NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME XII. — 1816-1821

 

XLI. — LES INTERNÉS.

 

 

1815-1821

 

Avec le Northumberland qui l'emporte, Napoléon a disparu sur l'Océan. L'ombre et le mystère se sont étendus sur lui. Il n'est déjà plus une créature humaine, il est devenu un fantôme de légende.

Jusque-là les puissances ont annoncé chacun de ses pas sur la voie douloureuse. Il fallait que leurs sujets apprissent les détails de leur victoire ; que, en France, les patriotes désespérassent de Le revoir ; que les soldats qui avaient suivi ses aigles, et qui eussent couru se ranger autour d'elles, connussent l'irrémédiable désastre. Quoiqu'on eût souvent travesti les faits, on en avait raconté l'essentiel. Nul espoir à présent : l'arrêt a été publié en même temps qu'il a été exécuté. On sait qu'il n'y a de recours ni contre l'insolence des soldats étrangers, ni contre les excès tyranniques de ceux qu'ils Ont ramenés. En même temps qu'on massacre, qu'on fusille, qu'on bannit quiconque est national, on doit, par regret de l'avoir manqué, insulter davantage l'Empereur.

C'est alors le triomphe des pamphlétaires. Ce n'est pas assez qu'on ait prétendu faire de Napoléon un objet d'horreur ; il faut que le héros national devienne un objet de risée ; il faut que dans les châteaux que son amnistie repeupla, les ci-devant s'esclaffent en lisant les détails du voyage qu'on lui fait faire, la prison où on le conduit, les tortures qu'on lui prépare, les horreurs de File déserte où, vêtu de peaux de bêtes ; Robinson-Buonaparte, à la tête des quatre mille chats qu'on lui expédiera de Londres, fera la guerre aux millions de rats qui peuplent son ile.

C'est toujours un spectacle odieux que l'acharnement contre le vaincu ; mais là les bornes furent atteintes de la bassesse humaine. A remuer ces brochures, ces journaux, ces gravures, on est pris de nausées. Que devait-ce être pour nos pères ! L'étranger victorieux était là, chez lui, jusqu'à la Loire, opprimant de tout son poids, vexant de toutes ses fantaisies, cette France rebelle. Pour quiconque avait été fidèle au drapeau, pour quiconque restait dévoué ou reconnaissant à ce chef quatre fois salué par l'acclamation nationale, la misère, la prison, l'exil, la mort. Et il fallait subir l'insulte des misérables protégés des Anglais et des Prussiens ; il fallait que l'Empereur — conçoit-on cela : l'Empereur ! — fût flagellé de leurs risées et couvert de leurs crachats. Et, par une passion d'amour qui la soulevait toute, par une angoisse qui l'étreignait à suspendre les battements de son cœur, la France, la vraie, la bleue, se tournait vers l'Océan où il avait disparu et redemandait son dieu.

Était-il à penser que toutes ces précautions militaires, navales, légales, étaient superflues et que cette garde si exactement montée autour du rocher et sur le rocher même fût absolument sans objet ? Il faut voir que tout en Europe avait été subordonné depuis vingt-trois années à la Révolution et à Bonaparte qui l'incarnait. Depuis 1792 jusqu'en 1812, les rois avaient lutté contre la Révolution, usant de tous les moyens pour la terrasser et ne réussissant qu'à augmenter sa puissance et à lui livrer de plus en plus de territoires. De 1813 à 1815, pour terrasser l'adversaire que les éléments seuls avaient pu vaincre, ils avaient appelé leurs sujets — et les sujets de l'Empire français — à une insurrection générale contre l'oppresseur de l'Europe. En cette guerre qui devait assurer le triomphe de l'oligarchie européenne, les peuples, auxiliaires nécessaires, jouaient le rôle essentiel et on leur promettait alors non seulement l'indépendance sous leurs souverains légitimes, mais un régime de cocagne, des libertés de tous les genres et l'abolition des tyrannies sans nombre que leur infligeaient les Français. C'est ainsi qu'on les mena en 1814 à l'assaut de la France. Beaucoup avaient déjà en 1815 perdu leurs illusions. S'ils avaient eu le temps de se reprendre, si l'Empereur avait consenti à déchaîner la Révolution, qui sait ? Mais le temps manqua, et l'Empereur... ; les rois n'avaient eu besoin que de leurs armées contre une armée déjà pratiquée et peu sûre ; ils avaient mené une guerre militaire ; ils n'avaient eu nul besoin de pratiquer la guerre nationale.

Les peuples qui, au Congrès de Vienne, avaient vu se réaliser — on sait comme — les promesses de leurs insurrecteurs, redevenus leurs maîtres, s'apercevaient qu'ils avaient été dupes et retombés au régime du bon plaisir, du féodalisme, de la barbarie légale civile et pénale, de l'inquisition comme en Espagne, du cléricalisme comme en Piémont, écrasés d'impôts et de servitudes, commençaient à regretter, sinon l'Empire, au moins le régime français. Dans presque tous les États d'Europe — Italie, Espagne, France, Allemagne — en Allemagne, moins qu'ailleurs grâce à la quantité de petites armées qui se reconstituaient, une foule d'officiers licenciés étaient réduits à la misère et parlaient entre eux du temps passé. Des conspirations s'esquissaient qui toutes cherchaient un chef, et ce chef ne pouvait être que Napoléon.

Sans doute, de 1815 à 1820, ces conspirations échouèrent, mais les souverains n'en tremblaient pas moins. Ils pensaient en avoir raison tant que l'Empereur ne paraîtrait point pour unir en une formidable coalition les espoirs et les revanches, mais s'il paraissait... Le progrès que fait alors l'idée napoléonienne, épurée et transfigurée, revenue à son point de départ la Révolution, mais la parant de sa gloire, de ses institutions, du développement d'une industrie issue du blocus continental, d'un essor général de la richesse publique, ce progrès ne s'atteste pas seulement en France, il est européen.

Une ère en Europe date de Napoléon. On peut tenter de restaurer par la force, d'imposer par la tyrannie le régime féodal qu'il a détruit partout où il a passé. Les semences qu'il a jetées aux sillons que traçaient les roues de ses canons, sont entrées en terre et elles y germent. L'égalité devant la loi et devant l'impôt, la liberté de penser et de pratiquer son culte, la responsabilité des gouvernants et des administrateurs, un ensemble de lois rationnelles et libérales assurant à chaque individu l'usage de son existence, de son bien, de ses moyens intellectuels et physiques, toute cette belle poussée d'individualisme qu'il illustra de son exemple : voilà ce qu'on regrette, de quoi l'on rêve et ce qu'on aspire à reconquérir.

Cela tôt ou tard éclora : il faudra cinq ans comme à Naples, à Turin et à Madrid ; quinze ans à Paris, trente-trois ans ailleurs, mais c'est de Lui que tout procède et son idée mène tout.

Cela, c'est l'avenir, mais, dans le présent, ses fidèles vont-ils le laisser périr et ne se trouvera-t-il point des braves gens, parmi tant de braves, pour risquer de le délivrer ? L'histoire des projets qui furent alors formés, des préparatifs qui furent faits, des plans qui reçurent un commencement d'exécution est encore couverte d'un voile. Ceux qui semblent avoir poussé le plus loin leurs desseins et leur avoir donné le plus de réalité ont eu, pour la plupart, des destinées tragiques, et leurs papiers — s'ils en avaient gardés, — ont péri avec eux.

D'antres, revenus en France, rentrés en faveur, employés dans de hauts grades, ne se sont point souciés de raconter l'aventure qu'ils avaient rêvée. Des indices qui se rejoignent et se confirment et que fournissent surtout des lettres parti. culières, permettent de croire que, durant cinq années, des Français, pour la plupart anciens soldats, ont déserté l'Europe et, depuis le golfe du Mexique jusqu'aux embouchures du Colorado, sont venus s'embusquer, guettant l'heure et préparant la délivrance. Ce n'est ni aux moyens dont ils disposaient, ni aux entreprises qu'ils ont tentées qu'il convient de les juger : on peut dire qu'ils n'ont rien fait, et cela sera vrai. Mais portent-ils-des âmes ordinaires, ces hommes qui, sans argent, sans armes, sans navires, se haussent à déclarer la guerre à la puissance anglaise tout entière conjurée contre eux et ne laissent soupçonner leurs desseins que par des rassemblements étranges comme au Texas, des coups de main inexpliqués comme à Pernambuco, des organisations militaires inattendues comme à Montevideo...

Il se peut que l'imagination des peuples, comme celle des romanciers, se soit plu à imaginer des relations de cause à effet qui soient sans fondement : il se peut. Tant de lâchetés se firent jour alors ; tant d'apostasies, tant de reniements ; les moyens de ceux qui eussent été capables de tenter quelque chose étaient si faibles, leurs efforts étaient si dispersés ; les polices des deux mondes étaient si bien en éveil, leurs révélations sont si médiocres et parfois si risibles qu'il se peut que le Héros n'ait pas suscité des hommes prêts à se sacrifier. Il ne se trouvera personne pour partager sa captivité, et de tous ceux qu'il a comblés, pas un ne se présentera.

Pourtant, dans ces tentatives même dont il n'est pas impossible de constater certains effets, peut-on penser que la mère, les frères, les sœurs de Napoléon soient intervenus pour encourager les efforts, pour fournir de l'argent, ou, mieux encore, pour prendre l'initiative d'une expédition de délivrance ?

***

Des frères de l'Empereur, un seul a des moyens, et du point du monde où il est arrivé pourrait tenter quelque chose : c'est Joseph.

