NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME XII. — 1816-1821

 

XL. — LES FUGITIFS.

 

 

23 Juin 1815-7 août 1816.

NAPOLÉON. — JOSEPH. — JULIE. — LUCIEN. — MADAME ET FESCH. — LOUIS. — PAULINE. — HORTENSE. — EUGÈNE. — JÉRÔME. — CATHERINE (pendant les Cent-Jours). — CATHERINE ET JERÔME. — ÉLISA. — CATHERINE. — MURAT.

 

Le 23 juin au soir[1], l'Empereur, par Bertrand, a fait demander au ministre de la Marine Decrès qu'on mit à sa disposition les deux frégates la Saale et la Méduse qui sont à Rochefort, prêtes à prendre la mer. Decrès a aussitôt adressé au préfet maritime les ordres et les instructions les plus précis. Le 24, il a chargé l'administrateur du mobilier de la Couronne de réclamer un ameublement de ville et un de campagne : mais déjà il a dû s'adresser à la Commission provisoire de Gouvernement et Fouché, auquel Montalivet, intendant de la Couronne, en a référé, a écrit en marge de la lettre : Ajourné.

Le même jour pendant la séance de la Chambre, le ministre de la Guerre a fait porter à un représentant, le général de division Beker, comte de Nions, l'avis que, par arrêté de ce jour, il l'a nommé au commandement de la Garde de l'Empereur casernée à Rueil. Il a omis de dire, mais il a sous-entendu que cette Garde rendra désormais les honneurs à un prisonnier.

Parti vivement le 23 dans la nuit ou même le 24 dans la journée, arrivé presque en même temps que les ordres de départ, Napoléon eût trouvé les deux capitaines de frégate prêts à obéir ; si le dévouement de l'un pouvait être suspecté, celui de l'autre allait jusqu'à l'entier sacrifice. Assurément, il y avait-risque à sortir des passes ; mais l'une des frégates était si bonne marcheuse qu'elle pouvait défier la croisière anglaise. Il eût fallu que l'exécution suivit la résolution ; que l'on ne s'attardât pas à des préparatifs, des questions de mobilier, de bibliothèque ou d'argenterie. Il eût fallu monter en voiture, à l'Élysée, aller d'un trait à Rochefort, embarquer, mettre à la voile. Alors, vraisemblablement, l'Empereur fût arrivé aux États-Unis.

Dans l'état où était sa faculté de vouloir, il ôtait incapable de remplir un tel dessein : il avait pu le concevoir ; mais ensuite, il avait discuté, raisonné, ajourné. Le 25 à midi, lorsqu'il a quitté l'Élysée, il s'est démuni de la seule puissance qui lui restât : l'acclamation populaire ; le 25 au soir, il est le prisonnier de Davout, donc de Fouché ; il n'a plus qu'a obéir aux ordres que son geôlier lui transmettra : c'est par l'entremise de ce geôlier qu'il devra s'adresser à ceux dont dépend désormais son sort. Il ne peut partir que s'il leur plaît et s'ils le trouvent opportun, et son départ est à présent subordonné à des événements dont eux-mêmes ne sont pas les maîtres.

Fouché, qui mène la barque, s'est fixé un but vers lequel il tend de toutes ses forces : sauver la tête, la fortune, la situation des hommes qui ont participé à la Révolution, à commencer par lui-même. Quoiqu'il ait versé bien du sang jadis, il n'est pas — ou n'est plus — sanguinaire. S'il juge inévitable le retour des Bourbons, s'il l'a jugé tel dès qu'il a vu l'Empereur en interdit et l'Europe entière coalisée contre lui, il prétend que cette transmission des pouvoirs s'opère avec le minimum de pertes, que la réaction soit aussi peu brutale que possible, qu'on évite aussi bien les excès populaires que les proscriptions royales. Depuis que Napoléon l'a appelé au ministère de la Police tel a été son objet, d'empêcher toutes les mesures de rigueur contre les royalistes : ainsi s'est-il tenu constamment en relations, non seulement avec Gand, mais avec la Vendée et le Midi. Il tient à présent les cartes, et Napoléon est une de ces cartes : il le sauvera s'il peut ; il sauvera sa tête, sinon sa liberté, mais, tout de même, jusqu'au moment où il se sera assuré qu'il ne gagnera rien à le livrer, il le tiendra sous sa main, et s'en fera un otage : puis, ayant échappé à cette honte suprême d'enchaîner son maître vaincu pour le' livrer aux bourreaux, il s'arrangera pour que, de lui-même, il aille se confier à des ennemis qui ne le tueront pas, mais qui sauront le garder.

A l'exécution, Napoléon ne met à ce plan que bien peu d'obstacles et un minimum de résistance. Trois ou quatre fois il offre son épée au Gouvernement ; il demande à prendre le commandement de l'Armée ; quand il aura vaincu l'Étranger, comme il en semble certain, il partira, il disparaîtra définitivement. Il n'insiste plus sur les conditions de son abdication ; il semble avoir renoncé à obtenir pour son fils des garanties : combattre l'ennemi, le vaincre, le chasser du territoire, n'est-ce pas tout ? On ne veut pas de lui ; Davout repousse cette épée tant de fois victorieuse qu'il trouve à présent importune : ne serait-ce pas qu'il pense que, pour vaincre, le vainqueur d'Auerstaedt vaut le vainqueur d'Iéna et dans le cerveau du révolté de Royal-Champagne, d'envieuses ambitions, très longtemps dissimulées, n'aspirent-elles pas au jour ? Il sent, dans les généraux qui l'entourent, des haines furieuses contre l'Empereur : si certains restent fidèles au vaincu, sont-ils les plus nombreux ? En ces jours sombres, combien d'âmes restent lumineuses ? En ces jours où la trahison est épidémique, combien d'hommes sont assez forts, assez maîtres d'eux-mêmes pour se tenir à l'abri de la contagion ? Dès l'ouverture du conflit avec la Chambre, l'Empereur, par une sorte de crainte fétichiste des assemblées a cédé et s'est abandonné. A ce moment, il n'aurait eu qu'à prononcer l'ajournement et si les représentants avaient refusé de se séparer, à dissoudre leur réunion par la force. Rien n'eût été plus légal, plus Constitutionnel Du moment qu'il eut abdiqué, qu'il eut reconnu la commission de Gouvernement, la légalité a changé de camp : il ne peut plus, sans un coup d'état, reprendre l'autorité à ceux qui la lui ont arrachée par un coup d'état. Quel plus formel acte d'autorité que s'emparer du commandement ? Les généraux n'eussent admis qu'il redevint leur chaque moyennant qu'il frit investi légalement — et encore ! Il ne fard pas oublier que Davout, nommé par l'Empereur ministre de la Guerre, avait été par l'Empereur investi par surcroit de tons les pouvoirs militaires à Paris et dans la Division militaire ; qu'il pouvait tout, qu'il eût tout osé, même l'arrêter. Ne l'a-t-il pas dit à Flahaut qui, arrachant ses épaulettes, les jeta au milieu de la salle ? A défaut de celui-là, vingt autres. Et l'Empereur, qui marcherait pour lui ?

Il compte qu'au moins, s'il part, il sera suivi par une cour entière : six généraux, deux colonels, six chefs d'escadron ou capitaines, un chambellan, deux pages, un secrétaire, un médecin, deux maitres d'hôtel, un officier, vingt-neuf domestiques. A l'épreuve, cette cour se réduit à peu de chose et chacun de ceux qui restent a ses mobiles qui le guident. Saut Bertrand, grand maréchal de son palais, son compagnon depuis l'Égypte, tous sont ou se croient proscrits par les Bourbons, et-estiment que, s'accrochant à Napoléon, ils sortiront d'affaire : ainsi le duc de Rovigo, sur qui pèsent le souvenir du duc d'Enghien et le soupçon d'avoir préparé la révolution du 20 mars Lallemand, l'un des généraux les plus compromis dans la conspiration du Nord ; Montholon, qui, se donnant pour une victime de l'Empire, a été nominé par Louis XVIII maréchal de camp et, qui pour des raisons en rien politiques, a l'un des premiers rejoint Napoléon à Fontainebleau ; Gourgaud, colonel aux dernières heures de l'Empire, protégé du duc de Berry dont sa mère a été nourrice, mendiant après le retour de Napoléon sa place d'officier d'ordonnance, et après Waterloo — peut-être après l'abdication — le grade de général ; seul de bonne volonté, par un mobile généreux, Las Cases, qui n'a pu voir tant d'infortune sans s'y attacher et qui aspire à recueillir les paroles du vaincu, à écrire son histoire et, pour les âges, à se tendre inséparable de son héros. Plus bas, des chefs d'escadron, des capitaines, des lieutenants, assez jeunes pour être enthousiastes, assez naïfs pour se dévouer gratis, se jetant dans l'exil comme ils se seraient jetés dans la mêlée, mais de ceux-là l'Empereur sait à peine les noms et il ne connaît pas les âmes...

Des domestiques à l'infini : outre les dix que Bertrand a désignés d'abord, dix-neuf, que l'on prétend indispensables, plus les piqueurs, cochers, garçons d'attelage, palefreniers pour soixante-huit chevaux et vingt voitures ; plus les onze domestiques des officiers de la suite : soixante individus.

Et ce n'est pas que les domestiques, Bertrand emmène sa femme et trois enfants, Montholon sa femme et un enfant et il faut des femmes de chambre et des bonnes : c'est une tribu qui émigre, une tribu où l'Empereur se trouve entouré de personnages qui, sauf Savary et Bertrand, ne sont pas de son entourage habituel. Encore n'a-t-il avec Bertrand aucune familiarité ! Mme de Montholon lui est absolument inconnue ; comme baronne Roger, elle ne fut jamais admise à la Gour et c'est pour l'avoir épousée, après qu'elle eut divorcé, que Montholon a été destitué comme ministre à Wurtzbourg et comme chambellan.

Il est vrai que l'Empereur compte retrouver sa J'amine aux États-Unis et il s'attend que certains au moins, ceux auxquels il est davantage attaché, le précéderont ou le rejoindront. Il sait que Joseph et Jérôme, Madame, Fesch et Pauline s'y disposent, et ce sera pour lui la plus agréable des sociétés.

Mais il faut arriver aux États-Unis : à présent, avec les retards qu'a subis son départ, peut-il forcer le blocus ? Les Anglais avertis qu'il se dirige sur Rochefort, n'auront-ils pas renforcé la croisière et la sortie de vive force n'est-elle point devenue impossible ? De fait, l'Empereur ne semble pas s'y être arrêté, pas plus qu'il ne s'arrêtera par la suite aux expédients qu'on lui offrira pour tenter une évasion. Lorsqu'on emmène à sa suite, comme il fait, cent personnes parmi lesquelles des femmes et des enfants, ce n'est pas pour risquer un combat à mort ; être pris sur un brick- de fortune, caché, déguisé, c'est pis encore. Il faut partir avec les honneurs impériaux, avec le consentement des souverains qui ne -sauraient oublier que Napoléon parut leur égal et qu'ils le nommèrent leur frère. Il faut donc attendre les passeports anglais.

Durant toute la route de Malmaison à Rochefort, des hésitations, des velléités, des tentatives de retour, marquent chaque étape et y prolongent les séjours ; mais c'est à Rochefort et à l'ile, d'Aix que s'accuse au plus haut degré cette impuissance à prendre une résolution qui constitue à présent chez Napoléon une maladie caractérisée. Ceux qui l'observent ont remarqué depuis longtemps déjà un goût de parler, d'expliquer ses pensées, d'en faire l'apologie, goût tournant au verbiage et dénotant déjà une impulsivité intempestive. Elle se révélait parles sorties, des discours, des développements hors de propos, devant des auditeurs inattendus. Cette tendance s'est de plus en plus affirmée, et elle a abouti à une irrésolution qui rend cet homme, si prompt jadis et si ferme en ses desseins, le jouet de ceux qui l'entourent. A ces conseils qui précèdent la détermination qu'il prend, tout le inonde assiste ; les femmes donnent leur avis et-Gourgaud, promu augure, tire argument du vol des oiseaux !

Que l'Empereur m'a formé la résolution de ne partir qu'avec les passeports qu'il avait lui-même réclamés, et qu'il se refusât formellement à une sortie clandestine ; que l'on ne puisse en douter à la façon dont il a toléré que sa suite se trouvât augmentée ; qu'aucun des projets concertés pour une évasion n'ait été par lui examiné ni envisagé sérieusement et qu'il ait laissé ainsi les dévouements s'agiter sans qu'il ait en l'intention d'en profiter, c'est ce qui résulte de toutes ses démarches ; mais n'est-ce point pour témoigner de son état d'esprit qu'il ail toléré, même encouragé, certains de ses compagnons à lui procurer tous les moyens d'échapper aux Anglais, fût-ce en brisant la carrière de ceux qu'on recherchait pour un tel dessein ? Il semble, durant ces jours sinistres de Rochefort et de l'île d'Aix, ballotté par les destins, sans qu'il ait conscience ni de ce qu'il fait, ni de ce qui l'attend. Pourtant la situation est nette. Dès qu'il n'a point, à la première heure, profité des ordres qu'avait donnés Decrès, dès qu'il a renoncé à sacrifier une des frégates pour donner à l'autre le temps de prendre le large, dès qu'il a admis autour de lui cette foule qui l'accompagne et qu'il n'a point le courage de renvoyer, il n'a qu'à attendre les passeports qu'il a demandés pour aller aux États-Unis. On les lui refuse. Il n'a plus dès lors qu'il se livrer on à se laisser prendre : se livrer aux Anglais ou se laisser prendre par les Bourbons.

Vers l'une des solutions tout devait le porter : les sentiments, qu'il avait exprimés si souvent durant sa jeunesse, d'admiration pour le caractère des Anglais, de confiance en la générosité britannique ; la tradition qu'il tenait des Corses ses compatriotes relativement à l'hospitalité qu'avait reçue le Roi Théodote ; l'exemple tout récent des honneurs et des pensions prodigués à Paoli ; l'accueil surtout qu'avait trouvé son frère Lucien. Obligé de se livrer aux Anglais, déclaré prisonnier par eux, interné à Malte dans une sorte de palais, transporté en Angleterre sur un vaisseau de guerre où il prenait les allures d'un hôte princier, n'avait-il pas trouvé dans des châteaux, où il voyait et recevait tous les gentilshommes des environs, où il appelait des savants et hébergeait même des visiteurs de France, une existence des plus souhaitables que distrayaient, selon les heures, les joies de la famille — représentée par une femme adorée et des enfants outrageusement gâtés, — la chasse, la pêche, l'astronomie, la lecture et la-versification. Vivre ainsi dans un pays plaisant à souhait, hors des tracas et des luttes politiques, à l'abri des réactions et des passions populaires, n'était-ce pas, après tout, un destin souhaitable ? Certes Napoléon n'avait que quarante-six ans, mais au moral, comme au physique, il était usé, et telle pouvait être à présent son ambition. Il ne paraît point envisager qu'on puisse le traiter autrement : l'interner, soit, il y consent presque, mais l'emprisonner dans un château fort, il n'y pense pas ; encore moins le déporter dans une île perdue de l'Atlantique. Non seulement il est en cela optimiste, mais la plupart de ceux qui l'entourent l'y encouragent : Las Cases qui, comme émigré, a vécu en Angleterre ; Mme Bertrand dont la famille paternelle est anglaise ; Gourgaud, qui a hâte de sortir d'affaire. Et comme il arrive en pareil cas, ces avis prennent de l'importance de ce, qu'ils sont couronnes à l'opinion du maître.

Aussi bien où aller ? Derrière l'île d'Aix, la côte se pavoise de drapeaux blancs ; suivi, espionné, dépisté par les royalistes qui signalent à la croisière anglaise chacun de ses mouvements, l'Empereur n'a pins pour refuge qu'un coin de terre que battent les vagues, ces deux frégates et ce brick q ai arborent encore le pavillon tricolore... pour combien d'heures ?

Fouché a poussé Napoléon hors de Malmaison, pour quoi il a employé Davout ; puis, utilisant avec un art infini ses hésitations et ses contradictions, il retenu assez de temps sur la route de Rochefort et à Rochefort même, pour pouvoir en cas d'absolue nécessité, d'exigence impérieuse de la part des Alliés, le leur livrer. Il sait que Blücher n'hésiterait pas à le pendre ; certains ministres anglais ù le remettre aux Bourbons qui le tueraient. Outre qu'il est trop intelligent pour ne pas saisir les conséquences d'un tel meurtre, il aboutirait ainsi exactement à l'inverse de son but. Il ne veut pas que Napoléon tombe aux mains des Prussiens ni des royaux, il ne veut même pas le livrer aux Anglais ; il prétend que, de lui-même, Napoléon se remette entre leurs mains. Il s'est assuré que par politique, pour ne point jeter Las au premier coup cette monarchie qu'ils restaurent, les ministres anglais, trop heureux de posséder un tel trophée, le garderont soigneusement ; peut-être sait-il dès lors où ils comptent le renfermer, au cas qu'ils le prennent. Mais il faut que Napoléon se décidez c'est un homme à lui que Fouché envoie en Charente comme préfet ; un de ces hommes qui ont servi tous les gouvernements avec la même infidélité : Richard, un conventionnel régicide, préfet de Toulouse au Consulat, de La Rochelle sous l'Empire et la première restauration, de Caen aux Cent-Jours et son royalisme y a passé la mesure si bien qu'on l'a destitué ; il revenait à La Rochelle pour proclamer Louis XVIII. S'il avait en poche les ordres du ministre de la Marine, M. de Jaucourt, lui enjoignant de maintenir Napoléon à bord de la frégate, de l'empêcher de débarquer et de communiquer avec qui que ce soit, il emportait les instructions verbales  de Fouché — et il était bien déterminé à ne rien compromettre, à fermer les yeux, à ne pas s'enquérir, à laisser les destinées s'accomplir. Et, en effet, l'Empereur était à l'île d'Aix durant que, tard dans la nuit, Richard montait à bord de la frégate ; un ordre lancé et il était arrêté. Mais il devait, le lendemain à la première heure, se rendre à la croisière anglaise. Dés lors à quoi bon un éclat. Tout n'était-il pas convenu ; Las Cases se portait fort que le capitaine Maitland commandant le Bellérophon avait promis pour l'Empereur un asile en Angleterre ; on voulait croire que Maitland en avait le pouvoir. En réalité, même s'il s'était laissé aller en paroles plus loin qu'il n'eût voulu, il n'avait pu acquiescer à aucun engagement, mais il croyait pouvoir prendre sur lui de recevoir l'Empereur à son bord pour le conduire en Angleterre. Cela suffisait-il ? Les paroles d'un subalterne étaient-elles de nature à lier le gouvernement anglais ? Maitland était-il qualifié pour prendre un tel engagement ? — Et de fait, l'avait-il pris ? Cela est bien douteux. On acceptait tout sans chercher trop avant, sans se demander si les réserves que faisait justement Maitland au sujet de l'approbation de son gouvernement n'infirmaient point totalement ce qu'on eût pu trouver de rassurant dans ses déclarations.

Que faire ? Est-il encore temps d'hésiter et de balancer : qu'on regarde aux dates qui sont ici d'une importance capitale. Le 14, dans la nuit, Richard est arrivé de Paris avec des ordres de Jaucourt que personne n'exécute, ni le préfet maritime, ni le commandant de la frégate, ni le général Beker, ni Jourdan de la Passardière, le commandant de l'Épervier sur lequel l'Empereur va s'embarquer, le 25 à la pointe du jour, pour se rendre sur le Bellérophon.

Or le 13, Jaucourt a expédié un de ses aides de camp, le capitaine de frégate de Vigny, pour s'emparer de Napoléon qu'il croit détenu à bord de la frégate et le livrer aux Anglais. M. de Rigny arrive trop tard : le 18. Sans quoi, si le commandant de la Saale avait refusé de se déshonorer, on eût vu, au même signal, les vaisseaux anglais et les batteries françaises ouvrir à bout portant le feu sur le-navire réfractaire à la trahison, et le couler à pic. M. de Bigny le vainqueur de Navarin, eût préludé par ce guet-apens à celui qui fit sa gloire.

A trois jours près, l'Empereur échappe. Arrivé à bord du Bellérophon, Napoléon a dit à Maitland : Je viens me mettre sous la protection de votre prince et de vos lois. Gourgaud a été envoyé en avant, porteur de la lettre an Prince régent, ce billet que Napoléon a tiré sur la générosité anglaise et que la Grande-Bretagne laissera protester. Il est si confiant en cette hospitalité que sur le Bellérophon, il s'installe chez lui : c'est lui qui reçoit à sa table et qui traite, non seulement le commandant, mais l'amiral anglais lui-même. Ce sont ses gens qui servent, ce sont ses ordres qu'on prend. Lorsque le 16, il vient déjeuner à bord du Superb, l'amiral Hotham lui fait rendre, sauf le canon, les honneurs souverains et décide qu'on embarquera, outre le voitures et les chevaux que Maitland a reçus sur le Bellérophon, six des voitures et quarante-cinq des chevaux restés à Rochefort. Lorsqu'il revient du Superb, tous les bâtiments anglais dans la rade ont ordre d'envoyer leur équipage entier dans le gréement et sur les vergues. Toutes les facilités toutes les commodités, tous les honneurs !

A l'arrivée à Torbay, une quarantaine des plus sévères ; Gourgaud n'a pu débarquer, il rapporte la lettre destinée au Prince régent ; on parle d'emprisonnement à la Tour de Londres ou dans un d'Alcali perdit en Écosse ; puis, les bruits se précisent : il ne s'agit plus que de Sainte-Hélène. D'abord, parce que l'ile de Sainte-Hélène, isolée au milieu de l'océan, hors de tonte route, n'ayant pour habitants que des serviteurs et des esclaves de la Compagnie des Indes, fortifiée par la nature et inabordable sauf sur un point facile à garder, constitue le lieu de déportation le mieux adapté aux besoins de la politique britannique. N'étant point colonie de la Couronne, mais colonie de la Compagnie des Indes, Sainte-Hélène ne commit point ces lois protectrices des citoyens qui font l'orgueil des véritables Anglais. On y peut arbitrairement détenir un homme ou le supprimer. C'est le régime du bon plaisir. Tous les arrangements sont pris en quatre jours, du 21 au 25 juillet. Le 29, on a obtenu le consentement de l'Europe ; reste, pendant les quelques jours nécessaires à la mise en forme du traité et à la préparation d'un vaisseau pour un tel voyage, à assurer la séquestration de Napoléon et de ses compagnons. Qu'un d'entre eux obtint d'un juge — il s'en trouvait d'honnêtes en Angleterre — un writ d'habeas corpus et qu'il le fit signifier à ceux qui le détenaient, ceux-ci risquaient des peines très graves ; surtout leur hypocrisie se trouverait démasquée. Aussi fallait-il, tant que le prisonnier serait sur territoire britannique, que nul Anglais qui ne fia point du complot, Pitt pénétrer près de l'amiral commandant la flotte ou du capitaine commandant le Bellérophon. Un revirement qu'avait pressenti lord Liverpool se produisait en  ce moment qui rendait plus malaisée la tâche des geôliers. La rade de Torbay se couvrait de barques où les curieux, hommes et femmes, de la bourgeoisie ou du peuple, saluaient l'Empereur et s'apprêtaient à l'acclamer. Une popularité aussi ardente que l'avait été la détestation était en germe dans cet empressement, cette curiosité, cette admiration : cela pouvait devenir de conséquence. Il fallait y couper court, et par des exemples frappants. écarter ces curieux parmi lesquels pouvaient  se trouver des admirateurs assez passionnés de Napoléon ou des partisans assez décidés de la justice pour provoquer l'émission, d'un writ.

De la baie de Torbay, où les démonstrations se produisaient avec une vivacité déjà inquiétante, on a jugé à propos de conduire le Bellérophon à Plymouth où elles redoublent. On ne peut penser à faire faire à ce vaisseau la traversée de Sainte-Hélène ; il faut attendre le Northumberland dont on achève rapidement l'armement. Le Bellérophon est gardé à vue de chaque bord par des frégates ; des chaloupes chargées de matelots armés tournent constamment alentour et il en part des coups de feu pour intimider les curieux. On enlève du Bellérophon et l'on fait passer sur les frégates les officiers au-dessous du grade de général. Ordre est donné de considérer et de traiter Napoléon Buonaparte comme un officier du rang de général d'armée et de lui en donner le titre en s'adressant à sa personne. Cela pourtant, dans la pratique, on le lui épargne encore.

Quels que soient les bruits qui courent et que les journaux recueillent, quelles que soient les inquiétudes que font naître autour de lui les mesures dont il est l'objet, l'isolement dans lequel on le tient, la séquestration qu'on lui inflige, l'Empereur ne semble pas avoir perdu toute confiance dans la générosité anglaise. S'il a pris quelques mesures pour tenter de s'assurer une défense légale, il semble penser que la crise, si elle se produit, sera passagère. En tous cas, il se refuse à admettre qu'on puisse violer en sa personne la souveraineté dont il frit revêtu en même temps que l'hospitalité dont il a invoqué les lois. Il compte sans la politique anglaise qui n'a jamais reconnu en lui que le Premier consul, qui n'admet point au droit d'asile quiconque, malgré les déclarations contraires, se couvre de son pavillon.

Le 31, l'amiral commandant la flotte, lord Keith, monte à bord ; il vient notifier à l'Empereur, qu'il est le prisonnier de l'Europe, qu'il sera déporté à Sainte-Hélène où la situation locale permettra qu'il soit traité avec une indulgence plus grande qu'en aucun autre lieu, avec une égale sécurité. On lui permet de choisir, parmi les personnes qui l'ont accompagné en Angleterre, trois officiers, un chirurgien et douze domestiques, compris ceux des officiers. Savary et Lallemand, proscrits par les Bourbons, sont nominalement exclus. Le général Buonaparte — ainsi sera-t-il appelé désormais — devra faire ses désignations le plus tôt possible.

Tel est l'arrêt. L'Empereur l'écoute avec un calme qui ne se dément pas, il y oppose une protestation énergique : il adresse au Prince régent une nouvelle lettre qu'il remet à Maitland et que Maitland porte à Keith : Je suis l'hôte de l'Angleterre, dit-il, je suis venu dans ce pays sur le vaisseau anglais le Bellérophon, après avoir communiqué au capitaine la lettre que j'écrivais au Prince régent et en avoir reçu l'assurance que ses ordres lui prescrivaient de me recevoir à son bord et de me transporter en Angleterre avec ma suite, Si je le demandais. L'amiral Hotham m'a depuis réitéré les mêmes assurances. Et il ajoute : Du moment que j'ai été reçu librement sur le Bellérophon, je me suis trouvé sous la protection des lois de votre pays. L'argument était fort ; sur cet argument reposent toutes les protestations de l'Empereur ; on a mieux à faire que d'y répondre. On n'ira point engager une controverse qui pourrait être de conséquence, en prolongeant les délais, et en donnant ouverture à une action judiciaire. Aussi redouble-t-on de brutalité pour empêcher les curieux d'approcher du vaisseau. Le 3 août, lord Liverpool écrit à lord Castlereagh : Nous avons été obligés de donner ordre au navire, par télégraphe, de croiser jusqu'à ce que le Northumberland puisse faire route. Deux vaisseaux escortent et surveillent le Bellérophon que, vu le calme, toutes les chaloupes des navires en rade remorquent jusqu'à l'entrée de la haie. Il était temps ; un porteur de writ a été sur le point d'atteindre le navire ; puis, voyant sa poursuite infructueuse s'est rejeté sur lord Keith, qui ne lui a échappé que grâce à des prodiges d'adresse et d'agilité. A présent, c'est fini : en laque temps que les lois éludées et violées livrent sans défense à l'Angleterre celui qui s'est présenté à elle comme un hôte et dont elle fait un prisonnier, les souverains de l'Europe coalisée, au nom de la Sainte et Indivisible Trinité, s'arrogent le droit de disposer de l'Empereur en faveur de l'Angleterre et de lui remettre sa garde. Par une série de traités signés à Paris, le 2 août, entre la Grande-Bretagne, l'Autriche, la Russie et la Presse, Napoléon est proclamé le prisonnier de l'Europe, mais l'Europe confie la garde du prisonnier au gouvernement britannique, seul juge du lieu et des mesures qui peuvent le mieux assurer la détention. Des commissaires nommés par l'Autriche, la Russie et la Presse demeureront an lieu assigné et s'assureront de la présence du prisonnier. Le roi de France sera invité à envoyer également un commissaire.

Le 5, l'Empereur renouvelle à la face du ciel et des hommes ses solennelles protestations. Il n'est pas le prisonnier, il est l'hôte de l'Angleterre. Si le gouvernement, en donnant des ordres au capitaine du Bellérophon de me recevoir ainsi que ma suite, n'a voulu que me tendre une embûche, il a forfait à l'honneur et flétri son pavillon !

Qu'importent les mots ? Le 6 au matin, le Northumberland est signalé ; l'escadre se dirige vers Berry-Head, lieu solitaire où nulle intervention de la loi n'est à craindre. A ce moment seulement on signifie aux Français les restrictions, les conditions de la captivité : saisie, des armes, de l'argent, des diamants, des billets négociables ; promesse par tous ceux qui accompagneront le général, de se conformer aux règles imposées ; interdiction d'envoyer ou de recevoir des lettres, même d'adresser sous ph fermé des désirs ou des représentations au gouvernement anglais. Voilà la Loi et on ne manquera pas de l'appliquer en la renforçant chaque fois qu'on y croira trouver une fissure. Pourtant, lorsque l'Empereur quitte le Bellérophon, Maitland lui fait rendre les honneurs presque comme à un souverain, la garde sous les armes, le tambour roulant trois fois, l'équipage assemblé tout entier dans la grand'rue et sur le gaillard d'avant. L'Empereur parcourt les rangs, salue les officiers qui tous ont le chapeau à la main et, dans le canot où il descend, il s'entretient froidement avec l'amiral ; lorsque, à deux heures, il monte sur le Northumberland, tout est changé, plus d'honneurs, aucuns égards ; devant lui les officiers restent couverts, ils l'appellent général ; le contre-amiral chargé du commandement de la division, maitre à son bord, don de ses heures, prend la première place. L'Empereur n'est plus qu'un passager de distinction qui doit se trouver fort aise d'être aussi bien traité.

Après bien des discussions on a admis à le suivre trois officiers : le grand maréchal Bertrand, le général Gourgaud, le général Montholon, et, par faveur, comme secrétaires deux civils, Las Cases et son fils. Le médecin présenté par Corvisart et amené de Paris, le nommé Maingault, a refusé de partir : il a dit que, s'il avait donné sa parole, il n'avait rien écrit. On a dit le remplacer sur l'heure et prendre le chirurgien du Bellérophon, un Irlandais, O'Meara. Les autres qui sont venus è Rochefort, à l'ile d'Aix, qui ont embarqué sur le Bellérophon ou sur sa mouche le Myrmidon, les généraux Savary et Lallemand aîné nominalement exclus comme portés par les Bourbons sur leur première liste de proscription, les chefs d'escadron Schultz, Planat et Périgny, le capitaine Piontkowski, le lieutenant Merdier, les sous-lieutenants Autric et Rivière et le page Sainte-Catherine d'Audiffredy devront se trouver heureux d'être captifs à Malte, de ne pas être livrés à la justice bourbonienne. Certains eussent été de quelque secours à Sainte-Hélène, ils eussent rendu des services que les généraux devaient trouver inférieurs à leurs dignités ; Planat et Périgny en particulier, aides de camp d'aides de camp de l'Empereur et comme tels ayant fait fonction d'officiers d'ordonnance. Mais lorsque Planat avait été désigné, Gourgaud avait poussé de tels gémissements, si fort invoqué son âge, son grade, ses services, les dangers qu'il courait que l'Empereur avait cédé. Quant à Montholon qui s'était fait accompagner par sa femme et l'un de ses enfants, et qui annonçait sa proscription certaine, comment l'écarter ? Plusieurs de ces hommes se haïssaient déjà ; le caractère des uns et des autres s'accordait aussi mal que possible ; par les différences d'origine, d'éducation, de carrière, ils n'eussent pu vivre en termes extérieurement courtois que sous la discipline étroite et l'étiquette sévère d'une Cour, telle qu'était la Cour impériale. En les voyant réunis et, dès le premier jour, hostiles, on devait s'attendre que loin d'apporter à Napoléon, des consolations, des distractions et une compagnie agréable, ils attireraient sur lui des contrariétés, des discordes et des chagrins sans nombre. — Et ne serait-ce que cela ?

 

On a admis ceux qui restent à faire leurs adieux à l'Empereur : ce sont des mots très simples, des gestes militaires. Il faut bien peu connaître Napoléon pour croire qu'il eût toléré les privautés de quelque capitaine polonais. Le défilé se fit en ordre comme il convenait et selon les grades. Rien de théâtral, le drame se suffisait.

Le 7 août, le Northumberland fit route. Ceux qui restaient, les petits au grand  cœur qui n'avaient pu se sacrifier pour leur maitre virent peu à peu monter à l'horizon les voiles immenses du vaisseau qui emportait dans l'autre hémisphère César déchu ; et puis elles se confondirent avec le ciel et elles disparurent.

D'après ce qui avait été arrêté, semble-t-il, au conseil de famille tenu à Malmaison, les États-Unis avaient été choisis comme retraite par tous les Napoléonides et durant que Lucien se dirigeait vers l'Angleterre en vue d'y obtenir des passeports, Joseph, plus prudent et plus avisé, ne s'en rapportait qu'if lui-même pour arriver sans encombre à la terre d'asile. Durant les Cent-Jours il avait joué un rôle dont certaines parties ne sont pas éclaircies, mais qui fuit certainement plus important qu'on ne l'a pensé. Il avait recouvré l'entière confiance de son frère et il lui avait donné de son dévouement des preuves qui ne peuvent être contestées. Napoléon, au retour de Waterloo, s'était empressé de s'acquitter envers lui du prêt qu'il en avait reçu d'un million de diamants en grains ; emportés en Belgique, ces diamants avaient été pris par les Prussiens avec la voiture impériale. Napoléon avait envoyé à Joseph Peyrusse, trésorier de la Couronne[2], pour lui remettre en traites de forêts, négociables, une valeur de 710.831 fr. 56 ; Joseph avait invité Peyrusse à la réaliser aussitôt : ce qui avait été fait le 24 par l'entremise de la maison Barandon. Pour d'autres desseins, l'Empereur avait remis à son frère, 872.811 fr. 12, diverses autres valeurs et 100.000 francs en argent. Les quatre millions de valeurs qui furent annulées ou revendiquées par les Bourbons, n'étaient qu'un fidéicommis sur lequel Joseph s'est expliqué plus tard. Les 100.000 francs étaient un viatique et combien médiocre !

Napoléon avait donné à son frère une preuve de son entière confiance, en lui envoyant le 26 plusieurs caisses renfermant les papiers qu'il jugeait particulièrement précieux, entre autres les copies des lettres que les différents souverains de l'Europe lui avaient adressées durant son règne : ces lettres lui semblaient un instrument suprême de défense ou de représailles au cas qu'il ne reçurent point en Angleterre l'accueil dont il se croyait assuré[3], et il ne pensait point trouver un dépositaire plus fidèle que Joseph.

