paraissait difficile qu'il y eût entre les belles-sœurs une cordialité qu'excluait la différence de leurs caractères et de leurs habitudes mais Hortense excellait à se rendre aimable et à bien recevoir, et elle ne manqua point de combler Catherine de ses grâces.

Puisque Catherine remuait ainsi, Hortense prétendait qu'on la laissât aller et venir et Eugène parvint à assurer à sa sœur les passeports nécessaires. Il fallut qu'à Paris on en prit son parti. Le ministre d'Autriche à Munich, écrit M. de Richelieu à M. Decazes le 9 juin 1818, vient d'être autorisé par sa cour à viser trois passeports bavarois pour Mme de Saint-Leu et sa suite se rendant à Livourne. Le premier était pour elle sous le nom de Mme d'Arenenberg, son fils, Mlle de Mollenbeck, une femme de chambre et trois domestiques ; le deuxième pour un abbé Bertrand, le troisième pour M. Bazinet maître d'hôtel. Elle avait allégué le besoin de prendre les bains de mer à Livourne, mais l'on savait qu'elle devait mener à Louis son fils cadet.

Cela fit une sorte de rendez-vous. La maréchale Ney vint de son côté à Livourne et se fixa près de la reine à Montenero. Pauline était aux bains de Lucques où sa belle-sœur vint la voir, et elle aussi fit chercher une maison près de Livourne. Enfin Louis, qui avait en vain sollicité des passeports pour Carlsbad, se rabattait sur Montecatini où les eaux lui feraient assurément tout autant de bien. Bien qu'il se trouvât ainsi à portée de sa femme, ce n'était pas au moins qu'il entendit se rapprocher d'elle, car il continuait avec une ardeur redoublée ses démarches près de la Congrégation chargée de connaître de la rupture des liens matrimoniaux ; mais il prenait ainsi possession de son second fils qui devait le venir voir à jours fixes.

Durant ce séjour, où la reine avait été assez sérieusement malade, un accident survenu chez elle à son fils aîné avait redoublé les reproches du roi Louis. Cet enfant, en voulant arranger la pierre de son fusil en avait tiré quelques étincelles qui mirent le feu à de la poudre sur une table auprès de lui. Il eut la main assez fortement brûlée et la figure légèrement, de manière cependant à être marqué. Elle dut attendre — et Louis de même — que l'enfant fût entièrement rétabli. De Livourne, son mari comptait retourner à Rome ; elle pousser jusqu'à Ancône afin d'y visiter les biens que possédait son frère avant de le rejoindre. Elle partit plus tard qu'elle n'avait pensé, ayant été de nouveau incommodée et ne quitta Florence où elle était venue de Livourne qu'à la mi-octobre. Passant aussi près de Rome elle eût trouvé décent de se présenter à sa belle-mère ; mais celle-ci comprit les motifs qui l'arrêtaient. J'aurais été bien contente, écrit-elle le 24 octobre, de vous embrasser et j'ai même désiré vous en écrire pour vous y engager, mais des réflexions m'en ont empêchée, veuillez au moins tenir parole pour l'an prochain.

L'an prochain — 1819 — la reine ne pensa point à venir en Italie. Elle n'avait pas deux cents louis pour faire le voyage et Louis, qui vint à Marienbad prendre les bains, amena son fils aîné. Il avait renoncé volontairement après onze ans de soins et d'espérances à tout espoir de rompre à jamais des liens qui l'avaient rendu si malheureux. Mais il en tirait sur les enfants d'autant plus de rasons d'exercer son despotisme et de former des projets comme d'exiger dès lors qu'Eugène s'engage à donner une de ses filles à Napoléon à l'âge et quand cela lui conviendra. Son fils a seize ans, l'aisée des filles d'Eugène en a douze et voilà connue il entend la liberté du mariage lui qui, depuis dix-huit ans, emplit l'Europe de ses plaintes sur la contrainte qu'il a subie. Après avoir, par ses soins et ceux de l'abbé Paradisi, excellé à rendre l'aîné hypocrite et fourbe, il prétendait réformer de même le cadet, si plein de bonne humeur, d'expansion et de gentillesse. Je n'ai été nullement satisfait, à Livourne, écrit-il, du ton de l'abbé Bertrand envers Louis ; j'avoue même que j'en ai souffert et, si je n'ai pas éclaté, c'est que Louis devait rester avec vous. Tout ce que j'aurais fait pour y porter remède n'aurait été que provisoire et, par conséquent, n'aurait servi à rien. L'indocilité, l'extrême bavardage, les pasquinades, les mauvais lazzi dont il a l'habitude plus que Napoléon m'ont affligé, quant à ses progrès, ses lettres actuelles sont plus mal écrites que celles d'il y a un an[4].