En France, on le cherche de tous côtés ; selon les agents du ministre de la Police, il est à Paris, présidant aux opérations relatives à une conspiration tendant à renverser encore le roi de dessus son trône et même sa famille pour y substituer ce que les factieux appellent Napoléon II ; il a couché sûrement chez un nommé Leclerc, rue de la Victoire, entre la rue Saint-Georges et la rue du Faubourg-Montmartre, et il a des asiles tout prêts chez le sieur Raimbault, à moins que ce ne soit chez le sieur Tourton, ou encore chez Richard-Lenoir (août) ; selon le lieutenant de police à Lyon,, il est dans le canton de Vaud, où des agents sont envoyés pour le saisir (6 octobre) ; selon le préfet de l'Ain — M. du Martroy — il est terré dans le pays de Gex, déguisé en femme (6 octobre) ; il est fixé près de Divonne, à Bois-Baugy, près de Nyon, où tous ses mouvements sont surveillés (13 octobre) ; il a traversé le lac de Genève et se cache sûrement dans le Chablais (19 octobre) ; il ne saurait échapper aux pièges-ingénieux que lui tend le sous-préfet de Gex (10 novembre) ; selon le préfet du Jura, il a formé à Paris un comité révolutionnaire avec lequel il correspond par l'intermédiaire des sieurs Grenier et Colladon, de Morez, il parcourt le canton de Vaud sous divers déguisements, tantôt se retirant à Trelex, tantôt à Beaumont, quelquefois à Gingins ; il rallie les mécontents auxquels il a donné pour mot d'ordre : Laissons rouler la bosse, et il étend les ramifications de sa conspiration depuis Belfort jusqu'à Lyon — ce pourquoi, dans l'Ain et le Jura, on arrête comme ses complices, le sieur Jacquemier ; propriétaire du château de Divonne, les deux frères Ollivier, le sieur Dalloz, aide de camp du général Guye, on perquisitionne chez Guye, on réclame des mesures de rigueur contre le sieur Périn, vice-président du tribunal de Lons-le-Saulnier (17 novembre au 4 décembre) ; d'après le directeur de la police de Genève, J. du Pan, il est depuis quelques jours à Rolle, à l'auberge de la Couronne, où il se cache avec assez peu de soin, le gouvernement de Vaud ne voulant pas le poursuivre (25 novembre) ; selon M. de Watteville, directeur de la police de la ville et république de Berne, l'incertitude à son sujet est toujours la même et on ne saurait se laisser prendre aux faux bruits qui courent, car, selon une infinité de circonstances, le fugitif n'a point quitté la Suisse (16 décembre). Pendant ce temps, le 28 août 1815, quatre mois avant ces dernières nouvelles, Joseph est heureusement débarqué à New-York !

La police française singulièrement désappointée recouvre sa défaite par des injures. Cet extrait d'une prétendue lettre de Philadelphie est rédigé dans ses bureaux et communiqué aux journaux : L'aventurier corse Joseph Buonaparte qui eût bien voulu être roi si lord Wellington et la nation espagnole le lui eussent permis, a quitté hier matin la taverne de Wasington pour diriger sa route vers le sud ; nous apprenons avec regret qu'on officier de marine américain se traîne à la suite de ce malencontreux aventurier.

Cette police — non plus la française, mais l'européenne, — n'est pas toujours si mal renseignée. Son objet presque unique étant la surveillance des Bonaparte, considérés comme les plus dangereux meneurs de la Révolution, elle est avertie de tout ce qui les concerne et, des points du monde les plus éloignés, des informations arrivent qui montrent, en même temps que son activité, les difficultés que devront vaincre les Bonaparte, même pour les correspondances les plus inoffensives. Ainsi, c'est par le premier secrétaire d'État du roi d'Espagne, qui eu a reçu avis de ses agents à Home, que le prince de Laval, ambassadeur du Roi à Madrid, est averti — et, aussitôt, le 23 décembre, il en don.ne avis au ministre des Affaires étrangères — qu'un M. Coxe, consul des États-Unis à Tunis, a quitté son poste, qu'il a débarqué à Civita-Vecchia, qu'il s'est rendu à Rome où il a passé une quinzaine de jours, ayant des habitudes très fréquentes et mystérieuses avec Lucien Bonaparte et avec le cardinal Fesch ; qu'il est reparti avec des lettres pour Joseph et d'autres pour Paris, s'étant embarqué à Civita-Vecchia pour Marseille d'où il est allé à Paris. Aussitôt des ordres sont expédiés à Marseille pour saisir ses papiers ; mais Coxe, ayant appris à Marseille la mort de son père, est reparti immédiatement pour les États-Unis. Or M. Coxe a été chargé par Madame, d'une lettre, en date du 20 novembre, où elle complimente Joseph sur son heureuse traversée. Vous pouvez juger, lui écrit-elle, du plaisir que j'ai éprouvé de vous savoir arrivé aux États-Unis à l'abri des vexations et des poursuites des ennemis de ma famille... Mon très cher Napoléon ! Si les proscrits rencontraient aussi quelque bonne âme qui prît leurs lettres, quelles difficultés et quelles lenteurs. Par suite, les rapports entre Joseph et les siens, dispersés en Allemagne, en Autriche et en Italie ne pouvaient être que singulièrement hasardeux, intermittents et vagues, bien que, pour sa correspondance, il se servit de son beau-frère Clary qui, continuant ses affaires de banque, recevait des lettres de tous les points du monde ; mais Clary n'était point à l'abri des recherches — à preuve que dans sa maison de Marseille, le baron de Damas, commandant la Se division militaire, sur des rapports lui ayant donné lieu de croire que des individus marquants y étaient cachés, ordonna, le 4 décembre, d'y faire les perquisitions les plus exactes et qu'il s'affligea qu'elles eussent été infructueuses. Ce n'était donc que pour des nouvelles de santé, ou pour d'urgentes questions d'affaires que Joseph devait se déterminer à écrire, sous des noms supposés, des lettres dont les ternies, calculés pour ne pas compromettre ses correspondants, ne donnent guère de lumière sur ses actes.

Dès que, par suite de la rencontre de quelques Français dans une rue de New-York, son incognito avait été percé, il avait quitté le nom démocratique de Bouchard, non pas pour reprendre celui de Bonaparte déjà porté aux États-Unis par la ci-devant femme de son frère Jérôme, miss Patterson, mais pour se revêtir du titre de comte de Survilliers, qu'il avait déjà adopté à quelques moments. C'était un moyen terme entre la majesté royale qui n'eût point été do mise dans une république et un nôm roturier qui, tout illustre qu'il était, eût autorisé les familiarités.

Certes Joseph était disposé à se montrer bon prince, mais à la condition qu'il restât prince et qu'on n'oubliât point qu'il avait porté deux couronnes. De celte façon il rentrait à merveille dans la légende qu'il s'était plu à répandre sur son caractère : modération, vertu, plaisirs agricoles et champêtres

Quelques amis des arts, un peu d'ombre et des fleurs.

Toutefois avec de la distance.

Étant le premier roi qui débarque aux États-Unis, il bénéficie ainsi à la fois de la curiosité qui s'attache à sa personne, du désir qu'ont les républicains de fréquenter des princes et de cette réputation de philosophie qui le fait. trouver tout à fait aimable, pour peu qu'il se laisse aborder.

Ainsi reçoit-il à son hôtel — une maison sise Park Plane et tenue par -..NIrs Powell — le-visite du maire et de quelques personnes notables de la cité, puis du commodore Lewis, qui, semble-t-il, l'a connu à Paris, qui lui offre l'hospitalité dans sa maison de campagne à Amboy, et qui l'accompagne lorsqu'il se détermine à aller à Washington se présenter au président des États-Unis.

Trouve-t-il convenable de faire acte de courtoisie comme ex-souverain vis-à-vis d'un quasi-souverain — car tel est bien, sauf les formes extérieures et le titre, James Madison celui qu'on nomme James Ier — ou, redoutant, comme on l'a prétendu, que les États-Unis ne le livrent au gouvernement anglais qui l'eût remis à la Russie, prétend-il réclamer la protection du Président ? A coup sûr, lorsque l'Empereur avait conçu la pensée de chercher un asile aux États-Unis, lorsque jadis Lucien voulait s'y réfugier, lorsque Joseph y était venu, c'était avec la certitude qu'ils y trouveraient une hospitalité inviolable.

La première hypothèse est donc infiniment plus soutenable, mais le Président refusa de recevoir Joseph. La protection et l'hospitalité, écrit-il, ne réclament pas de semblables formalités et quelque sympathie que puisse faire naître l'infortune, cette famille, par sa conduite antérieure, n'a rien à prétendre du peuple américain. Il n'y a aucune raison pour que son gouvernement ait à s'embarrasser d'elle de quelque façon que ce soit.

De Washington, Joseph a donc dû regagner les environs de Philadelphie. Au début de 1816, il loue, à Philadelphie même, une maison de ville et, aux environs, une propriété d'importance — a regal place — ancienne résidence de John Penn, le dernier gouverneur anglais de la Pennsylvanie, appelée Landsdowne-house et appartenant à M. Bingharn, lequel fut le grand-père du dernier lord Ashburton. Le 2 juillet de la même année, il achète de M. Stephen Sayre, fils du Sayre qui joua un rôle important dans la diplomatie américaine lors de la guerre de l'Indépendance, une ferme appelée Pointl3recze, sise sur les bords de la Delaware, à peu de distance de Bordentown. ll en paye les 211 acres[1], 17.050 dollars. Dès le mois suivant, il a commencé à l'agrandir ; de mois en mois, on pourrait dire de jour en jour, il l'a accrue. Dès la fin de 1816, il en a doublé l'étendue ; il la poussera à près de 2.000 acres. Propriétaire d'abord sous le nom de James Caret, Américain, sou secrétaire interprète, il est, dès les premiers jours de 1817, autorisé par un acte de la législature de New-Jersey à posséder personnellement.