Après avoir réglé ses affaires qui, grâce à l'intelligente activité de son beau-frère Nicolas Clary et à l'attentive économie de sa femme, avaient toujours été fort ordonnées — pour la partie au moins qu'ils en connaissaient ; — après avoir confié ses papiers et ceux de l'Empereur à son secrétaire M. Presle qui devait répartir les caisses entre divers amis de la famille, Joseph se munit de passeports français en blanc que lui donna Fouché et de passeports américains sous un nom supposé que lui délivra M. Jackson, chargé d'affaires des États-Unis à Paris, et il partit le 29, accompagné de trois personnes seulement : un nommé Louis Mailliard, son valet de chambre, très avant déjà dans sa confiance, le docteur Unzaga, médecin espagnol qui lui était resté de sa royauté et un interprète américain du nom de James Caret qu'il avait trouvé à Blois en 1814 et que depuis lors il tenait à son service. Il courait vers Rochefort où l'Empereur devait s'embarquer sur les frégates promises par le gouvernement ; mais, de Rochefort, sans doute se proposait-il de gagner Bordeaux où il trouverait plus facilement un navire de commerce qu'il affréterait ; en tous cas, il était décidé à garder l'incognito et à ne point monter sur les bâtiments de guerre français. A Niort, où il arriva de Limoges, il retrouva le 2 juillet l'Empereur : C'était le jour où Napoléon conservant encore l'espérance que les membres de la Commission provisoire ne livreraient point Paris sans combattre, leur faisait, par Beker, de suprêmes offres de service. Dans cette Vendée bleue, frémissante de patriotisme et enflammée contre les Bourbons, soldats et citoyens communiaient avec lui dans un rêve de revanche. Ce rêve tomba bientôt. L'Empereur suivit Beker, qui le pressait, vers Rochefort. Joseph de son côté partit par Saintes. A Saintes, les royalistes émigrés rentrés et nobles graciés — étaient en nombre et, profitant de l'absence du maire, René Eschassériaux, retenu à Paris par son mandat de représentant, s'étaient organisés en volontaires royaux et surveillaient les arrivées suspectes. On redoutait les émissaires de l'Armée du Midi et l'on prétendait empêcher qu'ils communiquassent avec l'Empereur. Montholon et sa femme, Las Cases, son fils, Planat et Pésigny qui devaient relayer à Saintes y avaient été arrêtés comme suspects d'emporter les trésors de l'État et la garde nationale les avait menés à une auberge autour de laquelle se pressaient les femmes les plus qualifiées de la ville, aussi violentes ce jour-là dans leurs manifestations que les mégères de la halle et des faubourgs. A ce moment parut la voiture de Joseph. Un volontaire royal, M. Léon de Sartre, crut reconnaître l'Empereur, se jeta à la tête des chevaux, appela main-forte, obligea Joseph à descendre et à se réfugier dans une auberge située place des Cordeliers et appelée l'hôtel de France. Quelques gardes nationaux commandés par le chevalier de Guitard, lieutenant, protégèrent son entrée et empêchèrent la foule, que les royalistes excitaient, de se livrer à des excès peut-être préparés. On a prétendu que Joseph, croyant que ces cris de vive le Roi dont on l'assourdissait s'adressaient à sa personne, avait prié le sous-préfet d'empêcher les habitants de se compromettre. Cela n'eût point été mal joué. Cependant, à l'annonce de l'échauffourée royaliste, les fédérés s'étaient réunis. C'étaient les patriotes résolus à se défendre aussi bien contre les ennemis du dedans que contre ceux du dehors, qui s'étaient affiliés à la grande fédération bretonne. Ils se portèrent en niasse sur Saintes et au bruit de leur approche les Royaux se dispersèrent. Vers le soir, Joseph partit et il arriva à Rochefort le 4 dans la nuit ou le 5 dans la matinée. Il resta jusqu'au 8 près de l'Empereur qui alors se rendit en rade. On a dit que dans les conseils qui se tinrent alors, comme dans les conversations qu'il eut tête à tête avec son frère, Joseph combattit avec une extrême vivacité le projet de demander asile aux Anglais. On a dit qu'il pressa l'Empereur de se rendre à l'Armée de la Loire et d'en prendre le commandement. Croit-on que Davout l'eût cédé et d'ailleurs y Avait-il alors une armée de la Loire ? Si Joseph eût préconisé un parti énergique, il eût donné un démenti à sa vie entière, mais sans doute affirma-t-il sa ferme résolution de ne se laisser prendre à aucun prix et maintint-il qu'il n'y avait de refuge qu'aux États-Unis. Pour les gagner il était déterminé à faire, lui, ce que Napoléon ne voulait et ne pouvait faire. Après avoir vainement insisté, il prit colligé et pourvut à sa sûreté.

Malgré qu'il sentît le prix des heures, il revint le 12 à l'île d'Aix et vit son frère encore une fois. Par les lettres qu'il recevait de Paris où sa femme était restée, il était informé des événements qui s'y étaient produits et des tendances qui se manifestaient, il savait donc les périls qui le menaçaient ; s'étant assuré d'un navire américain qui devait le transporter aux États-Unis, tout porte à croire que sa dernière visite à l'ile d'Aix eut pour objet de proposer à l'Empereur de lui céder son navire et, de prendre sa place. Il eût simulé une maladie et ne fût sorti de sa chambre que lorsqu'il eût été certain que son frère avait échappé aux Anglais. Tel est de récit qu'on tient de Joseph et de Mailliard, lequel aurait été envoyé à l'Empereur pour recevoir son dernier mot : Dites au roi Joseph, aurait-répondu Napoléon, que j'ai bien réfléchi sur sa proposition, je ne puis l'accepter, ce serait une fuite. Je ne pourrais partir sans mes officiers qui me sont tout dévoués ; mon frère peut le faire, il n'est pas dans ma position, moi je ne le puis pas. Dites-lui de partir sur le champ. Il arrivera à bon port. Adieu.

En rentrant de Pile d'Aix, Joseph s'arrêta à Rochefort le temps d'apprendre par une lettre de Bertrand en date du 14 la décision suprême de l'Empereur. Demain matin, écrivait Bertrand, l'Empereur se rend à bord. Sa Majesté m'a chargé de vous en prévenir. Il n'avait plus rien à faire en ville où le sol devenait brûlant et où d'une heure à l'autre, il pouvait être, arrêté par les émissaires dus Bourbons. Le navire sur lequel il devait s'embarquer était encore en charge : Joseph avait encore diverses dispositions à prendre ; on devait acheter des vivres, du linge, de l'argenterie, quelques livres. En attendant, où aller ? M. Edmond Pelletreau, négociant à Rochefort, qui, par son frère, négociant à Bordeaux, s'était chargé de rechercher et de noliser pour le compte de Joseph, moyennant la somme de 18.000 francs, le brick américain Le Commerce, possédait au bord de la nier, près de la Tremblaie, dans un lieu solitaire, une propriété de campagne appelée les Mathes où il offrit asile au roi. Joseph s'y rendit sous la conduite de M. Édouard Pelletreau fils, durant que Caret et Mailliard faisaient à Rochefort l'achat du nécessaire. Le secret était indispensable, car si M. Pelletreau, de Rochefort, était bonapartiste, et n'hésitait pas à se compromettre, son frère, de Bordeaux, partageait les passions royalistes de ses concitoyens. Joseph ne pouvait point penser à s'embarquer à Bordeaux ; aussi envoya-t-il à Royan Caret, qui dut y attendre le brick à la descente de la rivière et prévenir du passage. A Royan, où flottait le drapeau blanc et où un officier avait été envoyé pour proclamer les Bourbons, on courait des chances, mais un vice-consul des États-Unis, un M. Dumoulin, négociant, facilita tout. Le 24, le brick était à l'ancre devant Royan ; durant la nuit, Joseph arriva à pied avec Édouard Pelletreau, Unzaga et Mailliard ; après deux heures d'une attente pénible dans une auberge pleine d'officiers allant et venant, la chaloupe procurée par Dumoulin, la Marie-Céline, parut enfin ; le 25, le roi était à bord.

Le capitaine du Commerce, un nommé Misservey, natif de Guernesey, mais naturalisé américain, ignorait quels étaient ses passagers : Joseph se cachait sous le nom de Bouchard, son vieil ami, son homme d'affaires de Survilliers. De même, quoique peu connus, ses compagnons avaient des noms d'emprunt. Cela, à toute rencontre, était préférable. On est plus fort pour nier, lorsqu'on ignore. Presque en vue de terre, première rencontre : le brick de guerre anglais le Bacchus : visite du Commerce, mais sans qu'on porte grande attention aux passagers ; les officiers anglais savent que Napoléon est sur le Bellérophon ; cela seul les occupe. Le lendemain, nouvelle alerte : la frégate Endymion ; nouvelle visite, examen des passeports, qui sont trouvés en règle ; Joseph reste dans sa cabine comme s'il avait le mal de mer. Ensuite, on est tranquille, joli passage, vents légers et favorables. Joseph cause, discourt, récite des vers : le capitaine Misservey est émerveillé. Il ne doute point que son passager ne soit un grand personnage, au moins le capitaine Carnot. Enfin après trente-deux jours de navigation, on voit terre : Long-Island, et Joseph demande qu'on l'y débarque. Le capitaine l'ait des objections, disant que, le lendemain, ou sera à New-York. Mais le lendemain, à l'aube, on reconnaît, barrant l'entrée du port, deux frégates battant pavillon anglais. Elles étaient là pour s'emparer de Napoléon au cas qu'il fût parvenu à prendre la mer. Par bonheur, le pilote américain qui monte à bord, est jeune, intrépide et fort désireux de jouer un bon tour à ces damnés Anglais qui en temps de paix — la paix entre les États-Unis et la Grande-Bretagne a été signée à Gand le 4 décembre 1814 — ont rétabli le droit de visite. Il fait couvrir de voiles les malts à les faire craquer et, longeant la côte de si près que sans échotier les frégates ne peuvent se hasarder à le suivre, il entre triomphalement le brick dans le port : le 28 août, M. Houchard touche terre au wharf de la rivière de l'Est. Joseph, seul de tous les siens, est dans un pays libre, ou l'hospitalité n'est pas un vain mot.

***

Ce qui serait inexplicable, n'était qu'elle est la sœur de la princesse royale de Suède, Julie est restée avec ses filles à Paris dans l'hôtel de la rue d'Anjou-Saint-Honoré, — cet hôtel que Napoléon a racheté de Moreau pour le donner à Bernadotte. Appuyée sur sa famille qui ne manque point de rester puissante. et dont plusieurs membres sont bien en cour, Madame Joseph, si peu reine lorsqu'elle n'eût pu l'être, mène identiquement la même vie que sous l'Empire, sauf qu'elle ne paraît point à Mortefontaine, fictivement vendu à Nicolas Clary — comme ci-devant La Grange-la-Prévôté qui était à Bernadotte — et qu'elle s'en vient cet automne à Auteuil où Désirée a une maison. Malgré la plus tatillonne des surveillances, la police de M. Decazes ne parvient pas à la trouver en faute. Mais d'autres polices s'en mêlent, entre autres celle de la Guerre. On l'accuse de donner des grands dîners et d'attendre des personnages marquants. Toute visite qu'elle reçoit est signalée ; ses voitures sortent-elles, elles sont filées et l'on est décidé, lors même qu'elles sont vides, à y reconnaître Joseph. Comme, dans la rue d'Anjou, Julie occupe avec sa sœur les maisons numérotées 24 et 26, que ses chevaux sont au 20 ainsi que son médecin Parisse, toute la rue est infectée du mauvais esprit qui règne dans ces maisons. Aussi ces daines prolongent jusqu'en décembre leur séjour à Auteuil, où on leur rend mieux justice : Ces dames, écrit le préfet de police, vivent d'une façon très retirée ; l'ordre et l'économie paraissent régner dans leur maison et autant qu'on a pu s'en assurer il n'y a été donné aucun repas. A la fin de décembre, Madame Joseph rentre à Paris et elle paraît prendre ses dispositions pour rejoindre son mari aux États-Unis : mais c'est bien loin et elle a l'horreur de se déplacer. Il en est de ce voyage comme du voyage de Naples qu'elle n'eût jamais fait sans l'ordre formel de l'Empereur, comme il en fut du voyage d'Espagne. Pour des raisons qu'on ignore, mais qu'on devine, elle parvint toujours à s'y soustraire. A ce moment pourtant, elle semble déterminée ; même, après avoir congédié la plus grande partie de sa maison réduite à dix personnes, compris le secrétaire-intendant Depresles et Mlle Eusèbe, l'institutrice des princesses, a-t-elle rappelé à son service onze domestiques qui sont tous prévenus de se tenir prêts pour le départ et qui eussent formé à Joseph un grand train de maison, attestant que cette famille avait conservé de grandes ressources de fortune. Au mois de mai 1816, Pozzo di Borgo annonce à Nesselrode que Madame Bonaparte et ses filles doivent quitter la France sous peu de jours pour se rendre en Amérique en exécution de l'exception qui les concerne dans la loi d'amnistie ; le roi, dit-il, lui a accordé un sursis en considération de sa mauvaise santé et de la difficulté du voyage au milieu de l'hiver. L'on ne sait pourquoi elle y renonça et bien que, d'après la délibération des ministres des quatre Cours, elle dût, si elle ne passait point l'Océan, résider en Russie et être internée à Kief, elle obtint, au mois de juillet, la permission d'aller momentanément résider à Francfort. Votre Excellence sait, écrit Pozzo di Borgo à Nesselrode, que Madame Joseph Bonaparte, après avoir rénové au projet de passer en    Amérique, s'est retirée en Allemagne près de Francfort. Sa sœur, la princesse de Suède, a demandé d'aller la rejoindre ; le roi lui a fait dire qu'elle était libre de faire ce qui fui convenait le mieux et qu'il ne voulait consentir qu'à ce qu'elle aurait désiré. Elle partit donc de Paris à la mi-août 1816, avec son neveu, le général Clary, qu'elle avait réclamé pour l'accompagner et elle s'en vint vivre près de Julie. Mais la situation de celle-ci n'en restait pas moins instable et Bernadotte lui-même ne tarda point à s'inquiéter de cet exil à Kief dont sa belle-sœur était menacée. Il en entretint le ministre d'Angleterre à Stockholm, lui disant que l'état physique de Julie comme son état moral lui interdisait, sous peine de mort, un tel voyage, que son caractère était bien connu pour la petite part qu'elle avait jamais prise aux événements politiques et pour sa conduite exemplaire dans la vie privée ; il espérait donc que les souverains alliés prendraient son état en compassion et lui permettraient de s'établir, soit en Suisse, soit dans un rayon de dix lieues autour de Francfort. C'était au Prince régent que le Prince de Suède adressait personnellement cette prière en lui demandant de charger les agents anglais à Pétersbourg et à Paris de la négociation nécessaire. Le 5 décembre, il reçut l'assurance que le Prince régent verrait avec plaisir tous les arrangements relatifs à la résidence de Madame Joseph Bonaparte qui seraient agréables au Prince de Suède et conformes aux idées qu'il avait exprimées au ministre d'Angleterre. La question était désormais résolue en faveur de Julie et elle put mener aux environs de Francfort une vie qui, chaque jour, s'étriqua davantage sous l'influence d'un esprit d'économie qui arrivait à inquiéter Madame Mère.

***

Napoléon n'a point encore quitté l'Élysée pour Malmaison le 25 juin que Lucien a envoyé Chatillon près de Fouché pour lui demander des passeports. Ils étaient tout préparés, deux pour Lucien dont un sous son nom, l'autre sous le nom d'André Boyer ; deux pour Chatillon, l'un en son nom avec la qualité d'inspecteur général des Postes, chargé d'une mission en Angleterre, l'autre sous le nom du marquis de Rocca-Priora, seigneur italien, retournant dans ses terres[4].

Châtillon rentre au Palais-Royal qu'entoure une foule considérablement grossie, maintenue pourtant par les factionnaires. Dans les appartements, quantité d'officiers, de fonctionnaires, d'amis personnels de Lucien, entre autres Sapey, qui offre tout ce qu'il possède. Lucien, satisfait des passeports, annonce son départ pour le lendemain matin, remercie les officiers qui ont été attachés à sa personne et prend ses dispositions. Le 26 à l'aube, avant que Fouché ait eu à signifier au prince de Canino, ainsi qu'il s'en est fait charger par ses collègues, que son éloignement devenait nécessaire à la tranquillité de l'État et à sa sûreté personnelle, Lucien, laissant à Paris, aux soins d'André Boyer, sa seconde fille qui venait d'arriver d'Angleterre où elle était restée depuis le départ de ses parents, monte dans une magnifique voiture qu'a fait préparer Lemercier, le fils du sénateur, l'ancien capitaine aux chasseurs de la Garde que l'Empereur lui a donné pour écuyer. Il vient à Neuilly dans la maison de la princesse Pauline et il fait demander à la poste des chevaux pour le lendemain à quatre heures du matin. Mais, dit-il, nous avons encore une affaire importante à régler. Je n'ai point d'argent. Les dépenses du Palais-Royal m'ont coûté 250.000 francs[5] et l'Empereur ne m'a pas donné un sol. Il réfléchit : Je vais, dit-il, écrire à l'Empereur à Malmaison pour que, sur un ordre signé par lui, on me rende les 250.000 francs que j'ai avancés à la liste civile pour le Palais-Royal qui, avec la terre de Canino, sont à peu près tout ce qui me reste.

Chatillon part, va à Malmaison, voit l'Empereur qui lui demande Lucien vient-il avec moi ? et qui signe l'ordre pour les 250.000 francs. De là, chez Fouché et au Trésor, où l'on paie.

Pendant que Chatillon court, Lucien écrit à Pauline : Tu auras su le nouveau malheur de l'Empereur qui vient d'abdiquer en faveur de son fils. Il va partir pour les États-Unis d'Amérique où nous le rejoindrons tons. Il est plein de calme et de courage. Je tâcherai de rejoindre nia famille à Boute afin de la conduire en Amérique. Si ta santé le permet, nous nous y reverrons.

Châtillon revient. Outre les 250.000 francs en espèces, l'Empereur a donné deux millions en rescriptions de bois. Me voilà pour le moment à l'aise, dit Lucien, je suis à même d'aller où je voudrai.

Le lendemain matin, à quatre heures, il part : quatre chevaux, courrier devant pour ne point perdre un instant, il est à Boulogne le 28 au matin. Chatillon est envoyé chez le sous-préfet, puis au port où il frète un paquebot, donne 25 louis d'arrhes. Quand il revient à l'hôtel, Lucien a changé d'avis. Les Anglais pourraient le faire prisonnier, l'interner quelque part : Pensez-vous au sort de ma femme et de mes enfants si on me traitait de la sorte ? Non ! Non ! Je veux les revoir, retourner à Rome sous la protection de l'excellent Pic VII.

On déjeune, on décommande le paquebot en laissant les arrhes au capitaine ; on remorde en voiture à cinq heures — Route de Paris. Après Abbeville, rencontre de Chazal, préfet de la Somme, que Lucien a fait nommer par Carnot et qui a dû quitter sa préfecture. Il dit qu'il y a danger sur la route de Beauvais, qu'il faut prendre la route de Dieppe et tourner Paris. Le 29, donc, on est à Dieppe, le 30 à Étampes d'ail l'on repart pour Lyon. A Lyon, un vicaire-général de Fesch déconseille Antibes, indique les Alpes. Lucien tombe à Bourgoin en pleine armée autrichienne, et se réfugie dans un château aux environs où un estimable vieillard lui a offert l'hospitalité.

A Paris, Fesch et Madame sont convaincus que Lucien est parti pour Londres afin d'avoir des passeports pour le reste de la Famille ; Joseph et Jérôme attendent ces passeports pour prendre une décision et le cardinal même présume que les États-Unis seront le terme des courses de tous les Bonaparte. Lucien n'a donc avisé personne de son changement d'itinéraire et, pour avoir voulu échapper au péril anglais, il est tombé dans le péril autrichien.

Bubna commande à Bourgoin : Un homme muni d'un passeport du duc d'Otrante, se disant sujet romain et se nommant le chevalier Cassalis, se présente à lui le 8 juillet pour obtenir le visa de son passeport. Ayant cru reconnaître quelque chose de suspect dans son accent, Bubna le brusque, le menace, finit par le faire arrêter. Alors ce Cassalis lui dit qu'il est à la suite d'un personnage marquant ; Bubna répond que ce personnage n'a qu'à se présenter, qu'il verra ce qu'il a à faire. Envoi d'un détachement pour arrêter le personnage, lequel se fait connaître pour Lucien Bonaparte caché ici depuis deux jours. Il m'a, écrit Bubna, beaucoup parlé de Napoléon II, du désir que la majorité des Français témoignait en sa faveur et m'a dit que Bonaparte, le duc de Rovigo, Bertrand et La Bédoyère s'étaient embarqués pour l'Amérique.

Bubna répond par des phrases polies et, sous prétexte de pourvoir à la sûreté de Lucien, il l'engage à accepter un officier pour l'accompagner. Cet officier, le premier lieutenant chevalier Forestier, reçoit l'ordre de ne point perdre de vue son compagnon et de le consigner à Turin aux mains du comte de Vallaise, ministre des Affaires étrangères du roi de Sardaigne.

Le 10 seulement, sur l'invitation de Bubna de profiter de suite de l'instant où la route n'est pas encombrée pour continuer son voyage, Lucien se détermine à partir : convaincu que l'officier ne l'accompagne que pour lui faire honneur et pour liciter à Turin le visa des passeports, il est rempli tic gratitude pour le général autrichien. Celui-ci a redoublé pourtant ses avertissements à Vallaise. Lucien, a-t-il écrit, a eu ordre du Gouvernement provisoire de quitter Paris et de s'éloigner de cinquante lieues, ainsi que ses frères ; il a pris pour parti d'aller à Rome, mais, comme je me rappelle avoir entendu dire que Sa Sainteté lui avait refusé le passeport il y a quelques semaines et qu'il pourrait être convenable de tenir sous les yeux du gouvernement un homme qui vient de jouer un grand rôle en France, j'ai cru de ne pouvoir mieux faire que de faire accompagner Monsieur Lucien à Turin où Votre Excellence pourra prendre telle mesure qu'elle jugera convenable à la position des choses.

Le 12, entre six et sept heures du soir, Lucien arrive à Turin avec le chevalier Forestier. Il descend à l'hôtel de l'Univers. Telle est sa conviction que Butina n'a voulu que lui être agréable, que son premier soin est d'écrire au comte de Vallaise pour lui demander un semblable compagnon. Retournant dans mes foyers et les routes étant couvertes de troupes, le lieutenant-général comte de Butina a eu la complaisance de me donner un officier pour m'accompagner des frontières de France jusqu'à Turin. Je désirerais obtenir la même faveur, de Turin jusqu'à Milan. Voudriez-vous avoir l'obligeance de présenter et d'appuyer cette demande auprès de Sa Majesté Votre Auguste Souverain, aux pieds duquel je vous prie de déposer l'hommage de mon profond respect. Et il invoque les assurances que lui a données le comte de Butina ; il allègue, pour continuer le plus tôt possible son voyage, l'état de santé dangereux de la princesse de Canino ; il explique que s'il se fait appeler le chevalier Casali (sic) c'est du nom d'une de ses terres dans les Étals Romains Son assurance est entière et aussi sa confiance.

La réponse à cette lettre lui est apportée par le commandant de place qui, accompagné de quelques officiers, le conduit aux logements que le roi de Sardaigne lui a fait préparer. Il a cru que, puisque cet individu de la famille de Buonaparte était remis à son gouvernement, il ne pouvait pas le laisser libre sans connaître préalablement les intentions des Hautes Puissances Alliées. Il a, en conséquence, ordonné de le retenir dans la citadelle de cette capitale. Le 12 au soir Lucien y entre donc : on lui donne un appartement très commode, l'appartement du commandant et on lui laisse toute liberté de profiter des promenades et de tout l'intérieur de la forteresse, mais, quant. à la suite de son voyage, ses protestations demeurent inutiles, Vallaise étant bien décidé à attendre les ordres de l'Autriche. Il est d'ailleurs assez doux et tranquille, quoiqu'il témoigne beaucoup d'étonnement de son arrestation, écrit à Metternich le ministre d'Autriche à Turin, prince Stahremberg. D'après son langage, il avait toujours été ennemi de la domination de son frère et prétend ne s'être entendu avec lui que sous la condition qu'il travaillerait à écarter tous les Jacobins, à épurer le gouvernement et qu'il abdiquerait ensuite pour placer le petit Napoléon sur le trône avec une régence.

Malgré les facilités qu'on lui a données, Lucien n'en trouve pas moins sa détention rigoureuse. Un officier et un sergent, écrit-il le 13 au comte de Vallaise, sont toujours à ma porte ouverte et je ne puis pas jouir de la liberté même de mon petit appartement. Il demande donc que Vallaise donne des instructions au commandant, que le banquier Nigra et un professeur d'astronomie puissent venir le voir, qu'on lui permette d'écrire et d'avoir des livres et des gazettes et de faire venir les meubles dont il a besoin.

Le 14, il se décide à solliciter de Metternich, son élargissement. La princesse de Canino, écrit-il, se trouve au dernier terme de sa grossesse et je vous prie de faire valoir cette dernière considération pour qu'on me permette sans retard de continuer mon voyage et qu'on n'exerce pas sur nous, en me retenant, une rigueur inutile et que je suis loin d'avoir méritée. Ce n'est là d'ailleurs qu'un argument de sentiment ; l'argument de droit, celui sur lequel il insiste et revient par deux fois, c'est que malgré l'intention énoncée par l'Empereur Napoléon de le faire rappeler par une loi dans la dynastie, il n'était encore en France que comme prince romain. — Quoique mon admission dans la ligne politique en France n'ait jamais été qu'un projet et que je n'aie d'autre caractère que celui de prince romain, dit-il en terminant, quoique je retourne en homme privé dans mes-foyers à Rome, dans le cas cependant où l'on voulût me regarder comme prisonnier de guerre, je demande au moins qu'on me laisse aller dans ma campagne de Tusculum, d'où je donnerai ma parole d'honneur de ne point sortir jusqu'à la paix. J'espère qu'on nie rend assez de justice pour être sûr que ma parole me garde mieux que toutes les forteresses. Veuillez, Prince, offrir à Leurs Majestés, avec mes réclamations, mes respectueux hommages. Puissent-elles bientôt donner une paix solide à la France et à l'Europe ! Puissent leurs augustes noms être à jamais rangés au premier rang des bienfaiteurs de l'humanité !

Le même jour et dans de plus grands détails il écrit au cardinal Consalvi en réclamant l'effet de son amitié. Il lui dit : Je ne puis être considéré que comme prince romain parce que je ne suis pas autre chose ; on devait me rappeler dans la ligne politique en France par une loi qui devait être soumise au vote du peuple ; mais ce projet n'a reçu aucune exécution et les derniers événements me laissant plus étranger que jamais à la France, j'ai dit la quitter de suite, ne voulant en rien contrarier les arrangements de la paix. Faites valoir, je vous prie, une raison aussi positive. Je n'ai quitté Honte que pour suivre le Saint-Père, je voulais ne pas le quitter et c'est Sa Sainteté qui n'a pas jugé convenable que je fusse auprès d'elle. Depuis, j'ai voulu me retirer en Suisse où on n'a pas voulu me recevoir. Enfin, l'espoir de voir l'Empereur Napoléon céder la couronne au Champ de Mai à son fils et de retrouver en France la paix et une constitution anglaise m'a entraîné à Paris où j'avais consenti à être rétabli par une loi, et à la paix, dans la ligne politique, mais tout cela n'a eu aucune exécution et mon état par conséquent n'a pas changé.

Voilà qui est entendu, et qui résulte des déclarations formelles et réitérées du principal intéressé : conformément à la vérité, Lucien affirme qu'il n'a jamais été appelé dans la dynastie, qu'il n'a jamais été admis en France dans la ligne politique, qu'il est et qu'il reste prince romain et qu'il ne saurait avoir ni pour lui-même, ni pour aucun des siens, aucune autre prétention[6].

L'argument est valable. Dès le août, le chevalier Lebzeltern fait, de Rome, connaitre au prince de Metternich que, sur les instances de la princesse de Canino, le Pape a déclaré qu'il ne voyait aucune objection au retour de Lucien à Rome, dès qu'il seyait mis en liberté par les Alliés, et qu'il l'y traiterait en homme libre. Si, cependant, les puissances voulaient l'envoyer au château Saint-Ange, il l'y traiterait comme prisonnier et l'y conserverait jusqu'à ce que les puissances prissent une autre décision sur son sort.

Il fallait que cette disposition fût soumise aux souverains alliés et si, dès le second jour de sa rigoureuse captivité, Lucien était pressé d'être mis en liberté, combien l'était-il après un mois ! Le 15 août il implore le comte de Vallaise. Je viens supplier par votre organe, écrit-il, Sa Majesté le roi de Sardaigne de me permettre d'aller à Rome pour quelques semaines en attendant que la décision des souverains alliés à mon égard arrive. Je donne ma parole d'honneur de revenir dans la forteresse de Turin dès que vous m'en adresserez l'ordre. Je m'engage aussi à ne pas sortir à Rome de mon hôtel jusqu'à ce que ma liberté me soit accordée et je suivrai en tout l'officier sarde que vous voudriez bien me donner comme surveillant et qui logerait près de moi. Ce qui motive cette prière c'est la crainte la plus sérieuse de perdre sa femme sans pouvoir la revoir, le cœur brisé de crainte et de douleur, mais rassuré par les bontés du roi, il adresse cette supplication qui, si elle est accueillie, méritera à Vallaise les sentiments d'une reconnaissance qui ne finira qu'avec sa vie.

L'affaire étant remise aux mains des Alliés, le roi ne peut qu'autoriser le prince de Canino, par suite de l'intérêt que lui porte le Saint-Père, à expédier lui-même un courrier au grand quartier général des alliés pour accélérer leur détermination. Le 21 août, il permet à une personne de confiance que la princesse de Canino a envoyée à Turin de conférer avec Lucien qui semble alors rassure.

Enfin, le 27, la conférence des quatre ministres des puissances alliées, à laquelle l'autorisation du Pape a été soumise, l'agrée moyennant quelques restrictions : en sa qualité de sujet dit Pape, le prince de Canino aura l'autorisation de se retirer à Rome puisque Sa Sainteté paraît disposée à l'y recevoir, et la même autorisation est accordée à Madame Lætitia et à Monsieur le cardinal Fesch, mais, la cour de Rome est invitée, au nom des Alliés, à prendre l'engagement de répondre du prince et de la princesse de Canino, ainsi que des autres Membres de la Famille auxquels on a consenti qu'elle accordât un asile et à donner les ordres les plus positifs pour qu'ils soient tentes sous une constante surveillance.

Cette décision est rendue le 27 août et, le même jour, Metternich, en envoyant une invitation au roi de Sardaigne pour la mise en liberté du prince de Canino, écrit directement à celui-ci : Sa Sainteté ayant permis que Votre Altesse se rende dans les États Romains, les Souverains alliés n'ont pas trouvé d'obstacle à accéder à cette disposition. Je suis en mon particulier très charmé de vous annoncer une détermination aussi conforme à vos vœux. Metternich s'est un peu pressé, car Talleyrand, auquel le protocole du 27 a été communiqué, écrit le 29, pour faire au nom du ministère du roi une observation qui ne porte que sur un individu seulement. Il lui semble que la destination qui est assignée à Lucien Buonaparte le laisse trop hors de la surveillance sous laquelle le rôle qu'il est venu jouer il y a quelques mois en France parait indiquer qu'il est nécessaire de le tenir. Le 31, les membres de la conférence, entrant dans cette observation, arrêtent qu'outre la condition qui a déjà été mise au retour de Lucien à Rome, savoir que le gouvernement romain prendra l'engagement de ne pas le laisser sortir ni lui ni sa famille des États du Pape, les cours alliées y feront ajouter les moyens de surveillance de leurs missions et de celle de la cour de France à Rome.

Sans connaître cette nouvelle restriction grosse de difficultés pour l'avenir, Lucien, qui a reçu, le 4 septembre, la lettre du prince de Metternich, écrit aussitôt au prince Stahremberg pour lui demander des passeports, des motifs pressants de famille lui faisant désirer de partir le plus tôt possible. Mais Vallaise, qui a reçu le 5 septembre l'extrait du protocole de la conférence des quatre ministres, considère que le roi de Sardaigne est oblige d'envoyer un courrier à Sa Sainteté pour savoir si elle consent à ce que Lucien reprenne son domicile à Rome et si son gouvernement veut prendre l'engagement de ne laisser sortir ni lui ni sa famille des États du Pape. Jusqu'au retour de ce courrier, Vallaise invite le ministre de la Guerre à suspendre toutes ses dispositions pour la sortie de Lucien de la citadelle de Turin. La réponse est favorable et, après deux mois de détention, Lucien recouvre sa liberté ; il arrive dans la nuit du 21 au 22 septembre à Rome où la princesse de Canino attend sans doute impatiemment son retour pour accoucher.

***

Le sort de Madame et celui de Fesch se trouvent ainsi liés à celui de Lucien par la décision souveraine de la conférence.

Madame pourtant, ni Fesch n'avaient eu l'intention de partir aussi vite ; l'on peut même penser qu'ils s'étaient bercés de l'espoir qu'on les laisserait vivre en France. Madame, écrit Fesch à Pauline le 28 juin, restera en France avec moi jusqu'à ce que ses enfants soient rendus à la destination que la Providence leur indiquera.

Ce n'était point que Madame eût renié l'Empereur. Elle était venue à Malmaison, sans que l'intérêt l'y eût conduite ; assurément avait-elle reçu de son fils, outre les actions des canaux et les délégations sur les bois, 100.000 francs en espèces, et 332.000 francs en valeurs qui ne furent point payées, mais elle semblait pour le moment détachée de ces biens dont elle-avait été si désireuse et si économe. Elle admirait ce fils qui, comme écrivait Fesch, supportait son infortune avec un sang-froid inconcevable. Son âme romaine était trempée au même feu. Lorsque, la dernière de la Famille, elle vint le 29 à Malmaison prendre congé de l'Empereur, il ne donna aucune marque extérieure de sensibilité : sa pose et l'expression de son visage suffisaient. Elle, deux grosses larmes silencieuses coulèrent sur ses joues. En partant, elle lui tendit la main : Adieu, mon fils, dit-elle simplement, et lui : Adieu, ma mère. Et ils s'embrassèrent.

Pour Fesch, il avait une façon particulière d'envisager le malheur de son neveu. Je vous engage à soigner votre santé et à ne pas penser à lui, écrivait-il à Pauline ; il disait au supérieur général de Saint-Sulpice, venant lui exprimer au nom de sa communauté ses compliments de condoléance : Je vous remercie, Messieurs, de la démarche que vous venez de faire ; c'est un témoignage d'amitié qui fait du bien au cœur dans la position où je me trouve. Dieu m'avait élevé, il m'humilie maintenant, baisons respectueusement la main qui nous frappe. Ainsi, c'était lui qui était frappé, c'était de lui qu'il était question et quant à l'Empereur, selon le conseil qu'il avait donné à sa nièce, il n'y pensait pas.

Rentrée dans son palais de la rue Saint-Dominique, Madame attendit les événements. Fesch, qui, de la rue du Mont-Blanc, venait tous les soirs dîner chez elle, l'entretenait dans l'illusion qu'on le laisserait en France : qu'avait-il fait, lui du moins, pour qu'on le chassât et qu'on l'empêchât d'administrer son diocèse ? Madame Joseph et Madame de Saint-Leu, toutes deus également inconscientes des haines que soulevait le nom qu'elles portaient, venaient aussi très souvent la rassurer et lui proposer leur propre exemple durant la première restauration. Mais les royalistes veillaient : Bien des gens, écrit Madame du Cayla à M. de La Rochefoucauld, comptent sur la faiblesse ou, pour mieux dire, sur la grande bonté du roi et ils l'attendent de pied ferme. Cette effronterie est incroyable. Madame Bonaparte mère dit, par exemple, que, Madame la duchesse d'Orléans étant restée, elle peut bien rester aussi. C'est incroyable ! Est-ce qu'on acceptera tout cela ?