Il faut avouer qu'ici il ne paraissait point avoir si grand tort et Hortense elle-même malgré sa faiblesse à l'égard du maître de la grande classe de l'institut Campan, commençait à s'apercevoir que, pour l'ordre, la suite, les connaissances, même l'éducation, l'abbé était d'une insuffisance complète. Elle avait même commencé des démarches pour procurer un précepteur à son fils et sur la recommandation de Méjan, de Cochelet et d'autres personnages aussi bien instruits, elle avait arrêté son choix sur un homme de vingt-cinq ans ayant couru depuis sa naissance des aventures qui le disposaient médiocrement, semble-t-il, pour former l'esprit et le cœur d'un des neveux de Napoléon. Il était le fils du conventionnel Le Bas qui réclama d'être proscrit avec Maximilien Robespierre et qui se tua à l'Hôtel de Ville pour ne pas tomber aux mains de Léonard Bourdon et de Barras. Sa mère, fille cadette de Duplay, l'hôte de Robespierre, l'avait élevé dans le culte de l'Incorruptible ; il fit des études au collège de Juilly, mais brèves, car à seize ans, en 1810, il s'engagea comme novice dans la marine, embarqua sur le Vigilant, puis sur le Diadème et fut promu aspirant de 2e classe le 15 janvier 1812. Débarqué le 13 mai 1813, il fut, bientôt après, compris dans la levée des Gardes d'honneur et rejoignit le 3e régiment à Tours. Il fut un des meneurs de la conspiration où le général comte de Ségur faillit périr[5] et qui attesta les résultats de la propagande royaliste. En même temps que franc-maçon notable, Le Bas se signalait alors comme royaliste intransigeant. A la Restauration, il fut commis principal, puis chef de bureau à la préfecture de la Seine, en même temps qu'il professait à Sainte-Barbe. Quoi ? L'on ne sait trop, car où eût-il appris : pourtant, il allait étonner par l'étendue de ses connaissances et la sûreté de son information.

Pour le moment les négociations furent arrêtées. L'intendant de la reine, le baron Devaux, lui écrivit le 10 octobre. Une circonstance particulière parvenue depuis les démarches que j'avais entamées force Madame la duchesse de les suspendre par l'incertitude où elle se trouve de pouvoir conserver longtemps son second fils. Il fallut attendre le bon plaisir du roi et obtenir qu'il laissât tranquille Oui-Oui. Il faut reconnaître que si le père donnait dans les abbés, la mère se jetait ardemment dans le parti contraire et si Napoléon était contraint par son père de servir la messe de l'abbé Paradisi, Louis eût été vraisemblablement appelé à encenser l'Être Suprême. M. et Mme Philippe Le Bas arrivèrent à Arenenberg le 26 juin, et, moins d'un mois après, le précepteur portait ce jugement : Mon élève a douze ans ; il a des dispositions, mais il n'est pas très avancé ; je pourrais même dire que ses connaissances sont presque nulles sur beaucoup de points : il n'y a qu'une seule chose qu'on ait su lui inspirer, c'est un dégoût complet de l'étude. Il fallait reprendre tous les fondements, imposer une règle inflexible et la suivre, malgré les invitations, les distractions, les visites et tout le reste par quoi l'enfant était sollicité. Au temps de l'abbé, il se levait de sept à neuf heures, selon que l'abbé avait plus ou moins envie de dormir. Les exercices étaient à peu près aussi bien réglés. A présent, de six heures du matin où, en été, était le lever, à neuf heures du soir où était le coucher, l'ordre des leçons, grammaire générale, latin, arithmétique, allemand, grec, histoire et géographie, récitation, se déroulait imperturbablement, coupé par une promenade, une récréation, la leçon de natation et, plus tard, la leçon d'équitation. Quand, à la fin d'octobre, on rentra à Augsbourg, Le Bas serra encore les freins : il vécut tête à tête avec son élève dans un isolement presque complet, dinant et soupant seul avec lui et ne tolérant plus de communication avec le salon, sauf une heure et demie avant le coucher.

L'enfant n'était point insensible à ce qu'il y voyait, à ce qu'il y entendait : Eugène, Lavallette, la duchesse de Frioul, la princesse de la Moskowa, des noms qui évoquaient la proscription et la gloire. par qui toute imagination se fût exaltée et tout cœur élargi. Il ne fallait point qu'un enfant bût à trop longs traits ce breuvage sacré, mais fût-ce d'une gorgée, il devait être enivré.

***

C'était à Eugène et à la situation qui lui avait été à la fin assurée en Europe qu'étaient dus les égards que témoignaient à de Saint-Leu les diverses polices et en particulier l'autrichienne. Les aristocrates suisses — qu'ils eussent ou non francisé leur nom, comme le watte-ville, s'étaient réduits au silence ; les Badois avaient recouvré leur politesse familiale ; les Bavarois, à l'exception du prince royal et de la reine, étaient mieux que polis et l'Autriche elle-même s'était adoucie au point qu'elle délivrait ou visait des passeports pour l'Italie presque entière. Le Pape lui-même n'hésitait point à accueillir dans les Légations, sinon à Rome même, la pestiférée et ses enfants. Mais tout cela tenait à Eugène auquel l'Europe semblait avoir pardonné cette adoption qui avait pourtant fait jusqu'alors tout son mérite et toute sa fortune.

Il avait eu à Vienne l'extraordinaire chance de trouver dans l'empereur Alexandre un protecteur dont on ne pouvait méconnaître l'influence et la bonne volonté. Toutefois le Congrès s'était terminé sans qu'il obtint l'établissement convenable hors de France qu'avait voulu lui assurer son père adoptif au milieu des suprêmes convulsions de Fontainebleau. Mais l'Europe avait reconnu, constaté et affirmé ses droits ; elle s'était engagée à lui faire recouvrer et conserver la pleine et entière jouissance de ses dotations et de ses biens particuliers, tant meubles qu'immeubles, dans tous les pays qui avaient fait partie du royaume d'Italie, et elle lui avait assigné pour résidence le château de Bayreuth. Évidemment ce n'était pas là ce que souhaitait Eugène qui quelques semaines plus tard réclamait les Légations mais il devait se contenter avec ce qu'on lui donnerait — et, après cette convention du 23 avril, venait celle du 4 juin relative à la principauté de Ponte-Corvo, que le roi de Naples devrait céder ; puis une autre convention de même jour relative à la conservation intégrale des possessions et propriétés particulières lui appartenant dans les provinces restituées au Saint-Siège.