Durant qu'on lui prépare une résidence digne de lui, il voyage dans la Nouvelle Angleterre, se rend dans le nord de l'État de New-York où est établi M. Le Ray de Chaumont[2] qui lui doit 200.000 francs et les lui paye en terres. M. Le Ray qui, en 1810, avait offert en son château de Chaumont l'hospitalité à Mine de Staël, était de longue date en affaires avec elle et se l'était associée, dès 18o3, pour des spéculations de terrains aux États-Unis. C'est par elle que Joseph était entré en relations d'affaires avec lui. Il possédait d'immenses territoires dans la partie septentrionale du comté de New-York, 30.000 acres dans le comté de Franklin, 63.000 dans le comté de Saint-Lawrence, 100.000 dans le comté de Lewis, 293.500 dans le comté de Jefferson. Il détacha de ce dernier lot 150.000 acres pour les 200.000 francs qu'il devait à Joseph, lequel, de même qu'à Point-Breeze, ne se contenta point de l'achat primitif ; il accrut ses terres par des achats successifs qui arrivèrent à lui coûter 120.000 dollars (600.000 francs) outre les 40.000 (200.000 francs) du premier marché, et il constitua une sorte de principauté, avec routes, maisons, pavillons de chasse, lac de 1.200 acres agrémenté d'îles boisées, et le reste. De même que dans l'État de New-Jersey il fut autorisé à posséder par un acte de la législature de l'État de New-York.

On a dit que ces acquisitions avaient été faites au moyeu des pierreries que Joseph avait cachées à Frangins avant son départ et qu'il avait fait retirer par son secrétaire Mailliard : pourtant, elles datent de 1816 et des premiers mois de 1817, et ce fut seulement en août de la même année que Mailliard partit pour Prangins ; ce fut à la fin de décembre qu'il déterra les pierreries dont la valeur, a-t-il écrit, était de près de 5 millions de francs et il ne put point être de retour avant le milieu de 1818. Joseph avait donc des ressources autres que celles qu'il a avouées. D'ailleurs, à en croire une de ses visiteuses, Mrs Helen Berkeley, il montrait complaisamment beaucoup plus tard la totalité de ses pierreries dans leurs montures royales.

Outre qu'il bâtissait, à Point-Breeze, une habitation la plus belle qu'on eût vue aux États-Unis après celle du Président à Washington, qu'il la décorait et la meublait magnifiquement, il voyageait, il passait l'hiver à Philadelphie, où il avait pris à bail une des plus belles maisons construites par le célèbre banquier Girard, il venait prendre les eaux à Saratoga, faisait un pèlerinage à Mount-Vernon, toujours accompagné d'une suite nombreuse et vantant toujours les délices de la médiocrité. Il cueillit, raconte Mrs Wright qui fut sa visiteuse, une fleur sauvage et en me l'offrant, fit négligemment une comparaison entre l'agreste gentillesse de celle-ci et les délices de la vie privée, comparant les ambitieux et le pouvoir avec les fleurs aux plus brillantes couleurs qui paraissent plus belles de loin que de près.

L'habitation qu'il avait construite à Point-Breeze fut presque entièrement détruite par un incendie au début de 1820. Le 4 janvier, entre onze heures et midi, le feu se déclara dans une chambre au centre de la maison et se-répandit partout presque aussitôt. A grand'peine parvint-on à sauver certains tableaux, une partie de l'ameublement, des objets d'art, de l'argenterie, des valeurs et des bijoux. Joseph était en voyage. Il arriva au milieu du désastre rendu irrémédiable par le mauvais état des pompes et par la température glacée ; il prit l'attitude stoïque de l'homme qui en a vu bien d'autres. Cela produisit grand effet et lui fit une très jolie popularité. Un journal local alla jusqu'à dire que de toute la famille des Bonaparte, Joseph était le prince dont le renversement avait été le plus déploré par le peuple qu'avait placé sous son sceptre royal la fortune supérieure de son impérial frère.

Dès que le feu fut éteint, Joseph songea à reconstruire sa demeure, mais il n'était point pour restaurer ; il avait pu constater d'ailleurs les inconvénients de l'emplacement éventé qu'il avait d'abord choisi et il se contenta, sur les murailles demeurées intactes de la maison incendiée, d'édifier un belvédère et il bâtit tout à neuf sa nouvelle maison, non plus au sommet de la colline, mais plus bas, dans le parc. Elle était fort grande et fort belle : sept pièces au rez-de-chaussée y formaient une noble enfilade. Partout, dans le vestibule, la salle de billard, le grand salon, le-salon d'attente, le salon des bustes, le quatrième salon, la salle à manger, il répandit des marbres et des tableaux de maîtres, des bronzes qui, la plupart, dit-on, provenaient du palais du Luxembourg, des meubles apportés d'Europe d'une richesse impériale ; au premier étage, près des appartements privés du prince, dans la galerie-bibliothèque, étaient disposées les œuvres d'art auxquelles Joseph attachait le plus de prix. D'abord des statues de Bartolini, de Bosio et de Canova, les bustes de famille, provenant la plupart, semble-t-il, de la manufacture qu'Elisa avait formée à Carrare, des bronzes antiques, des vases de porphyre de trois pieds un pouce, présents de Bernadotte, enfin les tableaux : si les attributions qu'il leur donnait sont exactes, il avait parmi ses cent soixante-trois numéros de quoi contenter un amateur qui n'aurait point eu à sa disposition les musées de Naples et de Madrid. Raphaël, le Corrège, Titien, Paul Véronèse, Jules Romain, Luca Giordano, Léonard de Vinci, Canaletti, Salvator Rosa, y voisinaient avec Rubens, Van Dyck, Philippe de Champagne, Teniers, Wouwermans et Snyder. Il y avait en Français, La Hyre, Lairesse, Le Brun, deux Poussin, huit Joseph Vernet, trois Simon Denys, quelques Bidault — souvenirs de Naples et de Mortefontaine, des Boguet, des Demarne, des Swebach, et malgré les désastres de Vittoria, si fâcheux pour sa galerie espagnole et où il avait perdu les tableaux de premier ordre dissimulés, dit-on, dans l'impériale d'une des voitures royales, tout de même huit Murillo, quelques Velasquez et même divers Raphaël Mengs attestant la royauté passée.

C'étaient là des épaves ; au parc tout était neuf et attestait une prodigalité royale : Joseph avait ouvert et empierré des roules, creusé des lacs, percé des souterrains, édifié des rendez-vous de chasse, jeté des ponts, créé, par un ensemble de constructions élégantes et commodes, des communs modèles. On a vu confine il aimait les jardins, non pas à la façon de bourgeois placides qui se contentent avec une pelouse et des arbres, mais à la façon des conquérants qui annexent les marais aux pâtis, les forêts aux landes, bouleversent la nature pour la mettre à leur fantaisie, décrètent les paysages selon le mode anglais ou chinois, prodiguent aux rochers, aux fontaines, aux kiosques, aux belvédères les inscriptions appropriées et, en croyant témoigner de leur brillante instruction font le plus souvent assaut de sottise ou de pédantisme.

Il est rapidement devenu fort populaire. Il a été reçu dans ce pays, écrit le consul général de France à Philadelphie M. de la Forest, avec cet intérêt de vanité orgueilleuse qui forme un des traits distinctifs du caractère américain. Tout le monde est allé le voir et, en lui donnant familièrement la main, ces républicains se sont considérés comme les égaux au moins d'un ci-devant roi, du frère de l'homme qui a mieux aimé bouleverser le monde que le diriger. Je ne crois pas qu'il y ait eu rien d'hostile pour aucun gouvernement dans les démonstrations des Américains, quelque outrées qu'elles aient été à son égard. Seulement, comme des gens mal élevés qu'ils sont, ils n'ont pas manqué d'inviter les agents étrangers aux parties qu'ils lui donnaient, invitations, qui, nécessairement, ont toujours été déclinées par nous.

Quand, par hasard, nous nous sommes trouvés en société avec le comte de Survilliers (c'est le nom qu'a pris Joseph depuis son séjour ici) sa conduite a été parfaitement convenable, polie sans aucune affectation et sans chercher à lier une conversation qui n'aurait pu être que malaisée pour tous. Les personnes de sa maison se sont à cet égard toujours modelées sur lui.

Depuis son séjour aux États-Unis, le comte de Survilliers a pris deux établissements, l'un, de ville, à une des extrémités de Philadelphie, l'autre à Bordentown, village sur la Delaware, à vingt-cinq lieues de la ville et où il demeure la plus grande partie de l'année. Il y fait toujours une grande dépense et y emploie une quantité considérable d'ouvriers ; il est très aimé dans l'endroit à la prospérité duquel il contribue beaucoup.

Il y justifie complètement le reproche qu'on lui a adressé d'avoir de mauvaises mœurs. Il a plusieurs maîtresses connues et en entretient une publiquement à Bordentown. Il lui a donné un assez grand état de maison et il a plusieurs enfants. Tout le temps qu'il ne lui donne pas est consacré à la chasse ; il aime passionnément cet exercice ; il y va seul, accompagné d'un domestique et d'un seul chien.

Ce personnage passe pour être puissamment riche ; et l'on sait qu'il a des sommes considérables placées dans les Stocks (fonds publics), dans les différentes entreprises de steamboats et chez le banquier Stephan Girard chez lequel il va souvent dîner, mais qui ne lui rend jamais visite.

Tel est le jugement que porte sur lui un agent qui, s'il ne lui est point ouvertement favorable, est au moins gardé contre les légendes hostiles par le nom qu'il porte et par sa parenté avec un homme qui fut lié avec Joseph et qui remplit à Madrid, durant presque tout le règne, les fonctions d'ambassadeur de France.

La cour qui entoure le comte de Survilliers d'abord presque française, devient à la fin, sauf les serviteurs à gages, presque américaine, car les proscrits n'ont point tardé à se lasser des États-Unis où ils avaient d'abord pensé retrouver une nouvelle patrie, et ils les ont quittés pour rentrer en Europe, préférant les Pays-Bas où ils sont plus à portée des frontières, où l'on parle français, et où l'on reçoit des nouvelles. Regnault de Saint-Jean-d'Angély quitte après moins d'une année de séjour (1816 à 1817), Arnault et Bory de Saint-Vincent la même année ; certains comme Grouchy, ainsi que Hulin et Vandamme, et Clausel aspirent à la fin de leur exil et multiplient les démarches près du ministre de France. Le général Bernard s'est résigné, il a pris du service ; il deviendra ministre de la Guerre aux Etats-Unis avant de l'être à Paris. Les régicides Quinette, Réal, Garnier (de Saintes), Lakanal savent qu'ils n'ont pas de grâce à espérer et acceptent assez nettement leur sort. Mais si Joseph tentait quelque chose pour faire évader son frère, ce n'étaient pas eux qui l'y aideraient, ils pouvaient être hommes de conseil, non pas hommes de main.