Fesch pourtant était bien affermi dans sa résolution de ne point partir. Il avait pensé à expédier un courrier à Rome pour demander au Pape d'intervenir près du roi et de lui obtenir la permission de rester à Lyon. Il fit mieux. Il se détermina, le 10 juillet, à une démarche directe. Sur des projets qu'il avait fait rédiger par ses trois secrétaires, MM. de Quélen, Feutrier et Gilibert, il composa une supplique qu'il adressa à Louis XVIII. S'excusant de n'avoir pas quitté Paris sur une prétendue maladie de sa sœur et sur la nécessité de mettre ordre à ses affaires, il annonçait qu'il ne devait plus à présent s'occuper que de son diocèse : Sire, écrivait-il, je suis évêque d'un des principaux sièges de votre royaume. Depuis que l'Église m'en a confié le soin, il a été l'objet de mes plus pressantes sollicitudes. J'ai cherché à y servir de mon mieux la Religion et l'État ; Dieu a béni mes efforts et j'ose dire que mon diocèse est peut-être celui de France où Votre Majesté apercevra le moins de traces des ravages de la Révolution. Mon ambition serait de pouvoir m'y retirer et de lui consacrer le reste de mon existence. Votre Majesté, quand elle se sera fait rendre compte de ma conduite politique et de mon caractère privé, ne craindra pas, je l'espère, que des affections personnelles puissent m'empêcher jamais de remplir les devoirs d'un évêque et me faire manquer aux engagements que j'aurais contractés.

S'excusant ensuite de son attachement à sa famille, devoir que lui imposait même l'intérêt de l'Église, invoquant les intérêts de nombreux créanciers qu'il n'avait pu encore satisfaire parce que, disait-il, diverses circonstances ont empêché de remplir envers moi des promesses qui m'avaient été faites, il terminait par cette phrase : Votre Majesté ne voudra pas donner lieu au scandale d'un évêque forcé de manquer à des engagements sacrés ; si elle me réduisait à cette extrémité, la plus pénible de toutes, il ne me resterait de refuge que dans ma conscience et au sein d'une religion qui donne la force de tout supporter et qui sait égaler les consolations aux plus grandes infortunes.

Le roi lit répondre par Fouché : le ministre de la Police faisait savoir à Son Eminence qu'il avait pris les ordres du roi et que Sa Majesté l'autorisait à lui délivrer des passeports pour Rome. Le cardinal ne se le tint pas pour dit, n'admit point que Louis XVIII lui eût ainsi fait connaître ses intentions à son égard. — Je ne puis croire encore, écrivit-il au duc d'Otrante le 13 juillet, que Sa Majesté se refuse à me permettre d'aller remplir le premier devoir d'un évêque en me rendant dans mon diocèse pour l'administrer. En supposant qu'elle me traitât avec cette rigueur, du moins ne voudra-t-elle pas me dépouiller de mon bien et me mettre dans la nécessité de manquer à des engagements d'honneur. J'ose vous prier de me faire connaître clairement les volontés de Sa Majesté sur ma première demande. Si elle exigeait que je quittasse la France, il n'échappera pas à votre justice et à votre bienveillance pour moi que je ne le puis faire qu'après avoir obtenu la mainlevée du séquestre mis sur mes biens et le temps nécessaire pour prendre un arrangement avec mes créanciers. Il n'est ni dans mon caractère ni de ma dignité de donner lieu à des soupçons flétrissants et peut-être à des violences de la part de mes créanciers. Votre Excellence sait mieux que personne que je n'ai jamais reçu de l'Empereur, ni grâces, ni apanages, que je n'ai joui que de revenus assez modiques, que j'ai éprouvé en diverses circonstances des suppressions de traitement que je ne pouvais prévoir, entre autres, celle de ma dotation sur l'octroi du Rhin. Elle connaît aussi les dépenses excessives dans lesquelles j'ai été jeté par diverses circonstances et elle expliquera facilement l'embarras de mes affaires et ma situation présente. Peut-être y aurait-il un moyen d'abréger les lenteurs que peut entraîner la vente de ma maison, ce serait que le roi qui déjà l'avait destinée à un service public en fit l'acquisition, Sa Majesté daignerait nommer une personne pour traiter avec moi. On me trouverait fort accommodant pour le prix et pour le mode de paiement, n'ayant rien de plus à cœur que de prendre tous les arrangements qui pourront convenir à Sa Majesté.

A cette première réclamation, je crois pouvoir en joindre une seconde et j'ose encore prier Votre Excellence de la faire valoir. Le gouvernement est créancier[7] envers moi de quatre-vingt-dix mille francs à peu près, provenant de traitements arriérés connue sénateur, grand aumônier, grand officier de la Légion d'Honneur, comme il résulte d'un rapport fait par M. Mollien à la commission du gouvernement et dont sans doute Votre Excellence a connaissance.

Les frais indispensables de mon départ rendent cette rentrée de fonds indispensable pour moi. Le produit de la vente de mes biens sera en grande partie absorbé par mes dettes et le roi a trop de générosité et de religion pour vouloir obliger un évêque et un cardinal à entreprendre un aussi long voyage d'une manière peu conforme à sa dignité et sans presque aucune ressource.

Je résume mes demandes que je confie à l'intérêt de Votre Excellence :

1° Je demande que Sa Majesté daigne me faire connaître d'une façon précise ses volontés sur moi ;

2° Qu'elle veuille bien révoquer le décret du mois de décembre 1814 ordonnant la mise en séquestre de mes biens meubles et immeubles ;

3° Qu'elle me laisse le temps de vendre mes propriétés et de m'arranger avec mes créanciers, soit qu'elle-même fasse l'acquisition de mes biens, soit que je transige avec des particuliers ;

4° Enfin Sa Majesté estimera juste que le gouvernement s'acquitte envers moi des sommes qui me sont dues pour m'aider à me rendre au lieu de ma destination et à y faire un établissement.

Je voudrais épargner ces détails minutieux à Votre Excellence et je ne ferais même aucune réclamation de ce genre si l'honneur et la nécessité ne m'y obligeaient.

Une Note des sommes dues à Son Eminence le cardinal Fesch par le gouvernement, établissait le détail de ses réclamations : 1° un semestre et dix jours de la dotation de grand aumônier de cent mille francs, échu le 31 mars 1814 ; 2° la pension de sénateur depuis le 30 novembre 1814 (? sic) ; 3° deux trimestres de la pension de cardinal ; 4° un trimestre du traitement d'archevêque ; 5° deux années du traitement de grand officier de la Légion d'Honneur.

Il faut d'abord obéir aux ordres de Sa Majesté, fut-il répondu et toutes les demandes seront mises sous ses yeux [non pour cela] qu'il est dans l'intention de Sa Majesté que tous les membres de la famille de M. Buonaparte emportent le produit de leurs [crimes][8].

Il convient donc que le cardinal fasse usage de ses passeports. Madame d'autre part a pu penser que la protection de l'empereur Alexandre ne lui manquerait pas, mais l'imprudence d'un journaliste bien intentionné amène la crise. L'Indépendant, journal qui pour attester la liberté de la presse devait être supprimé quelques jours plus tard, a inséré cette simple nouvelle : La duchesse de Saint-Leu a fait plusieurs visites à l'empereur Alexandre. On dit aussi que ce monarque a reçu la mère de Napoléon Bonaparte. Dès le lendemain, le Moniteur publie ce démenti. Plusieurs journaux portent que Madame la duchesse de Saint-Leu a fait plusieurs visites à l'empereur Alexandre et de plus que la mère de Napoléon Buonaparte a été reçue par ce monarque. Cette nouvelle étant complètement fausse, nous sommes autorisés à la démentir. S. M. l'empereur Alexandre n'a admis à l'honneur de le voir aucune des personnes mentionnées dans les feuilles publiques dont il s'agit.

C'était pour proclamer que l'arbitre de l'Europe ne portait aucun intérêt à ces personnes et qu'il les abandonnait à la générosité du roi.

M. Decazes étant préfet de police, Madame eût pu se flatter que l'ancien secrétaire de ses commandements aurait pour elle des égards. Nul mieux qu'elle, en effet, ne fut surveillé. Pour la décider à partir, les mouches de la police qui avaient été introduites chez elle, ne négligèrent rien. On lui fait naître des craintes d'être arrêtée, écrit un agent, mais elle paraît décidée à n'y pas ajoutes foi. C'est une nouvelle accueillie avec empressement qu'elle emballe ses diamants et qu'elle cherche à vendre son bon mobilier. On a surpris des femmes faisant des paquets de linge. Cela est bon ; mais rien de positif. D'ailleurs on est mal renseigné. Il n'y a presque personne dans la maison. Très peu de visiteurs et qui viennent pédestrement et principalement le soir et dans un entier incognito. Fesch de même vit très retiré chez lui. Il a défendu sa porte à beaucoup de gens ; mais il fait enlever tout ce qui est susceptible d'être transporté ; des parties de mobilier sont envoyées à Marseille et à Rome ; des tableaux sont mis en dépôt 26 faubourg du Temple. Bonne note est prise de l'adresse.

A la fin, par le suisse, on a la certitude que le cardinal et Madame partiront le 16 ou le 17 au plus tard : ce sera pour Lyon où ils passeront quelques jours et de là pour Sienne. Metternich, en effet, a été plus galant qu'Alexandre : il a reçu les émissaires de Madame et il a promis qu'il interviendrait près du grand-duc de Toscane.

Il est temps de partir : si Fesch a fait emballer ses livres, rouler ses tableaux, s'il a passé sous le nom du libraire Rusand son hôtel de la rue du Mont-Blanc, il ne faut pas moins qu'il le quitte : on l'a destiné pour le prince héréditaire d'Orange le héros de Waterloo.

Le 20, à quatre heures du matin, on est sur la route de Bourgogne. Avant-hier, lit-on dans le Journal de Paris du 22, Madame Lætitia Fesch, veuve Buonaparte, est partie de Paris. Un officier en uniforme et un autre en habit bourgeois étaient dans sa voiture. Elle n'emmène avec elle qu'un valet et une femme de chambre. L'officier en tenue était autrichien et fourni par le prince Schwarzenberg ; il y eut même pour la sortie de Paris une escorte de cuirassiers autrichiens. Colonna di Leca était naturellement du voyage ainsi que Mme de Blou de Chadenac ; le cardinal avait son secrétaire, l'abbé Gilibert.

A Dijon, point de chevaux. Malgré l'intention où paraissait être Fesch de ne point paraître dans son diocèse, on dut passer par Chalon, Mâcon et Bourg. A Bourg, où l'on s'arrête, visite du curé et des vicaires ; le curé demande au cardinal, à quelle heure, le lendemain dimanche, Son Éminence dira sa messe. Au retour de l'église paroissiale où il a été conduit par tout le clergé en habit de chœur éclatent des cris de vive le roi ! auxquels répondent des vive l'Empereur ! Un commencement d'émeute que le cardinal prétend apaiser par un discours prononcé du perron de l'hôtel : S'il plaît à quelques-uns de crier vive le roi ! les autres ne doivent pas le trouver mauvais ! c'est lui qui commande ! Lors du départ, cris plus accentués, dont le commandant autrichien profite pour frapper la ville d'une contribution.

De Bourg, on va à Genève où, le 25, l'on est médiocrement reçu et où Gilibert est remplacé par l'abbé Giraud. Madame et Fesch vont dîner à Sécheron avec Hortense, et s'arrêtent un jour à Frangins dans le château vide de Joseph ; de là droit sur Bologne. Ils y arrivent le 31 juillet et Fesch s'empresse d'écrire au comte Fossombroni, ministre des Affaires étrangères du grand-duc de Toscane Ferdinand III et au grand-duc lui-même. Le prince de Metternich, dit-il, employa ses bous offices auprès de Sa Majesté l'empereur François qui voulut bien adhérer à notre demande et nous fit espérer que Votre Altesse Impériale et Royale nous recevrait dans ses États. L'état de santé de ma sœur exige que je demeure auprès d'elle ; je ne pourrai, faire que de courtes stations à Rome ; à cet effet, nous voudrions choisir le pays de Sienne pour notre demeure. Notre seul désir est de vivre tranquilles et nous n'aurions pu mieux choisir que de nous mettre sous les lois et la protection de Votre Altesse Impériale et Royale.

Aussitôt qu'il reçut cette grave nouvelle, le grand-duc convoqua son conseil des ministres. Le prince, qui avait été si souvent l'hôte empressé des Tuileries et qui avait eu avec Madame et Fesch des rapports sortant de la banalité, n'osait point refuser délibérément aux proscrits l'asile que l'empereur François leur avait promis, mais il était bien décidé à ce qu'ils n'en profitassent point. Le secrétaire d'État Fossombroni fut chargé de répondre au cardinal une lettre telle que l'effet en fût que l'un et l'autre s'en trouvassent invités à poursuivre leur voyage pour Rome. Mais on voulut y mettre des formes. On chicana donc sur ce que S. A. le Prince de Metternich, dans sa lettre à M. le comte Appony, ne parlait que de séjour momentané pendant le cours de l'été et jusqu'à leur retour à Rome, tandis que le cardinal affirmait que S. M. l'Empereur avait bien voulu adhérer à la prière que ces deux individus ont faite de fixer leur séjour en Toscane. Voilà une contradiction grave, qui donnait lieu à tous les soupçons. Le grand-duc, dans son paternel amour pour ses sujets, pouvait-il tolérer en permanence dans ses États des individus appartenant à la famille Buonaparte, dont la présence ne pouvait manquer d'exciter le mécontentement de la grande majorité des habitants. Toute modération à cet égard, écrivait Fossombroni, pourrait être envisagée par le peuple comme une indulgence exagérée et le résultat de ces impressions ne serait que celui d'affaiblir les sentiments d'attachement et de confiance par lesquels la nation tout entière est liée à son souverain.

Et il s'agissait d'un prêtre et d'une vieille femme. Ils étaient extrêmement redoutables et méritaient la plus grande attention et vigilance. Aussi le chevalier Aurelio Puccini, président de l'Office du Buongoverno à Florence, écrivait à son subordonné à Sienne qu'il fallait exercer la plus exacte observation sin les deux individus, sur les personnes qui les avoisinaient et sur les domestiques qu'ils avaient conduits avec eux.

Le 2 août, à cinq heures et demie de l'après-midi les deux hôtes incommodes arrivèrent à Sienne et descendirent à l'Albergo del Sole. Madame et Fesch envoyèrent aussitôt Colonna saluer de leur part l'archevêque, le cardinal Zondadari et cette visite à rendre ou à ne pas rendre fit aussitôt l'objet d'une correspondance entre le cardinal et le Buongoverno. Le 3 au matin, un des domestiques de Madame eût la fâcheuse idée d'aller au café, d'y lire la Gazette de Florence et de déclarer qu'un mois auparavant il avait lu à Paris les nouvelles qui s'y trouvaient ; il ajouta quelques mots factieux sur Napoléon tels que, à Paris, on parlait avec respect de cet homme. Mais il y eut bien pis : Madame, de sa fenêtre, avait applaudi des femmes des rues venues, comme les soirs des fêtes, chanter devant l'auberge. Elles chantaient le Départ des Conscrits et la Prise de Paris, chansons qui n'avaient rien de bonapartiste ; Madame ne leur avait rien donné, non plus qu'à la plupart des anciens soldats invalides venus mendier chez elle ; mais c'était assez pour que l'auditeur fiscal écrivit que le séjour de ces étrangers était quelque peu dangereux ; hier soir, ajoutait-il, une personne honnête est venue précipitamment me chercher au théâtre où j'étais avec ma femme pour me faire connaître l'indignation de la cité et-les violences contre la police parce qu'on n'avait pas empêché les chants de ces femmes.

Cela évidemment ne pouvait durer : on décida à Florence que le domestique qui censurait la Gazette serait expulsé du grand-duché et le comte Fossombroni écrivit au cardinal Fesch, que la complexité des circonstances actuelles et la nécessité dans laquelle Son Éminence se croyait d'aller souvent à Rome, jointes au juste désir qu'elle éprouvait de ne point se séparer de Madame sa sœur, mettaient Son Altesse Impériale et Royale dans la persuasion que tous deux pourraient trouver à propos de continuer leur voyage, après avoir pris à Sienne le repos que leurs devoirs vis-à-vis de leur propre santé pourraient exiger. L'archevêque de Sienne recevait en même temps de Fossombroni une lettre qui le chargeait d'expliquer au cardinal les intentions du gouvernement et de lui conseiller le départ. L'expulsion immédiate du domestique devait servir de commentaire à ces diverses communications.

Madame donna donc congé du palais qu'elle avait déjà retenu ; Fesch fit à son confrère du Sacré Collège une, visite de cérémonie qui lui fut aussitôt rendue ; mais il n'avait pas encore obtenu du Pape l'autorisation de résider à Rome. Elle ne se fit point attendre. Dès le 10 août, le ministre autrichien savait que Pie VII était disposé à la donner. Si Madame Lætitia et le cardinal Fesch, écrivait-il, arrivent en état de liberté, le Saint-Père ne s'y opposera pas ; s'ils arrivent en état de surveillance, il les recevra de même. Malgré que la plupart des cardinaux s'y opposassent, le Pape cette fois sut maintenir sa décision. Le dimanche 13, après la messe, Fesch et Madame prirent la route de Rome. Le 15 au matin, ils faisaient leur rentrée dans la Ville éternelle. Madame descendit chez son frère, au palais Falconieri, Strada Julia, tout près du Tibre. Elle devait y vivre avec lui jusqu'en 1818.

***

De tous les membres de la Famille, Louis seul .n'avait marqué à l'Empereur ni regrets pour le passé, ni dévouement pour le présent, ni espérances pour l'avenir. Arrivé à Rome le 24 septembre 1814, il avait tout de suite engagé contre sa femme ce procès qui fit le scandale de Paris. Assuré de la protection particulière du Pape, signalé par ses démarches près de Murat pour obtenir qu'il évacua les Marches, il n'avait aucune envie de rentrer dans la vie active ni de se mêler d'intrigues. On n'a nul indice même qu'il ait, à l'ile d'Elbe, correspondu avec d'autres que sa mère et sa sœur. Il était à Rome occupé toute la journée à voir les antiquités, les églises et à faire des vers. Lorsque Napoléon revint de l'île d'Elbe, Louis résista à toutes les pressantes sollicitations qui lui furent faites et ne voulut se rendre ni auprès de sa sœur à Naples ni auprès de son frère à Paris. On concevra aisément ses raisons, a-t-il écrit lui-même. Il n'avait plus de devoirs à remplir et il avait besoin de tranquillité après une vie passée, malgré ses efforts, dans les embarras et les plus terribles inquiétudes, avec une santé longuement dérangée depuis longtemps : d'ailleurs le respect le plus profond envers les gouvernements établis est non seulement le premier devoir social et le caractère distinctif des gens de bien, mais encore la maxime la plus essentielle à la conservation, à l'ordre et au repos de la société.

Louis écrit ailleurs : Napoléon m'appela à Paris en 1815 quoique j'aie alors refusé de quitter Rome : il me rendit malgré moi le rang et les honneurs de prince français. Ce fut là un nouveau grief qu'il forma contre son frère. L'Empereur, a-t-il dit, étant remonté sur le trône, tous les statuts de famille reprirent leur vigueur ; de sorte que tout ce qui concernait les membres de la Famille impériale dépendit encore uniquement de la volonté de l'Empereur. L'Empereur ne laissa point sortir de France le fils aîné de Louis, quoiqu'il eût exprimé à diverses reprises qu'il trouvait juste la thèse soutenue par son frère. S'il lui donnait raison comme particulier, il ne pouvait, se plaçant au point de vue dynastique, lui remettre hors de France, l'enfant qui, en l'absence du roi de Rome, se trouvait l'héritier présomptif. L'Empereur pourtant s'occupa à diverses reprises de liquider la situation du Trésor vis-à-vis de Louis qui était inscrit au grand-livre pour 500.000 francs de rente donnés en échange de biens en Hollande cédés à la caisse d'amortissement, mais toutes ces dettes furent soldées en billets émis pour l'acquisition de forêts nationales. Hortense les reçut et les Bourbons les annulèrent.

Louis ne s'en inquiéta pas plus que de la défense de la France. Il resta tranquillement à Rome, occupé, a écrit le Père Renieri, à sanctifier son âme et à rechercher les moyens d'obtenir l'annulation de son mariage.

Aussi, lorsque les quatre puissances eurent, le 27 août, à régler le sort des Napoléonides, elles prononcèrent que dans le cas où Louis Buonaparte eût, ainsi qu'on l'assure, l'intention de s'établir dans l'État romain, les cours alliées n'y entrevoyaient aucune difficulté. Et Louis resta tranquillement dans le palais Salviati-al-Corso où il s'était établi.

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Pauline était toujours à Compignano, prisonnière de l'Autriche. Nul ne voulait croire à sa captivité ni la prendre au sérieux. Cela semblait la plus ridicule et la plus plaisante des inventions. A Naples, Murat s'en était indigné ; Caroline, très émue, s'en était entretenue avec Mier, le ministre d'Autriche, qui avait cherché vainement à justifier le gouverneur autrichien et qui avait promis d'intervenir auprès du maréchal de Bellegarde. Gallo avait passé une note officielle au ministère toscan et Caroline avait écrit au grand-duc une lettre qu'elle avait fait porter par un colonel napolitain. Cet officier échoua dans sa mission près du grand-duc qui le fit éconduire, mais il fut assez adroit pour pénétrer à Campignano ; il se présenta comme autrichien et fut introduit près de la princesse. Il l'éclaira sur sa situation et lui donna des nouvelles précises des succès de l'Empereur.

Pauline se détermina alors à envoyer à Paris le seul homme qu'elle peu employer : Monier. Mme Lebel obtint de le voir en disant à l'officier autrichien qu'elle voulait l'engager à sortir des États de Lucques. La princesse lui donna ses ordres, lui recommanda de dire à son frère que si elle n'était pas allée à Rome selon ses ordres c'était à cause des menaces du colonel Campbell, et des dangers auxquels elle était exposée. J'en suis d'autant plus affligée, dit-elle, que c'est la première fois de ma vie que j'ai désobéi à l'Empereur. Rendez-lui compte aussi de votre mission auprès du grand-duc de Toscane et de la captivité dans laquelle on me retient ici. Le 22 mars, Monier, qui avait obtenu un passeport, partit pour Paris.

L'Empereur qui, dès sa rentrée aux Tuileries, avait donné des ordres pour la levée du séquestre mis sur les 143 colis appartenant à la princesse ; qui, le 3i mars, avait demandé des explications à Mollien au sujet des rentes non portées au compte de la duchesse de Guastalla (200.000 francs, plus 158.000 francs, plus 270.000 francs) enjoignit à Decrès d'envoyer à Porto-Ferrajo une frégate pour y prendre Madame qu'il y croyait encore. Cette frégate, disait-il, s'informera des nouvelles de la princesse Pauline qui est à Viareggio près de Lucques et l'embarquera si elle y est.

Le 23 mai, lorsqu'il apprit, par Monier, que Pauline était prisonnière, il donna au duc de Vicence des ordres que celui-ci traduisit ainsi : M. le baron Bignon voudra bien faire un projet de lettre pour l'Empereur au grand-duc de Toscane pour l'engager à rendre la princesse Pauline détenue dans ses États ; faire sentir que cette arrestation d'une femme est contre tous les usages reçus, qu'on ne peut avoir aucun intérêt à la garder, que l'Empereur espère que les sentiments du grand-duc à cet égard sont d'accord avec ceux de la justice.

Une lettre dans le même genre, mais plus ferme du ministre au prince Fossombroni (sic) et dans laquelle on fera sentir que cette détention blesse-à la fois les droits des nations et ceux de la justice, qu'on est chargé de la réclamer et demander qu'elle puisse s'embarquer sur la corvette qui va la chercher.

Le ministre voudrait avoir la lettre de bonne heure.

L'Empereur est, en effet, si pressé que Caulaincourt doit se concerter cette nuit même (le 24) avec Decrès pour faire passer les deux lettres en Toscane, et faire réclamer la princesse Pauline par la Dryade qui vient de débarquer Madame au golfe Juan et qui est en ce moment à Toulon. L'intention de l'Empereur, écrit Caulaincourt, parait être que cette frégate se présente devant ce port (Livourne), qu'elle fasse remettre la lettre au ministre de S. A. le grand-duc et que l'officier qui en sera chargé insiste au besoin pour avoir la réponse et pour qu'on permette à Madame la princesse Pauline de passer à bord de la frégate chargée de la ramener en France. Il parait convenable que cet officier se tienne dans une grande réserve avec tout autre qu'avec le ministère, mais qu'en cas de refus, il fasse en sorte d'avoir des nouvelles de Madame la princesse Pauline et de lui faire connaitre au moins par la voix publique [la tentative ?] faite pour la tirer de la situation où elle est.

L'Empereur a donné des ordres qui sont positifs et qui doivent être remplis sur l'heure ; Caulaincourt les transmet atténués, dilués, imprécis. Il ne s'agit plus de la Dryade, mais d'une corvette. Decrès, de son côté, ne s'empresse point, soit qu'il sache que les tentatives sont inutiles, soit qu'il craigne de risquer la Dryade heureusement sortie des dangers où la Melpomène vient de périr, soit que l'accroissement des forces anglaises dans la Méditerranée rende la mission inexécutable. La Dryade ne sort pas de Toulon ; aucun autre navire n'assume la mission dont elle était chargée ; mais, de la part de l'Empereur, la continuité de l'effort n'en a pas moins été sincère et c'est à bon droit que Pauline a compté sur la tendresse de son frère.

Il a fallu qu'elle restât à Compignano où elle a eu constamment à craindre que les Autrichiens ne voulussent ou la transporter à Florence, ou, ce qui eût été plus grave, la déporter en Moravie, à Gratz ou à Brünn. Aussi a-t-elle eu recours à tous les médecins de Lucques pour attester qu'elle était malade ; d'abord un nommé Fedeli, mais c'était un dentiste et il eut à s'occuper surtout d'une fluxion ; puis, un docteur Martelli, médecin de la Cour, puis un chirurgien, puis d'autres médecins entre lesquels le célèbre Vacca, premier médecin de la grande-duchesse Elisa, un nommé Luigi Torello Pacini qui demeura près d'elle et qui a laissé de son séjour à Compignano une relation fort romanesque. Grâce à tous ces médecins qui attestaient unanimement qu'il était impossible de lui faire éprouver le moindre dérangement sans craindre pour ses jours, elle parvint à rester, quoique plusieurs fois les Autrichiens eussent voulu la faire partir de force... que les voitures de poste fussent venues pour la prendre, et que dernièrement encore on eût prétendu l'embarquer par Gènes.

Outre, sa santé, elle était partagée, entre deux préoccupations, d'abord l'argent. Sisco, l'émissaire que son intendant avait expédié avec 30.000 francs, n'avait pas paru. Il est vrai qu'un autre, Merlin, était arrivé jusqu'à Lucques. Les Autrichiens ont voulu le faire fusiller. Il n'a eu que le temps de se saliver à Sarzane d'où il a envoyé par un paysan un paquet de Moniteurs et une lettre du grand maréchal. Mlle de Molo va renvoyer ce paysan avec des lettres pour Bertrand, pour Drouot et pour un troisième destinataire qu'il est facile de deviner sous son prénom d'Adolphe. Mais cela n'assure point la correspondance : on enverra les lettres à M. Avigdor à Nice lequel les fera passer à Vacca à Pise et Vacca les apportera.

L'autre affaire, c'est son état de princesse impériale. Son Altesse, écrit Mlle de Molo, ne veut pas qu'on nomme sa maison avant son arrivée, surtout elle ne veut pas reprendre aucune des personnes qui l'ont quittée.

La question d'argent se règle tant bien que mal ; Sisco ne parait toujours pas, mais une autre remise de 30.000 francs parvient, grâce à l'homme d'affaires d'Elisa, la situation pourtant ne peut se prolonger indéfiniment.  Pauline a déjà envoyé en France Mme Lebel, elle y envoie maintenant le 24 mai sa femme de confiance, Mme Ducluzel, car elle n'a plus aucun espoir qu'on viendra la délivrer. S'il est vrai qu'elle ait employé Mlle de Molo à faire les yeux doux à l'officier autrichien qui la garde, celui-ci a été changé et il ne resterait plus pour échapper à la Moravie que l'évasion. On dit qu'elle la tenta, mais les rapports de la police toscane sont à ce sujet aussi peu sûrs que la relation du médecin lucquois. Au résumé, Pauline, aidée de Vacca, gagna du temps en répandant l'argent à bon escient et en payant largement les docteurs par qui le gouverneur autrichien la faisait examiner ; elle obtint même à la fin, le juin, la permission si ardemment désirée de se rendre aux bains de Lucques. Elle partit de Compignano sous l'escorte et la garde de vingt soldats autrichiens, passa la nuit à Ponte-a-Moriano chez Buonna-Corsi, un des chirurgiens qui la soignaient, et arriva le 6 aux Bains, où d'ailleurs son instabilité habituelle la mena successivement dans trois logis. Elle n'avait plus avec elle que Mlle de Molo, Pacini et une domesticité fort réduite car, manquant d'argent, elle avait, de Compignano, renvoyé en France, par Marseille, la plupart des serviteurs de l'Empereur et des siens propres qu'elle avait amenés de l'ile d'Elbe.

Elle trouva aux bains le directeur des Thermes médicaux, le docteur Giacomo Franceschi qu'elle avait appelé en consultation à Compignano et elle fit de Mme Franceschi qui était née Piéri sa société habituelle. La surveillance s'était relâchée ; ses inquiétudes sur son transfert à Brünn s'étaient calmées ; les nouvelles arrivaient de France par un banquier de Gênes toutes préparées pour flatter le désir qu'elle avait de retrouver son frère, sa fortune et son rang. La question d'argent s'était même trouvée momentanément résolue par les remises que Michelot avait pu faire faire : une de 115.000 francs aux banquiers Senn et Guebhard de Livourne ; une autre de 100.000 à Torlonia, à Rome. Les craintes que la princesse avait que ses bijoux ne fussent saisis par les Autrichiens étaient calmées depuis qu'un ami de Pacini en avait accepté le dépôt ; enfin, il s'était rencontré aux bains assez de gentilshommes français, anglais, russes et polonais pour former autour d'elle une petite cour à laquelle, sans trop savoir à qui elle parlait, elle se plaisait à faire partager les illusions où l'entretenaient les émissaires des banquiers de Gènes dont elle tenait des nouvelles : Le gouverneur de Lucques ne manqua point d'être instruit des triomphes dont Pauline se berçait et il avait diverses fois menacé de l'enlever. Il fit mieux : il annonça brutalement Waterloo, l'abdication, la fuite de Napoléon. Pauline en fut atterrée. On dit qu'elle forma le projet de rejoindre l'Empereur en Angleterre où elle ne doutait pas qu'il ne trouvât un asile. Lorsqu'elle apprit quel sort lui était réservé, elle exclut tous les Anglais de sa société — ce fut d'ailleurs pour peu de temps.

Son intendant Michelot lui avait envoyé de Paris un nommé Casamorti, pour lui porter des lettres du cardinal et de Lucien et des renseignements sur l'état de ses affaires. Les Autrichiens arrêtèrent Casamorti, saisirent les lettres et les publièrent dans la Gazette de Milan : ce fut ainsi qu'elle en eut connaissance.

Le 1er août, elle savait tout le drame. Elle fit écrire à Michelot, par Mme de Molo, une lettre suppliante, réclamant des nouvelles de toute la famille dont elle était excessivement inquiète, et aussi des détails de ses affaires, de ses biens, qu'elle sache comment elle est... donnez-lui aussi des nouvelles du général Drouot et du colonel Duchand. Cette bonne princesse, dit Mlle de Molo, est au plus mal, tant moralement que physiquement. La mort serait un bonheur dans ces circonstances-ci.

Cette lettre parvint à Michelot quoique acheminée par poste ; mais combien d'autres n'arrivaient pas : on en saisit une à Lyon où Pauline assurait le colonel Duchand que sa tendresse était à l'abri du malheur. Celui-là la méritait. A Waterloo, à la tête de l'artillerie de la Garde, il s'était mis en posture de héros. Lorsque l'Armée de la Loire fut dissoute, il quitta de lui-même son régiment, refusant de prêter un nouveau serment et il adressa à ses canonniers dans un ordre du jour, monument admirable de fidélité patriotique, cette fière parole : Ce n'est pas moi qui placerai dans vos rangs un nouvel étendard. Dès lors, il chercha à rejoindre la princesse sur les routes de l'exil.

A Lyon encore, on saisit une lettre que la princesse adressait à Mme Ducluzel, où elle ne parlait que de son désespoir et des maux dont elle était accablée, elle demandait si le prince de Metternich ne pourrait pas s'intéresser à son sort.

Quelques jours plus tard, le 8 août, elle parvint à faire passer une lettre à son intendant. Ses inquiétudes au sujet de son sort d'exilée semblaient dissipées ; elle avait reçu l'assurance qu'elle pourrait résider à Rome ; sans doute avait-elle pu entrer en correspondance avec sa mère et son oncle échoués à Sienne avec la certitude de trouver asile soit en Toscane, soit dans les États Romains. De ce côté donc elle était si bien calmée qu'elle comptait, si sa santé le lui permettait, se rendre à Rome à la fin du mois. Ce qui l'agitait à présent t'était la question d'argent. Je reste à peu près sans fortune, écrivait-elle. Elle comptait à Rome entrer en arrangement de séparation avec le prince qui depuis longtemps en avait témoigné le désir ; mais avant d'entendre à rien, il voulait rentrer en possession de ses diamants de famille, quoique par contrat il en eût assuré la jouissance à Pauline sa vie durant. Il fallait donc qu'on lui envoyât de suite les papiers constatant les remises qu'on avait faites au prince à diverses fois, et que le bijoutier qui avait monté les pierres vint en faire la séparation. Mais cela n'était- rien, qu'allait-il lui rester ? Elle avait un besoin urgent de le savoir pour prendre un parti sur sa manière de vivre et sur ce qu'elle devait faire ? Et puis elle souhaiterait tant son landau qui était resté à Grasse ! Vous savez qu'avec ma santé je ne puis aller que dans les voitures qui sont faites pour moi. Six jours après, nouvelle lettre avec les mêmes recommandations : J'ignore encore où j'irai, écrit-elle. Ma santé est si mauvaise. Cela dépendra de l'arrangement de mes affaires et beaucoup de votre réponse. Ma position est extrêmement pénible. Je suis seule... le prince se conduit bien mal avec moi.

Vers le milieu de septembre, toujours aux bains de Lucques, elle reçoit enfin l'état si attendu de sa fortune. De la vente de son hôtel, il pouvait lui rester environ 250.000 francs déposés chez Torlonia à Rome et chez Senn et Guebhard à Livourne ; elle avait encore 250.000 francs à recevoir ; Neuilly, fortement endommagé par les troupes françaises campées dans le parc, avait été entièrement saccagé par les Anglais, qui avaient détruit toutes les plantations, coupé beaucoup de grands arbres, abattu les serres, vendu les meubles, couvertures, tentures, matelas et batterie de cuisine aux pillards à la suite des armées. Seuls, les meubles des grands appartements avaient été sauvés et transportés à Paris. Mais Neuilly n'allait-il pas être confisqué ? Il y avait quelques débris à attendre de la succession Leclerc, rien des rentes arriérées, des salines, de la caisse d'amortissement : Malgré mes sollicitations près de votre famille pour qu'elle s'employât à vous faire payer pendant qu'elle le pouvait, écrivait Michelet, ces objets sont restés là et il n'y faut plus compter. En réalité sa fortune en France était anéantie : elle ne devait faire fonds que sur l'argent qu'on en avait sorti, sur ses bijoux, son argenterie, ses meubles et peut-être Mir une rente de Borghèse.