Tout cela faisait bien sur le papier : mais Ferdinand IV ne voulait rien en savoir non plus que François Ier et même Maximilien Ier. Il fallait la constante intervention d'Alexandre pour que ces signatures ne demeurassent pas lettre morte : ainsi, fit-il renouveler le 21 novembre l'engagement pris à Vienne le 4 juin et décida-t-il la Prusse et l'Autriche à ouvrir sans retard, de concert avec la Russie, avec l'intervention et sous la médiation du gouvernement anglais, une négociation active avec la cour des Deux-Siciles pour engager cette cour à leur fournir les moyens de réaliser l'établissement stipulé pour le prince Eugène. On fut aussitôt averti à Naples. Je sais qu'on se prépare à refuser, écrit le 14 décembre le comte de Narbonne Pelet, le nouvel ambassadeur de France.

Néanmoins on considérait si bien la principauté comme acquise qu'Alexandre rattachait formellement la question aux négociations engagées entre l'Autriche et la Bavière au sujet d'échanges territoriaux. La cour de Naples n'était nullement disposée à céder et M. de Narbonne l'encourageait dans une résistance à laquelle il essayait d'intéresser Louis XVIII, protecteur naturel du roi des Deux-Siciles. L'échange entre la Bavière et l'Autriche ayant été accompli sans que la destinée d'Eugène eût été fixée, une nouvelle intervention d'Alexandre pouvait seule contraindre la cour de Naples, sinon à la cession d'un territoire dont Eugène ne se souciait guère, au moins à une compensation en argent. Il demandait dix millions que la cour de Naples ne pouvait payer. Elle en offrit cinq et l'Angleterre déclarant que s'il n'acceptait pas elle lui retirerait sa médiation et ne se mêlerait plus de ses affaires, Eugène se résigna. La modération dont il faisait preuve, 'en agréant une somme aussi médiocre, fut hautement appréciée par Alexandre et par les souverains alliés heureux de perdre ce souci.

Aussitôt que les cinq millions auraient été payés, Eugène comptait faire l'acquisition d'Eichstaedt ou de Dillingen dont le roi de Bavière lui laissait le choix. Il en serait déclaré prince et prendrait le nom de duc de Leuchtenberg : Leuchtenberg était un landgraviat situé dans le haut Palatinat, dont les landgraves ont subsisté depuis le milieu du XIVe siècle jusqu'au milieu du XVIIe. Après la mort sans postérité de Maximilien-Adam, dernier mâle de cette maison, son cousin Maximilien-Henri, électeur de Cologne, fils d'Albert duc de Bavière et de Mechtilde de Leuchtenberg en hérita et le conserva jusqu'à sa mort en 1688 : à défaut des réalités, le nom était resté et le titre subsistait dans la maison de Bavière. Eugène aurait le titre personnel d'Altesse Royale et il prendrait rang parmi les princes après le duc de Bavière, mais ses enfants ne seraient que Sérénissimes. Or n'était-ce pas là une déchéance pour la princesse Auguste. Car pour lui ! Je n'ai jamais eu d'ambition, disait-il au ministre de France, les circonstances seules m'avaient porté à un haut degré d'élévation. Je ne l'ai pas regretté. Un seul chagrin nie dévore et c'est mon mariage. Ma femme était destinée à épouser une tête couronnée. J'ai reçu sa main lorsque j'étais appelé à l'être et cette union a détruit l'existence à laquelle elle devait aspirer et celle de mes enfants qui sont petits-fils de roi.

Cela devait en effet lui paraître très fâcheux ; mais s'il obtenait tout l'argent qu'on lui promettait, peint-être se consolerait-il : la cour de Naples à la vérité était aussi embarrassée pour payer cinq millions qu'elle l'eût été pour dix : mais elle s'avisa d'un expédient digne de Polichinelle. Jadis, quelque quinze ans auparavant, des vaisseaux russes avaient relâché à Naples ; des troupes russes y avaient débarqué : on avait accueilli les uns et les autres en alliés sauveurs avec un débordant enthousiasme, sans oublier pourtant de marquer les fournitures qui leur étaient faites : il y en avait pour trois millions. On comptait peu à Naples sur le paiement  de ces trois millions et on comptait aussi peu à Pétersbourg de se trouver dans la nécessité de les payer ; mais, comme écrit de Vienne le comte de Caraman, comment l'empereur cette dette appliquée à un secours qu'il a si vivement provoqué ?