Restaient les proscrits militaires, ceux qui n'avaient à attendre du gouvernement royal ni faveur ni justice : les deux Lallemand, Lefebvre-Desnoëttes et Rigau : les exilés volontaires comme le colonel Latapie ; surtout les deux ou trois cents officiers et soldats de la Garde qui sur l'appel de l'ancien colonel des Chasseurs à cheval avaient franchi l'Océan, s'étaient groupés au Champ d'Asile et semblaient n'attendre qu'un signal pour se ruer à l'assaut de Sainte-Hélène[3].

Pour ces rêves, ces projets et ces espoirs, Joseph distrayait-il une part du temps qu'il passait à Philadelphie ou à Point-Breeze, dans ce beau pays où, comme il l'écrit le 6 mai 1816, à sa sœur Caroline, il vit bien tranquille ? distrayait-il une partie de l'argent qu'il dépensait pour créer des terres immenses, bâtir des palais, et s'assurer tous les agréments d'une vie princière ?

Joseph avait trouvé quelques moyens de correspondre secrètement avec l'Empereur, tout le moins de lui faire passer des nouvelles en dehors du gouverneur. Gourgaud et Montholon s'accordent pour dire que l'Empereur reçut le 11 mars 1817 une lettre de Joseph en date de juillet 1816 ; Montholon semble indiquer qu'une autre lettre fut reçue en mai ; une lettre en date de février 1818 parvint, on ne sait à quelle époque, par un Américain nommé Felleman (alias Filgmann) ; une quatrième communication fut apportée en février 1820 par un autre Américain ; enfin, par O'Meara auquel ii écrit le 10 mai 1820, Joseph fait expédier une lettre en date du 9, qui, confiée aux cuisiniers Chandelier et Perusset envoyés de France, ne parvint à Sainte-Hélène qu'après la mort de Napoléon. Ici Joseph précise : Mon cher frère, a-t-il écrit, je n'ai reçu aucune réponse aux lettres que je vous ai adressées par diverses occasions. J'ai presque l'assurance que deux, entre autres, vous ont été remises par deux Américains allant aux Grandes Indes.

Que Joseph n'ait reçu aucune lettre de l'Empereur, ainsi qu'il l'écrit à Lucien le 10 juin 1818 et à Fesch le 10 juillet — Je n'ai aucune lettre de l'Empereur —, ainsi qu'il le confirme à O'Meara par sa lettre du 10 mai 1820, cela est vraisemblable, l'Empereur n'écrit point ; mais Joseph a reçu des communications verbales de Napoléon par l'argentier Rousseau et le second piqueur Archambault, qui, chassés de Sainte-Hélène le 18 octobre 1816, arrivés en Angleterre en février 1817, et rembarqués aussitôt pour les États-Unis l'ont retrouvé à Philadelphie en juin et ont passé une quinzaine de jours près de lui. Il a reçu, par la reine Julie, les nouvelles apportées par Las Cases ; il a recel, de Las Cases directement, une lettre en date de Francfort le 21 février 1818. Il a reçu — ce qui est bien plus important — une lettre de Bertrand datée de Longwood le 15 mars 1818, expédiée, dit Bertrand, par M. Bale, négociant, qui a ma confiance. Ce Bale, d'après la date de la lettre, est Balcombe parti de Sainte-Hélène le 27 mars, auquel l'Empereur a fait remettre un mandat de 72.000 francs par quoi il a cru s'assurer son dévouement. Napoléon compte sur Balcombe pour établir une correspondance régulière : Vous pouvez, écrit Bertrand, profiter de la voie de M. Bale pour nous donner de vos nouvelles et il ajoute : Le général Gourgaud vient de, nous quitter, à ce qu'il parait d'assez mauvaise humeur. Cette mauvaise humeur qui, comme on sait, se manifesta par des discours au moins imprudents, eut pour conséquence, en même temps que l'internement de Balcombe et son envoi à la Nouvelle-Galles du Sud, l'enlèvement de O'Meara et la suppression de tout espoir d'une correspondance régulière. La dernière lettre que Joseph semble avoir reçue fut celle envoyée par O'Meara le 31 juillet 1819, accompagnant un petit billet de l'Empereur en date du 26 juillet 1818. Cette lettre lui parvint le 20 septembre 1819. La lettre d'O'Meara, en date du Or mars 1820, à laquelle Joseph répondit le 10 mai, en lui adressant pour l'Empereur une lettre datée du 9, ne renferme aucun indice qu'il ait reçu, par O'Meara, des nouvelles récentes de Sainte-Hélène, puisqu'elle traite uniquement des commissions dont O'Meara avait été chargé lors de son départ de Longwood. Dans cette lettre, il est vrai, Joseph fait allusion aux communications qu'il a adressées à son frère par deux Américains, mais ces communications ont été antérieures à 1818.

A cela se réduit ce qu'on peut positivement constater des relations entre Point-Breeze et Sainte-Hélène. De ces lettres de Joseph à Napoléon, deux sont connues, la première de février 1818, insignifiante et donnant seulement des nouvelles de la Famille, la seconde du 9 mai 1820, traitant surtout des papiers que l'Empereur avait confiés à Joseph et dont il avait, par O'Meara, réclamé la publication. Des lettres de l'Empereur à Joseph, une est connue, celle du 15 mars 1818 et elle renferme une phrase qui pourrait passer pour contenir une invitation à tenter quelque entreprise : Si on laisse l'Empereur ici, on l'aura tué sciemment. Mais cela peut alitant s'appliquer à des démarches à faire en Europe ou en Angleterre. Faut-il croire qu'il y ait en d'autres communications ayant un objet politique : que, comme le dit Montholon, Joseph ait, par la lettre de juillet 1816 arrivée le 11 mars 1817, demandé conseil à l'Empereur sur la conduite qu'il devait tenir en présence des offres qui lui étaient faites par les divers États de l'Amérique espagnole et aussi vis-à-vis des hommes qui renaissaient en France à l'espérance. A la date du 11 mars, Gourgaud écrite : Sa Majesté rentre à 7 heures ½. Elle nous dit qu'elle avait reçu une lettre de son frère Joseph sans adresse. Elle est de juillet. Il lui demande de ses nouvelles. Espérances. Écrit en Δ[4]. Il y a donc une lettre, mais quelle lettre ?

Il ne parait point impossible que Joseph ait tenté près de l'Empereur quelque démarche relative au Mexique, il aurait en ce cas trouvé l'Empereur préparé à la recevoir. En effet, Gourgaud et Montholon s'accordent à dire le 30 janvier 1817 qu'il attrait eu connaissance par les gazettes arrivées du Cap que le roi Joseph avait reçu une députation des insurgés espagnols qui lui demandaient de se mettre à leur tête. Il en avait raisonné assez longuement, puis il avait conclu : Au reste, ici, nous ne savons rien de ce qui se passe[5].

Le fait qu'une députation d'insurgés espagnols est venue offrir une couronne à Joseph paraît confirmé par les journaux parus alors aux États-Unis : Joseph aurait répondu : J'ai porté deux couronnes, je ne ferai pas la moindre démarche pour en porter une troisième. Je ne saurais trouver de plus belle récompense à ma vie publique que de voir des hommes, n'ayant pas voulu reconnaître mon autorité quand j'étais à Madrid, venir à moi maintenant que je sais en exil. Mais je ne pense pas que le trône que vous désirez relever soit pour votre bonheur. Chaque jour que je passe dans cette contrée hospitalière me prouve plus clairement l'excellence de la forme républicaine pour l'Amérique. Conservez-la comme un don précieux du ciel ; mettez fin à vos troubles intérieurs et suivez l'exemple des États-Unis. Cherchez parmi vos concitoyens un homme plus capable que je ne saurais l'être moi-même de jouer le grand rôle de Washington. Au cas que ces paroles aient été prononcées, elles ne s'adressaient point aux Espagnols, mais aux compatriotes du héros de Mount-Vernon ; et, s'il vint une députation, à quelle date et pour offrir quoi ?

De 1814 à 1817, il y eut une accalmie entière au Mexique. La plupart des chefs avaient abandonné la cause nationale et avaient demandé l'amnistie. L'armée royale comptait 40.000 hommes, non compris les milices provinciales. Le 19 septembre 1816, don Juan Ruiz de Apodaca avait pris possession de la vice-royauté et il gouvernait avec clémence et fermeté ; les derniers insurgés avaient capitulé le 7 janvier 1817, et l'insurrection paraissait éteinte, lorsque, le 15 avril, pour la rallumer débarqua, à la barre du Rio Santander, don Francesco Xavier Mina avec vingt-deux compagnons.

Les députés du Mexique eussent donc offert à Joseph l'occasion de conquérir une couronne par son argent et par son épée et l'on comprend fort bien la première phrase, vraisemblablement authentique, de la réponse de Joseph : J'ai porté deux couronnes, je ne ferai pas la moindre démarche pour eu porter une troisième. Qu'on la lui offrît sur un coussin de velours, alors, il réfléchirait.

Faut-il croire que rebutés par Joseph les insurgés espagnols se soient adressés à Napoléon ; Montholon a écrit : Quelques mois plus tard — après janvier 1817 — cette couronne que refusa le prince Joseph fut offerte à l'Empereur, et lui aussi la refusa ! Les chefs américains espagnols, dont le message parvint à Longwood, avaient prévu tous les obstacles résultant de la captivité de l'Empereur ; ils n'avaient rien oublié pour assurer le succès de leur démarche. Sur ce point, aucun contrôle n'est possible, mais les allégations de Montholon sont si souvent controuvées qu'il est permis de mettre celle-ci en doute[6].