Le Dr Espiaud était enfin venu rejoindre la princesse qui, le 10 octobre, se rendit à Viareggio avec tout son équipage. Elle y resta deux jours, s'embarqua pour Civita Vecchia sur la bombarde Padre e Figlio, relâcha à Piombino où elle reçut des anciens sujets de sa sœur Elisa un accueil respectueux et même discrètement enthousiaste, et arriva enfin à Rome vers la mi-octobre. Quantité de tracas et de désillusions l'y attendaient.

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Le nom d'Hortense, par un étrange concours de circonstances, s'était trouvé rapproché de celui de Madame mère ; leurs proscriptions avaient été en quelque sorte solidaires, et ce n'est pas un des moindres étonnements que réservent ces journées fatales de juillet 1815.

Jusqu'au dernier moment, celle qu'on appelait à présent la princesse Hortense était restée à Malmaison auprès de l'Empereur et elle avait rempli près de lui les devoirs de la maîtresse de maison la plus attentive. Sachant dans quelle pénurie il allait se trouver, elle lui avait offert au moment du départ son plus beau collier de diamants. L'Empereur, il est vrai, ne l'avait accepté que contre un bon sur des délégations de bois de 828.888 fr. 89 c. Mais ce bon sera annulé comme un autre de 668.333 fr. 34 c. pour arriéré de dotations remis aux héritiers de l'Impératrice Joséphine. Rentrée à Paris à l'hôtel Cerutti, elle pensa seulement alors à ce qu'elle avait laissé à Malmaison et qu'elle eût pu transporter à Paris. J'ai là des tableaux magnifiques, dit-elle, mais pouvais-je y penser lorsqu'il s'agissait des dangers de l'Empereur.

Elle comptait pour la protéger, l'avertir, lui donner des passeports sur Fouché avec lequel elle se tenait en rapports par Mlle Ribout, gouvernante des enfants d'Otrante, amie de Mlle Cochelet. Elle recevait beaucoup de monde, surtout des officiers qui la pressaient de se réfugier à l'Armée de la Loire. Mais elle se disait décidée à partir dès qu'elle aurait des passeports et que les routes seraient libres.

Les royalistes ne l'oubliaient point, même ceux avec qui elle avait été liée le plus intimement. Très peu la traitaient aussi bien que Mme du Cayla. Voici, écrivait celle-ci à La Rochefoucauld, une vieille lettre que la reine Hortense m'a envoyée hier. Elle a mal joué ses affaires. Je ne crois pas aux menées qu'on lui prête... Je suis fâchée qu'elle se soit identifiée à cette famille qu'il ne faut plus souffrir. Elle devait s'en aller et s'éloigner, d'après les bontés du roi. C'était là l'indulgence. Ailleurs on était plus violent et l'on entendait tirer tous les fruits de la victoire. Hortense commit l'imprudence de s'asseoir à la terrasse de son jardin, sur la rue Taitbout, pour regarder l'exode vers Saint-Denis des Royalistes allant au-devant de Louis XVIII. Certains la reconnurent et l'insultèrent. Prise de peur, elle fit chercher un appartement dans une maison de la rue Taitbout et elle s'y installait avec ses enfants, lorsqu'elle apprit que des gardes du corps qui s'étaient mis en marche pote saccager son hôtel n'avaient été arrêtés que par la garde nationale. Elle était menacée, sans doute condamnée déjà, mais elle demeurait toujours aussi généreuse et serviable. Un de ses gardes-chasse de Saint-Leu était accusé d'avoir tiré sur une patrouille prussienne ; il y allait de la vie. Elle écrivit au prince Guillaume de Prusse pour demander sa grâce. Elle se trouvait heureuse que son hôtel eut été désigné pour loger le prince Schwarzenberg : c'était là une sauvegarde qui lui permettait de rentrer aux étages supérieurs en abandonnant le rez-de-chaussée, où l'on avait couvert de toiles ou de rideaux les tapisseries napoléoniennes, celle surtout représentant, d'après Gros, le Premier consul distribuant des armes d'honneur.

Toutefois elle s'inquiétait, pour elle, pour ses enfants, pour ses amis, pour ce fou de La Bédoyère qui venait lui faire visite, ne songeant point combien les heures lui étaient précieuses. Elle se détermina à demander des passeports à Fouché qui envoya Mlle Ribout dire que Louis XVIII lui avait parlé d'elle, qu'il avait paru disposé à lui rendre justice. On m'a conté de la duchesse de Saint-Leu, avait-il dit, beaucoup de choses que je ne crois pas ; les esprits sont fort animés dans ce moment ; elle fait bien de s'éloigner pendant quelque temps ; dans cinq ou six mois, elle pourra revenir.

Mais tout le monde ne pensait pas ainsi et de tous côtés affluaient les dénonciations : La duchesse de Saint-Leu, écrivait de Munich Dalberg Talleyrand, a singulièrement pressé son frère à agir. Le repos exige, mon prince, qu'on éloigne de Paris ces femmes toujours inquiètes qui forment des foyers d'une sourde fermentation.

Qui seul pouvait la sauver, c'était son protecteur de 1814, l'empereur Alexandre. Il vint dans cet hôtel de la rue Cerutti faire visite au prince Schwarzenberg : il ne la demanda pas. Et comme le rédacteur de l'Indépendant, croyant qu'une telle visite ne pouvait s'adresser qu'à la maîtresse de la maison, avait annoncé que l'empereur était venu voir la duchesse de Saint-Leu, un sanglant démenti dans le Moniteur affirma que la protection russe lui était enlevée et qu'on pouvait faire d'Hortense ce qu'on voudrait. Alexandre d'ailleurs le lui signifia.

La reine se détermine donc au départ, prend ses dispositions, renvoie presque tous ses domestiques, vend ses chevaux, se procure des passeports pour ses enfants qu'elle compte envoyer en Suisse par la diligence. Mais, avant de partir, sur le conseil du chic de Vicence elle écrit à l'empereur Alexandre une lettre, où en exposant sa conduite durant la première restauration et les Cent-jours, elle montre à nu, dans l'incohérence verbeuse d'un plaidoyer féminin, son caractère et son inconscience. Elle débute ainsi : Sire, d'après votre lettre, je dois entrer dans des explications qui ne me coûtent nullement, car j'ai encore besoin de votre estime. Croyez que ce que j'ai fait et éprouvé, je puis toujours le dire. Placée malheureusement au milieu de toutes les passions, habituée par ma position à connaître les intérêts de beaucoup de monde, je devais m'apercevoir des projets et des espérances de chacun. Fallait-il les dénoncer quand des malheureux venaient se-plaindre à moi et qu'ils me parlaient de leur espoir, car je suis encore fermement convaincue qu'il n'y a jamais eu aucun complot que quand on a appris le débarquement de l'Empereur Napoléon.

Elle reprend l'histoire de sa vie et l'histoire de son salon durant la Restauration, les imprudences de ses amis, les lettres qu'elle écrivit à son frère, les visites qu'elle sollicita pour se rapprocher du monde de la Cour. Pour la première fois de ma vie, dit-elle, je me donnais comme exemple de bonheur parce que c'était vrai et que le genre de vie que je menais était celui que j'avais toujours envié. Arrive le procès ; la jalousie qu'inspirent les bontés d'Alexandre et celles même du roi lui fait connaître des ennemis ; elle fait des avances aux royalistes ; ils ne voulurent pas y répondre. Elle se cantonne alors dans son inonde, mais, là, les spéculations sur l'avenir vont grand train, tout le monde répétant cela ne peut pas durer.

L'Empereur débarqua. Ce fut, dit-elle, un coup  de foudre pour tout le monde, mais les fautes des Bourbons le ramenaient comme ses fautes à lui avaient amené ces derniers. On espérait qu'il était devenu sage, et elle entre en explications sur cette lettre que, au début de mars, elle écrivit à Alexandre pour empêcher Napoléon de reprendre la couronne sans condition. Puis ce sont ses, lettres à Eugène, l'espèce de proscription qu'elle subit, partagée entre le désir de voir revenir Napoléon, qui, malgré la perte de son procès, lui conserverait son fils et la crainte que l'Empereur revenant, on ne voulût la raccommoder avec son mari. — J'étais sûre, dit-elle, qu'on serait mal pour moi, pour mon frère, mais je n'avais rien fait pour le retour et je me résignai à mon sort. Sur ce qui se passa alors, elle entre dans des détails qui montrent de quelles intrigues se trouvèrent entourés les premiers pas de l'Empereur revenant. Elle ne nomme point les masques, mais Alexandre les connaît. Elle croyait, assure-t-elle, que toutes les puissances consentiraient au rétablissement de l'Empereur ; le sort de son frère allait dépendre uniquement de Napoléon ; elle s'occupait à le lui ménager, en même temps qu'elle s'imaginait de faire, par Eugène, parler de paix à Alexandre. Elle raconte à sa façon les Cent-jours, et enfin Waterloo.

L'Empereur revint malheureux ; je me rappelai alors ce que je lui devais ; il me désira à la Malmaison ; j'y fus. C'est là où je vis ce que c'est que les hommes. Arrivant en France au milieu d'un enthousiasme dont je n'ai pas vit d'exemple, il fut complètement abandonné dès qu'il fut malheureux ; des généraux, que je ne veux pas nommer, venaient lui mettre le pistolet sur la gorge pour lui demander de l'argent ; il en avait à peine pour lui : il partit dans un dénuement dont je n'ose parler. Je lui offris en partant mon plus beau rang de chatons et je fus heureuse qu'il voulût bien l'accepter. Voilà tout ce que j'ai fait d'extraordinaire. Je n'eus que le temps de rentrer à Paris, car les troupes prussiennes l'entouraient déjà. Plusieurs militaires vinrent s'informer de moi. On craignait le pillage ; ils voulaient m'être utiles. Si vous  saviez comme ils vous désiraient ; malgré nos malheurs, je leur savais gré de sentir comme moi. La cause de l'Empereur Napoléon étant finie, ils allaient jusqu'à vouloir vous proposer d'être leur chef ou de leur donner votre frère Nicolas ; ils voulaient aller au-devant de vous ; enfin ils n'espéraient qu'en vous et j'avoue que je jouissais de voir les sentiments qu'on vous portait. L'Armée se retirant, tous mes amis me dirent que là haine contre moi était si forte dans le parti triomphant, qu'ils avaient tant besoin pour leur amour-propre de prouver qu'il y avait eu un complot qu'ils rejetaient tout sur moi et que j'avais à craindre pour nia vie jusqu'à l'arrivée d'un homme que tout le monde regardait comme mon protecteur. Je n'avais rien à lui demander puisque je ne voulais qu'aller m'établir dans un petit coin tranquille, mais mon cœur battait en pensant que j'allais peut-être le revoir. Je fis louer une petite maison sous un nom russe, j'y fus avec mes enfants, seule toute la journée ; je passais mon temps à lire et à leur donner des leçons. Personne n'est venu m'y voir, lorsque j'appris encore qu'on me faisait courir, répandre de l'argent. C'était réellement trop fort. Je revins chez moi pour qu'on m'y vit, mais on n'est à l'abri de rien quand un parti se donne le mot pour [         ]. Je ne suis, pas sortie une seule fois et on me voit encore courir en calèche partout ; enfin, c'est le ciel qui veut m'éprouver et je me suis résignée même à votre injustice, car c'est la seule chose que j'aie sentie vivement, mais je ne vous en veux pas ; je conçois très bien que vous n'ayez pu voir une personne tellement accusée que moi ; aussi, depuis que je sais tout cela, je n'y ai jamais compté ; mais que tout le monde me dise que c'est vous qui me voulez le plus de niai, que je voie, malgré vos fortes préventions coutre moi, que vous n'ayez pas eu besoin de vous en éclaircir, car un reproche m'eût encore été doux, mais tout m'a prouvé vos sentiments. Je n'avais donc plus besoin de me rappeler ceux qui m'avaient rendue heureuse, c'est pourquoi je vous ai renvoyé vos lettres. J'ignore, dit-elle enfin, si cette longue épître vous prouvera que vous vous êtes trompé, mais croyez que personne n'a jamais su que je vous écrivais, hors cette lettre que, sur le refus de Boutiaguin, j'ai avoué vous avoir écrite aux personnes qui m'avaient prié de le faire. Je ne nie suis jamais mêlée du retour de l'Empereur ; j'ai appris son débarquement comme tout le monde et je crois pouvoir affirmer que tons ceux que je connais n'étaient pas plus avancés que moi. Voilà l'exacte vérité et soyez assuré que je ne désavouerai jamais une chose que j'ai faite, même en la croyant niai. Je ne vous aurais pas trompé. Recevez un dernier adieu de moi. Je tacherai de n'avoir plus besoin de votre amitié, puisque les sentiments ne se commandent pas, mais je me rappellerai toujours avec reconnaissance votre ancien intérêt pour moi et pour ma famille dans l'affreuse perte que j'ai éprouvée ; je n'oublierai jamais que c'est à vos soins et à cette amitié que j'ai dû quelque consolation.

Cette lettre franche et vraie, où, dans le désordre des phrases entrecoupées, passe un courant de cette sincérité qui fut la vertu essentielle d'Hortense, n'est pas seulement instructive par le récit qu'elle contient, elle est décisive quant à la psychologie. Voilà des sentiments de femme, nullement de princesse et moins encore d'une fille adoptive de Napoléon, mais tels que les suggèrent une intelligence médiocre, une préoccupation continuelle de se rendre aimable, une générosité véritable, un goût effréné du monde et une totale inconscience ; mais certaines impressions sont peut-être, comme le dit Hortense, commune aux contemporains. Un an plus tôt cette lettre eût reçu d'Alexandre tin enthousiaste accueil ; en 1815, à peine si elle fut décachetée par l'empereur. Elle ne fut pas même conservée par lui, elle fut abandonnée à Nesselrode et on n'y fit aucune réponse.

 

Cependant il fallait partir. M. Decazes avait voulu d'abord faire porter à la reine par M. d'Arjuzon l'ordre d'exil : M. d'Arjuzon, qui devait à Hortense tout son état politique, eut la pudeur de décliner une telle mission. M. Decazes, qui ne devait pas moins au roi Louis, s'en rapporta alors aux étrangers pour signifier à la reine les volontés de son nouveau maitre. L'hôte de la rue Cerutti, le prince Schwarzenberg, fit savoir à Hortense que l'empereur d'Autriche lui fournirait des passeports et la sauvegarde d'un officier. Les souverains alliés gardaient souvenance de Maubreuil : cette leçon leur avait profité et, ne se souciant pas que les royalistes renouvelassent leurs brigandages sur des femmes proscrites, ils prenaient leurs précautions. Convaincue qu'elle avait quelque temps devant elle pour faire ses dispositions, rappeler les enfants et charger les voitures, Hortense ne se pressait pas. Le 17, le gouverneur de Paris, Müffling, manda Devaux, son intendant, et intima l'ordre qu'elle partit dans les deux heures. A grand peine, obtint-on la journée ; accompagnée du comte Voyna, aide de camp de Schwarzenberg, Hortense, qui avait refusé une escorte de troupes prussiennes, monta en voiture à neuf heures du soir et s'en vint coucher à Bercy où Mme de Nicolaï avait offert son château. Avec la reine, seulement les enfants, l'écuyer, Marmol, l'officier autrichien, la nourrice et une femme de chambre ; l'abbé Bertrand, Mlle Cochelet et les domestiques devaient rejoindre à Genève.

Le lendemain, 18, Alexandre écrivit au prince Eugène : C'est avec douleur que je dois vous parler de votre sœur. Il n'y a qu'une voix sur la part qu'elle a prise aux malheureux événements qui se sont passés. Cette unanimité d'opinion sur elle n'ait pas suffi à mes veux pour l'envisager comme une preuve, si malheureusement je n'en possédais pas d'autres que je vous ai communiquées dans le temps à Vienne. C'est là le sort des femmes les mieux intentionnées ; quand elles s'avisent de vouloir se mêler d'affaires, elles se trompent pour la plupart et se trouvent alors enveloppées dans leurs erreurs. Ne pouvant que désapprouver fortement toute sa marche, j'ai mieux aimé ne pas la voir et, respectant en elle le malheur, lui éviter le langage que la vérité m'eût imposé. Elle va partir d'après son désir pour la Suisse. Quoique profondément peiné de ne l'avoir pu trouver dans la ligne de conduite que j'avais espérée d'elle, je n'en formerai pas moins les vœux les plus ardents pour son bonheur.

Nesselrode, plus net et plus franc, écrivait à sa femme, en appuyant sur l'épigramme en action que M. Decazes avait sans doute imaginée : On a renvoyé de Paris Mme de Souza qui s'y était fort mal conduite, mais surtout la duchesse de Saint-Leu qui est partie hier avec Mlle Cochelet. Elles sont bien coupables d'avoir attiré tant de maux sur leur pays. Contre Mme de Souza, on n'avait qu'une lettre de son ami M. Craufurd pour lequel elle était venue solliciter de l'Empereur un passeport. M. Craufurd rendant compte à lord Castlereagh de cette entrevue disait que l'Empereur avait remercié de Souza du zèle qu'elle avait montré dans sa cause[9]. Cela était grave : toutefois, on n'usa pas de rigueur vis-à-vis de Mme de Souza : c'était assez qu'on eût rapproché son nom de celui de la reine.

Alexandre ne devait point se montrer inexorable vis-à-vis d'Hortense. Par la suite, il lui témoigna sa générosité en achetant à elle et à son frère, moyennant 940.000 francs, ceux des tableaux de la galerie de Malmaison qui provenaient de Cassel et dont la propriété eût pu être contestée en d'autres mains que les siennes ; il lui accorda même quelque peu sa protection, mais il ne lui rendit jamais son amitié. Mlle Cochelet, dont la bruyante activité se répand autour de la reine, s'attribue en ces matières une influence qu'elle n'eut point à exercer, mais elle n'assume point les responsabilités qui, d'après les rapports de nolise, lui incombent assurément.

Hortense continue pourtant sa route à destination de la Suisse. Elle essuie, à Dijon, une émeute royaliste[10], dont le Journal général de France rend compte ainsi : Mlle Beauharnais, ci-devant reine de Hollande et depuis comtesse de Saint-Leu, est arrivée hier (20) jeudi vers midi. Sa suite se composait de trois voitures à quatre chevaux ; plusieurs personnes s'attroupèrent au relais ; on sut quelle était l'illustre voyageuse, et bientôt le peuple, au milieu des murmures, des plaintes, des cris, empêcha le départ. On demandait une perquisition dans les voitures parce qu'on pensait que la comtesse emportait plusieurs millions. Les Autrichiens furent obligés de protéger la comtesse et, le lendemain, elle ne put se soustraire à la fureur du peuple qu'en se faisant accompagner d'un piquet autrichien et d'un colonel qui doit lui servir d'écuyer jusqu'à sa résidence. Ce prétendu peuple était composé de gardes royaux auxquels le commandant français, le général Liger-Belair, intima l'ordre de se rendre sur-le-champ à une revue ; la reine, qu'avaient efficacement défendue M. de Voyna et le commandant autrichien, put ainsi quitter Dijon.

A Dôle, nouvelle alerte, mais cette fois bien plus grave : les braillards étaient bonapartistes. La reine leur dit quelques bonnes paroles et elle passa.

Sur les passeports qu'avaient délivrés les Alliés, la Suisse était le but indiqué ; la reine, ayant une maison près de Genève, à Prégny, s'y rendait naturellement. Elle descendit à Sécheron, à l'hôtel des frères Dejean, envoya à Prégny, qui est du canton de Vaud, une partie de son monde et ses chevaux, et le 25 elle donna à dîner à Madame et au cardinal qui repartirent le 27. Ce jour-là même, ordre du gouvernement genevois de s'éloigner. A grand'peine, M. de Voyna obtint les délais nécessaires pour recevoir des instructions de Paris et faire des démarches à Lausanne.

Mme de Staël, qui voyait M. de Voyna, jeune gardien aimable et folâtre, dit Charles de Constant, et qui avait refusé devoir la reine, ne se souciait apparemment pas que celle-ci s'installât dans son voisinage et elle s'arrangea pour l'empêcher. Vous aurez aujourd'hui la demande d'une permission de séjour pour la reine Hortense, écrit-elle au landamman Pidou à Lausanne sur qui elle semble exercer un suprême pouvoir. Prenez garde que le canton de Vaud est de tous celui qui peut être le plus compromis par aucune association bonapartiste... Je vous écris à la hâte parce que le colonel autrichien qui va vous parler a dîné ici hier. Ne croyez pas que le Conseil d'État fût-une garantie, ce serait un tort de plus... Ne dites à personne que je vous ai écrit sur ce sujet, je vous en prie : c'est l'excès de mon intérêt qui m'y a déterminée. Et c'était à Mme de Staël que la reine et son beau chevalier, comme la baronne appelle Voyna, s'étaient adressés pour demander des conseils : Il me semble, écrit-elle au landamman, que c'est à Milan qu'elle devrait aller.

Au surplus, il n'est pas que Mme de Staël ; la reine a bien d'autres dénonciateurs : On dit qu'elle écrit et reçoit beaucoup de lettres, parle des événements sur un ton d'assurance qui étonne et trouve fort imprudents les personnes qui manifestent devant elle d'autres sentiments que les siens. Elle reçoit des Français qui sont proscrits comme elle, les Bassano, le général Ameil, auquel elle donne un passeport qu'elle a obtenu sous un faux nom. Cette dernière et généreuse imprudence n'est pas connue de la police, mais c'est assez qu'Hortense soit presque Bonaparte : au mépris de ce qu'ont résolu les quatre puissances, M. le comte de Talleyrand, ambassadeur du roi en Suisse, représente à la Diète qu'elle ne doit souffrir, ni à Genève, ni dans aucun des cantons aucun Français ayant conspiré contre Louis XVIII et il insiste sur la duchesse de Saint-Leu particulièrement désignée. Les autorités cantonales font donc savoir à M. de Voyna que la reine ait à partir. Les Genevois, dit Voyna, sont comme les petits chiens qui aboient contre les gros lorsque ceux-ci ont une patte cassée.

Où ira la Reine ? Ne pouvant pénétrer en Suisse, elle se décide à se réfugier en Savoie, à Aix-les-Bains, sur une terre qui pour quelques mois est encore française. Néanmoins, il y a déjà une double administration : d'un côté le baron Pinot, préfet français du département du Mont-Blanc, de l'autre côté un gouverneur général pour le roi de Sardaigne, sans compter le commandant autrichien à Lyon. Le baron Finot veut venir offrir ses hommages à la reine. Il écrit à Paris qu'il a pensé qu'il était de son devoir de la faire jouir de la protection que les passeports du roi et les lois françaises lui assurent. Le Sarde veut la soumettre à sa police et qu'un de ses agents la voie tous les jours et seule ; Voyna, heureusement, en partant pour demander des ordres à Paris, a laissé un suppléant qui intervient et concilie. M. Finot écrit aux autorités piémontaises et autrichiennes et sous sa responsabilité, il obtient pour la reine la permission de rester à Aix. Elle s'installe dans une maison qu'elle a louée, mal située, triste et laide, mais assez grande pour que Mlle Cochelet, l'abbé Bertrand et M. del Marmol qu'elle a laissés à Prégny avec les domestiques et les chevaux et que le gouvernement de Vaud a expulsés, puissent la rejoindre. A cela M. Finot ne fait point d'objections, mais lorsqu'arrive à Aix M. de Flahaut, le préfet fait parler à la duchesse de Saint-Leu de la convenance qu'il y aurait pour ses propres intérêts à ce que M. de Flahaut s'éloignât pendant le temps qu'elle y résiderait. M. de Flahaut part donc. Sa mère nie qu'il soit jamais venu à Aix. Néné, écrit-elle à Mme d'Albany, n'est point avec votre ex-passion. C'est encore une gentillesse du moment pour lui faire de la peine à elle comme femme.

Cette distraction lui étant ravie, Hortense se consacre à l'amour maternel. Par Mme de Krudner, Mlle Cochelet fait exposer à Alexandre la situation de la Reine. Le 16 août, Mme de Krudner écrit : J'ai revu l'Ange, ou plutôt le véritable chrétien. Il a déjà pensé à ce qui peut convenir à la duchesse et pris des mesures pour ses fils. Il a écrit à son ministre pour le séjour de Madame la duchesse. En effet, le 27 août, à la 44e séance, les ministres des quatre cours prennent cette décision : Pour ce qui est de la duchesse de Saint-Leu, les Cours alliées sont disposées à lui laisser continuer son séjour en Suisse où elle sera sous la surveillance des missions des quatre cours et de celle de S. M. T.-C. près la fédération Helvétique. Le 29, une dépêche est adressée en Suisse aux ministres des Cours alliées avec la liste des individus compris dans l'ordonnance du 24 juillet et les dispositions arrêtées de concert à leur égard : Cependant, ajoutait-on, Mme la duchesse de Saint-Leu, n'étant point mentionnée dans cette liste nominale, se fonde sur cette circonstance pour réclamer la protection des puissances alliées ainsi que la permission de résider sur une terre qu'elle possède dans le canton de Vaud. Cette demande a obtenu l'assentiment des cabinets réunis ainsi que celui du gouvernement français. Il a été arrêté que la permission que sollicite Mme de Saint-Leu lui sera accordée à la condition toutefois qu'elle serait sous la surveillance de l'autorité publique de ce canton et sous celle des ministres des Cours respectives, y compris l'envoyé de S. M. T.-C. et qu'elle prit en outre l'engagement de ne point quitter le canton sous la juridiction duquel elle a désiré fixer son séjour. Sauf certaines inquisitions sur ses lettres qu'elle devait faire passer uniquement par l'intermédiaire du ministre du roi de France, même pour ses affaires domestiques, Hortense pouvait compter qu'elle avait gagné son procès. Le 2 septembre, le ministre de la police en fit part au préfet du Mont-Blanc et lui ordonna de délivrer des passeports ; cependant, comme en post-scriptum, il ajouta : Il paraîtrait toutefois convenable qu'elle ne se mit en route qu'après s'être assurée que le gouvernement suisse est disposé à la recevoir. Le 6, le baron Finot annonça à la reine les dispositions prises par les quatre cours, mais restait à obtenir l'hospitalité helvétique.

Si à Paris on n'avait pas osé enfreindre ouvertement des décisions qu'on savait inspirées par l'empereur de Russie, on s'arrangea pour les annuler à Zurich. Le comte de Talleyrand agit près de la Diète et le 4 octobre le colonel fédéral de Sonnenberg, commandant de brigade et la place de Genève, écrivit au baron Vinot : Les ordres précis que j'ai reçus de la haute Diète sont un obstacle à l'accomplissement des désirs de Madame la Duchesse, et c'est déjà pour m'y conformer que j'ai été obligé de l'inviter à s'éloigner... La Diète s'est déjà expliquée à ce sujet avec les ministres des Hautes puissances alliées de façon à ne laisser aucun doute sur son désir bien prononcé de ne souffrir en Suisse aucun des membres de la famille Bonaparte ou de ses adhérents.

A ce moment où Hortense ne savait où reposer sa tête, elle reçut du duc de Vicence les compliments les plus chaleureux sur les faveurs dont l'Ange l'avait comblée : Nous sommes tranquilles maintenant, écrivait-il à Mlle Cochelet, car l'Ange nous a assuré que tout était prévu et que nos amis jouiraient sans être inquiétés de la tranquillité qui fait l'objet de nos vœux. A ce moment également, un émissaire du roi Louis se présenta devant elle pour prendre possession de son fils aîné en vertu du jugement du Tribunal de la Seine. A grand'peine obtint-elle quelques jours de sursis. Affolée, ne comptant plus en rien sur la Suisse, elle fit des démarches pour être reçue, soit en Autriche, soit à Constance. Pour l'Autriche, on objecta que plusieurs des partisans les plus marquants du gouvernement de Napoléon avaient trouvé une retraite dans les États autrichiens, et pour Constance, que la surveillance dans le grand-duché de sa cousine Stéphanie serait problématique. D'ailleurs, qui pouvait dire si le grand-duc, dont le courage n'était point la vertu dominante, accepterait une telle responsabilité ? 

Quant à vaincre la résistance de la Suisse qu'encourageait et que dirigeait l'ambassadeur de France comment l'espérer ? La reine était entourée de dénonciateurs dont le zèle royaliste était d'autant plus vif qu'il était plus nouveau. Outre M. de Talleyrand, outre M. de Failly, secrétaire de l'ambassade près la Diète, M. Camus du Martroy, préfet de l'Ain, depuis i8io baron de l'Empire, vraisemblablement pour avoir épousé la fille de M. de Champagny, duc de Cadore, ministre tant de fois de l'Empereur, et de Mme de Champagny, daine d'honneur de la princesse Pauline. M. Camus du   Martroy écrivait : Les personnes qui, l'année dernière, ont observé les manœuvres des Bonapartistes ne doutent pas qu'ils n'aient été principalement secondés par cette dame et par son beau-frère Joseph : c'est de la Suisse et des bords du lac de Genève que partaient les fausses nouvelles et les écrits incendiaires. Et il alléguait les sommes immenses qu'Hortense employait à corrompre les soldats et le peuple, les dons considérables que, par bienfaisance ou autre chose, elle répandait autour d'elle ; il ajoutait des histoires d'argent jeté à Gex par les portières de sa voiture ; bref, il insistait pour que, si on lui permettait de traverser la Suisse, on ne la laissât même pas s'arrêter à Prégny.

Hortense, assurée à présent qu'on ne lui permettra de résider dans aucun des cantons où elle pourrait vivre, s'occupe de rassembler les passeports qui lui seront nécessaires pour traverser la Suisse, car, d'après une lettre de M. d'Ivernois du 17 octobre, il lui en faut un de chacun des cantons dont elle empruntera le territoire ; mais les quatre puissances n'ont encore ni consenti à autoriser sa résidence à Constance, ni renoncé à vaincre l'obstination de la Diète. Le 21 octobre, la conférence arrête que les envoyés respectifs des quatre Cours près la Confédération helvétique seront chargés d'inviter ce gouvernement à permettre que Mme la duchesse de Saint-Leu et son fils, ainsi que leur suite, s'établissent dans le canton de Saint-Gall, sous l'engagement de ne pas en sortir ainsi que cela avait été convenu au sujet des autres personnes de la famille de Buonaparte. Mais même Saint-Gall est refusé et le jour où les ministres des quatre puissances prennent cette décision, le 21 octobre, le baron de Krudner, ministre de Russie en Suisse, annonce à Mlle Cochelet qu'il n'a pu vaincre l'insurmontable opiniâtreté du gouvernement suisse et qu'il en écrit à Paris. En même temps M. d'Ivernois fait savoir à la reine que, vu les résolutions prises par vingt et un cantons sur vingt-deux, il sera à peu prés impossible d'adhérer à sa demande de résidence en Suisse.

Comme l'écrit le préfet du Mont-Blanc, le 13 novembre : la duchesse de Saint-Leu attend avec impatience une décision sur son sort. Quand le gouvernement sarde prendra possession de ce département, dit-il, elle ne pourra y rester ; on doit l'empêcher de rentrer dans les limites de l'ancienne France et la Suisse refuse de la recevoir. Decazes à la vérité, espérant ainsi l'éloigner davantage des frontières françaises, fait écrire au prince de Metternich pour le prier de dire si elle ne pourrait pas aller en Autriche, et pour lui demander d'envoyer des passeports ; mais l'Autriche ne se soucie point sans doute d'augmenter le nombre de ses réfugiés. Au même moment où, malgré les démarches réitérées du. baron de Krudner, contrariées par l'ambassade de France, le conseil d'État du canton directorial de Zurich a refusé tout séjour dans le canton de Saint-Gall et a envoyé des passeports pour Constance où la duchesse doit se rendre par les cantons de Genève, Vaud, Berne, Argovie, Zurich et Thurgovie, M. de Voyna, à défaut d'une décision en règle des plénipotentiaires, qu'il n'a pu obtenir par suite de la clôture des négociations, a envoyé leur adhésion et celle du duc de Richelieu à un séjour à Constance. Mais il faut encore des passeports français : la reine les demande à M. Finot qui hésite longtemps, et ne se décide qu'à la vue des passeports suisses conçus dans les termes les plus forts et recommandant aux autorités des cantons de traiter Mme de Saint-Leu avec tous les égards qu'exigent son sexe, sa situation et le vif intérêt que prennent à elle les puissances alliées. Avec son fils et sa suite composée de Mlle Cochelet, de l'abbé Bertrand, de M. del Marmot et de douze domestiques, la reine quitte enfin Aix le 28 novembre après un séjour de près de quatre mois.

Si atteinte qu'elle soit dans sa santé physique et morale par les procédés de son mari qui a fait enlever son fils et qui met en vente Saint-Leu et l'hôtel de la rue Cerutti, Hortense n'est pas au bout de ses peines. Arrivée le 28 au soir à Prégny où elle compte se reposer, elle se trouve en butte à d'odieuses persécutions de du Martroy : car après la suppression du département du Léman le pays de Gex avant fait retour à la France se trouve compris dans le département de l'Ain, dont le préfet veut se signaler. Prégny n'en est pas mais y touche. En même temps que les envoyés de Genève lui défendent de rester sur le territoire de la République plus de vingt-quatre heures, le sous-préfet de Gex lui communique une lettre ainsi conçue de du Martroy. Je vous invite à signifier à cette darne l'ordre de quitter sur-le-champ votre arrondissement si elle voulait s'y introduire. Il fait mieux : Pendant les deux nuits qu'elle a passées à Prégny, écrit-il au ministre de la Police, sa maison a été entourée d'émissaires nombreux, parce qu'on espérait s'emparer de quelques émissaires ou de correspondances venant du canton de Vaud. Le commandant de la gendarmerie dans l'arrondissement de Prégny[11] a même pris sur lui de faire une visite domiciliaire chez la duchesse, mais, ces diverses précautions n'ont produit aucun résultat.

Une des voitures étant cassée, Hortense obtient à grand'peine des autorités de Genève, un sursis de vingt-quatre heures. Le 30, elle est à Lausanne ; le 1er décembre à Payerne où, au risque de la compromettre et de se compromettre' lui-même bien plus gravement, le général Amen vient lui témoigner sa reconnaissance et est retenu par elle à dîner. Le lendemain elle doit coucher à Berne, mais à Morat elle est arrêtée : le canton directorial de Zurich a omis de mentionner sur les passeports le canton de Fribourg qu'elle doit traverser, et quoique les cochers qui conduisent ses voitures — sa berline à six chevaux, une dormeuse à quatre, un coupé à trois, un char de côté et une carriole à un cheval — soient de bons Suisses qui méritent toute confiance et dont le chef fait connaître tout ce qui se passe en route ; quoique la reine soit surveillée et épiée en toutes ses démarches, on l'arrête et on la consigne à l'auberge de Morat. M. et Mme Fritz de Pourtalès — l'ancien écuyer de l'Impératrice Joséphine et sa femme, Mlle de Castellane, élevée, mariée et dotée par l'Impératrice habitent un très-beau château à peu de distance ; ils ne donnent pas signe de vie et, durant deux terribles journées, la reine ronge son frein dans la misérable auberge de Morat en attendant que l'avoyer et conseil d'État du canton de Fribourg constatent que c'est sans doute par erreur que le passeport délivré à Zurich... ne fait pas mention du canton de Fribourg. A Berne, oui la reine est le 4, elle doit subir de M. de Watteville, chef de la police, un interrogatoire en règle sur l'individu qui lui a rendu visite à Payerne. Tous les domestiques sont interrogés ; un est mis quelques heures en prison. Par Aarau, Baden, Zurich, Winterthur et Frauenfeld, après des surprises parfois agréables et des aubergistes qui ont la mémoire plus française que les grandes dames[12], Hortense arrive enfin le 7 décembre fort tard à Constance où le conseil d'État bernois est disposé à lui disputer l'asile qu'elle n'a pas encore obtenu ; il la dénonce au ministre de Bavière qui recommande une surveillance étroite contre tous les membres de cette famille d'aventuriers qui se liguent en quelque sorte pour nouer d'actives intrigues.