Il faut avouer que t'eût été bien joué ; mais il ne semble pas que Ferdinand IV ait dû recourir à cet expédient et pourvu qu'il ne payât que par mensualité de 400.000 francs, et à partir du 1er mai 1820, il se trouva satisfait d'être quitte à si bon compte. Au mois de septembre 1817 une déclaration royale consacra la transaction, sous les auspices et par la volonté de l'Angleterre. Le 16, Eugène en rendait` grâce à son tout-puissant protecteur. A présent, il s'agissait de former en Bavière, moyennant les cinq millions, l'établissement princier, ce qui fut fait le 15 novembre par une ordonnance royale établis saut les rapports politiques du gendre de S. M. le roi de Bavière, S. A. R. le prince Eugène duc de Leuchtenberg comme prince d'Eichstaedt envers l'État et envers Sa Majesté le roi et ses successeurs.

D'abord un règlement d'armoiries qui abolissait à jamais tout souvenir napoléonien : Eugène devait porter : Écartelé : au 1, d'argent à une fasce d'azur qui est de Leuchtenberg ; au 2, de gueules à une porte de ville, crénelée d'argent, ouverte de sable, posée sur une terrasse de sinople, flanquée d'un mur sommé de deux tours crénelées d'argent soutenant chacune un chêne de sinople qui est d'Eichstaedt ; au 3, de sinople à l'épée haute d'argent, mise en pal, garnie d'or, accostée de chaque côté de trois étoiles du même, posées 2 et 1 ; au 4, à une fasce de sable surmontée de trois merlettes de même qui est de Beauharnais ancien. Sur le tout d'azur, à une couronne royale d'or.

Et ces armoiries où le troisième quartier faisait penser à l'Italie (sinople), aux exploits du prince et à ses grades militaires étaient timbrées d'une couronne royale.

La maison de Leuchtenherg était déclarée première maison princière parmi toutes celles du royaume. Dans les ordres qu'il donnait aux autorités dont la nomination lui était réservée, le prince disait Nous. Il avait rang immédiatement après les princes de la maison royale : on lui donnait à lui du Très Sérénissime duc et de l'Altesse Royale. On prierait pour lui et sa famille dans les églises de sa principauté immédiatement après avoir prié pour le roi. Il habiterait en quelque pays qui lui conviendrait de l'Union germanique, mais, comme sujet bavarois, il était tenu à l'obéissance et fidélité et ne pourrait avoir de rapports avec les États étrangers que ceux qui tiendraient aux possessions mises dans sa souveraineté ou occasionnées par ses droits de fief. S'il n'avait pas l'administration politique, civile et législative qui n'appartient qu'au souverain, il pouvait faire tout règlement concernant ses prérogatives et ses revenus et publier un journal hebdomadaire ; il nommait les juges de première instance ; présidait à la police ; pouvait admettre de nouveaux sujets ; désignait les agents pour l'instruction publique, les douanes, l'administration, les eaux et forêts, le culte. Il avait dans son château d'Eichstaedt une garde d'honneur dont il pouvait faire une garde de police ; ses employés de toute nature, chargés de l'administration de la principauté et de la perception des impôts, portaient son uniforme ; il avait un régiment de son nom, le 6e chevau-légers, — à ce moment en France, — dont il portait l'uniforme. Les officiers qui lui étaient attachés, — Triaire, Bataille, Tascher et Méjan, — décorés des ordres bavarois, étaient nommés chambellans du roi, recevaient un grade dans l'armée. Enfin, Eugène, quelques jours plus tard, était nominé premier pair héréditaire du royaume.

La fortune était immense. Elle se composait : 1° des biens formant un million de rentes, dotation donnée par Napoléon le 22 décembre 1809, annoncée par un message au Sénat du royaume d'Italie — apanage formé de biens domaniaux en telle quantité que, à raison de 5 p. 100, ils produisissent un revenu annuel de 1.000.000 de lires italiennes. On estime le revenu de ces domaines dans les États romains, écrit un agent, à 850.000 lires, le capital à environ 19 à 20 millions. Le séquestre sur ces biens avait été levé en avril 1816 ;

2° Des biens qu'il possédait en Lombardie et que l'Autriche offrait de lui racheter pour trois millions et demi de florins ;

3° De terres dans le duché de Modène ;

4° Des cinq millions de Naples ;

5° De Navarre et de son duché, de Malmaison et des biens à la Martinique provenant de la succession de l'Impératrice Joséphine.

Et, recette qu'on peut trouver inattendue, le fils de Mme Debeauharnais (sic), sur l'intervention du ministre de Bavière, reçut du Trésor royal de France, le 5 août 1818, une somme de 676.666 fr,67 dont 537.777 fr,78, pour les arrérages échus le 11 avril 1814 d'une rente sur le Trésor faisant partie du douaire de la dite dame, et 138.888 fr,89 pour la portion de la nouvelle rente d'un million substituée à ce douaire par le traité de Fontainebleau dudit jour 11 avril, qui a couru de ce jour jusqu'au 30 mai, date du décès. Ainsi, car tout arrive, le roi, le comte Corvetto et M. le duc de. Richelieu, reconnaissaient — pour Eugène seul — la validité du traité de Fontainebleau et ils l'exécutaient[6].

De la sorte, Eugène sans conteste était devenu, comme dit le duc Dalberg, un des princes les plus riches de l'Europe et l'on ne pouvait évaluer ses revenus à moins de dix-huit cent mille francs à deux millions. Il en était fort ménager, assurait-on, pour tout ce qui ne tenait point à sa représentation et il évitait avec un soin extrême tout ce qui eût pu le compromettre.

