NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME XI. — 1815

 

XXXVII. — LA FAMILLE À PARIS.

 

 

Mars-Juin 1815.

HORTENSE aux Tuileries le 20 mars avec Julie. — JOSEPH. — LUCIEN. — JÉRÔME. — MADAME. — PAULINE, qui a pris peur, s'embarque avec les dames Lebel sur un petit bâtiment. — MADAME pensait à la rejoindre. — FESCH. — MADAME, JÉRÔME ET FESCH.

 

Le 20 mars, les deux reines étaient aux Tuileries attendant l'Empereur. Mme D'Arjuzon accompagnait celle qui n'allait plus être que la Princesse Hortense. Elles faillirent être étouffées lorsque, à 8 heures du soir, l'Empereur arriva et que Julie, en deuil de sa mère, Hortense, qui pour la circonstance avait repris le deuil de la sienne, s'avancèrent au-devant de lui pour le recevoir. Elles se retirèrent dans un salon où l'on vint les chercher. Il les embrassa assez froidement. Il demanda à la reine Hortense où étaient ses enfants : Vous avez placé mes neveux dans une mauvaise position, au milieu de mes ennemis : voilà ce qu'elle eut d'abord. Il les quitta alors ; elles attendirent indéfiniment qu'il revînt et, à minuit, prirent le parti de se retirer. En rentrant à son- hôtel, Hortense trouva Soulange-Bodin, l'homme de confiance du prince Eugène, qui lui demanda d'écrire à son frère. Hortense, assure-t-on, était tout endormie lorsqu'elle écrivit cette lettre de si grande conséquence : Mon cher Eugène, un enthousiasme dont tu n'as aucune idée ramène l'Empereur en France. Je viens de le voir. Il m'a reçue très froidement. Je pense qu'il désapprouve mon séjour ici. Il m'a dit qu'il comptait sur toi et qu'il t'avait écrit de Lyon. Mon Dieu ! pourvu que nous n'ayons pas la guerre ! Elle ne viendra pas, j'espère, de l'empereur de Russie. Il la désapprouvait tellement ! Ah parle-lui pour la paix ! Use de ton influence près de lui. C'est un besoin pour l'humanité. J'espère que je vais bientôt te revoir. J'ai été obligée de me cacher pendant douze jours parce qu'on avait fait courir mille bruits sur Moi. Adieu, je suis morte de fatigue[1].

En vérité, cette lettre, si elle est telle, n'était guère criminelle et pourtant elle amena de terribles orages. Eugène ne se trouvait point à la fête donnée dans les appartements de l'impératrice Maria-Ludovica où l'on apprit le débarquement  de Napoléon. Son absence parut un signe d'intelligence ; son hôtel fut cerné par les agents de police et l'on pensa à l'arrêter. Le Congrès se réunit la même nuit et l'on prit des mesures. De là allait sortir cette déclaration rédigée, dit-on, par Talleyrand, où le grand chambellan de France prononçait contre l'Empereur l'excommunication majeure et la mise au ban de l'Europe. Alexandre, ce soir-là, justifia Eugène et parvint à le sauver.

Mais voici qu'un piqueur français de la princesse Auguste, venu en congé à Paris et retournant à Munich, est arrêté à Stuttgard. Il est interrogé, fouillé, trouvé porteur de lettres de France à l'adresse du prince Eugène. Cas de lèse-majesté : correspondre avec Paris ! On conduit le piqueur de Stuttgard à Vienne. Le Congrès assemblé ouvre les lettres : il y en a une — celle-ci, d'Hortense il y en a de l'intendant, de Darnay, de Soulange Bodin, de Lavallette. On y parle des événements, et même de l'Empereur, et de l'enthousiasme qu'a soulevé sa rentrée, point que le prince y ait participé en quoi que ce soit, et il en eût été fort empêché. Probablement, et quoi qu'on n'en ait point parlé, se trouve-t-il une lettre d'Hortense à sa belle-sœur l'impératrice Marie-Louise, écrite par ordre de Napoléon et on la reine lui propose que le prince Eugène la ramène à Paris. C'est vraisemblablement cette lettre qui déchaîne la tempête.