Mais une autre question se pose : y eut-il une relation quelconque entre les projets qu'avaient pu former les insurgés espagnols réfugiés aux États-Unis et ceux, plus sérieux peut-être, concertés entre des généraux français, en vue d'enlever l'Empereur de Sainte-Hélène en constituant d'abord une hase d'opérations sur un point du golfe du Mexique, soit au Texas, soit au Mexique même, et doit-on penser que, à ceux-ci au moins, Joseph ait prêté aide et secours ?

On ne peut alléguer ici que des témoignages fort peu sûrs et singulièrement contradictoires, car jamais plus qu'à cette époque, jamais autant que vis-à-vis de Napoléon, la peur n'affola les conseils des rois, ne fit trouver créance à des bruits invraisemblables et ne provoqua d'audacieuses mystifications. A défaut de révélations émanant des acteurs, il faut se contenter avec les rapports de ceux qui les surveillaient.

En 1816, les agents consulaires anglais et français à Baltimore, Charleston et Rhode Island ne nomment Joseph qu'avec d'extrêmes réserves. Mais, en 1817, Hyde de Neuville est ministre de France ; le département ne cesse de lui recommander la plus attentive vigilance, et pourtant il ne trouve à faire que des suppositions. En juin, à l'arrivée des deux émissaires de Sainte-Hélène, — les domestiques renvoyés de Longwood par l'économie du gouvernement anglais — il écrit que, sans doute, les deux individus en question sont envoyés pour se concerter avec Joseph et les chefs du parti en vue de préparer l'évasion de Buonaparte ; en juillet, il annonce que deux expéditions secrètes sont préparées, dont l'une a déjà à bord des munitions et douze pièces de canon. Le chef, écrit-il, est un officier de marine, arrivé depuis peu de temps de France, il est en ce moment chez Joseph. Depuis son arrivée qui a suivi celle du général Jordan, aide de camp de Buonaparte[7] nos ennemis ne semblent plus douter du succès de leur cause. Qui est le général Jordan ? Nul ne saurait le dire ; mais cet inconnu n'en est que plus redoutable, et quant à Joseph Bonaparte qui s'entoure d'intrigants et d'hommes sans aveu dont les États-Unis foisonnent, on ne peut assez le suspecter. C'est lui qui est censé diriger tous les armements auxquels les Américains s'empressent pour porter des armes aux Espagnols insurgés et que le ministre de France présume avoir pour objet l'enlèvement de l'Empereur. Vu la carrière de conspirateur par laquelle il s'est préparé à la diplomatie, M. Hyde se souvenant a participé aux complots de Georges, a étudié la question : il ne pense pas qu'on puisse réussir par la force, mais où la force est en défaut, dit-il ; la ruse et l'adresse peuvent souvent réussir. Si j'étais l'homme de Napoléon, conclut-il, je sais bien comment je m'y prendrais pour un tel dessein et je ne croirais pas me livrer à une entreprise impossible. Seulement c'est exclure Joseph qu'ajouter : Les séides des Bonaparte ne nous ont pas appris à douter de leur énergie. Quelques jours plus tard, Hyde donne éperdument dans le plus ridicule des pièges qu'on ait tendus à la crédulité d'un diplomate improvisé. Le 27 de ce mois, écrit-il le 31 août 1817, par un de ces incidents qui tiennent du prodige et qui prouvent que la Providence, désarmée par tant d'infortunes accumulées sur les nations et les souverains légitimes, veut enfin déjouer dans les deux continents les trames criminelles d'une famille bien funeste au monde, j'ai acquis des preuves irrécusables et telles que judiciairement elles ne pourraient être contestées, d'un plan ourdi par quelques réfugiés français. Après cet exorde dont il a fait plusieurs rédactions, plus ambitieuses les unes que les autres, il raconte qu'un Français, connu par son dévouement à la cause de la monarchie, mais qui tient pour le moment à n'être pas nommé, s'est présenté devant lui muni de pièces tombées entre les mains par un de ces hasards aussi heureux qu'extraordinaires. C'est un paquet qu'il a trouvé dans la rue, et qui est renfermé dans quatre enveloppes : la première grossièrement faite, fermée d'un simple pain à cacheter, porte la suscription suivante, en écriture contrefaite eren mauvaise orthographe : Monsieur le Général Clausel, chez, Monsieur Thouron, Powel Street, Philadelphie. Deuxième enveloppe en toile cirée, cousue, avec la même suscription, puis : Pour remettre s. v. p. à Monsieur le Comte de Survilliers, et, en accolade, la signature La Kanal (sic). Troisième enveloppe : A Monsieur le Comte de Survilliers, cachet au chiffre de La Kanal et quatre griffes de son nom. Quatrième enveloppe : A Monsieur le Conte de Survilliers, pour lui seul, griffe de La Kanal et cinq cachets. A l'intérieur, cinq papiers. D'abord un ultimatum adressé par Lakanal à Joseph pour l'inviter à examiner les quatre autres pièces dans l'ordre où elles lui sont remises ; un rapport adressé à Sa Majesté le roi des Espagnes et des Indes par ses fidèles sujets, les citoyens composant la Confédération napoléonienne, en vue de proclamer Joseph roi ou empereur du Mexique — Ici, le ministre de France ne révèle point les noms ; suivent les signatures, écrit-il —, un chiffre latin pour la correspondance des confédérés avec la manière de s'en servir ; un vocabulaire de la langue des Indiens qui habitent l'ouest du Missouri ; enfin un tableau des nations indiennes, de la Louisiane septentrionale. Hyde de Neuville avant de dénoncer le fait à l'Europe entière, et d'en demander la répression au gouvernement des États-Unis s'en est venu à Philadelphie, ville où il espérait pouvoir constater l'écriture et la signature de l'infâme régicide, digne commissaire du prétendu roi des Espagnes et des Indes. Il s'est livré donc à une expertise qui l'a convaincu et, sûr de son fait, il a expédié en Europe pour y porter la nouvelle, M. Bourqueney, attaché à sa légation[8] en même temps qu'il a envoyé à Washington M. de la Forest, consul de France à Philadelphie, pour sommer le secrétaire d'État d'ouvrir une instruction juridique et de procéder à l'arrestation des conjurés dont les écritures et les signatures ont été vérifiées et reconnues, afin d'attirer sur les coupables la juste rigueur de la loi. Mais le secrétaire d'État Adams lui répond que la loi des États-Unis ne permet pas d'attenter à la liberté individuelle et que les pouvoirs répressifs du gouvernement ne s'étendent pas aux projets qui n'ont pas eu un commencement d'exécution. Hyde proteste : Il y eut exécution, dit-il : Rien ne pouvait mieux établir le fait d'une transgression actuelle et de combinaisons criminelles que des écrits signés et qui ne pouvaient laisser aucun doute sur l'existence d'un plan arrêté d'une propagande organisée ; enfin d'un comité exécutif agissant, délibérant, nommant des commissaires et confessant avoir déjà reçu d'un prétendu roi des Espagnes et des Indes les fonds nécessaires pour les premières dépenses de la confédération.

M. Hyde, après avoir remis cette protestation qui ne pouvait manquer d'être le préliminaire d'un ultimatum européen, se calma brusquement. S'était-il aperçu qu'il avait été la victime — on peut dire bénévole — d'une mystification ou d'une escroquerie ? avait-il jugé que ses efforts près du gouvernement fédéral seraient impuissants ou avait-il reçu de Paris des avis qui l'avaient refroidi ?. Mais, étouffée aux États-Unis, l'affaire de la confédération napoléonienne avait en Europe un retentissement considérable : les cours de Vienne, de Madrid et de Pétersbourg en étaient agitées. Nous savons, écrit Pozzo di Borgo le 20 janvier 1818, que l'Espagne a été alarmée des rapports que lui a faits à cette occasion son ministre aux États Unis et que ses ambassadeurs près de plusieurs cours ont remis une note très étendue à l'effet de fixer l'attention sur le complot dont elle craignait les suites. Tout le monde de la Sainte-Alliance crut à la confédération napoléonienne ; que d'invraisemblances pourtant dans ce roman : d'abord ces enveloppes ; puis aucune date à l'ultimatum, au rapport, à la pétition, puis, le nom de Lakanal écrit en deux mots ; puis des phrases comme celle-ci : Dans la position où me placent les grands intérêts de Votre Majesté, j'ose la supplier de m'accorder une décoration espagnole, qui m'affilie en quelque sorte à cette nation que je pratique depuis mon enfance ; puis l'omission des signatures à la pièce la plus importante le Rapport adressé à Sa Majesté le Roi des Espagnes et des Indes par ses fidèles sujets les citoyens composant la confédération napoléonienne ; le texte même de ce rapport, la brutale demande d'argent, et quelle somme ? 75.000 francs ! Cela 'est bon pour un escroc, pas pour un faiseur de révolutions : encore, de ces 75.000 francs sera-t-il adressé au roi un reçu signé de tous les dits membres pour établir leur solidarité individuelle. Et ce ton attribué à Lakanal, et cette extraordinaire folie de cent cinquante membres de la confédération se transportant, en qualité de commissaires dans les États de l'ouest (du Missouri à l'Ohio), sur les lieux où chacun d'eux a ses parents, ses connais-sauces, ses relations et s'y adjoignant jusqu'à concurrence de cinq individus connus par des principes analogues à la nature de l'entreprise de façon à porter la confédération napoléonienne au nombre effectif de neuf cents membres armés et équipés en tirailleurs des troupes indépendantes du Mexique !