Ce n'est pas qu'il n'eût donné asile à des proscrits et qu'il n'eût assuré leur tranquillité : ainsi pour Lavallette et Drouet. Mais il n'y portait point de mystère ; il avait réclamé pour eux la bienveillance de son beau-père, à condition qu'ils ne se mêlassent de rien. Lui-même n'avait aucun rapport avec les hommes qui, en France, eussent pu le mêler de conspirer ; il ne manquait point d'affirmer, à toute occasion, son respect pour l'auguste maison de Bourbon et s'il ne se permettait plus d'écrire à Louis XVIII, c'est sans doute que celui-ci avait laissé sans réponse la lettre qu'Eugène lui avait écrite et où il lui disait (18 janvier 1816) : Lorsque par le traité du 11 avril 1814, les Hautes Puissances Alliées m'ont assuré un établissement hors de France, je n'ai pu vouloir renoncer au beau nom de Français dont je ne cesse de m'honorer. C'est à ce titre, si cher à mon cœur, que j'ai osé mettre aux pieds de Votre Majesté mon respect et mes hommages. Étant devenu Bavarois, des pieds à la tête, il se contentait à présent de faire aux successifs ministres de France des déclarations, des protestations et des professions de foi d'une amicale familiarité, auxquelles ils opposaient d'ailleurs un scepticisme qui redoublait les espionnages en même temps qu'ils s'efforçaient de ne point lui rendre les égards qu'eussent dû lui assurer ses titres, son alliance et sa situation. Cela ne pouvait compter que comme des taquineries assez sottes : car outre qu'il était d'une prudence qui le mettait à l'abri des délations, l'ami de l'empereur Alexandre, le beau-frère de l'empereur d'Autriche, le gendre du roi de Bavière n'était point de ceux sur qui l'on pût mordre. Il était donc, quoi qu'il fit pour s'en défendre, le seul qui, presque incorporé dans la Famille impériale, puis presque exclu pût être de quelque secours.

***

Arrivée à Francfort, Julie avait fait son établissement dans une maison de campagne aux environs de la ville. M. le comte Reinhard, ministre du roi près la diète, qui surveillait, avec un zèle redoublé par son passé, les Bonaparte qu'il pouvait atteindre, ne trouvait point à dauber sur elle. Elle vit très retirée, elle ne voit personne, écrivait-il. A l'automne elle eût été plus dangereuse, car elle se préparait à habiter Francfort : Je vois arriver l'hiver avec peine, écrivait-elle à son frère le 13 septembre ; il faudra que je recommence à chercher un logement en ville parce qu'ici les maisons de campagne ne sont construites que pour l'été et il est impossible d'y rester lorsqu'il fait froid ; la nôtre a de plus l'inconvénient d'être inondée pendant les grandes pluies, l'eau y arrive jusqu'au premier étage. Elle ne voyait personne. Tu penses bien que dans ma position on ne s'empresse pas de me rechercher et d'ailleurs je suis occupée avec mes enfants gt j'ai le bonheur de savoir me suffire à moi-même. Sa vie, des plus médiocres, était emplie par l'éducation de ses enfants, la préoccupation de sa famille, les questions d'argent. Tu ne te fais pas d'idée, écrit-elle le 8 décembre, de la quantité d'argent que l'on dépense ici, malgré que nous vivions avec la plus stricte économie, mais tout est fort cher. Pour y remédier, elle essaya de se faire envoyer de Mortefontaine, dont Nicolas Clary était devenu le propriétaire apparent, du gibier et des fruits. Mais l'expérience prouva que le trajet était un peu long. Il eût fallut trouver acquéreur pour Prangins tout au moins, qui, fort mal administré par le banquier suisse Veret, était une charge considérable. On parvint, il est vrai, à trouver sur prêt hypothécaire une somme de 200.000 francs, mais il eût fallu louer le château et les terres, et diminuer notablement les frais d'entretien. D'Amérique, Joseph enjoignait de continuer les pensions aux anciens domestiques et il en coûtait près de 10.000 francs. De plus, elle avait à réunir des fonds pour aller rejoindre son mari ; à la vérité elle reculait constamment devant le voyage, et Reinhard annonçait, en juillet 1817, qu'elle semblait y avoir renoncé. En effet, le 4 août, elle partit pour les eaux d'Ems. J'en ai absolument besoin, écrivait-elle à son frère. Depuis la maladie que j'ai éprouvée l'an dernier, il m'est resté une douleur très forte au-dessus de l'épaule ; cette douleur est quelquefois assez vive pour m'empêcher de remuer le bras. Le médecin m'assure que si je ne prends pas les eaux, je dois m'attendre à souffrir cruellement l'hiver prochain. Ces eaux sont aussi conseillées pour Charlotte qui est assez languissante depuis quelques mois. Toutes ces considérations m'obligent à faire ce petit voyage qui m'ennuie beaucoup, tant à cause de l'embarras d'un déplacement qu'à cause de la dépense qu'il entraîne. Comme elle demeurait correcte en toutes choses, elle envoya un M. de Franzenberg, qui lui servait de factotum, prévenir de son départ le ministre de France.

A son retour à Francfort, elle reprit sa vie retirée : Julie, écrit Madame, vit dans une retraite absolue et avec une économie au delà de mon état. Mais n'en donnait-elle pas la raison ? Mon mari, dans toutes ses lettres, écrit-elle à Nicolas Clary, me recommande de te rembourser ce que nous te devons. Il m'exhorte fort à ne pas faire de nouvelles dettes pour notre dépense. On sait que, d'autre part, pour ce qui le touchait, Joseph ne ménageait rien, et que d'immenses caisses partaient constamment à son adresse. Peut-être eût-il dit que ces envois n'avaient pour objet que de rendre plus agréable l'habitation qu'il destinait à sa famille.