Le grand-duc de Bade n'est guère plus généreux, s'il est plus poli : II envoie un chambellan, le baron de Quellingen pour s'informer des intentions de la reine et lui exprimer combien il regrette de ne pouvoir rengager à se fixer à Constance, mais cela est de toute impossibilité, les Liantes Puissances ayant décidé que les membres de la famille Bonaparte ne pourraient habiter que la Prusse, l'Autriche et la Russie. Le chambellan est en même temps chargé d'exprimer les regrets de la grande-duchesse. A cette invitation de son cousin, la reine répond qu'elle n'est à Constance que pour y attendre l'autorisation de se fixer à Saint-Gall, qu'elle restera seulement jusqu'au printemps, que, à défaut d'une permission écrite des quatre puissances, elle en a au moins une verbale, et elle s'assure qu'on ne la contraindra point à partir. Elle cherche donc une maison, en trouve une près du Pont couvert et c'est à la vérité une bicoque fort mal construite et plus mal distribuée, mais au moins c'est un asile où elle s'installe à la fin de décembre 1815. Ses pérégrinations n'ont pas duré moins de six mois et, à la façon dont elle fut traitée, on peut apprécier la qualité d'âme de certains serviteurs de l'Empire et de l'Empereur ; on peut prendre la mesure de l'hospitalité genevoise, de la liberté helvétique, de l'esprit de famille des princes et de diverses autres choses. Un Suisse qui à coup sûr n'était point suspect de bonapartisme, Pictet de Rochemont qui venait, avec talent et succès, de négocier à Paris la reconnaissance de la neutralité de la Confédération et la rectification de ses frontières, écrivait à sa femme, le 17 novembre : A propos des femmes qui se fixent en Suisse, j'ai un vrai chagrin pour la duchesse de Saint-Leu qu'on ne veut pas y recevoir, et ne crois pas que ce chagrin vienne de ce quel c'est la seule de mes négociations qui ait échoué. Je trouve odieux qu'on persécute les persécutés. Je voudrais que la Suisse fût la terre hospitalière par excellence. Je voudrais que les êtres de tous les pays que l'on persécute pour des opinions, puissent y trouver un asile. Ce mot d'hospitalité qui réveille tant de sentiments respectables, s'ennoblit encore quand il s'agit d'accueillir des persécutés. Nous sommes durs, entêtés, froids, secs. La raison tient trop de place. Il nous manque la poésie d'où découlent tant de bonnes choses. Mes chers compatriotes de l'Helvétie ! aimons les beaux arts, ornons notre esprit et cultivons notre goût. Nous ne persécuterons plus, nous haïrons moins et nous deviendrons hospitaliers.

Est-ce à l'influence de Pictet de Rochemont que l'on dut la modification profonde qui s'accomplit en moins de vingt ans dans les mœurs suisses ? Au mois d'août 1838, le roi Louis-Philippe prétendit contraindre le gouvernement helvétique à chasser de son territoire le fils de cette femme qui, vingt ans auparavant, avait été proscrite et rejetée de tous les cantons ; il vit alors la nation entière se lever dans un élan magnifique et protester contre le roi auquel jadis la Suisse avait fourni un asile et contre l'interprète de ses ordres : M. Lannes, duc de Montebello !

***

Hortense, bien qu'elle fût ainsi établie a proximité de son frère, n'avait que peu de chose à attendre de lui. Tout envier à ses intérêts de famille qui n'étaient point encore réglés, uniquement occupé d'obtenir cette indemnité territoriale qui avait été, par Napoléon, stipulée en sa faveur à Fontainebleau, n'ayant pour y parvenir que la protection fort branlante d'Alexandre, suspect à cause des lettres qu'il avait reçues de sa sœur durant qu'il était à Vienne, à cause des visiteurs qu'il avait accueillis à Munich soit venant de France soit venant d'Autriche, Eugène avait à manœuvrer de tous les côtés, à la fois avec l'Autriche, les États romains, Naples et la Bavière dont il attendait sa fortune : de l'Autriche ses biens mobiliers et immobiliers dans le royaume lombard vénitien, du Pape les donations que l'Empereur lui avait conférées, de Naples l'indemnité territoriale qu'on lui avait promise, de la Bavière un asile princier. Et il lui fallait pour cela acquérir la neutralité de l'Angleterre qui se montrait nettement hostile, et de la France qui proscrivait sa sœur ; il n'y pouvait arriver en un jour et jusqu'à ce qu'il y fût parvenu, il devait éviter toute démarche qui pût le compromettre dans un sens ou l'autre et lui aliéner son unique protecteur : l'empereur tout-puissant qui avait rompu si formellement avec Hortense. S'il n'était point compris dans les mesures prises contre les Bonaparte, s'il paraissait être libre, s'il jouissait d'un état presque royal, il n'en était pas moins espionné à chaque pas, ses lettres n'en étaient pas moins ouvertes, ses démarches surveillées et l'on dit été d'autant plus heureux de le trouver en faute qu'on en eût tiré un excellent prétexte pour ne rien lui payer de ce qu'on lui avait promis.

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Le 23 juin, vingt-quatre heures après que Napoléon a abdiqué, le prince Jérôme arrive à Paris de Laon où il a tenté de rallier l'armée et il descend à l'hôtel de son oncle le cardinal Fesch, Chaussée d'Antin. Le 24, il se rend à l'Élysée où l'Empereur lui remet, pour son viatique, cent mille francs espèces et lui annonce des délégations sur les ventes de bois ou forêts du Domaine qui valent du comptant. Il ne les a pas encore reçues le 25, ou, sur sa demande, le roi Joseph écrit à Peyrusse, trésorier de la Couronne, pour les réclamer. Vous me les avez offertes sur ma signature, lui dit-il, comment pourriez-vous les refuser sur la signature du propriétaire ? Il y a sans doute quelque malentendu. Faites terminer cette affaire. Pour quel motif Peyrusse ne put-il les faire toucher, alors que le 28 dans la soirée, il remettait au roi Joseph, de la part de l'Empereur, 710.831 fr. 56 centimes en traites des forêts et pour prix des diamants que Sa Majesté lui devait, on ne sait. Peut-être parce que le 26, Jérôme avait reçu du président de la Commission provisoire du Gouvernement, le duc d'Otrante, l'invitation de quitter Paris : La Commission provisoire du Gouvernement a pensé qu'il était convenable à la tranquillité de l'État et à la vôtre que Votre Altesse s'éloignât de Paris.

Le 27, à quatre heures, une première calèche part de l'hôtel de la rue du Mont-Blanc emmenant le baron de Gayl et un valet de chambre. A onze heures du soir ; Jérôme, accompagné d'un valet de chambre', part à son tour dans une calèche jaune. Les deux voitures conduites par les postillons d'un loueur de carrosses, le sieur Marie, prennent la route d'Orléans. Au second relais seulement ou attelle des chevaux de poste. A Orléans, les voyageurs traversent la Loire ; ils se rendent dans un château, le château de Douy, dans la commune de Menneton, en pleine Sologne, à ce moment un désert. Ce château de Douy appartient pour partie à un frère d'Ouvrard. Assurément y a-t-il de l'Hainguerlot là-dedans. Jérôme s'y terre et attend les événements. A-t-il eu l'intention de se réunir à son frère Joseph et de passer avec lui aux États-Unis, cela n'est point impossible. Mais pourquoi en chercher les moyens à Douy, pays perdu. Il est vrai que dans le département de l'Indre tout voisin, le général Bertrand avait placé quantité de ses parents dans l'ordre judiciaire et dans diverses administrations, et que Jérôme était assuré de trouver presque partout un asile ; malgré les rapports de police, il ne resta point quarante jours en ce premier gîte, mais il erra de place en place dans les trois départements, Cher, Indre et Nièvre. S'y croyant ou s'y sachant soupçonné — en effet, le nommé Eymard, l'un des agents du ministre de la Police générale avait relevé ses traces — il passa dans les Deux-Sèvres et, vers la fin de juillet, il loua dans la commune de Sainte-Pezenne, à trois quarts de lieue de Niort, moyennant 500 francs par mois, une maison de plaisance, dont c'eût été à peine la valeur pour une année. Cette prodigalité de la part de ces nouveaux habitants a bientôt fixé l'attention des voisins et le bruit de leur dépense s'est répandu jusqu'à Niort. Chacun a en conséquence formé ses conjectures et aujourd'hui on est généralement persuadé, écrit le 12 août le préfet des Deux-Sèvres, M. de Curzay, que ce sont des personnages très marquants de la suite de Buonaparte, si ce ne sont même quelques membres de sa famille. Ils sont porteurs de passeports qui les qualifient de négociants ; ils se nomment Klein, Garnier et Alexandre et, les ayant fait appeler pour avoir d'eux-mêmes des renseignements, ils m'ont déclaré que leur maison est à Paris, rue Croix-des-Petits-Champs, n° 12, qu'ils commercent sur les eaux-de-vie et qu'ils n'ont quitté la capitale que pour éviter les étrangers. Bien qu'il eût été, sous l'Empire, auditeur au Conseil d'État, sous-préfet à Nantes et à Ploërmel, M. Duval (de Curzay) n'avait point reconnu Jérôme : et c'était là un coup de fortune, car nul ne l'égalait en violences réactionnaires. Il n'arrêta point  les négociants en eau-de-vie, mais il envoya au ministre de la Police un avis circonstancié et la copie figurée de leurs passeports.

Il faut avouer que l'histoire imaginée par Jérôme prêtait à tous les soupçons : Il s'était donné, a-t-il écrit lui-même, pour un commerçant en vins, préparant pour l'Amérique un envoi auquel l'ouverture des mers donnait quelque vraisemblance. Ce genre d'affaires lui donnait le prétexte d'entretenir avec Rochefort des relations destinées à lui assurer la disposition d'un navire pour passer dans le Nouveau Monde. Son projet, très vague, semble-t-il, était d'envoyer Gayl en Wurtemberg pour y chercher sa femme et son fils et les amener en secret à Niort. Mieux vaut croire qu'il vivait au jour le jour et que ses plans, s'il en avait formé, étaient moins chimériques.

Quoi qu'il en soit, sur les rapports de M. de Curzay, Fouché allait se trouver dans l'obligation de faire arrêter Jérôme, ce qu'il ne voulait point faire. Il lui expédia donc de Paris l'avis qu'il était découvert. N'employa-t-il pas à cette mission Abbatucci, l'ancien consul de Naples à Trieste, qui depuis six mois s'était attaché à la fortune de Jérôme et qui était arrivé à Paris vers le milieu de juin avec des dépêches de la reine Catherine ? Pourtant Abbatucci a laissé un récit qui est à tout instant confirmé par les rapports de police et qui contredit cette hypothèse. Mais Abbatucci a vu ce qu'on lui a laissé voir et l'avis donné par Fouché n'est point niable. Voici ce que raconte Abbatucci : De Sainte-Pezenne, Gayl a été expédié par Jérôme à Paris. Il est descendu chez Pothau ; l'ancien intendant du roi est venu trouver Abbatucci et, après les mots d'usage, il lui a présenté un morceau de papier de quatre doigts : le roi l'invitait à aller le joindre pour associer, disait-il, son sort au sien. Gayl lui a expliqué les projets du roi : à savoir qu'Abbatucci l'accompagnerait en Amérique où Gayl amènerait la reine et son fils. Abbatucci et Gayl partent de Paris à la nuit et arrivent le lendemain soir à Niort. Il faut croire que Abbatucci était mieux instruit qu'il ne prétend, car son premier mot à Jérôme qui l'avait embrassé, fut : Allons ! il faut quitter Niort. On ne trouvait pas de chevaux ; ils étaient tous retenus par le duc de Bourbon qui venait d'arriver d'Angleterre. Cette arrivée nous servit, écrit Abbatucci, car la police eut autre chose à faire qu'à surveiller le négociant en vins. Je retins le postillon qui nous avait amenés et nous partîmes, le roi 'et moi, pour la campagne d'un de nies amis près de Colles. M.de Gayl resta à Niort et fut arrêté le lendemain. Quant à nous, nous restâmes un jour chez M. Aymé qui nous prêta ses chevaux jusqu'au premier relais. Nous passâmes à Poitiers, Tours, Blois et Orléans et nous arrivâmes à Paris le 14 août[13].

Quelle folie, en apparence, qu'un tel retour au lancer, que cette rentrée dans le Paris d'août 1815 où, sous la pression de plus en plus violente des royalistes de la veille et du lendemain, s'ouvrait cette ère de réaction furieuse, que Fouché avait prévue et qu'il s'était efforcé de prévenir. Mais, que pouvait-il contre l'insubordination déclarée de tons les fonctionnaires, préfets, maires, gendarmes, révoltés contre son autorité, très précaire et très contestée dès le premier jour. A Paris, sous le plus léger prétexte, ou même sans prétexte, pour prendre des précautions, selon l'euphémisme de M. le préfet du Martroy, et partout en France — et même hors de France ; témoin à Prégny — les agents du préfet de police, les gardes royaux, les dames royalistes, tout le monde violait les domiciles suspects, perquisitionnait, arrêtait, au nom du roi, et on s'expliquait après.

Mais Jérôme, depuis qu'il est né, est porteur d'un talisman qui lui permet d'échapper aux périls que courent son honneur ou sa vie ; au moment où il tombe dans l'abîme, une main s'étend pour le retenir. Napoléon a constamment joué vis-à-vis de lui ce rôle de Providence : A présent, c'est Fouché.

D'après les accords conclus entre les Alliés, Jérôme, s'il est pris, sera remis à la Prusse et détenu dans la forteresse de Wesel. Mais il faut le prendre : il a pour lui Fouché, contre lui, avec une incroyable passion, Talleyrand, Vitrolles et Decazes.

Le préfet parait convaincu (3 août) que Jérôme se cache, 50, rue Poissonnière, chez M. Hainguerlot, banquier, resté toujours son homme de confiance. Une personne qui connaît parfaitement l'ex-roi assure d'une manière positive avoir distingué ses traits. Sur quoi, le 7, Talleyrand fait passer une note aux ministres des quatre cours annonçant qu'on a de forts indices que Jérôme et Joseph se trouvent à Paris et demandant ce qu'il conviendra d'en faire : il est répondu qu'il faut s'en emparer, les exiler et ne pas les tolérer en Suisse.

Le 11, d'accord avec le général prussien Müffling, qui est venu lui-même le trouver pour presser ces perquisitions et déclarer que si Hainguerlot ne faisait pas connaître la retraite de Jérôme, il serait lui-même conduit en Prusse, Decazes, sans prévenir le ministre de la Police avec lequel il est en hostilité déclarée, ordonne une descente dans la maison de Mme Hainguerlot — car Hainguerlot n'habite point avec sa femme et tous les biens sont sous le nom de celle-ci. Vingt à vingt-cinq agents de police et gendarmes s'y présentent : Ma maison, écrit Mme Hainguerlot à Fouché, a été envahie avant toute exhibition d'ordres dont je n'ai pu obtenir communication qu'après qu'on a eu visité les papiers, fait lever les boiseries, enfin des lettres de famille m'arrivant par la poste ont été lues publiquement par ordre de ces messieurs dont les recherches ont été portées jusqu'à un point qu'il serait difficile à une femme d'exprimer. Une pareille violation de domicile dans Va maison d'une femme malade et des formes qui rappellent 93 ne devraient pas être tolérées sous le ministère de Votre Excellence... Si des haines personnelles, si des débiteurs ou d'autres passions influent ou dirigent l'étranger, c'est à l'administration française à l'éclairer et surtout à ne pas permettre des actes arbitraires qui rappellent les pires temps de la Révolution. En même temps on perquisitionne chez Filleul, secrétaire de Jérôme, chez ses anciennes maîtresses Pothau, Morio et Giacomelli et dans d'autres endroits qui ont été désignés.

Dans la journée, le préfet de police rend au ministre un compte sommaire de la perquisition chez Hainguerlot et annonce que Filleul et Bourdon de Vatry s'étant présentés dans la maison, pendant qu'on y procédait, ont été arrêtés ainsi qu'un domestique qui paraissait savoir quelque chose. Le 14 seulement, par un rapport de sa main, Decazes s'explique sur l'arrestation de Filleul qu'il a fait écrouera la Force jusqu'à ce que le sieur Hainguerlot se soit expliqué ou que lui-même ait justifié de sa bonne foi. Il annonce avoir fait relâcher immédiatement Bourdon de Vatry et, après trois jours de secret, le domestique. Filleul proteste vainement sur son honneur qu'il ignore où peut-être le prince Jérôme et qu'il n'a eu aucune relation avec lui depuis son départ de Paris ; on le garde au secret et ses lettres à Fouché, si elles parviennent à destination, restent sans réponse.

Le 14, cependant, Jérôme est arrivé à Paris, et Abbatucci l'a conduit chez Chiappe, l'ex-conventionnel, l'ami de la princesse de Suède — l'un des personnages les plus intéressants et les moins connus de cette époque où il y a tant de mystères ; le lendemain, il est venu le reprendre et l'a conduit rue Mauconseil, n° 24, chez un M. Descamps[14], qui l'a logé dans un petit appartement au second étage occupé par sa sœur, une Mme Fabien, femme d'un capitaine du génie.

Dès son arrivée, Jérôme a envoyé secrètement trouver Wintzingerode le ministre de son beau-père, pour lui demander les intentions du roi. Wintzingerode a répondu qu'il allait demander les ordres de son maître, mais que, en attendant, il dégageait sa propre responsabilité des conséquences que pouvait amener la présence du prince à Paris.

Il eût donc fallu que Jérôme patientât jusqu'au retour d'un courrier expédié à Stuttgart si un nouvel incident n'avait abrégé les délais.

Hainguerlot, depuis la perquisition faite dans son hôtel, n'y rentrait point coucher, averti qu'il était par l'exemple de Filleul. Ayant de nombreux amis, il couchait tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, Le lendemain du jour où Jérôme avait quitté la maison de Chiappe, il y vint, pour la nuit. Tu as répondu sur ta tête que Jérôme était en Suisse, lui dit Chiappe, eh bien ! Jérôme a couché l'avant-dernière nuit dans le lit où tu vas coucher. Hainguerlot, comme on sait, était des plus liés avec Fouché ; dès le lendemain, il l'alla trouver ; Fouché entra en pourparler avec Wintzingerode et tout fut bientôt conclu.

Le 17, Fouché écrit à Louis XVIII que Jérôme n'a pu échapper aux recherches de ses agents et qu'il est caché à Paris. Les intentions du roi de Wurtemberg étant, dit-il, de le recevoir dans ses États, lui, Fouché, a notifié au comte de Wintzingerode qu'il donne l'ordre d'arrêter le prince s'il ne part pas immédiatement pour l'Allemagne. En même temps, Jérôme, quittant la rue Mauconseil se rend à la légation de Wurtemberg, 32, rue du Mont-Blanc où il est couvert par l'exterritorialité.

Cela est bien un-tour à la Fouché, mais Fouché n'est plus le ministre omnipotent ; lui aussi est espionné et mieux qu'homme au monde, car il l'est par ses propres agents devenus ceux de Decazes, de Vitrolles et de Talleyrand. Et celui-ci lui écrit le même jour 17 : Monsieur le duc, je viens d'apprendre que Jérôme Buonaparte est entre vos mains. Je dois vous rappeler à cet égard que, par une note officielle des quatre puissances, elles annonçaient l'intention positive que, dans le cas où il arriverait qu'un des frères de Buonaparte fût retrouvé en France, il devrait y être arrêté, sauf à s'entendre avec les quatre souverains alliés sur la destination ultérieure qu'on lui donnerait. [J'ai donc appris avec étonnement que, sans consulter le ministère du roi sur un objet dune aussi haute importance, vous ayez entamé une correspondance sur ce sujet avec le ministre de Wurtemberg.][15] C'est donc avec leurs cabinets réunis que le ministère peut traiter à cet égard et nous ne pouvons entamer aucune négociation particulière. C'est la forme que nous avons promis de suivre. Arrestation d'abord, explication et destination ensuite.

Le 18, Fouché n'en écrit pas moins à Louis XVIII : J'ai eu l'honneur d'informer Votre Majesté de l'arrivée de Jérôme Bonaparte à Paris. Il est à l'hôtel du ministre de Wurtemberg. Les agents de police n'ont pas le droit d'y pénétrer. Ils se bornent à l'observer et à me rendre compte de leur surveillance. J'ai prévenu le prince de Talleyrand qui s'occupe en ce moment de cette affaire.

Le même jour, Wintzingerode a reçu des instructions : les frontières de Wartemberg et les portes du château de Göppingen seront ouvertes au prince à la condition qu'il donnera sa parole de ne pas quitter le territoire wurtembergeois sans l'assentiment de son beau-père. Winzingerode n'attend point que les ministres des quatre cours aient donné leur assentiment par écrit. Désireux avant tout de se débarrasser de cet hôte incommode, il embarque le prince, accompagné, d'Abbatucci, sous la conduite d'un major wurtembergeois nommé Schulze. Les agents qui sont en observation rue du Mont-Blanc, voient à midi un quart, une chaise de poste attelée de deux chevaux et conduite par un postillon, sortir de l'hôtel. Il y a dans cette chaise de poste un particulier seul, vêtu d'une ample redingote café au lait, la tête couverte d'un bonnet de voyage, visage allongé, teint basané, nez long, cheveux noirs, paraissant d'une belle taille. Un seul domestique vêtu à la prussienne est sur le siège. Suit immédiatement une berline à quatre chevaux conduite par deux postillons. Une simple vache est sur l'impériale de la voiture. Sur le derrière sont attachées plusieurs malles ; il n'y a personne dans la berline ; seulement, sur une espèce de siège ouvert derrière la voiture, un particulier vêtu d'un costume étranger. La chaise de poste et la berline suivent la rue du Mont-Blanc du côté de la rue Saint-Lazare.

Les deux voitures sont arrivées près de Pantin, ont fait rencontre d'un particulier qui les a fait arrêter quelques instants et qui est ensuite entré dans l'une d'elles. Entre Pantin et Bondy, deux autres particuliers se sont trouvés sur la route et sont de même entrés dans les voitures. Enfin à Bondy même un quatrième individu s'est présenté et est parti avec les autres.

Le 19, à leur 38e séance, les plénipotentiaires des quatre cours s'occupent de Jérôme Buonaparte que demande le roi de Wurtemberg et adressent une note au comte de Wintzingerode pour y consentir, mais sous l'engagement que Jérôme ne sortira pas des États wurtembergeois. Le soin de fixer le sort de la famille Buonaparte formant, disent-ils, un objet important parmi les mesures propres à rassurer les esprits sur le maintien de la tranquillité publique, les soussignés ministres se sont oc-capés à établir des principes à cet égard. Ils viennent maintenant d'apprendre que Jérôme Buonaparte désire se retirer dans les États de Sa Majesté le roi de Wurtemberg et que Sa Majesté est prête à y consentir. Mais, pour que cet arrangement Soit conforme aux principes établis à cet égard par les cours alliées et pour qu'il s'accorde avec les mesures de précaution dictées par les circonstances, il serait nécessaire que Sa Majesté le roi prit l'engagement d'empêcher que Jérôme sortit des États wurtembergeois. Les soussignés sont expressément chargés par leurs souverains respectifs d'en témoigner le désir à Sa Majesté et ils s'adressent à cet effet à M. le comte de Wintzingerode en le priant de bien vouloir lui en faire part. Leurs Majestés se flattent que le roi reconnaîtra dans cette démarche une marque de la confiance particulière que le concours énergique et efficace de Sa Majesté à toutes leurs mesures tendantes au rétablissement du repos de l'Europe leur a justement inspirée.

Fouché annonce le même jour à Louis XVIII que Jérôme Bonaparte a quitté Paris, qu'il a été accompagné par un colonel wurtembergeois qui est chargé de le conduire à Stuttgart. Mais, soit qu'il ait senti qu'il s'est compromis et que Talleyrand, Decazes et Vitrolles en vont prendre avantage, soit qu'il ait reçu de Louis XVIII des reproches, soit qu'il veuille se couvrir, il écrit de sa main sur l'original du rapport de police qu'il adresse au roi : S'il y a projet d'évasion et que les alliés désirent que J. B. soit arrêté, un ordre sera transmis par le télégraphe. Il faudra désigner le lieu de translation et d'exil et le faire conduire de suite. On réclame en effet de lui l'ordre télégraphique qui est ainsi conçu[16] : Jérôme Bonaparte qui est parti hier de Paris avec un colonel wurtembergeois se rend à Stuttgart. Il faut le faire arrêter sur-le-champ jusqu'à l'arrivée de nouvel ordre.

On dit qu'il a un passeport sous le nom de chevalier ou de chef de bataillon Abbatucci. Il voyage en calèche et a une voiture de voyage.

Plusieurs personnes sont montées dans ces voitures depuis leur départ de Paris. Il faut les arrêter toutes soigneusement.

La dépêche est rédigée. L'ordre d'arrestation donné. C'est Louis XVIII qui a autorisé le départ de la dépêche et qui a fait contresigner l'ordre par Vitr6Iles ; la dépêche, adressée aux préfets et commandants des départements du Haut et Bas-Rhin à Strasbourg (d'où elle doit être envoyée par exprès à Colmar) est expédiée le 19 à 4 heures du soir. Elle arrive à Metz le 20 au matin, à Strasbourg le 21 à 2 heures et demie du soir[17]. Déjà Jérôme est passé : dimanche 20, vers 6 heures du soir, écrit le sous-préfet de Saverne au préfet du Bas-Rhin, ont passé à la porte de Saverne deux voitures, dont une calèche attelée de quatre chevaux. Les voyageurs étaient un officier wurtembergeois et un homme de moyenne taille ayant une capote grise et une casquette. Ils ont fait prendre du vin de Bordeaux à la poste et n'ont point donné leurs noms. Ils ont dit aller à Stuttgart et ils ont pris leur direction sur Haguenau par Hochfelden. Dans la nuit du 20 au 2 1, ils ont passé à Haguenau où le maitre de poste Striffler a reconnu Jérôme, mais lorsqu'il a voulu s'informer près des deux militaires en uniforme wurtembergeois qui avaient l'un décliné le nom de Schwartz, l'autre celui de Hartz, il eut pour réponse que voyageant comme courriers wurtembergeois, ils n'étaient pas dans le cas de décliner les noms des individus qu'il leur plaisait d'avoir avec eux. Les voyageurs ont traversé le Rhin au Fort Louis, dans la même nuit, et se sont dirigés sur Rastadt.

Jérôme a donc échappé à des périls bien plus sérieux qu'il ne pensait, car s'il avait Fouché pour lui, il avait contre lui Louis XVIII et il s'en était fallu d'un brouillard opportun qui avait interrompu la communication entre Metz et Strasbourg pendant vingt-quatre heures, qu'il ne tombât aux mains des Bourbons[18].

De Carlsruhe où il arrive le 21, Jérôme, à 8 heures du matin, écrit au roi de Wurtemberg : Sire, la fortune toujours contraire ne m'a pas permis de réaliser le plus ardent de mes vœux, celui de rendre à ma femme et à mon fils le rang qui leur appartient. Obligé de quitter la France, j'étais venu à Paris dans l'intention de m'adresser à Votre Majesté, et, dans le cas où son cœur paternel m'eût été fermé, de passer en Amérique avec ma femme et mon fils ; mais votre dépêche au comte de Winzingerode et l'asile que vous voulez bien m'accorder ont changé mes projets et c'est avec une confiance et un abandon sans bornes que je me rends dans les États de Votre Majesté, persuadé que lorsqu'elle connaîtra mieux mon caractère, elle sera convaincue que je n'ai jamais cessé d'être le plus tendre comme le plus dévoué de ses enfants. Et après s'être dit de Sa Majesté le très affectionné et dévoué beau-fils, il signe : Jérôme Napoléon.

***

Que s'est-il passé pour que le roi de Wurtemberg qui a témoigné à son gendre une si violente aversion se fasse ainsi son protecteur. Il faut, pour s'en rendre compte, voir ce qu'il est advenu de la reine Catherine depuis quatre mois.

Après que Jérôme l'eut quittée à Trieste le 24 mars, la reine a attendu près de deux jours, jusqu'au 26 à midi, pour envoyer au directeur de la police la lettre que le comte de Wickenberg avait préparée pour annoncer le départ du roi. Après divers incidents, le directeur demanda à voir la reine qui le prit de haut, disant que le départ du roi n'avait été motivé que par les bruits publics qui couraient de son enlèvement de vive force. Le directeur ne se laissa point convaincre, et sans mettre qui que ce fût en arrestation, il exigea que tous les gentilshommes de la maison prissent l'engagement de ne point quitter Trieste, et il entoura la résidence de ses agents. La reine vit le moment où elle ne pourrait sortir dans sa voiture. Aussi le 28, écrit-elle au prince, de Metternich pour lui porter ses plaintes et envoie-t-elle une estafette au roi de Wurtemberg et au baron de Linden : au roi elle demande des passeports pour rejoindre Jérôme. L'arrivée, vers le soir, du baron de Gayl apportant la nouvelle de la triomphale entrée de l'Empereur à Paris n'a été que pour l'exalter. Aussi, lorsque, le lendemain, le directeur de police lui signifia qu'elle devrait se conformer exactement aux ordres du gouverneur et permettre que deux fois par jour on s'assurât de sa présence, trouva-t-elle cette inquisition outrageante et se révolta-t-elle contre cette façon de la traiter en prisonnière d'État ; ce fut bien pis lorsque, le lendemain, sa maison fut cernée, que personne n'en put sortir et 'que vainement elle s'ingénia avec Abbatucci aux moyens d'envoyer Gayl à Jérôme. Le 31, arriva le comte de Voyna, aide de camp de Schwarzenberg et chambellan de l'empereur d'Autriche, apportant pour Jérôme, dont à Vienne on ignorait encore la fuite, une lettre de Metternich l'invitant à vouloir bien échanger le séjour de Trieste contre celui de Prague. La lettre était courtoise, mais ne laissait place à aucune discussion. Au défaut de Jérôme, Catherine devait partir. Elle refusa, protesta d'un ton de reine, allégua que son fils était malade et qu'elle ne pouvait voyager, écrivit à Metternich des lettres que Gayl dut porter. Mais Voyna était bien décidé à exécuter les ordres dont il était porteur ; il fit visiter le jeune Napoléon par deux médecins qui constatèrent qu'il se portait fort bien. Acculée, Catherine céda ; le 2 avril, elle fit écrire par Wickenberg au gouverneur qu'elle se rendait à la force et que par conséquent elle partirait cette nuit. Madame la Comtesse (de Hartz), a-t-il ajouté, m'ordonne en outre de vous déclarer qu'elle vous rend responsable des suites fâcheuses qui pourront résulter à l'égard de sa santé et de celle de son fils, de la violence qu'on met à la faire partir. Le 3 elle partit pour Laybach, le 5 elle arriva à Gratz. Là, elle s'arrêta pour demander à Metternich des passeports à destination de Naples : Si on les lui refusait, qu'on lui fixât pour résidence une ville des États autrichiens, Lintz ou Brünn. Ni passeports ni séjour : à Vienne, Gayl, quelque activité qu'il y porte, se heurte aux démarches du comte de Wintzingerode, ministre de Wurtemberg, chargé, par le roi de réclamer sa fille. Dans les États de Wurtemberg, elle sera, dit-il, traitée avec les égards dus à une princesse du sang et le roi prendra un engagement écrit de ne s'opposer en rien, la guerre terminée, à ses intentions d'aller rejoindre son mari. Le 12 avril, le roi écrit en effet à Catherine une lettre où se trouve cet engagement : Je regarde comme une nouvelle preuve de l'amitié qui me lie à l'empereur François, dit-il, que Sa Majesté Impériale m'ait offert de vous rendre à un tendre père et au sein de votre famille. Il n'entre pas dans ma pensée, et je vous en donne ici l'assurance la plus authentique, de vouloir vous séparer, non plus que votre fils, de l'époux auquel votre sort vous lie, mais, dans les circonstances du moment, après la démarche par laquelle cet époux s'est rejeté dans le parti de son frère, proscrit par toutes les puissances de l'Europe, déclaré hors la loi... les engagements réciproques des puissances alliées entre elles ne permettent pas que vous, ma fille, alliez séjourner parmi nos ennemis, vous exposer à toutes les suites, que la guerre qui va s'allumer aura nécessairement pour Napoléon et sa famille ralliée autour de lui. Dès que cette crise sera passée, vous serez la maîtresse de rejoindre votre époux dans quelque lieu qu'il se trouve... Pour cet effet je vous envoie M. et Mme de Geismar pour vous ramener dans votre première patrie. Vous y jouirez, dans le château de Güppingen, d'une retraite douce et tranquille avec une existence conforme à votre naissance.

Cette lettre du 12 avril n'est remise par les Geismar à la reine que le 12 mai. Geismar a été obligé d'attendre dix-sept jours à Vienne une décision définitive, car Catherine a multiplié ses protestations. Elle a déclaré à l'empereur d'Autriche qu'elle ne voulait se rendre sous aucun prétexte dans les États de Wurtemberg ; elle lui a exposé les motifs de sa résolution ; elle a demandé des passeports pour tout autre État de l'Allemagne que le Wurtemberg ; à la fin elle est vaincue.

Le 12 mai en arrivant à Gratz, Geismar lui remet, outre -la lettre du roi de Wurtemberg, une lettre de l'empereur d'Autriche qui ne lui laisse aucun espoir. Néanmoins, elle se refuse à partir ; elle proteste encore près de l'empereur d'Autriche et près de Metternich ; elle écrit à son père : Je ne cède qu'à la force ; elle réitère son serment : La mort ou mon époux, c'est la devise de ma vie.

Le baron de Geismar n'est point homme à se laisser attendrir. Il dit à la reine qu'il ne croit pas aux prétextes qu'elle allègue et comme dernier délai pour le départ, fixe le 15. Sur mes refus réitérés de le suivre, écrira plus tard Catherine, M. de Geismar se permit les propos les plus inconvenants, les plus insultants, jusqu'à me menacer, si je ne voulais pas me mettre de bonne grâce en voiture, il m'y ferait porter par la force armée.

Le 15, comme Geismar l'a décidé, on part, on traverse Lintz, Ratisbonne et Dillingen et le 26 on arrive à Güppingen. Catherine ne Semble point y trouver une prison bien sévère. Elle a près d'elle sa lectrice Mme de Saint-Brice, son secrétaire le baron de Stölting, la gouvernante du prince Mme de Finguerlin, son médecin, un gentilhomme, M. de Reding, un écuyer, M. de Bosse, puis, outre les bonnes du prince, le cuisinier Baron, deux valets de pied, une femme de chambre Mme Cordier, avec son mari valet de chambre de Jérôme et divers autres- domestiques. Tout le reste de la maison est resté en arrière selon les ordres de Jérôme. Gayl et Filleul pour le moins trouveront moyen de le rejoindre ; le comte de Wickenberg est malade et mourra bientôt ; certains autres, comme les daines d'honneur paraissent être restés à Trieste : mais le roi de Wurtemberg y a pourvu, il a nommé, outre un chef de la maison, M. de Brusselle, deux dames Mme de Geismar et Mme d'Unruh. Le château est fort logeable. Mon père, écrit Catherine à Jérôme, a fait meubler à neuf les appartements que j'occupe ; ils sont beaux et commodes ; le petit chou demeure à côté de moi ; on lui avait donné un grand appartement, mais qui était dans l'aile opposée ; j'ai préféré de lui en donner un très médiocre, mais sous l'œil maternel. Je crois avoir prévu tes intentions en disant que je voulais vivre à mes frais comme dans tout autre pays. Au roi de Wurtemberg elle écrit : Je pourrais être peinée seulement que vous ayez mis tant de luxe pour recevoir votre fille. Je désire vous être à charge le moins possible et j'espère que vous ne désapprouverez pas les dispositions que j'ai prises à cet effet. Les chevaux et les équipages arrivent en bon état. Les chevaux de selle ont excité la curiosité et l'envie sur toute la route. Le roi vient voir sa fille : Il fut sassez tendre, écrira-t-elle plus tard, et j'évitai avec soin tout ce qui pouvait le blesser, jusqu'à m'interdire toute plainte.