Ce qu'on sait de Lakanal suffit pour qu'on écarte de telles inepties. Mais ce n'est point à dire que Lakanal n'ait point été mêlé par d'autres voies que la confédération napoléonienne, à quelque tentative sur Sainte-Hélène. La plupart de ses biographes ont raconté que, durant sa-proscription, après un court voyage dans l'Alabama où le Congrès lui avait concédé une propriété de cinq cents acres, il se fixa à la Nouvelle-Orléans où le gouvernement de la Louisiane lui offrit la présidence du collège d'Orléans, mais on est fort peu fixé sur ce qu'il fit durant son séjour au Tombeckee, où il fut certainement en relations avec les réfugiés militaires. Or, on ne saurait douter que, vers 1818 ou 18,9, il eut au moins connaissance et se mêla, au moins comme intermédiaire, d'un projet ayant pour but d'enlever Prométhée du rocher de Sainte-Hélène. Dans une lettre qu'il écrit à Bignon le 26 février 1838, il lui dit confidentiellement que le commodore, Decatur avait proposé à Joseph de diriger l'expédition et que Joseph avait refusé par pusillanimité et par avarice. Lakanal ne s'en tenait point à son affirmation : il invoquait le témoignage de Clausel qui, disait-il, avait été mêlé à cette affaire.

Eut-il jeté ainsi, sans- nulle preuve, le nom du commodore Stephen Decatur, l'un des officiers les plus intrépides de la marine américaine, celui dont les exploits sur les Tripolitains, les Turcs et les Anglais sont légendaires au delà de l'Océan et dont le nom est justement illustre aux États-Unis ? Decatur ayant, en 1820, succombé dans un duel contre le commodore Barton, ce ne peut être qu'en 1818 ou en 1819 qu'il soumit à Joseph son projet d'expédition.

Ne serait-ce point un projet analogue que reprit vers 1820-21, un nommé Nicolas Girod, Français de naissance, fixé de longue date à la Nouvelle-Orléans, dont il avait été maire durant les années historiques de 1812-15 et qu'il avait contribué efficacement et vaillamment à défendre contre les Anglais de concert avec le général Jackson. Ce Girod était un homme de bien qui multiplia dans la ville les fondations philanthropiques et qui créa en particulier un grand asile pour les orphelins ; il avait consacré à Napoléon un culte religieux. Dans sa maison de la Nouvelle-Orléans, il avait rassemblé un tel nombre de bustes, de statuettes, de portraits et de gravures représentant l'Empereur sous tous ses aspects que ses compatriotes le considéraient comme un maniaque : c'est une heureuse manie.

Girod s'associa un certain nombre de Français vivant soit à la Nouvelle-Orléans, soit à Charleston, également dévoués au grand homme, qui souscrivirent des fonds en vue de construire un navire d'une agilité, d'une vitesse et en même temps d'une force exceptionnelles, avec lequel on tentât d'enlever l'Empereur. Le navire, un clipper qui fut appelé La Séraphine, fut construit à Charleston sous l'inspection de H. Lallemand. Le commandant qui y était destiné, Dominick Von, celui que les créoles de Louisiane appelaient le capitaine Dominique, était le premier lieutenant de Lafitte, la terreur du golfe du Mexique, l'homme qui, en 1814, refusant de servir d'allié aux Anglais, s'en était venu défendre la Nouvelle-Orléans avec Jackson et Girod et avait contribué plus qu'autre à la sauver.

Yon avait recruté son monde parmi les compagnons de Lafitte — et, avec les compagnons de Lafitte, voisinaient alors de si près les réfugiés du Champ d'Asile qu'on avait peine à les distinguer. Il avait choisi, non seulement des hommes d'une bravoure à l'épreuve, mais des marins d'une habileté  supérieure, qu'il avait dressés à manœuvrer à la muette. Telle était la confiance que les associés avaient prise en ses desseins que Girod avait, à ses frais, construit, meublé et décoré à la Nouvelle Orléans au coin des rues Saint-Louis et Chartres, une superbe maison qu'il comptait offrir comme résidence à l'Empereur lors de son débarquement.

Le jour était fixé pour le départ de La Séraphine, lorsque éclata la nouvelle de la mort de l'Empereur. La Séraphine devint un yacht privé sous le capitaine Bossière, fils d'un officier français qui avait brillamment servi dans le corps de Rochambeau, au siège de Yorktown, et c'est pourquoi, semble-t-il, on a confondu le commandant désigné pour l'expédition avec celui qui devint le premier commandant effectif du clipper. La maison : Old Napoléon's house était encore debout en 19o5 et attestait les espoirs et le ferme dévouement de Nicolas Girod.

Lakanal avait sans doute été mêlé aux projets de Girod et de Yon comme il l'avait été à ceux de Decatur. Dans ce coin de France, où il semble avoir exercé une influence prépondérante, l'ancien Conventionnel avait chauffé les âmes à la température de la sienne. Mais l'on ne trouve nul indice que Joseph ait été associé à la conspiration, la seule peut-être qui, sans avoir abouti, ait au moins présenté quelque réalité.

Il faut écarter, en même temps que les cinq enveloppes mystificatrices de la confédération napoléonienne, l'Armement  secret qui serait parti de Baltimore en juin 1816, sous le commandement d'un nommé Fournier, ancien officier de marine de Bonaparte ; la tentative de l'Américain Carpenter pour mener à Sainte-Hélène un navire construit sur l'Hudson River ; les expéditions des Hispano-américains qui, partant d'Angleterre, paraissent à d'Osmond voir pour objet l'enlèvement de Bonaparte. Au moins à celles-ci n'accuse-t-on point Joseph de fournir des capitaux ; mais les ministres autrichiens enregistrent sérieusement le bruit qu'il a déposé huit millions pour celui qui enlèverait son frère et qu'il a envoyé des agents dans les ports de mer d'Angleterre pour gagner quelque capitaine marchand de la compagnie des Indes qui, sous prétexte de relâcher à Sainte-Hélène, délivrerait Bonaparte par adresse. Toutes les sottises trouvent créance et à toutes, les souverains d'Europe attachent une importance, même à la tentative d'escroquerie pratiquée près de Marie-Louise par un nommé Vidal, graveur, se présentant, de la part de Joseph, pour recevoir de la duchesse de Parme, 15.000 livres sterling en or (375.000 fr.) et quelques tabatières enrichies de 50.000 francs de diamants dont l'Empereur aurait déclaré avoir le plus pressant besoin !

En résumé, il y eut de 1815 à 1820, outre un nombre considérable d'escroqueries, de chantages formés sur le nom ou le souvenir de l'Empereur, une suite de rêves généreux formés par des Français et des Américains pour enlever Napoléon. Les expéditions devaient partir soit des États-Unis, soit du golfe du Mexique, soit du Brésil, soit des possessions espagnoles de La Plata. Dans la plupart des cas, on ne put même passer aux préparatifs ; l'on échoua — comme au Brésil — pour se procurer une base d'action, ou l'on rencontra près des insurgés et de leurs chefs, un accueil fort différent de celui qu'on attendait[9]. Le plus sérieux de ces projets, celui du Champ d'Asile, dépendait assurément de la coopération du flibustier Lafitte, qui seul avait une flottille pouvant transporter les réfugiés, mais, dans un cyclone qui dura trois jours, Lafitte qui avait perdit six de ses navires, se trouva réduit à l'impuissance et les Français qui n'avaient plus ni eau douce, ni vivres, se dispersèrent ; la plupart regagnèrent la Nouvelle-Orléans. A ce dernier projet, Joseph avait sans doute été initié, mais il le regardait comme chimérique et ni Clausel ni Lefebvre-Desnoëttes n'y croyait. On ne saurait donc penser qu'il l'ait subventionné. A-t-il fait davantage pour d'autres ? Un écrivain américain Ch.-I. Ingersoll, qui semble avoir été en quelque intimité avec Joseph, a écrit : Lorsqu'on lui avait dit qu'avec une grande somme d'argent, il serait possible de faciliter l'évasion de Napoléon de Sainte-Hélène, Joseph, sans hésitation aucune, s'était offert à contribuer à la chose en donnant pour cela tout ce qu'il possédait. Mais cela est une intention, une offre, non un acte.

Sans doute était-il à New-York, comme il l'écrit lui-même, le but de tous les malheureux de la France, de l'Espagne, de l'Italie, de la Pologne, ce qui l'empêchait malgré ses efforts de satisfaire personne. Sans doute, comme l'écrit le consul général de France à Philadelphie, était-il constamment assiégé de misérables réfugiés espagnols et français auxquels il donnait des secours considérables, et cela donnait même lieu de penser qu'il entretenait certaines idées. Mais à y regarder d'un peu près, il n'aspirait qu'à s'en débarrasser ; il cherchait toujours à réprimer leurs vociférations contre la France et son gouvernement. — Non seulement il était toujours extrêmement réservé dans sa conduite et ses discours relativement aux affaires politiques de l'Europe, mais le consul de France à Philadelphie savait par des rapports certains qu'il était constamment, dans son intérieur, l'apologiste prononcé de la marche que semblait vouloir suivre l'administration française.