A la fin Julie parut se préparer sérieusement au départ, et on sembla lui en faciliter les moyens. Le 22 janvier 1818, elle annonce à sa sœur Désirée qui était revenue habiter Paris que M. Bethmann est venu la voir la veille : Il me dit, écrit-elle, que si j'étais décidée à m'embarquer ce printemps, il m'accorderait la facilité de choisir un port de France et de séjourner à Paris un mois ou deux, en y étant dans le plus strict incognito et ne voyant personne, de façon qu'il pût avoir l'air d'ignorer mon séjour dans la capitale. Elle en était bien tentée. Il me semble, disait-elle, que, puisque je ne puis pas remettre mon départ pour l'Amérique à l'année prochaine, je dois m'estimer heureuse d'aller passer un ou deux mois avec toi avant de m'embarquer.

Au moins, si son départ était proche, il n'était pas immédiat, car, à la fin de février, elle loua une nouvelle maison pour six mois. Elle prétendit même gagner l'année ronde. Elle écrit à son frère le 21 août : Notre départ pour l'Amérique est fixé irrévocablement au mois d'avril prochain et si, enfin, je suis trop malade pour m'embarquer, je ne puis pas me dispenser d'envoyer à mon mari mes deux enfants, ou tout au moins Zénaïde. Joseph venait, en effet, d'envoyer en Europe son valet de chambre Mailliard, chargé à la fois de signifier ses ordres à sa femme et de déterrer dans le pare de Prangins les précieux objets enterrés en mars 1814 Mais s'il réussit à cette mission, il échoua pour l'autre. Ce ne fut pas certes que Julie opposât au départ une résistance active, au contraire : Je suis absolument décidée, écrivait-elle à son frère le 10 septembre, à partir au commencement du printemps, mais je t'avoue qu'il me sera bien pénible de partir sans te voir ainsi que nies sœurs. J'aurais désiré pouvoir aller passer au milieu de vous le peu de temps qui me reste encore à passer en Europe. Rien ne semblait l'en empêcher, puisque M. Decazes paraissait l'y avoir autorisée, mais quelque désir qu'elle en eût, elle ne parvenait point à prendre un parti. D'ailleurs, Madame elle-même la dissuadait de partir. Je dois vous faire connaître, écrivait-elle à Joseph le 31 octobre, que votre famille vit dans une retraite absolue et avec toutes les privations possibles, au delà même de ce que vous pourriez imaginer. Je tiens ces détails de personnes bien dignes de foi, ainsi que l'assurance que la santé de Julie est vraiment mauvaise. Cependant, elle vient de m'écrire en date du 5 octobre qu'elle est décidée à partir, malade ou non. Madame désapprouvait cette résolution et répétait à Julie elle-même qu'elle ferait mieux d'envoyer Zénaïde et de rester en Europe avec Charlotte.

Julie ne savait trop quel parti prendre ; pourtant, au mois de janvier 1819, elle fit demander par Désirée, l'autorisation de venir prendre les eaux de Plombières. Elle alléguait sa tendresse pour une telle sœur, et le vif désir de la revoir avant de la quitter pour jamais peut-être. C'était de la santé sans cloute qu'elle eût été chercher ; elle avait en même temps chargé son frère de s'enquérir d'un navire qui pût lui 'assurer toute garantie. Mais lorsqu'on lui offrit la meilleure des occasions, le navire américain la Minerve, doublé en cuivre et du port de plus de 400 tonneaux, commandé par un homme respectable, qui est père de famille et qui a fait la traversée d'ici (Anvers) à Batavia (plus de 5.000 lieues) en quatre-vingt-seize jours, elle le laissa partir. La Minerve mit à la voile au début de juin.

Au lieu d'aller à New-York ou à Philadelphie, elle se proposait d'aller à Prangins où elle avait donné rendez-vous à sa sœur Désirée, mais le ministre de France lui refusa un passeport et les Vaudois se montrèrent intraitables. — J'ai paru tellement redoutable à Messieurs les Suisses, écrit-elle, le 11 juillet, que dans leur haute sagesse, ils ont cru que leur indépendance pourrait être compromise si j'allais passer quelque temps chez eux. Ne pouvant voir sa sœur à Prangins, elle la vit à Francfort où Désirée vint la joindre et d'où les deux sœurs allèrent prendre les eaux à Williemsbad près d'Hanau. Les cieux sœurs ne donnaient aucune inquiétude à M. le comte Reinhardt. La ruine de Suède, écrivait-il, reste toujours à Francfort. Elle vit dans un hôtel garni, d'une manière très retirée. Sa société unique est sa sœur, la comtesse de Survilliers, qui relève d'une maladie dans laquelle la reine lui prodigua tous les soins. Le corps diplomatique de Francfort ne parait prendre aucune notice de Sa Majesté et respecte son incognito très scrupuleusement. Julie avait interdit qu'on parlât de sa maladie à ses proches, mais elle n'avait pas défendu qu'on leur annonçât son rétablissement. Toute la famille Bonaparte se trouva d'accord pour en exprimer sa joie. Il n'y a personne, écrivait Madame, dont Lucien, Louis, Pauline et le cardinal se souviennent avec plus de plaisir que de vous. En effet, avait-elle été constamment une messagère de paix, et sans y toucher, une conciliatrice incomparable.