La règle, telle que l'a édictée le chef de la maison, est assez austère : aucun des gens ne peut aller à Stuttgart ; tout le monde doit être rentré à dix heures ; mais il n'apparaît nullement que à ce moment, comme le dira Catherine, on l'ait persécutée pour la porter à se séparer de son mari. Seulement, après que, le 22 juin, la nouvelle de Waterloo a été connue, et que le roi lui-même, dans la nuit du 23 au 24, en a fait part à sa fille, un incident se produit sur lequel Catherine s'explique assez mal. Le baron de Stölting, mon secrétaire, a-t-elle écrit, fut enlevé sans lui donner le temps de nie remettre la caisse et les papiers qu'il avait entre les mains et on l'escorta hors des frontières sous prétexte qu'il était d'accord avec mon mari pour m'enlever mon fils âgé de huit mois. Enlever, peut-être, mais non pas à Catherine. — N'est-ce pas d'une telle mission que Jérôme un mois plus tard chargera le baron de Gayl ? N'est-il pas présumable qu'il a formé son projet de longue date et qu'antérieurement peut-être à Waterloo, il a voulu ramener à Paris sa femme et son fils ?

A cette époque, écrit Catherine, j'étais dangereusement malade du ver solitaire et personne de la Famille[19] n'eut la permission de venir me voir et de correspondre avec moi. Ce qui, pour moi, était le plus affreux, c'était l'impossibilité où l'on m'avait réduite de communiquer avec mon mari, par conséquent de l'instruire de ma position et de le préserver d'un pareil sort.

Est-il exact que les châteaux du roi son père lui apparussent alors connue autant de prisons ? Il le semble, car, dans les projets qu'elle l'orme et dans les demandes qu'elle adresse, il n'est point question du Wurtemberg comme résidence d'avenir. Le 9 juillet, sur la nouvelle que Jérôme a été blessé, elle réclame d'aller le rejoindre en Suisse pour le soigner ; le 24, sur le bruit qu'il a accompagné l'Empereur, elle sollicite de l'aller retrouver en Angleterre. Mais tout change et voici que le persécuteur se mue en libérateur — en attendant que sous la poussée de l'amour conjugal qui affole Catherine, il ne retourne à sa première apparence. Le 28 juillet, le roi a annoncé à sa fille l'embarquement de l'Empereur pour Sainte-Hélène : Ses autres frères, a-t-il écrit, ne l'ont pas accompagné lorsqu'il a quitté Paris, nommément Jérôme a été caché plusieurs jours dans cette capitale après que les alliés y étaient entrés, mais, selon l'opinion assez générale, on le croyait retiré quelque part à la campagne, cependant sans savoir où ; comme je savais qu'on le faisait rechercher, j'ai ordonné par courrier à mon ministre près des Alliés, le comte de Wintzingerode fils, de prendre officiellement des informations à cet égard. Voilà qui devient sérieux : Catherine apprend qu'il est question de livrer son époux à la Prusse et de l'enfermer dans la forteresse de Wesel ; mais elle ne saurait le croire, et elle demeure convaincue qu'on lui permettra de l'accompagner, à peu près où ils voudront : elle propose donc l'Angleterre, l'Amérique ou Rome. Le lendemain, elle a pris une idée un peu moins fausse de la situation, mais elle n'en est pas moins optimiste. Le 2 août, le roi lui annonce que malgré toutes les démarches que ses employés ont faites à Paris il a été impossible d'apprendre rien de positif sur le séjour de Jérôme Bonaparte ; on l'a cherché par ordre du gouvernement français à Paris et aux environs, mais inutilement, et tout ce qu'on a été à même de constater par là, c'est qu'il... doit se tenir caché dans une province éloignée. Toutefois, le roi interviendra auprès de ses alliés et il espère qu'ils tiendront compte de ses recommandations. Catherine remercie et en termes très forts : à l'en croire elle point de nouvelles depuis le 8 juillet où un valet de chambre du roi a écrit à sa femme, qui est à Güppingen, que tout allait bien. Je suis intimement persuadée, écrit-elle, que mon époux ne laissera connaître le lieu de son asile, soit en France, soit en Suisse, que lorsqu'il saura d'une manière certaine le sort qui lui est réservé.

On peut s'étonner qu'elle ne paraisse point plus inquiète : c'est qu'on n'a encore ni massacré[20], ni fusillé, ni guillotiné en France, au moins à sa connaissance et qu'on s'est contenté d'emprisonner. Ses remerciements quoique décents n'ont donc pas la chaleur qu'on attendrait et la crainte qu'elle a de son père lui cache les dangers très réels que court inconsciemment son mari.

En réalité, le roi de Wurtemberg, par suite de l'affection sincère qu'il porte à sa fille, s'est ému à l'amour conjugal qu'elle a voué à Jérôme et, bien qu'il persiste dans ses sentiments à l'égard de son gendre, il l'a sauvé — de la prison prussienne assurément, de pis sans doute, car entre Vitrolles et Decazes, qui sait ?... Cette affection se montre entière dans la lettre qu'il a écrite à Catherine le 18 : Ma chère fille, j'ai reçu hier par courrier des lettres de Paris qui me donnent des nouvelles sur votre existence future et qui je crois vous seront agréables ; mais je ne veux les communiquer qu'à vous seule ; ainsi venez déjeuner lundi 2r à Plochingen... Je serai arrivé là à midi. Dans l'intervalle, le 20, il lui fait connaître que Jérôme va arriver et Catherine lui répond : Revoir mon époux et le voir protégé par mon père, est une idée si douce, si précieuse pour mon cœur que ma vie entière ne pourra suffire pour rendre grâce à Dieu de cet excès de bonheur. Demain, mon cher père, je serai à vos pieds pour vous exprimer les sentiments d'amour et clé reconnaissance que je vous conserverai toute ma vie. Mais si, comme-père, te roi a consenti à donner asile à son gendre, il n'en a pas moins des devoirs à remplir comme souverain et comme membre de la coalition. Dès qu'il a été informé que Jérôme avait quitté Paris, a il a envoyé, pour l'attendre à la frontière de ses États, son ministre, le comte de Zeppelin, et son conseiller d'État, de Menoth, faisant fonction de secrétaire d'État : ils ont mission expresse de poser les conditions sous lesquelles Jérôme sera admis dans le royaume et d'exiger qu'il les signe de sa main. Et en effet, à Schwiebingen où Jérôme rencontre les ministres wurtembergeois une conférence s'engage à' la suite de laquelle est rédigée la déclaration suivante :

NOUS, PRINCE JÉRÔME BONAPARTE,

Ayant été informé par les commissaires de S. M. le roi de Wurtemberg, savoir S. E. le comte de Zeppelin, ministre d'État et des conférences et M. le conseiller privé d'État de Menoth faisant les fonctions de secrétaire d'État, que les liantes Puissances Alliées ont, sur la demande de Sa Majesté, consenti à porter tel changement à notre destination primitive et sont convenues entre elles de nous accorder la faculté de résider dans le royaume de Wurtemberg, nous nous sommes engagé sur notre parole d'honneur de remplir purement et exactement les conditions suivantes :

1° De rester et demeurer à tel endroit que S. M. le roi jugera convenable de nous assigner sans le quitter ni sortir de ses États.

2° Les Hautes Puissances ayant en même temps exigé et demandé que S. M. le roi de Wurtemberg nous prescrivit de prendre un titre quelconque qui n'exprimât aucune prétention ou possession territoriale et le titre de comte de Hartz étant jugé contraire aux droits du roi de Hanovre, nous consentons à le quitter et à ne prendre à l'avenir d'autre titre que celui de prince Jérôme.

3° Nous nous engageons de plus à quitter ou à faire quitter par ceux qui nous appartiennent tout ordre ou décoration abolie ou défendue de porter par les Hautes Puissances Alliées.

4° Nous promettons, pour nous et pour la princesse notre épouse, de n'avoir près de nous personne, ni gentilhomme ni dame des nations française et italienne et, quant aux places inférieures d'hommes ou de femmes qui se trouvent dans ce moment à notre service, nous nous engageons de nous en défaire dans un délai de six mois à dater d'aujourd'hui.

5° Nous promettons de ne point admettre dans la composition de notre maison nommément les barons de Linden, de Zurwesten, de Stölting et de Malchus.

6° Nous promettons sur notre parole d'honneur de ne faire aucune tentative pour nous soustraire à l'autorité et surveillance qu'elle doit en vertu des engagements pris par elle vis-à-vis de ses Hauts Alliés sur nous exercer ; nous promettons de n'entretenir ni former aucune liaison, correspondance ou relation tendantes à faire renaître l'ordre des choses proscrit et réprouvé, en ou hors des États des Hautes Puissances Alliées et nous n'aurons de correspondance avec les personnes de notre famille que pour leur donner des nouvelles de notre santé, de celle de la princesse notre épouse et de notre enfant ; espérant pli ; contre que l'exactitude avec laquelle nous remplirons nos engagements déterminera Sa Majesté à nous accorder le degré de liberté qu'elle croira compatible avec les engagements qu'elle a pris de son côté avec ses Hauts Alliés ;

7° Nous promettons enfin que nous respecterons les autorités militaires et civiles nommées par Sa Majesté là où il lui plaira de fixer notre résidence.

En foi de quoi nous avons signé les présentes et les avons munies du sceau de nos armes.

Fait à Schwiebingen, le 22 août 18[5.

Signé : JÉRÔME

Tandis que Jérôme recopiait de sa main cette déclaration dont la rédaction trahit l'origine, et qu'il y apposait, à défaut d'autres, un cachet aux armes royales de la ci-devant Westphalie, des sentinelles veillaient aux portes ; Jérôme crut que c'était une garde d'honneur. Au dehors, une garde attendait ; Jérôme crut que c'était une escorte ; il trouva que son beau-père faisait convenablement les choses. Et, arrivé le même jour à Güppingen où il retrouva sa femme, il écrivit au roi une lettre de gratitude enthousiaste : Sire, je dois à Votre Majesté un de ces jours de bonheur que l'on ne peut que sentir sans pouvoir l'exprimer ; j'ai trouvé mon excellente femme et mon fils aussi bien que possible. Il ne me reste plus qu'à vous demander de pouvoir vous exprimer moi-même combien je suis reconnaissant ; heureux si je puis vous convaincre, Sire, que, dans tous les instants de ma vie, mon attachement, ma tendresse et ma reconnaissance pour Votre Majesté sont et seront sans bornes.

Catherine, quoiqu'elle exprime aussi sa gratitude et sa joie, le fait avec plus de modération. Elle connaît son père. Dans l'entrevue qu'elle a eue avec lui le 21, il me traita, écrira-t-elle, en père irrité parce que je cherchais à adoucir les mesures de rigueur qu'il se proposait de prendre contre mon mari.

Pour le moment, ces mesures de rigueur consistent dans l'envoi des Ordres de Wurtemberg que le général Brusselle remet le 24 à Jérôme de la part du roi. Mais bientôt naissent les difficultés : On a vu que, en décembre 1814, lorsque Louis XVIII a ordonné la mise sous séquestre des biens des Bonaparte, Gayl a échangé aux Hainguerlot ou à leur prête-nom Foignet, les terres de Stains et de Villandry achetées par Jérôme 950.000 francs contre des terres situées à Lucques et à Massa. M. Hainguerlot a de plus entre les mains 1.200.000 francs d'effets appartenant à Jérôme et dont celui-ci n'a point de reçu. Jérôme demande au roi la permission d'envoyer M. Abbatucci à Paris pour réclamer ces effets. Le roi n'y consent pas et Jérôme doit se contenter d'écrire à M. Hainguerlot qui, apprenant que le prince est prisonnier, refuse de rendre ce qu'il est charmé d'avoir un prétexte de garder, alléguant que les réclamations d'un prisonnier n'ont aucune valeur. Comment, dira plus tu id en 1818, à Catherine la reine de Wurtemberg sa belle-sœur, votre mari peut-il avoir eu une confiance aussi aveugle dans un tel fripon ?Malheureusement, répond-elle, le roi ne le connaissait pas comme tel et, lui ayant sauvé la vie trois fois, il devait s'attendre à le trouver reconnaissant.

Avec sol ancien protégé, Jérôme a d'autres sur, prises. Après qu'il a écrit au sujet des 1.200.000 fr. d'effets, il voit se présenter le 13 septembre au château de Göppingen un nommé Kleinz, homme environné de toute la confiance de Hainguerlot, se disant négociant et prétendant se rendre à Ulm : Kleinz veut remettre directement à Jérôme, contre son reçu, les titres de la terre d'Italie. Comme ce n'est pas moi qui puis vérifier de tels titres, écrit Jérôme au roi de Wurtemberg, je dois croire que c'est un piège pour se décharger sans vérification de la responsabilité de cette affaire ; j'ai donc refusé de recevoir ledit sieur Kleinz et de recevoir les papiers en question ; j'ai au contraire fait cacheter la petite caisse avec les armes du général Brusselle, du grand bailli et du grand maitre de ma maison. Je prie Votre Majesté de renvoyer la caisse à son ministre à Paris, pour la remettre à M. Moulard qui en fera l'ouverture devant lui et le notaire Jalabert. Je prie Votre Majesté d'être convaincue que, dans aucun cas, je ne lui donnerai regret de m'avoir accordé un asile.

Le roi de Wurtemberg approuve fort cette façon de procéder, mais cette confiance ne change point ses intentions. Le château de Güppingen ne lui a jamais semblé assez sûr et il le trouve trop rapproché de Stuttgart. Il a donc, dès avant l'arrivée de Jérôme, désigné pour sa résidence le château d'Ellwangen, plus isolé, plus fort et où la surveillance pourra être plus exacte. S'il avait besoin qu'on le lui rappelât, la conférence des quatre ministres, dans la séance du 27 août, l'a invité à prendre l'engagement d'empêcher que Jérôme Buonaparte ne sorte de ses États. Le 16 septembre, Jérôme, Catherine, et leur suite, sur l'invitation qui leur est adressée, se transportent en huit heures de Güppingen Ellwangen. C'est ici une prison véritable ; des sentinelles l'entourent à l'intérieur la surveillance est incessante ; le général Brusselle, geôlier sous le nom de grand maître, la mène militairement ; lettres et paquets sont ouverts par lui, qu'ils soient à l'adresse de Jérôme, de Catherine ou des personnes de la suite, lesquelles ont dû signer l'engagement d'honneur de n'écrire que par la poste. Pour se promener à pied, on a une allée de deux cents pas sur un bastion entouré de deux fossés. Il est vrai qu'on sort en voiture ou à cheval et qu'il y a douze chevaux de carrosse et six de selle ; que la maison ne comporte pas moins de quatre gentilshommes d'honneur : Abbatucci autorisé par faveur spéciale le 9 septembre, le colonel Berger, le colonel Bosse et le baron de Pfuhl, cinquante-neuf domestiques des deux sexes et un train royal. Mais Jérôme se déplaît à mourir bien que le château soit beau, que la vue soit admirable et que le cabinet qu'occupe la reine soit un petit bijou. A peine est-il à Ellwangen depuis trois jours que Catherine écrit à son père pour lui demander qu'il leur indique une terre dont ils puissent faire l'acquisition ; Jérôme et elle désirent s'établir chez eux. L'occupation est nécessaire pour le prince habitué à une vie active. Il tiendra tout ce qu'il a promis et signé, n'écoutera rien qui ait rapport à la politique sans en informer le roi, mais la surveillance établie par le gouverneur dans le Château et par un officier, s'il sort, lui est insupportable. A trente-deux ans et avec de grands souvenirs, il faudrait quelque adoucissement à ses maux. Le roi reçoit mal cette imprudente requête. J'avais espéré, répond-il à sa fille, que [malgré] les ménagements que j'ai tâché de mettre dans les arrangements, suites des engagements pris avec mes alliés au sujet du prince votre époux, sa vraie situation ne vous échapperait pas et voue-empêcherait par conséquent de chercher des changements, de manifester des désirs qui ne peuvent se réaliser, et il conclut : Toutes les tentatives que vous pourriez faire contre ne pourraient qu'aggraver votre position. Je ne puis y apporter aucune modification et votre séjour à Ellwangen ne saurait changer.

En même temps, le roi dont l'attention n'a pu manquer d'être éveillée par les lettres relatives aux 1.200.000 francs d'effets confiés à Hainguerlot et à la terre d'Italie et qui n'ignore rien des prodigalités antérieures de son gendre, mû par la crainte qu'il ait un trésor à sa disposition ou s'imaginant assurer le sort de sa fille et de son petit-fils, annonce à Jérôme que les engagements qu'il a contractés à son égard vis-à-vis des Alliés l'ont mis dans l'obligation de nommer et établir une commission spéciale à Stuttgart, à l'effet d'administrer, pour lui et en son nom, sa fortune et celle de son épouse en lui réservant la propriété parfaite et la faculté de nommer de son côté un fondé de pouvoirs. La commission est composée de six membres, ministres et conseillers d'État et celui qui la préside, le comte Zeppelin, devra faire connaître plus amplement à Jérôme les intentions du roi. En effet, Zeppelin, en adressant à Jérôme le conseiller intime de Menoth, demande qu'il lui fasse parvenir :

1° Un inventaire exact et circonstancié de tout ce qu'il possède tant en immeubles, meubles, bijoux, vaisselle, obligations, lettres de change, argent comptant, ou de toute autre manière, ainsi que de ce qui relit d'ailleurs porter rentes ou intérêts annuels, avec une évaluation de ceux des objets qui on sont susceptibles et dénomination des lieux et endroits où ils se trouvent situés et placés ;

2° Un état spécifié de ce qui peut, des susdits objets, appartenir à S. A. R. Madame la Princesse ;

3° lin état détaillé du passif, ainsi que, le cas, échéant, de celui de Madame la Princesse ;

4° Un état exact des revenus annuels comparés aux dépenses affectées à son propre entretien, à celui de Madame la Princesse et de sa maison pour servir de bilan aux recettes et dépenses annuelles.

Jérôme se révolte. La lettre du roi, écrit-il, le plonge dans le plus profond chagrin et dans le plus grand étonnement. Il serait en Amérique avec son frère Joseph s'il n'avait répugné à mettre les mers entre sa femme et lui et, depuis, il s'y serait encore rendu sans la note du comte de Winzingerode qui l'a fait voler dans les bras du roi, heureux d'avoir retrouvé un second père. Ma fortune particulière, Sire, ajoute-t-il, n'est pas un apanage donné par les Alliés en dédommagement des pertes que j'ai faites ; personne ne peut donc légalement et loyalement en disposer sans mon consentement... Que Votre Majesté daigne se souvenir un instant de ma vie et elle sera convaincue qu'après sept années de règne, dix campagnes et de grands malheurs, l'on n'achète pas la vie par une lâcheté et la mort est pour moi préférable au déshonneur de consentir à ce qui m'est demandé. Et il déclare qu'en acceptant un asile chez le roi de Wurtemberg, il a cru être traité comme le prince Eugène par le roi de Bavière, c'est ce qui lui a été promis à Paris. Si le roi ne veut point le traiter comme son gendre, il le supplie de donner à lui et à sa femme les moyens de se retirer en Amérique ou à Rome. Ces sentiments que je viens d'exprimer, Sire, dit-il en terminant, sont également ceux dé ma femme et il ne nous reste plus, après avoir rempli nos devoirs ; qu'à nous confier dans la Providence, avec l'espoir que Dieu pardonnera et que la postérité nous justifiera de tous les événements qui peuvent arriver.

Le 9 octobre, Zeppelin arrive à Ellwangen, demande à Jérôme l'état de sa fortune et titi déclare que, faute par lui de le fournir, on prendra des mesures de rigueur. Jérôme refuse de se laisser mettre en tutelle et proteste violemment. Aussitôt des sentinelles sont posées aux portes intérieures ; personne ne peut plus sortir. Devant cet acte d'énergie, Jérôme fait écrire par Catherine une lettre suppliante ; elle jure sur son honneur que leur fortune ne dépasse pas quatre millions, qu'ils n'ont avec eux que 60.000 florins ; Jérôme est tout prêt à placer tout ce qu'il possède en fonds de terres dans le royaume. C'est à genoux, écrit-elle à son père, que je vous supplie de faire cesser tout acte de rigueur. Au nom de Dieu, rendez nous la tranquillité.

Dans un entretien qu'il a le soir avec la princesse, Zeppelin lui dit qu'on est convaincu que Jérôme a un trésor ; c'est pour cela que le roi demande un état de la fortune, une reconnaissance des effets précieux sur lesquels Jérôme lui-même apposera son cachet, afin de pouvoir déclarer aux Alliés que Jérôme n'a point de trésor. Sur quoi, le lendemain, Jérôme écrit lui-même au roi que puisque l'on ne veut ni blesser son honneur, ni, lui enlever la jouissance et la disposition, ni la liberté d'administrer ses biens, mais seulement acquérir la connaissance de sa fortune, ce qui est une conséquence des engagements du roi avec ses Alliés... il consent à faire connaître l'état de sa fortune au comte Zeppelin... et consentira même à placer en biens-fonds en Wurtemberg tout ce qu'il possède pourvu qu'on lui garantisse une tranquillité entière et parfaite.

Cela est bon : mais la lettre de Catherine en date du 9 est arrivée le 10 aux mains du roi qui a répondu : Ma fille, les ordres que j'ai donnés au comte Zeppelin sont irrévocables et l'insolente opposition de Jérôme Bonaparte ne m'empêchera pas de remplir les engagements que j'ai pris envers mes Alliés. N'oubliez pas que ce n'est pas un asile élue j'ai donné à votre époux, mais une prison beaucoup plus douce que ne l'aurait été la forteresse de Wesel. Soumettez-vous donc ou craignez mon courroux, et de suite.

Cette lettre arrive le 11 à Ellwangen en même temps que des ordres formels adressés à Zeppelin. Celui-ci demande à être reçu par Jérôme, qui refuse la porte. Zeppelin déclare qu'il entrera de force ; on ouvre. Jérôme lit une protestation. En présence d'Abbatucci et de Pfuhl, ses papiers sont inspectés ; trois sacs contenant chacun 20.000 francs en or, vingt grandes médailles d'or, sont saisis ; mais le paquet des reconnaissances des divers banquiers chez lesquels Jérôme a des fonds échappe. Catherine le porte sur elle et, la nuit, le cache sur son chevet.

Désormais Ellwangen est bien une prison d'État où Jérôme a pour le surveiller le gouverneur, le général major von Brusselle, un commissaire de police, chef d'un service particulier et secret, et un commissaire de poste. Chaque jour, la garde, de trente hommes d'infanterie et de vingt hommes de cavalerie, est relevée ; des factionnaires sont placés à toutes les issues, et le reste de la garde patrouille. Pour sortir à pied, à cheval ou en voiture, Jérôme doit demander la permission et c'est sous la garde de cinq cavaliers ; toutes les lettres sont ouvertes ; nulle visite sans une carte du gouverneur ou du commissaire de police.

Des jours passent : querelles avec Brusselle, perquisitions nouvelles ; nouvelles protestations de Jérôme qui finit pourtant par remettre une sorte d'état de sa fortune ou tout lé moins de ses meubles ; cela seul les sauve. M. le comte de Pradel est en effet acharné à s'en emparer pour le compte de Louis XVIII. Car c'est la Couronne et non l'État qui par suite d'un accord entre le ministre de la Maison du Roi et le ministre des Finances, a pris possession, en décembre 1814, des hôtels appartenant aux Bonaparte et de leurs meubles. Sur les six cents caisses et ballots qui sont à Jérôme, partie se trouve à l'hôtel du cardinal Fesch, partie chez Filleul rue Taitbout. Au 20 mars, les royaux durent interrompre l'inventaire de leur capture ; dès juillet, ils eurent la prétention de le reprendre, mais les meubles étaient partis et M. le comte de Pradel, directeur général du Ministère de la Maison du roi ayant le portefeuille, déclara qu'ils avaient été soustraits, et que cela ne se pouvait tolérer ; soupçonnant qu'un sieur Landry, tapissier, pouvait les recéler soit à Paris, soit à Brunoy où il avait une campagne, il chargea M. le baron de Ville d'Avray, intendant du garde-meuble de Sa Majesté, de poursuivre la restitution de ces effets. Les meubles de Jérôme qui faisaient une bonne part de son actif étaient donc en grand péril d'être restitués aux Bourbons, lorsque, sous une escorte wurtembergeoise, ils furent transportés à l'hôtel de la légation de Wurtemberg d'où ils devaient être acheminés vers Stuttgart. C'était là un coup de partie et c'était le roi qui l'avait joué, mais Jérôme n'était point homme à s'en montrer reconnaissant. Il était entré en polémiques avec son beau-père, et il alléguait aussi bien la convention qu'il avait signée le 22 août, que les conversations qu'il avait eues à Paris avec le comte de Winzingerode. Le roi s'était vite lassé d'une discussion qu'il trouvait inférieure à sa dignité, mais il avait délégué ses pouvoirs et son style au général Brusselle, lequel, pour terminer, écrivit à Jérôme d'un ton royal : Tout ce que vous avancez comme vous ayant été dit par le comte de Winzingerode est complètement désavoué par lui et, quand il aurait pu le dire, il aurait diamétralement agi contre ses instructions ; l'accompagnement du capitaine de Schwarz, les sentinelles placées à votre porte à Schwerberdinger, l'escorte ordonnée pour vous accompagner, auraient pu vous prévenir sur l'état de-détention où vous vous trouviez ; au reste, après les déclarations formelles de Sa Majesté, il ne-peut vous rester aucun doute à cet égard ; vous n'aviez ni le droit ni la faculté de préférer tel séjour à un autre ; votre sort est fixé immuablement et votre conduite seule en peut augmenter la rigueur ; les arrangements que l'on prend pour assurer à L'avenir votre existence sont de nature à devenir de jour en jour plus nécessaires et plus urgents parce que, si l'on doit ajouter foi à la déclaration que vous avez faite de votre fortune, elle n'assure nullement la durée du train et de la dépense que vous faites depuis votre arrivée dans le royaume ; le sel conseil à vous donner est de vous soumettre avec résignation aux conseils que la raison et la nécessité dictent. Sur quoi Jérôme déclara qu'il ne recevrait plus le général de Brusselle.

Lorsque, le 28 novembre, arrivèrent de Paris les fourgons contenant les meubles, effets et bijoux, ce furent de nouvelles discussions. Le roi de Wurtemberg s'était résigné à ne point obtenir un état de la fortune de son gendre. Il se désistait de s'en mêler mais il demandait que, sur les diamants qui seraient vendus, Jérôme consolidât 200.000 florins, montant de la dot et des bijoux que la princesse avait apportés en mariage et que pour le reste des fonds que Jérôme pourrait placer  dans le royaume ou à l'étranger, les titres fussent remis au ministre de la cour Zeppelin, lequel agirait d'après les ordres de Jérôme. On avait Tait à Stuttgart un inventaire des meubles, mais Jérôme trouva que la prisée était ridiculement basse. Il prétendit que les diamants estimés à Stuttgart un million, l'avaient été le double à Paris, l'argenterie était estimée 200.000, alors que, à la pesée et sans la façon, elle en valait 386.000. D'ailleurs il annonça que sa fortune se composait de ces diamants et de cette argenterie, de 150.000 francs chez un banquier à Vienne, de 520.000 francs d'une créance sur la reine de Naples, et des biens d'Italie dont la rente serait de 6é.000 francs. Le tout composerait un revenu de 188.000 francs ; il consentait donc à faire argent des meubles, à placer le produit de la vente en Wurtemberg et à donner sa procuration à Zeppelin qui agirait d'après ses ordres et indépendamment de toute autorité. Aux valeurs qu'on lui présentait comme réalisables, le roi ne trouva pas la moindre réalité. Mais il insista pour que Jérôme justifiât d'un revenu stable de 120.000 francs par an ou 10.000 francs par mois, et qu'il donne une hypothèque sur des biens en Wurtemberg pour la valeur de la dot. On chicana, on discuta, on échangea des notes qui semblaient rédigées par des procureurs retors. Jérôme finit par accepter la vente par encan public des diamants, bijoux, vermeil et argenterie, la perception par Zeppelin des intérêts des fonds placés à Vienne, des loyers de la maison de Trieste, des revenus des biens d'Italie. Il donnait d'ailleurs l'assurance la plus positive que, dans aucun cas et sous aucun prétexte, S. M. le roi, son auguste beau-père, ne serait prié de subvenir aux dépens de sa maison, Son. Altesse étant dans l'habitude de faire balancer les dépenses avec les recettes.

Cela fait, le 29 janvier 1816, il protesta par une lettre à son beau-frère le prince royal de Wurtemberg contre la violence à laquelle il cédait.

La vente eut lieu : elle fut désastreuse ; ce que Jérôme estimait 2.7oo.000 francs fut, dit Catherine, vendu 700.000.

La situation était sans issue : le roi de Wurtemberg ne pouvait penser que Jérôme n'eût point d'autres ressources ; mais il était incapable de les découvrir. Avec les 850.000 francs de capital qu'avait son gendre et le train qu'il menait, c'était tout à l'heure la misère pour sa fille, mais qu'y faire ? Il ne pouvait penser à retenir Catherine et Jérôme dans un château durant toute leur vie.

Par l'entremise du prince royal[21], Catherine, vers le milieu de mai, fit connaître à son père les demandes qu'elle formait. Le roi, qui était disposé à les accepter et à se débarrasser ainsi d'hôtes gênants, rédigea pour lui-même un mémorandum où il exposait les raisons qui l'avaient fait agir et les motifs qui le déterminaient à changer de conduite. Lorsque je me suis mis en avant pour obtenir des quatre puissances de voir changer le sort de ma fille, écrit-il, je suivis le sentiment d'un cœur paternel et ce que j'ai cru être le plus convenable à la dignité de mon nom. Le sort de son époux en devenait dépendant et je ne cacherai pas que c'est la seule considération qui a pu me déterminer à faire ce que j'ai fait. Des déclarations que rua fille a faites au nom de son époux à mon fils, le prince royal, il résulte que tous les deux regardent leur position comme insupportable ; dès lors, mon intention d'accorder un bienfait à ma fille ne se trouve plus remplie et j'y renonce volontiers.

Les deux époux lui demandent soit de vivre librement dans les États wurtembergois en choisissant leur domicile et en administrant leur fortune ; le roi ne pourrait y consentir que de l'aveu des quatre puissances, et même si elles donnaient cet aveu, je déclare, écrit-il, que je ne pourrais voir le frère de Napoléon habiter librement et sans surveillance mes États ; soit d'aller en Autriche. C'est, dit le roi, le moyen le plus sûr pour sortir d'embarras et pour me voir délivré d'une position que l'ingratitude me rend chaque jour plus pénible ; il est donc déterminé à faire écrire par son ministre aux ministres des quatre puissances. Il n'y joindra d'autre observation que celle que, du moment où le frère cadet de Napoléon et sa famille auront dépassé les frontières de son royaume, ils devront se dire qu'ils n'ont plus aucun titre à sa protection ni à son intervention, quel que soit le résultat de ces démarches. Il n'est pas besoin d'ajouter que tous leurs fonds et propriétés seront remis alors à leur pleine et entière disposition. Le 23, Catherine fait à son père une demande en forme pour obtenir sa protection à l'effet, dit-elle, de nous retirer à Rome ou, si cela ne se peut pas, en Autriche, ne doutant pas que le Saint-Père ou l'empereur n'accueillent votre gendre et votre fille aussitôt que vous le leur demanderez. Le 25, en vertu des ordres du roi, le comte de Winzingerode transmet, de la part de son maître, aux ambassadeurs des quatre puissances la demande de la princesse Catherine de pouvoir choisir un domicile dans les États de l'empereur d'Autriche, à Rome ou dans les États-Unis d'Amérique.

Du 14 au 23 juin, les quatre puissances adhèrent à la demande du roi de Wurtemberg, et autorisent le séjour dans les États autrichiens ; l'Autriche toutefois pose une restriction : Le traité de Fontainebleau ayant été annulé de fait par la déclaration du 13 mars 1815, le gendre de Sa Majesté ne peut conserver le titre de prince à moins qu'elle ne daigne lui conférer cette dignité. lin reprenant le titre de comte de Hartz il s'exposerait également à des réclamations officielles pénibles pour lui et embarrassantes pour nous, de la part du souverain légitime de ses anciens États. Il nous paraît donc nécessaire pour obvier à ces inconvénients, que le roi donne à son gendre un nom et un titre quelconques qui ne rappellent pas une époque dont on désirerait effacer jusqu'au souvenir. Le 29 juin, Catherine écrit à Zeppelin qu'elle vient d'informer le prince royal son frère de la résolution de son époux au sujet de la proposition que S. M. son auguste père a bien voulu leur faire. Mais on demande de Jérôme une déclaration en règle qu'il donne le 4 juillet, et par laquelle il accepte le titre que S. M. le roi de Wurtemberg voudra bien lui conférer. Pour ménager la dignité de son gendre le roi ne veut point créer pour lui un titre nouveau ; il prétend distraire des-titres qu'il porte lui-même, celui d'une principauté quasi souveraine, le comté de Montfort qui, après avoir appartenu depuis le XIVe siècle à la Maison d'Autriche, est passé en 1803 à la Maison de Wurtemberg : à la vérité ce bon château de la Souabe à une lieue et demie du Rhin, chef d'un comté qui portait son nom, qui était enclavé dans le Tyrol, et dont dépendaient les seigneuries de Ternang et d'Argan, est ruiné depuis quelques siècles déjà, mais il n'en est pas moins très noble et, si le roi de Wurtemberg en donne le titre au mari de' sa fille la princesse Catherine, Jérôme Bonaparte, ce n'est qu'aux causes formellement exprimées dans le diplôme parce que Jérôme Bonaparte est le mari de la princesse et qu'il ne peut plus s'appeler ni prince Jérôme, ni Bonaparte. De même ne devra-t-il plus à jamais porter les avines de Westphalie dont, encore en janvier 1816, il scellait ses lettres, déclarations et protestations, mais des armes très belles qui se lisent ainsi : parti, au 1 d'argent à la bannière d'église de gueules, chargée de trois annelets d'argent, aux trois bouts inférieurs dorés et ornés, qui est de Montfort ; au 2, coupé : au 1, d'or à la perche de cerf de sable, la pointe tournée à senestre, qui est de Wurtemberg ; au 2, d'or au lion léopardé de sable qui est de Souabe ; l'écu, posé sur un casque de tournoi d'azur doublé de gueules et d'or, orné de lambrequins d'or, colleté d'or, et taré d'or, accosté de bannières d'argent où sont répétées les armoiries du champ ; pour supports, deux lions d'or, tangués et armés de gueules aux tètes tournées en dehors, aux queues contournées, le tout posé sur un manteau princier, de pourpre, bordé d'or, garni et doublé d'hermine et surmonté, du bonnet de prince, de velours écarlate, garni de perles sur le demi-cercle d'or que surmonte le globe impérial. Si le diplôme était médiocrement flatteur, les armoiries sont admirables : pour exécuter la condition mise par l'Autriche, le roi de Wurtemberg a fait galamment les choses. Mais Jérôme ne le prend point ainsi : Je ne me suis décidé, écrit-il au comte Zeppelin, à accepter un titre étranger que par déférence pour LL. MM. l'empereur d'Autriche et le roi de Wurtemberg et parce que je ne l'ai considéré que comme un nom que l'on prend en voyage, qui, ne changeant rien aux réalités, n'imposerait aucune obligation, ni n'assujettirait à aucune formalité. Je dois également vous faire observer que-mon épouse ne peut recevoir d'autre titre ni porter un autre nom que le mien : roi, sur le trône elle a porté le titre de reine ; prince, elle porte celui de princesse et particulier, elle serait particulière. Ces principes et ces sentiments sont trop selon les lois de la morale et des obligations que les époux contractent aux pieds des autels pour ne pas être appréciés et approuvés du roi mon auguste beau-père. Catherine s'associa à cette protestation dont l'insolence était mal venue, au même temps où elle venait de demander à son père d'intervenir pour mettre son époux et elle en possession des terres d'Italie que leur disputaient les friponneries insignes du sieur Hainguerlot ; où elle lui remettait le dossier ; où elle sollicitait que ce fût lui qui fit attaquer Hainguerlot sous sa direction et par ses ordres ; où elle obtenait au moins l'appui de la légation de Wurtemberg ; où elle suppliait son père de permettre qu'elle lui amenât son fils, et où enfin elle obtenait la permission de se rendre à Louisbourg pour prendre congé, de lui. Mais le roi était décidé à tout endurer pourvu, qu'il fût délivré. Il écrivit au comte de Zeppelin qui lui avait fait son rapport et qui y avait joint la lettre du prince Jérôme de Montfort : La cour d'Autriche, en accordant à notre fille et à son époux la permission de se rendre à Brünn y a mis la condition que ce dernier ne prit aucun titre contraire aux arrangements pris par tous les souverains de l'Europe assemblés au Congrès et que, s'il désirait être revêtu de celui de prince, il ne le pourrait être que de notre autorité royale. Cette condition préalable n'est pas restée inconnue à notre fille et à son époux qui, de sa main, s'est engagé à la remplir. La cour d'Autriche et les autres puissances alliées ont été instruites par nous de cet acte de soumission. Une déclaration contraire ne fait donc preuve que d'une conduite bien peu mesurée et quoique, à juste titre, elle encoure notre improbation, nous n'en tenons aucun compte, ayant pris la ferme résolution de ne nous mêler en rien de ce qui est relatif à la position de l'époux de notre fille, dès qu'il aura quitté nos États.