Tout cela indiquait qu'il entendait vivre tranquille et qu'il était assez peu troublé par ce qui ne le concernait point, l'égoïsme ayant été la règle de sa vie. Mis à part les secours que lui arrachait l'importunité des réfugiés, et sans doute l'hospitalité qu'il donna à quelques-uns des principaux — ce qui n'avait qu'un rapport indirect et lointain avec l'Empereur — il borna sa bonne volonté envers Napoléon à accueillir Archambault jeûne et Rousseau venant de Sainte-Hélène et à leur payer cinq années d'avance de la pension qui leur était allouée par le livret signé du général Bertrand, dont ils étaient porteurs ; à envoyer en 1818 mille livres sterling à M. de Las Cases qui avait prêté cent mille francs à l'Empereur, et à ne point repousser l'idée de cotiser pour les besoins de Napoléon avec les autres membres de la famille ; à adresser 1.000 £ comme gratification au docteur O'Meara et à se charger du sort du docteur Stokoë qui déjà avait reçu des mains d'Eugène une somme de 1.000 £. Tout cela n'allait pas à 100.000 francs. Or Joseph paraissait presque plus disposé à se plaindre lui-même qu'à plaindre l'Empereur : J'apprends, écrit-il le 9 mai 1820 dans la lettre qu'il destine à Napoléon, que votre santé est un peu meilleure depuis que vous faites un peu plus d'exercice ; je vous y engage beaucoup ; c'est là tout son attendrissement, mais s'il parle de ses propres malheurs ! Je suis ici seul. La santé de ma femme et d'autres causes ont empêché quelques-uns de notre famille de me rejoindre, de sorte que je suis encore aussi isolé que Lors de mou arrivée dans ce pays, le meilleur et le plus .heureux sans contredit pour celui qui ne désire que vivre libre et tranquille et qui n'y est pas aussi seul que je suis moi-même ; et il passe à ses autres infortunes : J'avais bâti une très belle maison pour ma famille que j'avais toujours attendue. Elle a été détruite par le feu le 4 janvier dernier j'ai perdu dans cette circonstance la bonne moitié-de la fortune qui me restait ; tous les efforts des habitants n'ont pu sauver un cabinet qui contenait tout ce que j'avais de précieux. Et comme s'il exagérait à dessein pour éviter que l'Empereur eût recours à sa bourse, il ajoute : Votre Majesté a sans doute été instruite que les princes de la Maison de Bourbon ont confisqué, en rentrant en France, tout ce qu'elle avait consenti à faire recevoir par sa liste civile et par sa famille, afin de laisser le numéraire disponible pour les besoins de l'armée, ainsi que pour une somme de sept à huit cent mille francs que je lui avais remise en diamants et qu'elle avait fait payer en billets au choix de mon beau-frère. Ces billets ont aussi été saisis. Il (Nicolas Clary) a dû soutenir un procès qui a été perdu en seconde instance après avoir été gagné au premier tribunal sous le nain de la maison Barandon ; je la nomme parce que c'est sous ce nom que les journaux en ont rendu compte dans le temps.

Ainsi Joseph établit le bilan de ses pertes : elles- lui ont permis d'acquérir des principautés aux États-Unis, et d'y bâtir vingt maisons ; elles lui permettent d'y. mener la vie la plus large et la plus somptueuse, comme elles lui ont permis d'acquérir Prangins tout en gardant Mortefontaine, mais c'est pourtant de ses pertes qu'il parle presque uniquement à celui qui a tout perdu, et c'est en les lui imputant !

Or, sans ajouter une foi entière à ce qu'écrit, le 5 janvier 1841, Achille Murat à sa cousine Constance Bonaparte, que l'Empereur, en quittant son frère Joseph à Rochefort, lui remit une somme de huit millions en le priant d'en faire l'usage que lui, l'Empereur, en aurait fait, s'il avait été libre ; il résulte d'une lette écrite par Joseph lui-même à Jacques Laffitte le 30 novembre 1834, qu'il était dépositaire pour le compte de l'Empereur, depuis le mois de juin 1815, d'une somme de 220.000 fr. ; de plus, écrit-il, j'étais et je suis encore son fidèle commissaire pour d'autres valeurs de même nature dont la destination m'est sacrée.

Joseph eût donc pu, sur les fonds même qu'il avait en dépôt, faire quelques sacrifices qui ne lui eussent rien coûté. Mais Napoléon ne le lui demandait pas. Le seul service immédiat qu'il lui eût demandé, mais avec quelle insistance, c'était de publier ou de faire publier par O'Meara les lettres que les souverains d'Europe lui avaient adressées durant son règne pour couvrir de honte ces souverains et faire voir au monde l'hommage abject que ces vassaux lui rendaient, lorsqu'ils lui demandaient des faveurs ou qu'ils le suppliaient de leur laisser leurs trônes. Avant de quitter Paris, il en avait remis les copies à Joseph et il croyait lui avoir, à Rochefort, confié les originaux. Joseph se défendait — et il avait raison — d'avoir reçu les originaux ; il reconnaissait avoir reçu les copies qui, avec ses papiers les plus secrets, avaient été placées dans plusieurs malles et confiées à des amis de la Famille. Lorsque, sur l'invitation de l'Empereur et sur les ordres de Joseph, Presle, son secrétaire intime, rechercha les papiers, il ne trouva plus ces copies dans les caisses où il les avait mises lui-mente et toutes les  démarches auxquelles il se livra pour savoir à qui attribuer cette soustraction demeurèrent infructueuses. Par là, s'évanouit l'espoir qu'avait eu Napoléon d'être au moins vengé de ses bourreaux.

Ainsi rien ne manque à l'épreuve. Du seul point du monde avec lequel le prisonnier de Sainte-Hélène ait pu communiquer, aucun réconfort sérieux n'est venu et les efforts que tenta peut-être celui des frères de Napoléon qui, à une grande fortune, joignait des moyens d'action que nul autre n'eût pu réunir, ne laissèrent aucune trace que l'histoire puisse saisir. Que ne donnerait-on cependant pour former un corps de réalité à une de ces belles histoires où s'est exercée l'imagination des peuples et où se trouvent renouvelés, pour l'amour désintéressé du héros, des exploits égaux aux prouesses antiques.

Au moins est-il permis de penser que parmi ses obscurs compagnons quelques-uns les ont rêvés...

***

Dans un pays libre, entouré d'une sympathie presque universelle, qui lui assurait tous les concours et au besoin lui ménageait toutes les complicités ; plus rapproché qu'aucun antre de Sainte-Hélène et trouvant pour correspondre avec son frère des facilités que lui procuraient l'audace des marins américains et leur émulation à déjouer les surveillants anglais, Joseph avait trois ou quatre fois à peine, fait arriver des nouvelles à son frère et autant de fois il avait reçu de lui des communications. Que sera-ce pour les autres membres de la Famille qui se trouvent en Europe sous la surveillance directe et attentive de la Sainte-Alliance. Leur sort a été réglé par les représentants des souverains presque au même moment où ils ont décidé du sort de Napoléon. Le 19 août 1815, lorsqu'ils ont accédé aux désirs témoignés par le roi de Wurtemberg en faveur de son gendre, les ministres réunis des cours alliées ont considéré que la fixation du séjour des personnes de la famille Buonaparte, formant un objet important parmi les mesures propres à rassurer les esprits, devait être soumise à des restrictions, attendu que le lieu de leur établissement n'était pas indifférent au maintien de la tranquillité publique. En conséquence, ils avaient statué que Jérôme résiderait en Wurtemberg où le roi serait invité à prendre l'engagement d'empêcher qu'il sortit de ses États ; Lucien pourrait demeurer dans les États romains, bien entendu moyennant que le Saint-Père y donnât son consentement ; la duchesse de Saint-Leu habiterait en Suisse ; Murat et sa famille en Autriche ; Joseph et les siens en Russie Par la suite, en même temps que, en Suisse et dans les États romains, Hortense et Lucien étaient placés sous la surveillance des ambassadeurs des cours alliées et de la cour de France, des dispositions étaient prises pour autoriser le séjour de Madame, du cardinal, de Louis et de Pauline dans les États romains, d'Elisa dans les États autrichiens ; Julie, par une faveur que lui procurait l'intervention de sa sœur la princesse de Suède, continuait à être tolérée en France. Seule elle avait été exceptée momentanément de cette loi dite d'amnistie qui proscrivait sans jugement, non seulement les individus compris dans l'ordonnance du 24 juillet 1815, mais les Conventionnels relaps qui avaient signé l'Acte additionnel et les membres de la famille de Buonaparte.

Pour ceux-ci, nulle discussion ne fut permise. M. le duc de Richelieu, président du Conseil, s'exprima ainsi dans l'exposé des motifs : Les membres d'une famille qui a causé tant de maux à la France, ont quitté son territoire ; ils ne s'attendent pas qu'il leur soit jamais permis d'y rentrer et la loi doit établir des peines contre ceux qui oseraient y reparaître. Si la religieuse fidélité du roi pour la Loi par laquelle il a aboli les confiscations ne lui permet pas de les dépouiller des biens qu'ils ont acquis à titre onéreux, tous les sentiments se réunissent pour leur ôter des droits, des biens et des titres qu'ils ont obtenus à titre gratuit : cette volonté est exprimée dans le projet de loi qui va vous être présenté.

L'article IV de ce projet de loi était ainsi couru : Tous les membres ou alliés de la famille Buonaparte et leurs descendants, jusqu'au degré d'oncle et de neveu inclusivement, sont exclus à perpétuité du royaume et sont tenus d'en sortir dans le délai d'un mois, sous la peine portée par l'article 91 du Code pénal. (La mort et la confiscation des biens.)

Ils ne pourront y jouir d'aucun droit civil, y posséder aucuns biens, titres, rentes, pensions à eux concédés à titre gratuit et ils seront tenus de vendre dans le délai de six mois tous les biens qu'ils posséderaient à titre onéreux.

M. de Corbière, au nom de la commission, déclara : L'article qui concerne la famille Buonaparte présente une de ces mesures dont tout le inonde doit reconnaître la nécessité ; il ne nous parait pas possible que cet article en lui-même donne lieu à aucune discussion ; nous proposons seulement une rédaction qui nous a paru plus précise.

Cette rédaction était ainsi conçue : Les ascendants, enfants et descendants de Napoléon Buonaparte, ses oncles et ses tantes, ses neveux et ses nièces, ses frères, leurs femmes et leurs descendants, ses sœurs et leurs maris, sont exclus du royaume à perpétuité et sont tenus d'en sortir dans le délai d'un mois, sous la peine portée par l'article 91 du Code pénal. Ils ne pourront y jouir d'aucun droit civil, y posséder aucuns biens, titres, pensions à eux concédés à titre gratuit, et ils seront tenus de vendre dans le délai de six mois les biens de toute nature qu'ils posséderaient à titre onéreux.

Aucune discussion ne s'éleva sauf sur le mot enfants qui fut supprimé. Le projet de loi, amendé par la commission, fut adopté par 334 voix contre 32 sur 366 votants. On est eu droit de croire que les 32 opposants trouvaient l'amnistie trop large, la clémence trop étendue, la répression trop faible...