Il n'était plus question, pour le moment, du voyage d'Amérique, que la santé de Julie l'empêchait d'entreprendre, mais le climat et l'habitation de Francfort lui déplaisaient singulièrement. Oh avait donc formé des instances auprès du roi des Pays-Bas, en vue d'obtenir pour elle l'autorisation de résider à Bruxelles. Guillaume Ier ; qui s'était signalé par son libéralisme envers les exilés français, n'avait fait aucune objection, mais il fallait le consentement du gouvernement de Louis XVIII. Désirée le demanda directement : Le roi, répondit le 11 janvier 1820 M. le comte Decazes, m'a autorisé à vous faire savoir qu'il ne mettait aucun obstacle à ce que Madame votre sœur s'établit en Belgique. Le ministre des Affaires étrangères fut même chargé de communiquer cette décision au ministre des Pays-Bas. Mais Julie ne put profiter tout de suite de cette permission. Une saison aux eaux d'Ems, une grave maladie de Zénaïde, la retinrent plus qu'elle n'eût voulu, et elle n'arriva à Bruxelles que dans le courant d'août. Jusqu'à présent, écrivait-elle à son frère, je ne puis pas juger si le climat de ce pays-ci me conviendra, car le temps a toujours été très pluvieux et humide. Après beaucoup de recherches pour un logement, elle se décida à louer un premier étage qui avait vue sur le parc : Nous n'y serons pas très commodément, écrivait-elle, mais au moins aurons-nous une belle vue et l'agrément de pouvoir nous promener au parc lorsque le temps nous le permettra. Elle payait ce logis 500 francs par mois tout meublé, et trouvait que c'était là une grosse dépense ; il faut dire que Joseph ne lui passait que 60.000 francs par an : il lui écrivait même qu'elle vendît tout ce qui leur restait en Europe, car ses revenus actuels ne lui suffisaient pas.

Il fallait donc vendre Prangins pour qui l'on cherchait vainement, depuis deux ans, un acquéreur sortable et dont on n'avait pas même pu trouver 425.000 francs ; pour Mortefontaine, on ne voulait point le donner à moins de trois millions, mais dont on ne pouvait en tirer raisonnablement parti si on ne vendait séparément ces habitations à l'infini, châteaux ou maisons, que Joseph avait successivement annexées à son domaine. En attendant, Julie vendait des perles, cherchait à vendre une épée chargée de diamants qui valait, disait-on, un demi-million. Elle redoublait d'économie, sauf lorsqu'il était question d'établir quelqu'un de sa famille : alors elle dotait sans se faire prier. Ainsi dota-t-elle sa nièce Amable, la dernière fille de son frère Étienne qui, en 1821, épousa le général baron Lejeune. Mais il allait s'agir pour elle d'un bien autre mariage et d'une bien autre dot ; car, selon les instructions de Joseph, elle se préparait à marier Zénaïde à son cousin Charles, le fils de Lucien, et elle comptait lui donner pour dot, sur les terres qu'elle avait à vendre, 730.000 francs argent comptant.

Cette vie étroite, misérable à force d'économie, usée par des calculs d'argent et d'administration, ne trouvait d'intérêt sentimental qu'aux affections de famille : sa sœur Désirée, son frère Nicolas, ses nièces Marcelle et Amable, son autre sœur Mme de Villeneuve, c'était l'objet de ses préoccupations ; sa santé aussi constamment précaire ; la santé de ses deux filles médiocrement assurée, car Zénaïde fit durant ces cinq années deux graves maladies, et Charlotte, souffreteuse et contrefaite, fut très souvent alitée. Sans doute était-elle en correspondance avec son mari, avec la mère, les sœurs, les frères de son mari, mais quelle différence de ses condoléances lors de la mort d'Elisa à son effusion de cœur à la mort de la femme de Nicolas Clary, Mlle Rouyer. A la vérité, il semble bien que ce fut surtout son frère et ses neveux qu'elle plaignit, mais ce n'était que pour mieux montrer l'ardeur efficace de ses sentiments de famille.

Seule des Napoléonides, Julie échappait presque complètement aux terreurs, aux rancunes et aux persécutions. Telle avait été durant l'Empire son altitude effacée, telle elle restait durant la proscription. Elle passait inaperçue à Paris, à Francfort, à Bruxelles ; on ignorait presque sa présence, en se déshabituait d'ouvrir ses lettres ; on négligeait de surveiller les visites qu'elle recevait. On lui offrait de passer par la France pour s'embarquer, alors que l'Europe s'ameutait contre Lucien qui avait sollicité que son fils pût traverser l'Océan. Il est vrai qu'elle avait en Désirée une protectrice éminente et qu'on y regardait à deux fois avant de molester la sœur d'une reine reconnue par l'Europe entière dont le mari avait déterminé la chute de Napoléon, c'était là un titre qu'on ne pouvait négliger. Quant au caractère de Julie, on se demande s'il est si menu à cause de sa santé ou parce que les sentiments sont tels. On l'a pourtant vile à quelques occasions en déployer qui étaient forts, mais c'est qu'il s'agissait des siens, ou même de son mari. Car de ce qui était la patrie ou un parti, en vérité, l'on eût été embarrassé de dire ce qu'elle pensait.