Mais, quant au titre à prendre par la princesse, la déclaration de son époux est encore plus singulière que la précédente. Elle ne peut être expliquée que par une ignorance complète de tous les droits et contumes établis par les maisons royales et souveraines, car il est réglé par l'usage introduit depuis tous temps que les princesses qui en sortent ne perdent leur titre par aucun mariage, sans avoir égard au conjoint, dès que l'alliance a eu lieu du gré du roi ou du souverain chef de la maison.

La polémique en resta là ; le 7 août les préparatifs du voyage étant achevés, Catherine, au moment de quitter Ellwangen, écrivit encore au roi pour l'assurer de son respect et de son dévouement.

Elle eût pu ajouter sa reconnaissance, car c'était le roi qui, Par son intervention, avait sauvé Jérôme de dangers bien plus réels qu'il ne les avait imaginés ; c'était lui qui, par une paternelle prévoyance, avait entrepris de préserver la fortune de son gendre et de sa fille d'une prodigalité qui allait en avoir rapidement raison ; c'était lui qui avait prétendu assurer à l'un une existence honorable en rapport avec leurs revenus ; il y avait à coup sûr manifesté à l'autre l'autorité despotique qui était de son caractère et il avait employé la force pour vaincre une résistance qu'il trouvait injurieuse. 11 y avait montré avec des formes violentes et la raideur d'une volonté qui ne savait point plier, une partie du mépris haineux qu'il éprouvait contre Jérôme. Mais il avait rempli tout son devoir et accompli vis-à-vis de son gendre des actes qui lui avaient coûté infiniment. Ni Jérôme, ni Catherine n'avaient un instant réalisé qu'ils fussent proscrits, déchus, ruinés, que le roi eût fait sur son orgueil un grand effort en les accueillant et que, dans leur propre intérêt, ils dussent le ménager et prendre une attitude toute contraire de celle qu'ils avaient adoptée — ils la devaient garder en Autriche où nulle tutelle n'arrêterait plus leurs entreprises.

***

Jérôme ne devait point à son entrée en Autriche retrouver Élisa qui, depuis quatre mois, avait obtenu l'autorisation d'aller à Trieste. Au moment du retour de l'Empereur, elle était fort tranquille à Bologne, où elle s'était établie au mois d'octobre 1814, auprès de son mari. Elle ne se mêlait guère de politique, bien qu'elle eût tenté près du Congrès une démarche pour faire rentrer Baciocchi dans la principauté de Lucques, qu'il n'avait point eue, disait-elle, par un décret, ni par un sénatus-consulte de l'empereur Napoléon, mais laquelle il avait été appelé par le choix de la Nation d'un consentement unanime. Il n'avait donc détrôné aucun prince ; ses droits étaient incontestables ; ses sujets n'avaient pris aucune part à la guerre contre les Alliés... Elisa ne demandait rien pour elle ; elle déclarait, comme elle l'avait déjà déclaré, qu'elle n'avait aucun droit sur la, principauté qui était en toute souveraineté au prince son mari et à ses enfants mâles. Mais cette argumentation ne paraissait avoir eu aucun succès. Ses anciens sujets avaient pris contre elle l'offensive : la commission de liquidation de Lucques contestait comme simulée la vente faite par Elisa à son procureur Andreossi Martini du château de Compignano, et prétendait rentrer en possession du domaine acheté, disait-on, des deniers du trésor public ; bien mieux, on lui réclamait tous les arrérages de la Liste civile que Félix et Elisa avaient touchés depuis leur commun avènement. Heureusement l'empereur d'Autriche intervint, se rendit arbitre et prit le 12 janvier 1815 une décision qui remit la princesse eu possession de Compignano et de tous ses autres biens mobiliers et immobiliers. Après deux réclamations, elle avait dit renoncer à l'espoir que le trésor français lui paierait les arrérages de la rente de 5oo.000 francs que lui avait garantie le traité de Fontainebleau, mais elle avait trouvé à Bologne les agréments d'une vie opulente, à la vérité surveillée de près par la police, mais point de façon que l'intimité en fût troublée. Certes, on ouvrait les lettres qu'elle écrivait ou recevait, on surveillait les visiteurs qui venaient chez elle, mais elle pouvait se contenter avec l'espèce de petite cour qu'elle avait groupée ; si Cenami était déjà atteint de la maladie de poitrine qui devait l'enlever en octobre 1815, le jeune Lucchesini venait remplir l'intérim à sa satisfaction, jusqu'au jour où il partit emportant des bijoux pour 20.000 écus. La société de Bologne était fort empressée à jouir des distractions que lui offrait la princesse, et une mascarade antique dont elle fit les frais : Les mariages samnites, obtint au carnaval le plus grand succès. Nul autant qu'elle des Napoléonides ne se tenait en dehors de la politique ; seule, elle semblait persuadée que le rêve était fini et qu'il fallait se contenter avec des réalités, d'ailleurs inespérées : néanmoins la police autrichienne était si ingénieuse qu'elle tenta de l'accuser d'intelligences avec son frère. Un agent prétendit que, le 26 février, au moment même où l'Empereur quittait file d'Elbe, Elisa avait fait tinter sa montre et qu'elle avait dit : Le coup est fait. Or, elle ignorait si bien qu'il fût seulement question de départ que, le 4 mars, elle écrivait à sa belle-sœur Catherine que, si le bruit en courait, elle ne pouvait en garantir l'authenticité, ne tenant la nouvelle que d'un voyageur venant de Livourne. Le 9, alors que l'ambassade de France l'accusait d'avoir dit à Bologne : Bonaparte est en France, si on l'arrête nous chercherons ici à faire arrêter le Pape comme otage, cite écrivait à Jérôme : Reste tranquille, sois raisonnable, et force également tous les gens de ta maison à la prudence. On doit attendre les événements avec sang-froid. Nous avons su supporter notre mauvaise chance en gens de cœur et de grand caractère, nous saurons aussi montrer de la modération dans le bonheur.

Elle avait à coup sûr conçu des espérances, et en esprit elle était remontée sur son trône ; elle avait tenté même de renouer ses relations avec d'anciens amis tels que Fouché. Le 7 mars, elle avait chargé un nominé Delaire, un de ses agents à Paris, de lui offrir ses bien sincères remercîments pour l'attachement qu'il lui avait constamment conservé dans les circonstances fâcheuses qui s'étaient succédé depuis un an. Son Altesse, écrit Delaire, ajoute qu'elle ne perdra jamais de vue les soins multipliés que vous avez donnés à ses intérêts et qu'elle attend avec impatience l'occasion de vous en exprimer de vive voix sa grande satisfaction. Mais n'est-ce pas là l'unique lettre qu'elle ait fait passer en France ? L'Empereur ne semble s'occuper d'elle qu'une fois, pour lui faire payer les arrérages des rentes 5 p. 100 qui sont dues, dit-il, aux princes de sa maison comme aux autres particuliers. Il avait eu, en fait, trop peu à se louer d'elle en 1814 et la sympathie que de tout temps il éprouva pour elle était trop médiocre pour qu'il s'attachât à ce qu'elle devenait. Elle ni Baciocchi ne pouvaient lui être d'aucune utilité, ni d'aucun agrément. Par suite, il lui souhaita sans doute toutes sortes de prospérités mais sans chercher à les lui procurer.

Cette femme, qui restait si éloignée des affaires, parut pourtant redoutable à l'Autriche. Tout au début d'avril, on lui députa un lieutenant, le baron de Lépreux, pour l'enlever de Bologne et la conduire en Moravie. Elle prit avec elle sa fille Napoléon et Baciocchi voulu l'accompagne. Elle laissa à Bologne son fils Frédéric pour qui elle redoutait la froidure et les mauvais chemins et elle s'achemina fort affligée vers le lieu de son exil. Un certain baron de Stahl, gouverneur de la Moravie, étant de l'espèce brutale, se vantait de la mettre à la raison et ne compatissait nullement à ses plaintes. Il est certain, écrivait-elle, que l'air de Brünn est très préjudiciable à ma santé, j'ai toujours le corps couvert de taches violettes ; je ne dors pas ; j'ai envoyé Rossi à Vienne consulter le docteur Frank pour moi. Il me sera impossible de m'accoutumer au climat d'Allemagne ; j'ai besoin des bains de mer ainsi que pour ma fille... cette dernière ne peut suivre son éducation ; elle apprend l'allemand et c'est tout. Félix, qui ne pouvait se-sentir hors de l'Italie, avait vainement sollicité d'y retourner, alléguant qu'il était venu volontairement ; on lui avait dit qu'il était bien à Brünn et qu'il y restât.

Pourtant, avec le temps, Elisa se calma ; comme elle avait vainement imploré la permission d'aller en France, puis à Bade, puis à Carlsbad, elle finit par prendre son parti. d'être à Brünn. J'ai eu, écrivait-elle, malgré toute ma philosophie un mois de découragement ; ma santé que je voyais dépérir m'avait affectée au point de craindre de ne plus revoir les objets de mes affections ; mais du jour où, quittant l'auberge où elle était fort mal logée, elle avait loué un appartement, le seul qu'on trouvât à Brünn, elle en éprouva une détente. L'exercice du cheval qu'elle prenait tous les matins lui fit du bien. Les habitants sont bons, écrit-elle, les autorités aussi ; quoique je ne voie personne, je trouve de l'affabilité dans les promeneurs ; on est empressé à nous procurer ce qui peut nous convenir ; mes gens sont bien traités par les marchands, n'était le climat, l'éloignement de son fils et de sa famille et sa santé, elle se trouverait passablement. Tel-est l'état du physique, car du moral on ne connaît rien. Par des lettres qu'elle sait ouvertes, comment en rendrait-elle compte ?

Le temps passe ; comment a-t-elle reçu la nouvelle de Waterloo et comment les illusions qu'elle avait encore se sont-elles dissipées ? Malgré l'abdication, la captivité de l'Empereur, on ne lui permet point de quitter Brünn. Vainement s'insurge-t-elle : Qu'ai-je fait, dit-elle, pour être traitée en criminelle d'État ? Vainement demande-t-elle d'être ramenée vers le sud, au moins au Château Manin : point de réponse. En octobre, elle écrit à Louis le priant de solliciter pour elle un asile dans les États pontificaux. Point d'affaire : l'Europe a jugé que la Moravie lui était nécessaire et qu'un séjour à Brünn lui inspirerait pour toujours une sagesse exemplaire. En vérité, n'était-ce pas la punir bien sévèrement d'un propos qu'elle n'avait point tenu ?

Sa sœur Caroline étant venue s'établir aux environs de Brünn, elle la voyait quelquefois et elle avait pris chez elle deux des enfants. Il y avait de ceux-ci à Napoléon, une intimité qui ne faisait que développer les goûts de mouvement et de plein air de la fille d'Elisa. Elle avait dix ans, mais quel diable ! Les gouvernantes se succédaient lassées bientôt par un tel caractère et à chaque fois les ambassadeurs échangeaient des dépêches et rédigeaient des protocoles. Cette fille si masculine déjà justifiait amplement un nom qu'elle n'admit jamais de féminiser et avec lequel, dès qu'elle le put, elle accorda ses habitudes, ses vêtements, son langage et ses plaisirs.

Ce ne fut que le 5 mars 1816, après un terrible hiver, que Metternich autorisa Elisa à se retirer à Trieste : Vous ferez, lui écrivait-il, une chose agréable à l'empereur en vous y établissant sous votre nom de famille et en renonçant aux titres et aux armes que vous avez portés jusqu'ici. Elle ne reprit point comme on l'y engageait son nom de famille, mais le titre de comtesse de Compignano, et elle le fit sans discussion. Elle était la seule des Napoléonides qui sut s'adapter aux circonstances et qui, tombée d'une sorte de trône, se trouvait assez forte pour jouir encore de la vie et des agréments qu'elle présentait, et pour tirer parti des épaves d'ailleurs fort belles qu'elle avait sauvées. Certes, il lui avait coûté autant et plus qu'à quiconque de ne plus régner, de ne plus déployer le goût qu'elle avait pour gouverner, conduire et morigéner des hommes, mais à défaut d'un État, elle eut ses propriétés, à défaut de sujets, son mari, sa fille, ses courtisans et ses domestiques et elle s'en contenta.

***

De toutes ces aventures inattendues, étranges, cruelles, aucune jusqu'ici n'était tragique. Sauf Napoléon, tous s'étaient tirés de presse avec leurs membres et même leurs biens. Restaient les Murat[22] et d'abord Caroline qui au mépris de la capitulation de Naples et, par une nouvelle forfaiture de l'Angleterre, se trouvait transportée à Trieste.

Par le baron de Lilien, qui lui avait apporté la lettre du prince de Metternich, et par son secrétaire Guibout, la reine avait écrit à l'empereur d'Autriche et au ministre dirigeant pour réclamer, avec la ratification de la convention du 13 mai, la liberté de se rendre en France. La nouvelle de Waterloo qui parvint le 2 juillet à Trieste la fit changer d'avis. Seule des Bonaparte, elle n'était point prisonnière. Metternich lui avait écrit à ce sujet le 28 juin : L'empereur reconnaît parfaitement les preuves de confiance que Votre Majesté lui a données en demandant à se rendre dans ses États. S. M. I. est loin de vouloir porter la moindre restriction à sa liberté de disposer de sa personne et des princes ses enfants. Elle ne donne pas un autre caractère à son séjour dans sa monarchie que celui d'un choix libre et il dépend de Votre Majesté de se rendre en tel lieu qu'elle jugera convenable.

Le 29, l'empereur François avait pris authentiquement les mêmes engagements : Madame ma sœur, avait-il écrit, j'ai reçu la lettre que Votre Majesté m'a écrite de Trieste. Sans m'arrêter aux motifs et aux circonstances qui ont engagé mes généraux et l'amiral Exmouth à ne pas ratifier la convention que Votre Majesté avait conclue avec le capitaine Campbell, j'apprécie trop la confiance qu'elle m'a témoignée en préférant de débarquer dans un de mes ports pour ne pas lui donner l'assurance que je serai toujours éloigné de mettre le moindre obstacle à l'exercice le plus entier de sa liberté dans le choix de l'État qu'elle préférera fixer pour son séjour futur.

Néanmoins, avec une ironie qui n'était point de très bon goût, Metternich avait ajouté : De grands événements viennent de se passer en France et l'empereur ne croit pas que, dans la position actuelle des choses, Votre Majesté voulût se rendre dans ce pays. Si toutefois elle devait persister dans cette détermination, l'empereur ne s'y opposera pas. Je la prie de vouloir bien m'informer, par le retour du présent courrier que je mets entièrement à sa disposition, de ce qu'elle croira devoir décider. Elle doit entrevoir, que dans les circonstances actuelles, il nous est impossible de déterminer le genre de dispositions qui pourrait devenir nécessaire, pour lui faciliter le passage et que ces dispositions dépendront nécessairement de la marche des événements ultérieurs. Metternich terminait en lui offrant d'en attendre l'issue dans les États de l'empereur, où elle pouvait choisir à sa volonté le lieu de son séjour momentané et il lui annonçait que Sa Majesté Impériale ne mettait aucun  obstacle à ce qu'elle demeurât à Trieste si cette, ville devait lui convenir de préférence.

Son choix était donc parfaitement libre, mais lorsqu'elle demanda à se rendre au château de Hainburg en Basse Autriche qu'elle avait loué, les objections affluèrent. Elle parvint pourtant à obtenir son exeat. Quittant Trieste à la fin d'août, sous la conduite du comte Brigido, elle arriva à Gratz dans les premiers jours de septembre ; mais là le gouverneur lui présenta des arguments nouveaux : l'arrivée, annoncée de Murat et l'intention où était l'empereur qu'il résidât à Prague. Caroline imagina alors une de ces combinaisons où elle excellait : Ma santé qui est très faible, écrivit-elle, ne peut supporter l'humidité ; la saison s'avance, mon mari peut n'arriver que dans un mois ou deux et alors le froid et les pluies rendront les chemins et le voyage bien désagréables pour moi et pour ainsi dire presque impossibles. Ainsi je voudrais partir de suite pour Hainburg où je m'arrangerais pour passer l'hiver ; on m'y a tout préparé, on m'y a l'ait beaucoup de dépenses et j'espère y pouvoir être bien pour la mauvaise saison ; je conçois que Sa Majesté ayant fixé le séjour de mon mari à Prague, il ne doit pas venir à Hainburg ; donc, aussitôt que je saurai qu'il est arrivé à Trieste ; je laisse toute nia maison à Hainburg et viendrai au-devant de mon mari jusqu'à Gratz, où je, resterai avec lui un jour ou deux pour nous entendre sur le choix de la maison qu'il devra louer ou acheter à Prague ou dans les environs ; il s'y rendra pour tout préparer et au printemps j'irai l'y rejoindre pour me fixer près de lui.

On consentit alors qu'elle allât occuper le château de liainburg, sous cette réserve qu'elle ne le regardât que comme un pied à terre et qu'elle choisît pour l'avenir un autre établissement. Elle y arriva le 16 septembre ; elle devait y rester plus d'une année.

***

Le 20 juin, après qu'il a expédié le capitaine Gruchet' avec ses lettres pour l'Empereur et pour Fouché[23], Murat se dispose à partir pour Lyon. Le 22, il l'annonce à Mme Récamier par une lettre pleine d'effusion où il lui demande la continuation de ses bons offices. Le 23, il fait partir pour Lyon, son secrétaire M. de Coussy, chargé de lui louer une campagne, et une partie  de sa suite, dont son valet de chambré, Armand. Le 25, à huit heures du soir, il part lui-même. Le 26, à six heures du matin, il rencontre, un peu au delà d'Aubagne, le général Verdier à la tête de la garnison de Marseille ; les royalistes se sont insurgés à la nouvelle de Waterloo ; Verdier a évacué la place et il se rend à Toulon pour se joindre à l'armée du maréchal Brune. Les soldats acclament Murat, les officiers se pressent autour de lui, le supplient de se mettre à leur tête, de marcher sur Marseille et de châtier les massacreurs : Murat refuse ; la troupe prend la route de Toulon ; le roi retourne à Plaisance ; ce sont alors des journées d'hésitations,  des négociations inutiles avec Brune qui ne sait lui aussi à quoi se résoudre, et qui pense à percer avec ses troupes et à se joindre à l'armée de la Loire, auquel cas Murat l'eût accompagné ; des tentatives maladroites près du général Perreymond qui commande à Marseille pour Louis XVIII ; des entretiens avec des réfugiés de Naples qui, pour se faire bien venir et obtenir des secours, déclarent que Naples et les Calabres n'attendent que la présence de Murat pour se soulever contre les Bourbons. Sur les avis plus raisonnables du général Rossetti et du duc de Rocca Romana, le roi se détermine à la fin, le 5 juillet, à expédier à Paris un employé de son cabinet qui y retrouvera M. de Coussy et lui remettra les pouvoirs nécessaires pour prier le chic d'Otrante d'entrer en négociation avec M. de Metternich en vue d'obtenir de l'empereur d'Autriche un asile dans ses États.

Vraisemblablement Murat avait reçu de Fouché des communications qui lui garantissaient sa bienveillance. Fouché venait d'ailleurs ce même jour, sur les sollicitations de M. de Coussy, de donner une preuve incontestable et efficace de ses sentiments à l'égard de son ancien associé. Il avait proposé et fait adopter par la Commission de gouvernement l'arrêté suivant dont il suffit de signaler la forme inusitée et la rédaction singulière ;

LA COMMISSION DE GOUVERNEMENT

Considérant que, par le traité de Bayonne en date du 14 juillet 1808, Napoléon prit possession des propriétés particulières du prince Joachim en France et consistant dans le palais de l'Élysée, les palais et parcs de Neuilly et de Villiers et la terre de la Motte-Sainte-Héraye, estimés ii dix millions et lui donna en échange des biens situés dans le royaume de Naples, d'un revenu de 500.000 francs dont il lui garantit la possession. Considérant que le prince Joachim a été privé des biens situés dans le royaume de Naples sans qu'il soit possible de lui fournir la garantie stipulée, à défaut de laquelle il a droit de rentrer dans les propriétés achetées de ses propres deniers ;

ARRÊTE CE QUI SUIT :

ART. I. — Les propriétés particulières du prince Joachim, dites le palais de l'Élysée, les domaines de Neuilly et Villiers et la terre de la Motte-Sainte-Déraye lui sont rendues dans l'état oh elles se trouvaient avec le mobilier qui les garnit, pour en disposer commue de chose à lui appartenant.

II. — L'intendant du Domaine est autorisé à mettre dé suite le prince Joachim en possession de ses propriétés ainsi qu'il lui remettre tous titres, pièces et inventaires y relatifs.

III. — Le présent arrêté ne pouvant annuler les actes antérieurs en vertu desquels il avait été disposé de partie des propriétés sus-énoncées, ces aliénations seront maintenues, mais quant aux propriétés ainsi aliénées dont la restitution devient impossible, il sera accordé au prince Joachim une indemnité proportionnée à leur valeur.

IV. — Le ministre des Finances et l'intendant général de la Couronne sont chargés de l'exécution du présent arrêté.

Signé : LE DUC D'OTRANTE, président, CARNOT, COMTE GRENIER, QUINETTE, CAULAINCOURT DUC DE VICENCE.

Le 7, le ministre de l'Intérieur Montalivet transmit à de Coussy l'expédition en règle de l'arrêté de la Commission. Il était temps : le 8, le roi légitime était restauré pour la seconde fois.

Fouché pourtant n'abandonna point son protégé et il multiplia à son sujet les démarches. Il les engagea même à la fois de deux côtés ce qui en compliqua singulièrement les effets.

Il s'est trouvé à Paris, durant les Cent-jours, un personnage des plus suspects, mi Romain, mi Anglais qui, sans avoir jamais servi, a été en 1814 nommé colonel par Murat, lequel l'a employé comme aide de camp à diverses missions près des Anglais soit en Sicile, soit en Angleterre. Murat a, de tout temps, entretenu quantité de tels individus ; sûrement en a-t-il encore multiplié le nombre dès que sa politique s'est, à Ponza, orientée franchement vers l'Angleterre. En tous cas cet agent, Francesco Macirone, est singulièrement adroit ; il est en relations avec Fouché ; il joue à Paris on ne sait quel rôle, mais l'on ne peut douter qu'il en joue un, et cela est extrêmement curieux[24].

M. de Coussy, qui, parti pour Lyon le 23 juin, y a appris la nouvelle de Waterloo, est revenu immédiatement sur Paris et s'y est concerté avec Macirone qui y est arrivé au commencement de mai. Le 28, Macirone, chargé des communications de Fouché et muni d'une lettre d'introduction d'un agent anglais — peut-être bénévole — mais qui fait à coup sûr besogne d'espion à Paris, un nommé F. Marshall, s'est présenté à Wellington et, après avoir rempli la mission dont Fouché l'a chargé au sujet du changement de régime, a parlé de passeports pour Murat et d'un asile à lui donner en Angleterre. Wellington a répondu, semble-t-il, en posant tout d'abord comme condition l'abdication de Murat et en exprimant le désir que le roi écrivit lui-même. Macirone a rendu compte à Coussy qui en a référé au roi. Sans attendre qu'on eût sa réponse, Macirone, le 12 juillet, a écrit à lord Castlereagh pour demander, au nom de Murat, l'autorisation de se rendre en Angleterre. Le 13, Murat a répondu à Coussy. Il lui dit d'abord qu'il approuve l'envoi de Gruchet l'Empereur quoiqu'il n'en attende pas un grand résultat. C'est la réponse à ce qu'a écrit Coussy qu'ayant appris, avant le départ de Napoléon pour se rendre au lieu de son embarquement, qu'il avait des sommes d'argent considérables, son intention était de lui envoyer Gruchet polo lui faire connaître le dénuement du roi Murat et tricher d'obtenir quelque chose de lui. Murat lui dit ensuite que le titre qu'il a pris dans sa procuration (Prince Joachim Murat) est celui qu'il désire porter, qu'il souhaite par-dessus tout qu'il lui soit permis de rester en France comme simple particulier en donnant toutes les garanties ; que, relativement aux of lies de Wellington, il renonce à aller en Angleterre s'il doit commencer par signer son abdication ; que c'est d'ailleurs un acte qu'il ne pourra faire sans avoir vu sa femme et ses enfants. — Je dois avouer, ajouté-t-il, que j'avais une autre opinion du caractère de ce général. Je le croyais aussi généreux qu'illustre et j'aurais été loin de penser qu'il aurait exigé un si grand sacrifice pour de simples passeports que lui demandait un guerrier malheureux..... Enfin, maintenant que tous les souverains sont à Paris, il vous sera facile de faire ou faire faire les démarches pour savoir quel serait celui d'entre eux qui serait le plus disposé à me donner un asile. Je ne voudrais jamais, s'il est possible, aller en Autriche. Cette résolution m'est sans doute bien pénible puisqu'elle pourrait me séparer pour longtemps de la reine et de mes enfants et il faut avoir de bien justes motifs de me plaindre de ce gouvernement pour pouvoir même concevoir ce projet. Il parle ensuite de ses biens, de l'existence convenable que l'Europe doit lui assurer et de la prise de possession de ses propriétés.

Murat s'est donc arrêté d'abord à ne point abdiquer, ensuite à rie point aller en Autriche. Telle est sa conviction qu'ayant été reconnu par tous les princes de l'Europe, il ne doit pas être moins bien traité que le roi Charles d'Espagne et la reine d'Étrurie ; telle est sa certitude qu'il reste roi de Naples et que rien ne peut lui enlever ce caractère que, le 14, le lendemain du jour où il a écrit cette lettre, il envoie à Brune la décoration de son ordre : Mon cher Brune, lui écrit-il, je t'adresse la petite croix de mon ordre que tu as paru désirer ; dans l'état où m'a réduit la fortune-je n'aurais pas osé te l'offrir. Je m'en veux de ne pas avoir pensé que mon grand ordre t'eût été agréable ; je te l'eusse envoyé quand j'étais encore sur le trône.

Tel est son désir d'être reçu en Angleterre que, malgré la réponse négative reçue de Wellington, croyant être plus heureux ailleurs, il a résolu, le 12 juillet, d'adresser son aide de camp le général Rossetti à Lord Exmouth dont la flotte est entrée dans le port de Marseille et qui a établi sir Hudson Lowe pour commander la ville. Rossetti a reçu les instructions suivantes : Demander que le roi soit reçu à bord d'un bâtiment anglais et conduit en Angleterre ; assurance formelle qu'il jouira d'une pleine liberté et de la faculté d'habiter une ville des trois royaumes (Londres excepté). Le roi s'engage à y vivre en simple particulier et avec un très petit nombre de ses amis. Lord Exmouth, que Rossetti peut voir le 13 au matin, consent bien à recevoir le roi à bord d'un des vaisseaux de son escadre, mais sans aucune condition : il demandera les ordres de son gouvernement lorsque le roi sera à son bord. Rossetti répond que, sans l'assurance d'une liberté pleine et entière, le roi ne se livrera pas aux Anglais, que d'ailleurs il a lieu de croire que l'empereur d'Autriche accordera des conditions plus avantageuses.

En effet, le valet de chambre Armand expédié par Coussy, arrive le 14 à Plaisance avec dés dépêches de Fouché, annonçant que l'empereur d'Autriche consent à donner au roi un asile dans ses États, pourvu qu'il abdique et qu'il consente à accepter un titre modeste. Fouché annonce qu'il n'attend que l'autorisation de Murat. pour signer cette convention avec M. de Metternich. Mais telle est l'obstination du roi à ne point abdiquer et à ne point résider en Autriche que, ce même jour, il écrit à Brune : Je te serais obligé si tu voulais m'envoyer l'ordre au contre-amiral Duperré de me donner des moyens de transport pour moi et mes officiers sur un bâtiment de l'État ainsi que tu me l'as promis : cet amiral m'a déclaré qu'il n'attendait que cet ordre pour l'exécuter. Où veut-il aller, sinon en Angleterre ? Au surplus, loin d'accepter le 15, comme on l'a dit, les propositions de l'empereur d'Autriche, c'est à Wellington qu'il écrit : Un prince malheureux, un capitaine qui n'est pas sans renommée, s'adresse avec confiance à un capitaine aussi généreux qu'illustre pour obtenir un asile en Angleterre. Mylord, j'ai perdu le trône de Naples pour avoir voulu être fidèle à mon système de vouloir rester inviolablement, attaché au système de le Grande-Bretagne...

Cette lettre sur laquelle Murat comptait ne fut point remise par Coussy, parce que lorsqu'elle arriva à Paris, Macirone[25] avait reçu de sir Ch. Stuart une note officielle l'informant qu'il était chargé par lord Castlereagh de lui dire que le prince régent ne jugeait pas à propos, pour le moment et par rapport aux circonstances du jour, d'accéder à la demande du roi.

Macirone remit le 17 à Coussy une lettre dans laquelle il rendait compte au roi de ses démarches et demandait de l'argent : Coussy expédia aussitôt Gruchet avec cette lettre et une lettre qu'il écrivait au roi, spécialement sur ses biens restitués.

Mais toutes choses avaient changé : en même temps que à Paris Decazes, préfet de police, ouvrait la guerre contre Fouché, ministre de la Police, à Marseille et dans le midi, le marquis de Rivière appelé par le comité royaliste de Marseille, succédait à Brune et un nommé Martelli fils prenait à Toulon les fonctions de lieutenant provisoire de Police. Ce Martelli s'occupait tout le long de la route de ses fonctions, ce qui le mit, écrit-il, dans le cas de faire arrêter divers personnages, entre autres le sieur Gruchet, aide de camp du général Belliard. Il saisit les dépêches dont Gruchet était porteur qui étaient renfermées dans un tuyau de fer-blanc et dans un étui adroitement caché dans un saucisson de Bologne. Ces lettres étant de Macirone et de Coussy, Decazes fit mettre la main sur eux, perquisitionner à leurs domiciles, enlever leurs papiers. Puis, sans rendre compte au ministre de la Police, il mit les deux hommes au secret. En même temps, le neveu et la nièce de Murat, Bonafous et la duchesse de Corigliano, se rendant à Cahors, étaient arrêtés dans les lignes françaises. Ils étaient dans une voiture de Murat qu'on croyait remplie d'argent. Ils demandèrent eux-mêmes à être fouillés. On ne trouva que peu d'argent, quelques diamants et des reconnaissances de bijoux. Néanmoins, pour plus de sûreté, on expédia Bonafous sur Marseille où, malgré ses réclamations, il fut gardé à vue jusqu'au 6 septembre.

La situation était donc infiniment grave. Brune, de plus en plus indécis, allait céder aux injonctions du marquis de Rivière, arborer le drapeau blanc, proclamer Louis XVIII. Les bandes marseillaises, qu'une escouade déterminée eût mises en fuite, enhardies par leurs massacres et par l'impunité, approchaient de Toulon et une proie telle que Murat eût comblé leur gloire. Murat ne pouvait plus rester à Plaisance ; il dut -d'abord rentrer eu ville, puis chercher asile dans une bastide, à une lieue et demie de Toulon, sur la route d'Antibes.

Pour détourner les chiens, Joliclerc, lieutenant extraordinaire de police à Toulon, qui était un des hommes de Fouché, certes dévoué, intelligent et peu disposé pour les Bourbons[26], annonçait le 29 au ministre que Murat avait quitté le pays le 20 courant. Il avait, dit-il, fait préparer un bâtiment de commerce pour s'embarquer. Il parait cependant, qu'il a pris le chemin des montagnes avec deux personnes seulement. On veut même qu'il ne soit pas très loin de Toulon, attendant une réponse de lord Wellington à qui il avait fait demander un passeport pour se retirer en Angleterre. Sa maison se disperse entièrement. Chacun de ses officiers retourne dans son Rays natal. Le duc della Rocca Romana m'a fait demander des passeports pour Lyon où il en sollicitera de nouveaux de Votre Excellence pour gagner Paris. Il y avait là un fond de vérité : cette demande de passeports se rattachait au projet qu'avaient formé certains des fidèles de Murat de l'entrainer à Roanne par les montagnes pour y attendre les passeports qu'avait offerts Metternich : mais c'était là un parti auquel Murat était, depuis le début, entièrement hostile. Peut-être n'avait-il consenti à se joindre à Rocca Romana, Giuliano et Rossetti qui avaient pris des passeports pour Lyon qu'en vue de se diriger vers Paris avec ses anciens officiers, en se confondant avec leurs gens pour être plus à portée de suivre les démarches près de lord Wellington.

Si fort était son désir d'être accueilli en Angleterre qu'il n'hésita point, le 5 août, dès qu'il apprit qu'un bâtiment marchand allait, avec des passagers, faire voile de Marseille pour le Havre à abandonner l'idée du voyage par les montagnes et à chercher les moyens de s'embarquer. On a dit que, au Havre, il comptait attendre les passeports de Metternich que lui apporterait le marquis de San Giuliano parti en poste pour Paris — mais ce n'était point de Metternich, c'était de Wellington que San Giuliano devait demander la protection : Murat offrait, si on lui accordait un asile en Angleterre, d'envoyer au gouverneur de la place de Gaète, laquelle tenait encore, l'ordre de se rendre.