Ainsi, en France, la mort attend les Bonaparte ; en Europe un internement qui, à la vérité, n'emporte point s'il est transgressé de sanction pénale formulée, mais que les cours alliés n'hésiteraient point à transformer à l'occasion en détention dans une prison d'État. Les Bonaparte ne peuvent faire un pas hors du lieu d'internement sans demander l'autorisation ; leurs lettres sont ouvertes ; leurs conversations sont épiées, leurs démarches sont contrôlées et ce qu'on redoute par-dessus tout c'est qu'ils parviennent à se réunir, à s'entendre, à faire passer quelque correspondance au prisonnier de Sainte-Hélène ou à recevoir directement de ses nouvelles.

L'Angleterre en appliquant à Napoléon le régime de la déportation dans une enceinte fortifiée s'est réservée, comme on a vu, le contrôle exprès de toute lettre qu'il recevra ou qu'il expédiera. C'est une mesure à laquelle l'Empereur ne peut se soumettre sans admettre qu'il est légitimement le prisonnier des Anglais, sans constater, par un tel acte accompli volontairement, son acquiescement à une détention contre laquelle il proteste et qu'il déclare inique. De fait, il est prisonnier et il subit la prison ; mais il affirme constamment qu'il est la victime à la fois d'une violation du droit des gens et des lois de l'hospitalité. Il ne peut faire qu'il ne reçoive point les lettres que lui écrivent les membres de sa famille, cela est en dehors de sa volonté ; mais s'il y répondait et s'il se soumettait à remettre à son geôlier ses lettres ouvertes, là commencerait la capitulation. Aussi bien, ces lettres qu'il recevra, indifférentes et oiseuses, dont toute intimité est bannie, dont tout ce qui en ferait le charme est proscrit, ces lettres dont chaque mot, chaque jambage a dû être surveillé pour obtenir qu'on y donnât cours, ces lettres souillées par les mains qui les ont dépliées, par les yeux qui les ont lues, traînées de bureau en bureau, copiées à des registres, visées et numérotées comme des pièces de procédure, ces lettres vieilles de six mois lorsqu'elles lui arrivent, qu'il ne peut s'empêcher alors de saisir d'un geste presque joyeux, il les laisse tout aussitôt glisser de ses mains, comme des choses mortes, dont l'âme dès longtemps est abolie et qui ne sont plus qu'une pincée de cendres. Tout lui devient si lointain, si indifférent, hormis celui-là dont il ne recevra jamais de lettre, dont on lui dispute une mèche de cheveux, dont on veut lui voler l'image !

Ce ne sera que par des coups de fortune qu'il parviendra à recevoir ou à envoyer des nouvelles qui n'auront point suivi la filière administrative, à donner aux siens des instructions, à leur demander des secours et à leur faire connaître la vérité sur son état physique.

Cette correspondance, si intermittente qu'elle ait été, constitue l'unique lien qu'il soit permis de constater entre Napoléon et sa famille. Mais, pour en établir l'intérêt, il faut d'abord rechercher comment, depuis qu'ils se sont constitués, se sont comportés les trois groupes de la Famille : le groupe romain, Madame, Fesch, Lucien, Louis, Pauline ; le groupe autrichien très dispersé, Elisa, Caroline, Jérôme ; le groupe suisse-allemand, Hortense et Eugène auxquels il faudra joindre plus tard Julie.

 

 

 



[1] L'acre varie selon qu'elle est anglaise, écossaise ou irlandaise de 42 ares à 65.

[2] Jacques Le Ray de Chaumont, d'une famille de riches commerçants nantais anoblis à la savonnette, était avant tout malgré ses titres de grand-maître enquêteur et général réformateur des eaux et forêts de France au département de Blois, Berri et Vendômois, et d'intendant des Invalides, un financier et un spéculateur. Propriétaire du domaine de Chaumont et d'un bel hôtel à Passy, il flaira, lorsque Franklin arriva en France, qu'il y avait de l'argent à gagner avec les Insurgents et, étant entré en relations intimes avec Franklin, pour l'établissement d'une ligne de paquebots entre la France et l'Amérique, il lui offrit l'hospitalité d'abord dans sa maison de Passy, puis dans l'hôtel de Valentinois qu'il acheta sur ces entrefaites. Le Ray fit avec le Congrès des affaires immenses et, vers 1788, il envoya aux Etats-Unis pour obtenir le règlement de ses créances son fils Jacques qui y épousa Grâce Coxe — vraisemblablement une parente du Coxe, plus tard consul à Tunis qu'on a vu ci-dessus chargé de lettres pour Joseph — et qui y prit la nationalité américaine.

[3] L'affaire du Champ d'Asile est restée singulièrement mystérieuse. Lallemand, bien qu'il ait survécu, qu'il ait été réintégré dans son grade en 1830, qu'il ait été pair de France eu 1832, puis gouverneur de la Corse et qu'il ne soit mort qu'en 1839, ne parait point avoir dit son secret ; Lefebvre-Desnoëttes, qui y avait été initié, a péri en vue des côtes d'Irlande avec le navire qui le ramenait : Rigau est mort en 1820 à la Nouvelle-Orléans et son frère, le colonel, dans les Souvenirs qu'il a imprimés n'a dit qu'un mot insignifiant sur le Champ d'Asile. Je ne connais aucun écrit des colonels Donarche, Scharassin et Fournié qui furent chefs des trois cohortes. Je crois bien qu'on est réduit à la brochure de Hartmau et Villard, Le Texas ou notice historique sur le Champ d'Asile ; à l'insignifiante brochure Le Champ d'Asile, tableau topographique et historique du Texas par L. F. Lh. ; à un article paru dans la Revue du Lyonnais vers 1839 et signé P. A. M. : Le Champ d'Asile, et à quelques pages récemment publiées par M. le baron Marc de Villiers du Terrage dans Rois sans Couronne. Certaines sources américaines peuvent au moins éclairer quelques détails (Articles du Globe Democrat de Saint-Louis, 5 novembre 1904 et du New York Herald, 1er octobre 1905, Historical sketches of Pierre and Jean Lafitte par Gayarre, The Napoleonic exiles in America par Jesse S. Reeves, French colonists and exiles by J.-G. Rosengarten), mais nous n'avons trouvé jusqu'ici ni Mémoires, ni Correspondances, rien qui permette de serrer d'un peu près ce curieux épisode — pas même une liste intégrale qui permettrait de rechercher les descendants, en admettant qu'il en subsiste en France.

[4] Il y a dans le texte original du journal de Gourgaud quantité de signes de cette nature dont je n'ai pu trouver la signification.

[5] Je reproduis ici le texte original : A 4 h. ½ Bertrand vient, Popleton vient de lui dire que la Julie arrive du Cap que les gazettes disent... que Joseph a reçu une députation des insurgés espagnols pour se mettre à leur tête. S. M. dit : Cette nouvelle ne me fait pas plaisir. Joseph a de l'esprit, mais il n'aime pas le travail, il ne connait rien au militaire et croit y connaître. Il ne sait pas si une redoute est forte, ni comment l'attaquer. Il ne sait rien. Il aime jouir. Il a sûrement une grande fortune, peut-être 20 millions. lia tort de se mêler dans une révolution. Il faut pour cela être plus méchant que lui, avoir une meilleure tête, ne pas craindre de faire couper des têtes ; il est trop doux de caractère ; mais, d'un autre côté, il a beaucoup d'ambition, il croit beaucoup en son esprit, ses moyens. Une couronne est un grand appât. Ensuite il a une grande ressource avec les officiers français qui sont en Amérique ; et peut-être convient-il à l'Angleterre de séparer tout à fait les Espagnes. Cependant, un Français là cela me parait fort. Cependant si on me disait : Il a réussi, je dirais : j'en suis fort content. On me dit qu'il tente cette fortune, cela me fait de la peine. Au reste ici nous ne savons rien de ce qui se passe. S. M. demande ses cartes, ses livres sur l'Amérique, fait venir les Montholon, nous faisons tous des plaisanteries sur cela : Comme nous serions bien à Buenos-Ayres !

[6] Je dois constater qu'elle figure dans l'édition anglaise (II, 471) comme dans la française (II, 65). Mais je relève comme exemple des faussetés de Montholon ceci à propos de Joseph : L'Empereur fit écrire aux princes et princesses de sa famille qu'on manquait des choses les plus nécessaires à la vie. Tous s'empressèrent de mettre à sa disposition la totalité ou la majeure partie de leur fortune : le roi Joseph ouvrit un crédit de Dix millions (II, 431). Las Cases écrit à Joseph le 16 août 1818 : Je viens de recevoir la lettre dont V. M. m'a honoré renfermant un effet de 1.000 £, je vais en soigner la rentrée. (Mém. du roi Joseph, X, 232).

[7] J'avais cru Jourdan : mais il ne saurait être question de lui. Depuis 1816 il est gouverneur de la 7e division militaire, à Grenoble. Aucun officier général du nom de Jordan n'a figuré dans l'armée française.

[8] Il s'agit ici de François-Adolphe Bourqueney qui, plus lard, fut secrétaire à Berne, puis rédacteur aux Débats, secrétaire à Londres avec M. Guizot, créé baron par le roi Louis-Philippe (1844) ; ministre à Constantinople jusqu'en 48. Il rentra dans la carrière en 1853, fit partie du Congrès de Paris, fut ambassadeur à Vienne, ministre au Congrès de Zurich, sénateur et comte du second empire. Il est mort en 1869.

[9] Je reviendrai quelque jour sur ce sujet et sur l'attitude prise par Saint-Martin en particulier à l'égard des officiers qui étaient venus en Argentine vraisemblablement à dessein d'y trouver une base et des moyens d'action. Il les persécuta avec un incroyable despotisme et un mémoire que je possède du général Brayer, montre qu'il ne fut pas éloigné de les faire tuer sans aucun jugement. Ce sera là un bas-relief à sculpter au piédestal de la statue érigée en France à ce Saint-Martin.