***

Du détail où il a fallu entrer pour donner de leur existence, de leurs préoccupations, de leurs fréquentations et de leurs habitudes, une notion un peu précise, on peut conclure que la Sainte-Alliance avait eu bien tort en vérité de prendre l'alarme au sujet des Bonaparte. Deux au moins étaient entièrement ruinés et ne se soutenaient que par des prodiges d'équilibre ; leurs querelles de famille, leurs tracasseries intimes, leurs embarras d'argent suffisaient amplement à absorber leurs journées. A la vérité, ils étaient frappés les uns et les autres de cette manie d'instabilité qui, étant donnée leur situation particulière, motivait  à chaque voyage qu'ils essayaient de faire les discussions approfondies de la diplomatie européenne. On leur prêtait des projets, des intentions, tout le moins des velléités, alors qu'ils éprouvaient seulement des fantaisies ou qu'ils cherchaient à distraire leur ennui en le bougeant. Nulle préoccupation de politique que révèlent leurs lettres ouvertes par tous les cabinets noirs. Nulle conversation sur la France et ses destinées que rapportent les espions qui les entourent. Sauf dans la maison d'Augsbourg où s'élabore, comme dans les ventes et les loges, le néo-Bonapartisme ; où résonne l'écho des chansons de Béranger ; où Casimir Delavigne va tantôt apporter ses vers si étroitement correspondants aux goûts, aux opinions et à l'esthétique de la bourgeoisie ; où des pèlerins enthousiastes vont bientôt affluer ; partout ailleurs l'idée napoléonienne, comme dira Louis-Napoléon, est tombée en sommeil. Lucien qu'occupent assez ses projets, ses entreprises, ses dettes et ses enfants, cherche encore sa voie politique. Le prince de Canino, s'il parait avoir perdu de sa ferveur pontificale, n'a point renoncé à ses prétentions dynastiques et s'il accuse toujours son frère de l'avoir méconnu, il ne lui reproche pas encore d'avoir assassiné la République. Ce qui l'intéresse ce n'est point la Terreur blanche, la persécution contre quiconque fut ou reste patriote, c'est que la Sainte-Alliance l'empêche d'aller et venir à son gré et que sa famille ait sur le mariage de ses filles des idées contraires aux siennes. Ainsi aura-t-il toujours affaire à des tyrans.

Louis, dont l'Europe a bientôt reconnu la nullité, partage ses vitupérations entre sa femme et son frère, si bien qu'il n'en reste point pour les ennemis de la France. Ce disciple de M. de Ronald est trop respectueux du pouvoir absolu pour qu'on le trouve en contradiction avec les maîtres de l'Europe, à condition que ceux-ci lui accordent son exeat et lui permettent de continuer ses expériences variées sur les eaux thermales. Jérôme est à coup sûr le plus encombrant. Non qu'il conspire, certes, ni qu'il ait en politique des idées, des rêves ou des principes, il n'a garde. Tout irait bien s'il trouvait autant d'argent qu'il en dépense, mais c'est la quadrature du cercle. Son frère l'a fait roi, il s'est convaincu tout de suite qu'il était né pour être roi et la mentalité princière qui consiste à se tenir d'autre, essence que les autres hommes ne lui a rien coûté. Il s'est mis tout de suite au pair. Il fut enfant gâté et le resta. Dans ces conditions sa fantaisie étant la directrice unique de ses actions, il n'a pu manquer de trouver très dur qu'on l'empêchât de vivre à son gré et ce fut là l'objet de ses préoccupations jusqu'au jour où la question d'argent passa au premier plan et où il y subordonna à peu près tout.

Les femmes ont trouvé plus de facilités, et après le premier feu jeté ont pu s'établir et vivre presque selon leurs goûts. La plupart avaient peu de chose à faire pour se libérer de sentiments qu'elles avaient sans doute médiocrement acquis. Elisa fût née Lucquoise, Caroline Napolitaine qu'elles n'eussent point différé de patriotisme : Elisa et Caroline n'eurent point à s'adapter ; elles furent tout de suite du pays où elles régnaient. Pauline est à part : si elle est d'un pays c'est de Rome, mais d'une Rome païenne. Elle est errante, elle aussi, et on la laisse promener sur les routes, son incurable ennui et la mélancolie de ses sens inassouvis.

Chacun à présent a ses affaires, ses plaisirs, ses occupations. Arrive-t-il qu'à des moments on pense à Napoléon ? il est si loin, si inaccessible ! L'espace éloigne comme le temps. Il sépare de même et il apporte les mêmes oublis.

 

FIN DU DOUZIÈME VOLUME

 

 

 



[1] On se souvient que ce fut Mlle Cochelet qui le présenta à la reine le 26 juillet 1807, à Cauterets. Hortense le présenta à Louis, et de là la place de secrétaire du commandement, etc., etc.

[2] V. Joséphine répudiée, p. 273. La succession de Joséphine.

[3] Il se peut que M. Achille Guillaume ait été accrédité près de la reine par la comtesse Delaborde, qui était née Guillaume.

[4] Voir l'Education de Napoléon III. Petites histoires, 1re série, 292.

[5] V. La conspiration des Gardes d'honneur. Petites histoires, 2e série, p. 79.

[6] Le partage eut lieu ensuite entre le frère et la sœur.