Les dispositions avaient été prises pour que le roi s'embarquât le 10 au matin sur une barque de pêcheur que son neveu Joseph Bonafous, capitaine de frégate, mènerait en rade au navire sur lequel il prendrait passage : mais, par excès de prudence, son nom n'avait- pas été prononcé ; le capitaine, auquel on n'avait pas voulu se confier, ignorait à qui il avait affaire et l'on avait combiné, pour l'embarquement en rade, des dispositions si compliquées qu'un empêchement devenait bien probable. D'ailleurs, le 9, vers huit heures du matin, le comte de Lardenoy, nommé commandant d'armes à Toulon par Le marquis de Rivière, ayant reçu l'avis qu'on venait de voir entrer le roi Joachim dans une maison près de la mairie, envoya sur-le-champ de la troupe avec un officier supérieur et un commissaire de police pour cerner le local et le fouiller avec le plus grand soin. On ordonna la fermeture des portes de la ville pendant quelques heures ; on fit des perquisitions dans la maison qu'habitait le capitaine de frégate Bonafous-Murat et si les mesures combinées par M. de Lardenoy pour saisir Murat échouèrent, elles empêchèrent Bonafous de prendre la barque et d'aller chercher le roi, si bien que, après avoir attendu plusieurs heures en rade, le navire sur lequel Rocca Romana et Rosetti étaient montés comme simples passagers au même titre que le général Verdier, le général Lesueur et divers officiers de leur état-major fit voile vers le Havre. Il n'y eut là ni trahison ni défection : simplement un contretemps fâcheux mais explicable.

Cependant, le marquis de Rivière qui, en l'an XII, avait dû la vie à la princesse Caroline et qui, à présent, tenait en ses mains l'existence de Murat, ne désirait point qu'on le tuât. Il avait vu assez d'assassinats ; il n'en avait à la vérité réprimé aucun, mais on peut croire qu'il eût volontiers sauvé le maréchal Brune et qu'il ne poussa pas à ce que les crimes s'accomplissent. Il était incapable d'arrêter ni même de diriger le mouvement qui s'était produit sans lui le 25 juin, et dont le 10 juillet seulement il était venu assurer la conduite officielle ; les officiers qu'il avait nommés lui-même, les troupes qu'il avait réunies lui échappaient aussi bien que les paysans qu'il avait insurgés et il se trouvait sans moyens et sans forces devant des désastres dont on ne saurait le rendre tout à fait responsable. On l'a accusé d'avoir promis 48.000 francs de récompense à celui qui livrerait l'ex-roi mort ou vif, de lui avoir tendu un piège en essayant de faire son complice de Joliclerc, puis, sur le refus de celui-ci, de l'avoir destitué ; tout cela est faux. C'est à bon droit que dans des Mémoires posthumes publiés sous son nom on a allégué le contraire.

Joliclerc écrit le 14 août au duc d'Otrante : L'autorité militaire a continué à rechercher ici avec beaucoup d'activité le roi Murat. On a fouillé plusieurs maisons dans la ville et dans la campagne. Des gens zélés dans plusieurs communes rurales ont aussi fait des démarches et des courses à cette occasion, de sorte que si ce personnage était trouvé par de pareils rassemblements, je ne sais pas trop ce qui en arriverait !

Joliclerc alla donc  trouver M. de Rivière ; il l'entretint de la situation et reçut de lui une commission dont il lui rend compte en ces termes : Conformément aux ordres de Votre Excellence, j'ai dit à M. Murat, capitaine de frégate, neveu du roi Joachim que si ce prince était encore dans les environs, l'autorité supérieure lui offrait un sauf-conduit et une escorte pour qu'il pût gagner en toute sûreté ou un vaisseau de guerre anglais ou l'armée autrichienne à son choix ; qu'il aurait à cet égard des garanties écrites s'il le désirait ; que dans le premier cas, on lui trouverait un bâtiment convenable, etc. Le neveu m'a déclaré qu'il croyait son oncle parti par mer depuis le 22 juillet, que cependant il irait aux informations et me ferait une réponse positive sous peu de jours : ce qui me confirme dans l'idée que j'avais que, si ce personnage ne s'est pas embarqué, il doit être retiré quelque part dans nos montagnes. Ne jugeriez-vous pas convenable, Monseigneur, de m'envoyer de suite ou à M. le comte de Lardenoy, le sauf-conduit en question pour qu'à l'instant même où l'on me rendra réponse, nous puissions mettre à exécution ce qui aura été convenu. Je suis persuadé que ce prince, s'il est ici, préférera de se rendre aux Anglais, s'attendant bien cependant qu'ils le conduiront à Trieste auprès de sa famille comme feraient les Autrichiens, mais il voyagera d'une manière moins désagréable par mer qu'il ne le ferait sous forte escorte par terre. Il faudrait avoir un ordre pour que la marine fournit un bâtiment. Vous aurez la bonté, Monseigneur, de me donner vos instructions que j'exécuterai ponctuellement. J'accompagnerai même le personnage jusqu'à son arrivée au premier vaisseau anglais, si vous le croyez utile, et je retiendrai alors le sauf-conduit pour vous le rapporter. En un mot, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour remplir vos intentions.

Mais Joliclerc ne put rien obtenir : Le roi Joachim qui parait réellement caché dans nos environs, écrit-il le 16 août, à Fouché, ne m'a fait encore aucune réponse positive aux propositions qui lui ont été portées de la part de M. le marquis de Rivière. Ce prince hésite et se fera arrêter ! On a été déjà plusieurs fois sur ses traces.

Point de réponse ; et le 17, Joliclerc est destitué, le 17, M. de Rivière nominé pair de France est rappelé à Paris. Depuis le 10, où ne voyant point arriver son neveu, Murat a vainement tenté de rejoindre le navire qui devait l'attendre en rade, il erre par la montagne, abandonné par son valet de chambre Leblanc, parti à 'Foulon sous un prétexte avec l'argent qui lui avait été confié. Après quelques nuits passées dans la maison de M. Marrani, avocat, auquel sans le connaître il avait demandé l'hospitalité et qui, pour ce crime, fut mis sous la surveillance de la police, il s'est hasardé jusqu'à Plaisance ; il a pu faire prévenir son neveu Bonafous-Murat, qui, surveillé lui-même, a apporté quelque argent et des provisions. Il passe les nuits à Plaisance chez la jardinière, erre le jour dans la montagne, échappant par des coups de chance aux bandes qui le cherchent.

Fourbu, exténué, tel un cerf aux abois, le malheureux n'avait plus d'espoir que dans un improbable retour de la fortune. II vint. Des braves gens se rencontrèrent qui, mis par Bonafous-Murat au courant de la situation, se proposèrent pour le mener en Corse, ou du moins pour le conduire en mer sur le passage du bateau-poste qui en faisait le service : c'étaient Donadieu et Langlade,  anciens officiers de marine et Blancard, ancien employé à la suite des Armées d'Espagne. Bonafous-Murat, pour détourner les espions, devait faire un tour dans la montagne et, s'il pouvait, rejoindre à la plage.

En erse, Murat se croyait assuré de trouver un asile près des officiers en grand nombre qui avaient servi dans son armée. D'ailleurs, la Corse était à peine soumise à Louis XVIII et les éléments d'opposition au nouveau régime étaient encore en possession de l'autorité, au moins dans l'ancien département du Liamone.

Ce fut une terrible traversée. Bonafous n'ayant pu rejoindre à temps, et le péril devenant de plus en plus pressant, Donadieu, Langlade et Blanchard s'étaient décidés le 23 à partir avec le roi sur le petit bateau à voile qu'ils s'étaient procuré ; vers sept heures du soir, le vent étant plus que bon frais, ils étaient presque en perdition à treize lieues environ de l'île d'Hyères (sic) lorsqu'ils rencontrèrent le bateau de correspondance commandé par le capitaine Michel Bonelli ; ils crièrent à toute voix : Sauvez-nous la vie ! Sauvez-nous la vie ! Par pitié, Bonelli les recueillit. Ils se dirent tous officiers de marine fuyant les persécutions et les assassinats ; sur la balancelle, se trouvaient le sénateur Casabianca, le capitaine Oletta, un neveu de Baciocchi, Rossi et un cousin du chic de Padoue Boério. A l'arrivée à Bastia, Murat, après s'être simplement rafraîchi, partit pour Vescovato où, parait-il, nul ne l'attendait. Environ vers midi, un voyageur, l'ancien roi de Naples, demanda asile à la maison du maire Colonna Ceccaldi, pour se reposer d'un voyage en mer qui l'avait beaucoup fatigué. Colonna Ceccaldi, en fidèle serviteur de S. M. T.-C. s'empressa de faire part au colonel Verrier, commandant par intérim, de cette arrivée inattendue et Verrier se hâta de détacher le commandant Galloni d'Istria, fougueux ennemi des bonapartistes, pour appréhender Murat. Mais aussitôt que les officiers à demi-solde et les officiers du service napolitain avaient appris la présence de Mural, ils étaient accourus au Vescovato et s'étaient mis à ses ordres. Le général Franceschetti, gendre de Colonna Ceccaldi, s'était institué leur chef, en même temps qu'il s'établissait comme le grand maréchal, l'aide de camp et le conseiller intime du roi. Lorsque Galloni, servant de guide à des détachements anglo-siciliens, se mit en 'marche, les patriotes étaient en tel nombre qu'il renonça à attaquer et se retira sur Bastia. Toutefois la position n'était pas sûre ; le roi, que hantait le souvenir du retour de l'ile d'Elbe et qui ne cloutait pas qu'il n'égalât au moins son beau-frère, avait une fois de plus Chang ses projets et sans qu'on puisse attribuer à quelque influence qu'on connaisse celui qu'il avait à présent conçu il avait déjà commencé des préparatifs et engagé des dépenses en vue d'une expédition sur Naples, que désapprouvaient tous ceux qui lui portaient intérêt ; les navires qu'il attendait de Bastia furent saisis par ordre du colonel Verrier et d'un jour à l'autre, dans cette partie de la Corse où les Anglais avaient tant de pensionnaires, de serviteurs et d'amis, Murat pouvait être arrêté, peut-être massacré. Sur les instances de Poli, le gendre de la nourrice de l'Empereur, il quitta cette maison de Vescovato dont l'hospitalité devait être si chèrement comptée à la reine Caroline, et, en traversant la Corse presque entière, il arriva à Ajaccio où l'attendait une entrée triomphale. Toutefois les parents des Bonaparte se tinrent à l'écart ; ils se souvenaient du rôle que Murat avait joué l'année précédente et n'avaient point pardonné. Les autorités civiles et militaires s'étant retirées dans la citadelle, Murat, maitre de la ville, s'occupa de réaliser son dessein, même par dés mesures violentes, telles que l'embargo sur les navires qui se trouvaient dans le port. Son but était marqué, sa résolution fixée. Mais n'eût-il pas pu encore échapper à son destin ?

Avant de quitter la France, le 22 août, il avait écrit à Fouché une lettre qu'il data du fond de ma ténébreuse retraite. Il y disait que le bâtiment sur lequel il avait eu l'intention de s'embarquer pour le Havre avait été forcé de mettre à la voile sans lui, emportant ses gens, son argent et ses effets et qu'il était resté à terre sans avoir mine de quoi changer de linge ; il se plaignait de n'avoir pas reçu de réponse à ses lettres, accusait Talleyrand, déplorait l'arrestation de Coussy et de Macirone, informait le duc d'Otrante des persécutions et des dangers auxquels il était exposé, lui annonçait que, pour éviter les assassins qui étaient nuit et jour à sa poursuite, il se déterminait à passer en Corse sur une barque non pontée ; il priait Fouché d'user de toute son influence auprès des Alliés pour obtenir qu'on lui envoyât sans perdre de temps une personne autorisée à recevoir son adhésion à la décision qu'ils auraient prise à son égard, décision qu'il attendrait en Corse.

Fouché n'avait pas besoin que le roi excitât son zèle et il n'avait point même hésité à se compromettre en sa faveur. Gruchet, Coussy et Macirone étaient au secret depuis quinze jours par ordre de Decazes, lorsque le 6 août le ministre de la Police apprit l'arrestation de ce Macirone par ce billet de sir Ch. Stuart : Monsieur le duc, quoique je ne désire aucunement intervenir dans une affaire qui me parait absolument du ressort de l'autorité du pays, j'ose prier Votre Excellence de me faire savoir si elle a connaissance de l'arrestation d'un individu nommé Macirone. Sur l'heure, Fouché demanda un rapport à Decazes, ordonna la mise en liberté de Macirone et informa Stuart de cette décision. Dans le rapport sommaire que Decazes lui remit le même jour, le préfet de police avouait l'arrestation de Coussy et celle de Gruchet. Le 8, sur de nouveaux ordres du ministre, il entra dans plus de détails, résuma les interrogatoires et les pièces saisies : elles prouvaient simplement l'intention où était Murat de demander un asile en Angleterre, mais certaines pièces, telles l'arrêté de la Commission provisoire, les lettres de Coussy et même celles de Murat étaient de nature à compromettre Fouché et Decazes y insista. Decazes conclut à ce que les sieurs Macirone et Decoussy contre qui de suffisantes preuves en matière de délit n'avaient pu être obtenues pour être traduits en cours de justice, réglées, fussent détenus par raison de sûreté et de prudence jusqu'au moment où Murat aurait quitté le royaume.

Le duc d'Otrante écrivit de sa main : L'ex-roi de Naples est embarqué depuis vingt jours et il ordonna la mise en liberté de Macirone, de Coussy et de Gruchet. Néanmoins, Decazes obtint que les deux derniers seraient places sous surveillance hors Paris.

C'est sous l'inspiration de Fouché qu'agit Joliclerc ; c'est Fouché qui ordonne la mise en liberté de Bonafous ; c'est Fouché qui, sur des bruits que Murat s'est réfugié dans les environs de Nantua, écrit, le 16 août, au préfet de l'Ain, l'invitant à employer des moyens sûrs et discrets pour découvrir si ce prince fugitif a réellement choisi ce lieu pour sa retraite et qui ajoute de sa main si l'ex-roi de Naples est dans votre département vous lui donnerez un passeport pour l'Autriche ; enfin, aussitôt qu'il reçoit, le 26 août, une lettre que Murat a dû lui écrire vers le 10, c'est-à-dire après l'échec de sa tentative d'embarquement, il lui écrit : Je m'empresse de vous envoyer les fonds nécessaires et un passeport du prince Metternich pour que vous puissiez vous rendre en Autriche où votre famille est déjà établie. Je vous invite à quitter promptement la France et à prendre la route de Trieste. Je ne puis vous donner d'autres conseils aujourd'hui due celui d'une résignation complète à votre position. Le malheur a souvent des résultats heureux. Vous trouverez dans une vie privée le repos dont vous ne pouviez jouir sur le trône... Croyez-en celui qui connaît les illusions humaines et qui ne cessera de prendre intérêt à vous quels que soient votre destinée et votre éloignement.

Le 27 la question a été portée devant la conférence des Quatre cours ; le sort de Murat a été réglé ainsi que celui des autres Napoléonides. A l'égard de Murat et de sa famille le gouvernement autrichien a fait connaître qu'il leur donnerait asile sous la condition convenue. Par suite, les démarches que tentait Macirone sur l'arrivée de Giuliano apportant la nouvelle d'ailleurs fausse de l'embarquement pour le Havre, ne pouvaient aboutir. Il ne s'agissait plus, pour Fouché, connue pour Macirone et même pour Metternich, que de décider Murat à quitter la Corse pour l'Autriche et à abandonner ses projets de retraite en Angleterre.

A cela tout le monde s'emploie. Le 29, Macirone écrit au prince de Metternich : D'après la conversation que j'ai eu l'honneur d'avoir avec Votre Altesse, je me suis concerté avec M. le duc d'Otrante pour ce qui concerne le maréchal Murat et ce ministre est d'avis, ainsi que moi-même, qu'il serait nécessaire que Votre Altesse eût la complaisance de me fournir une lettre officielle pour le maréchal Murat, par laquelle Votre Altesse le rassurera sur sa liberté personnelle et sur la conduite généreuse et libérale que Sa Majesté Impériale et Royale se propose de tenir à son égard. Aussitôt que j'aurai pu rejoindre le maréchal Mural, j'en instruirai M. le duc d'Otrante qui, de suite, donnera les renseignements nécessaires à l'officier autrichien qui sera chargé de l'accompagner dans les États de Sa Majesté Impériale et Royale.

Le 1er septembre, Macirone reçoit du prince de Metternich une déclaration ainsi conçue : M. Macirone est autorisé par les présentes à prévenir le roi Joachim que S. M. l'empereur d'Autriche lui accordera un asile dans ses États sous les conditions suivantes :

I. Le roi prendra un nom de particulier. La reine ayant pris celui de comtesse de Lipona, on le propose également au roi ;

II. Il sera libre au roi de choisir une ville de la Bohême, de la Moravie ou de la Haute Autriche, pour y fixer son séjour. S'il voulait se fixer à la campagne, cela ne souffrirait point de difficulté dans ces mêmes provinces ;

III. Le roi engagera sas parole vis-à-vis de S. M. I. et R. qu'il ne quittera pas les États autrichiens sans le consentement exprès de Sadite Majesté et qu'il vivra dans l'attitude d'un particulier de marque, mais soumis aux lois en vigueur dans les États autrichiens.

En foi de quoi et pour qu'il en soit fait l'usage convenable, le soussigné a eu l'ordre de l'empereur de signer Fa présente déclaration.

Donné à Paris le ter septembre 1815.

Signé : METTERNICH.

D'après la lettre qu'il avait écrite à Metternich le 29 août, Macirone avait reçu les instructions du duc d'Otrante pour partir le surlendemain : il ne quitta Paris que le 10 septembre. Il allègue que ayant appris par la lettre adressée à Fouché par le roi qu'il était dépourvu d'effets et de domestiques, il avait cru de son devoir de lui fournir les uns et les autres ; qu'il avait découvert que deux de ses anciens valets de chambre, dont les femmes étaient encore au service de la reine, se trouvaient à Paris ; qu'il les engagea à rejoindre le roi et qu'il se consulte à ce sujet avec le ministre de la police français ; lequel arrêta qu'ils partiraient avec lui -comme ses domestiques[27].

Quels qu'aient été les motifs de ce retard, il eut les plus graves conséquences. Parti le 10, de Paris, avec un passeport de Fouché à son nom, des lettres de Metternich pour le comte Stahremberg commandant l'armée autrichienne du Midi de la France, des passeports pour Trieste au nom du comte de Lipona signés de Metternich, de Schwarzenberg et de sir Ch. Stuart, Macirone arriva le 14 à Toulon, y resta plusieurs jours attendant une occasion, écrivit le 18 à Fouché qu'il allait s'embarquer, partit le 20 sur un petit bâtiment qui le conduisit à Calvi d'où il expédia un émissaire au roi, reprit la nier et arriva le 25 à Bastia. Il y trouva la frégate anglaise The Meander, commandant Bastard, avec une division de cinq chaloupes canonnières. Le capitaine Bastard lui apprit que The Meander était arrivé de Livourne depuis quelques jours, ayant à son bord un officier anglais, aide de camp du commandant anglais à Gênes, apportant à M. Murat une sommation d'avoir à se livrer aux mains de cet officier sous peine d'un traitement rigoureux ; que, reçu par le roi qui lui avait demandé quelles garanties lui seraient offertes, il avait répondu qu'il avait seulement l'ordre de sommer M. Murat, au nom des souverains alliés, de se livrer à Son Excellence le commandant de Gènes. Cette démarche avait été réitérée le 24 par le colonel Verrier, commandant provisoire de la Corse et le capitaine Bastard, commissionné par lord Burghersh, lesquels avaient rédigé une sommation au nom des souverains alliés et de Son Excellence lord Burghersh pour que M. Murat eût à se rendre[28] à Bastia ou à bord de la frégate. Bastard était sur le point d'expédier devant Ajaccio ses chaloupes canonnières pour enlever les gondoles que Murat avait frétées et avec lesquelles on craignait qu'il ne voulût faire une descente dans le royaume de Naples.

Macirone partit en hâte pour rejoindre le roi qui l'attendait à Ajaccio.

Quels qu'eussent été les desseins de Murat depuis son débarquement en Corse — et ils semblent avoir été divers et fugitifs, portés tantôt sur l'ile d'Elbe, tantôt et plus ardemment sur Naples : qu'elles qu'aient été les espérances qu'eussent fait naitre dans son esprit les mouvements et même les soulèvements des Corses, les messages qu'il avait reçus de quelques Napolitains, les uns peut-être sincères, les autres vraisemblablement provocateurs, il s'était arrêté à présent à un débarquement qui lui semblait devoir être triomphal — tel que celui de Napoléon sur les côtes de Provence. Sa proclamation au peuple napolitain était imprimée, les dispositions étaient prises, les hommes étaient réunis, les barques étaient prêtes à lever l'ancre, pouvait-il revenir en arrière, accepter les propositions que Macirone lui apportait ? l'amour conjugal et paternel pouvait-il l'emporter sur l'ambition de faire quelque chose d'extraordinaire et de reconquérir son royaume ?

Peut-être, si Macirone était arrivé quinze jours plus tôt, car Murat eût trouvé alors dans la déclaration du prince de Metternich qu'on ne lui demandait point d'abdiquer, qu'il restait roi, qu'il serait traité comme tel, qu'on lui demandait seulement de prendre un nom qui, sans altérer son caractère royal, en le reconnaissant meule à des égards — Lipona c'est Napoli — lui assurait un demi-incognito ; il pu avant qu'on eût réuni autour de lui ces bandes dont l'enthousiasme lui faisait illusion ; avant que la sommation de Verrier et de Bastard l'eût convaincu qu'en Angleterre, à Gênes ou en Autriche, c'était une prison qui l'attendait. Il était roi, il voulait vivre ou mourir en roi. La guerre par lui faite à l'Autriche et à l'Angleterre et qui l'avait forcé de se réfugier en Corse ne l'avait pas dépouillé de son titre de roi reconnu par toute l'Europe ; les rois qui font la guerre pour un territoire ne mettent pas en question leurs titres respectifs aux couronnes qu'ils ont portées et ne cessent pas de se considérer comme sacrés ; quand il arrive que, par le sort de la guerre, un roi est chassé de sa capitale il a le droit d'y retourner s'il en a les moyens ; enfin il n'avait pas abdiqué. Il était trop tard et le sort était jeté. A la lettre que Macirone lui avait écrite et qu'il lui remit en personne, il répondit par deux lettres : dans l'une ostensible et écrite pour dépister des espions qu'on lui a signalés il accepte le passeport et déclare qu'il compte s'en servir pour se rendre à la destination qui est fixée, se réservant à l'époque où il serait réuni à sa famille de traiter des conditions que S. M. I. et R. impose à l'offre d'un asile en Autriche ; il décline en même temps l'offre que lui a faite le commandant Bastard, vu la sommation peu mesurée qui lui a été adressée par ce capitaine de frégate, et il annonce vouloir se rendre à sa destination par ses propres moyens. L'autre lettre est un véritable manifeste adressé à Monsieur Macirone, envoyé des puissances alliées auprès du roi Joachim. Il y résume ses malheurs, il y accuse — injustement — le marquis de Rivière, il refuse les propositions des alliés : Je n'accepterai point, dit-il, les conditions que vous êtes chargé de m'offrir. Je n'y vois qu'une abdication pure et simple, sous la seule condition qu'on me permettra de vivre, mais dans une éternelle captivité, soumis à l'action arbitraire des lois sous un gouvernement despotique. Où est ici la modération ? la justice ? Y voit-on les égards dus à un monarque malheureux qui a été formellement reconnu par toute l'Europe et qui, dans un moment bien critique, a décidé la campagne de 1814 en faveur de ces mêmes puissances qui maintenant, contre leurs propres intérêts, l'accablent du poids excessif de leurs persécutions !

Et il reprend l'histoire de sa campagne de 1815, il expose les causes de la défaite de sa belle armée. Il n'existe point à cette heure, dit-il, un individu de cette armée qui n'ait reconnu son erreur, je pars pour les rejoindre. Ils brûlent du désir de me voir à leur tête. Ils m'ont conservé toutes leurs affections de même que chaque classe de mes bien-aimés sujets. Je n'ai point abdiqué. J'ai le droit de reprendre mon royaume, si Dieu m'en donne la force et les moyens...

Et il termine en disant : Vous ne sauriez mettre aucun obstacle à mon départ quand même vous en auriez envie. Lorsqu'on vous remettra cette lettre, j'aurai déjà fait bon chemin vers ma destination. Ou je réussirai, ou je terminerai mes malheurs avec ma vie. J'ai bravé mille et mille fois la mort en combattant pour ma patri, ne me serait-il pas permis de la braver une fois de plus pour moi-même ?

Dans la nuit du 28 septembre, Murat fait voile pour la Calabre emmenant sur cinq gondoles et une felouque environ deux cents hommes. Il est conduit par le marin qui dirige sa gondole vers un guet-apens savamment organisé. Le Barbara, corsaire maltais, doit le livrer à un point désigné, où l'attend un capitaine de gendarmes ayant en poche sa récompense. Abandonné par les uns, trahi par d'autres, jeté le 3 octobre par un coup de désespoir sur la plage du Pizzo au moment où, la raison prenant le dessus, il veut se diriger sur Trieste ; repoussé de la ville, qui s'est vidée devant lui ; courant avec ses quelques compagnons vers Monteleone qu'on lui dit favorable ; poursuivi par les paysans et par la populace ; parlementant avec le chef de la bande apostée pour le saisir, lui échappant, cerné de nouveau, arraché à ses ennemis, précipité d'une course folle vers la mer, s'épuisant à mettre à flot une barque ensablée — qui l'eût conduit où ? la gondole ayant pris le large — rejoint par la foule furieuse, frappé à coups de crosse, à coups de pied, à coups de poing, à coups de bâton, visé par des pierres, des souliers, des crachats, tiré par les cheveux et les moustaches, il n'est point achevé parce qu'un Espagnol nommé Alcalà, régisseur du duc de l'Infantado, s'interpose : c'est pour le remettre au gendarme Trentacapilli ; c'est pour qu'on l'enferme avec ses vingt-sept compagnons, dont huit grièvement blessés, dans une étable à porcs ; et puis ce sont les soins généreux d'Alcalà, l'arrivée du général Nunziante, l'illusion qu'a Murat que sa tête est sacrée, qu'il est roi, peut s'accommoder avec Ferdinand, qu'en tous cas sa vie sera sauve ; et puis l'ordre envoyé par le Bourbon de réunir une commission militaire et la mort tout à l'heure. D'une main qui n'a point tremblé, Murat trace ses adieux à sa femme et à ses enfants. Montrez-vous au monde dignes de moi, leur dit-il. Je vous laisse sans royaume et sans biens au milieu de mes nombreux ennemis ; montrez-vous  supérieurs à l'infortune ; pensez à ce que vous êtes et ce que vous avez été et Dieu vous bénisse ! Ne maudissez pas ma mémoire. Je déclare que ma plus grande peine dans les derniers moments de nia vie est de mourir loin de mes enfants. Face aux fusils il commande le feu, tel à Paris son camarade Ney. Six balles dans le corps, une dans la tête ; une bière de bois blanc dont les planches s'écartent, la fosse commune !

 

 

 



[1] J'ai traité en détail cette partie d'histoire au premier chapitre du livre Napoléon à Sainte-Hélène. Je ne pourrais que répéter, au point de vue des faits, ce que j'ai dit dans ce livre. Mais la connaissance de l'ensemble est aussi nécessaire que l'appréciation du milieu pour la suite du récit.

[2] Peyrusse dit le 28 : le mémoire publié en 1817 lors du procès entre la Liste civile et les sieurs Baraudon dit le 21.

[3] J'ai raconté d'après des documents inédits l'histoire de ces Lettres des Souverains à Napoléon (Autour de Sainte-Hélène, t. II, p. 177 à 214). Je me permets d'y renvoyer le lecteur. Toutefois je dois y ajouter que, depuis lors, j'ai eu connaissance, que, sauf les lettres de l'empereur Alexandre, rachetées par lui, toutes les autres sont rentrées en possession de l'empereur Napoléon III.

[4] Ou, comme on verra, sous le nom de chevalier Cassalis.

[5] Il parait bien extraordinaire que dans le Palais-Royal meublé des meubles du duc d'Orléans et du mobilier de la Couronne, Lucien du 23 mai au 25 juin, ait dépensé 250.000 francs. Il écrira en 1831 : Après Waterloo, les Bourbons s'emparèrent de tout ce qui était chez moi (au Palais-Royal), 100.000 francs de linge, autant de vaisselle, 50.000 francs de chevaux et de voitures. Remarquer, pour ce dernier chiffre, que, le 26 mai ; il avait reçu en don, des Ecuries de l'Empereur, vingt chevaux d'attelage.

[6] Par suite, nul des descendants de Lucien ne peut prendre correctement une qualification qui appartient exclusivement aux descendants de souverains et aux princes appelés dans la ligue successorale à l'éventualité de l'hérédité.

[7] Il veut dire débiteur, mais on ne saurait changer un mot de cette pièce publiée, pour la première fois, d'après l'original.

[8] L'annotation est presque illisible. Elle n'est pas de la main de Fouché, mais d'un autre. Blacas ou Vitrolles ?

[9] De là il était parti pour engager, par Flahaut, avec Craufurd, une sorte de négociation, pour tenter du moins de faire passer des propositions au ministère anglais.

[10] Nul annaliste local n'en fait mention et la plupart des journaux : Aristarque, Indépendant, Journal de Paris, Journal des Débats, Gazette de France sont muets.

[11] C'est le commandant français de la gendarmerie de Ferney qui, accompagné du maire vaudois de Prégny, fait cette perquisition.

[12] M. Pourtalès, que l'Empereur avait fait comte, fut par la suite Grand-Maître des cérémonies du roi de Prusse ; il a fait souche de Prussiens.

[13] Cette date est formelle et contredit les rapports de police qui donnent, pour l'arrivée à Paris, la date du 17.

[14] Je crois bien que ce Descamps doit être Guillaume Descamps le peintre de Murat qu'Abbatucci avait rencontré à Naples. Je l'ai connu dans mon enfance, il aimait conter des histoires, mais elles étaient si belles que je ne faisais point la part de la vérité. Il n'est mort qu'en 1858.

[15] La partie entre crochets est biffée sur la minute par Talleyrand qui y a substitué de sa main la phrase qui suit.

[16] Il y a cette version publiée par Schlossberger, II, 219, d'après la communication faite au comte Gallatin, ministre de Wurtemberg à Carlsruhe, par le baron de Berckheim, ministre du grand-duc, auquel elle a été envoyée par le général commandant en chef à Colmar — et il y a la version plus brève donnée par Eugène Forgues (Le dossier secret de Fouché, p. 56, note), où les deux derniers paragraphes sont omis, mais où se trouve l'annotation essentielle de Vitrolles.

[17] Il aurait là quelque chose d'inexplicable sans une lettre de Vitrolles au chef d'état-major de Wellington en date du 21 juillet. Depuis plusieurs jours le service des dépêches est interrompu parce que les troupes alliées ont brûlé les deux premières stations après Paris sur la route de Lyon et que, dans quelques autres parties de la France, elles renversent ces machines et s'opposent au rétablissement de celles endommagées.

[18] Exacts sur certains points que je recoupe par le journal du chevalier Abbatucci, les rapports de police, les lettres de Fabien, les Mémoires du roi Jérôme, VII, 137 et suiv., renferment un certain nombre d'inexactitudes dont une importe. Le rédacteur a admis ce récit légendaire. Arrivé au pont de Kehl et quand il eut fait un pas au delà de la frontière, Jérôme aperçut un officier de gendarmerie français qui, se découvrant, lui dit : J'avais ordre d'arrêter Votre Majesté. Je rendrai compte au ministre de la Police que j'allais le faire au moment où elle a mis le pied sur le territoire allemand. Je souhaite au roi un bon voyage et plus de bonheur qu'il n'en laisse en France après lui.

Jérôme n'a point passé le Rhin à Kehl mais au fort Louis.

L'ordre d'arrestation, ainsi qu'il est constaté par le sous-préfet de Strasbourg, faisant fonction de préfet du Bas-Rhin, bagou Maximilien de Reinach, n'est parvenu que le 21 à 2 heures et demie et une information a été ouverte aussitôt.

Si Jérôme fut sauvé ce fut par un concours de circonstances auxquelles Fouché s'était assurément prêté, mais jusqu'au point où il pouvait être compromis.

[19] Famille Bonaparte ; car pour la famille royale les lettres du roi de Wurtemberg prouvent que Catherine en vit divers membres.

[20] L'assassinat de Brune est du 3 août. L'assassinat de Ramel du 17. Les massacres ont commencé partout dans le Midi, mais on a fait le silence.

[21] Un rapport de police adressé le 26 mai au ministre de la Police par un nommé Barrot, son agent à Eliwangen, porte : Il y a quelques jours que le roi, la reine et la princesse royale eurent à Gemund à sept lieues d'Ellwangen une entrevue avec la princesse Catherine, Jérôme n'y fut pas. Dans la correspondance nulle mention d'une entrevue avec le roi, mais cette note peut situer l'entrevue avec le prince royal.

[22] Le récit détaillé des événements auxquels Murat a été mêlé à Toulon et eu Corse exigerait pour atteindre la précision que me permettrait l'acquisition successive des papiers de Mercey, de Franceschelti, de Galvani, de Galloni, de Costa, etc., des développements qui ne sauraient trouver place ici et que je réserve pour une étude particulière. Je me restreindrai donc, aux rapports de Murat avec l'Empereur, é l'essentiel des relations entre Murat et Fouché et au précis de ses aventures.

[23] T. XI, p. 273.

[24] Sauf sur certaines dates où je ne puis admettre les assertions de Macirone (Memoirs et Interesting facts, etc.), et où je le corrige, j'ai recoupé ses dires par les Archives anglaises, les Letters and Dispatches of Wellington et les Papers of Castlereagh. Cela permet une confiance que je n'éprouvais pas d'abord, et des rectifications qui sont nécessaires.

[25] Macirone dit avoir appris à Toulon que lorsque la nouvelle de la Restauration y fut connue, Murat aurait écrit aux magistrats du département pour les assurer qu'il serait le dernier à troubler la tranquillité publique ; qu'il ne demandait que la faveur de rester en sûreté où il était jusqu'à ce qu'on connût la décision des Alliés sur son sort. Il aurait joint une lettre pour le roi de France dans laquelle il invoquait la générosité et la magnanimité d'un ennemi vainqueur.

[26] M. Léonce Grasilier a donné sur ce policier de premier ordre une excellente notice (Seizième assemblée générale de la Société d'histoire contemporaine, p. 40).

[27] On lit à ce sujet dans un rapport de date postérieure adressé à Decazes et inculpant bien plus Fouché que Macirone : On a supposé avec raison que Murat en acceptant deux valets cédés par Macirone qui, voyageant sans faste, ne devait pas en avoir à céder, acceptait effectivement 200.000 francs dont on a la preuve certaine que la remise fut faite par l'entremise d'un agent qu'on ne trouve nulle part, si ce n'est dans Macirone ; on a observé avec justesse que les deux valets qui ne se retrouvent nulle part que sous la main du dur d'Otrante, s'ils indiquent leur origine ne font pas connaître aussi positivement leurs qualités, noms et prénoms.

[28] Le colonel Verrier écrit le 2 octobre au ministre de la Guerre : Nous nous décidâmes, M. Bastard, capitaine, commandant la frégate de S. M. B. le Meander mouillée en rade de Bastia et moi à sommer l'ex-roi de se rendre dans la ville de Bastia ou à bord de la frégate pour y attendre les passeports qu'il avait demandés ou jusqu'à ce qu'il soit statué sur son sort par la France et les puissances alliées.