Quelques ministres s'écrièrent que le prince Eugène était le complice du retour de l'usurpateur. Bientôt des premières voix trouvèrent des échos au point que l'empereur Alexandre fut pour ainsi dire critiqué en pleine séance, de ses intimités avec un prince qui le trompait, dit-on, qui entretenait ainsi des correspondances clandestines avec les amis et les partisans de l'homme mis au ban de l'Europe. Lé lendemain, Alexandre envoya à Eugène son aide de camp Czernitcheff, qui lui remit toutes les lettres décachetées dont le Congrès avait gardé des copies et qui lui annonça que, après ce qui s'était passé dans le sein du Congrès, l'empereur se trouvait obligé, par égard et même par devoir envers ses alliés, de cesser ses communications avec lui. Le bruit courut à Vienne que le prince et toute sa maison allaient être envoyés dans une forteresse de Hongrie ou de Transylvanie.

Mais en ce qui concerne Eugène, cette alerte, si vive qu'elle eût été, ne porta point de conséquence. Il eut une explication assez vive avec Alexandre, lui démontra l'innocence des lettres qui lui avaient été adressées et le convainquit. Embrassade et promesses ; avec Metternich pareillement : mieux même, car il obtint, avant que le Congrès se séparât, une offre d'établissement, qu'il dédaigna à la vérité comme trop mesquine, mais qui n'en était pas moins la preuve certaine qu'on ne lui tenait point rigueur.

Quant à Hortense, qui avait écrit cette lettre au sortir du brasier des Tuileries et qui par là se trouvait bien véritablement en droit de parler d'enthousiasme, n'avait-elle rien dit de plus ?

Quelques semaines après avoir expédié sa lettre, il lui vint des remords, elle se demanda si sa lettre n'avait-pas été arrêtée : Dans les temps de trouble, dit-elle, les diplomates ne s'en font pas faute et, moi qui ne le suis guère, je n'écris pas en conséquence. Vite, elle adressa à son frère une nouvelle lettre où, croyant justifier les termes de la première, elle les aggravait singulièrement. Je me rappelle t'avoir mandé, lui écrit-elle, que j'avais dit à l'Empereur que tu devais bientôt venir à Paris pour lui être utile et comme cela on pourrait y voir des choses qui ne sont pas puisque c'était simplement pour prier le roi de France de lui payer ses 3 millions. Ainsi tu pourras t'expliquer. Ensuite, quand je te parle de l'enthousiasme, je ne saurais trop en dire. Si on voulait nous faire la guerre, cela deviendrait tellement national que cela serait comme l'Espagne ; car jamais les Bourbons ne pourront revenir ; ils ont trop mal pris la France ; ils n'ont que les salons pour eux, mais tout cela ne se bat pas. Au reste, voilà l'Empereur qui nous donne la liberté de la presse. Viendra ensuite une Constitution et on assure qu'il veut la paix avec tout le monde ; il n'y a que le retour de sa famille qui fait un mauvais effet ; mais, pourvu qu'il ne leur donne pas grande confiance, c'est assez simple qu'ayant partagé son malheur, ils partagent son bonheur. Ainsi, pour expliquer et justifier ce qu'elle a ci-devant écrit, en aggrave-t-elle sans y penser tous les termes ; ainsi marque-t-elle une fois de plus la haine des Beauharnais contre les Bonaparte et cette jalousie irréconciliable qui les fait se-disputer sur le bord de l'abîme. On fait courir ici le bruit que tu es contre nous, dit-elle en terminant, je ne puis le croire ; ton intérêt est avec nous et, si tu pouvais avoir Parme et Plaisance, ce serait bien beau. Nous n'avons plus ici de grands dignitaires, mais si, malgré, ta principauté, on te faisait connétable, ce serait là mon désir pour toi et ce serait la perfection. N'est-ce pas là vraiment le dernier mot : Nous n'avons plus de dignitaires, il faut te faire connétable !

Et c'était cette lettre encore qu'elle risquait par la poste ou par quelque voie aussi ingénue, et qu'elle n'imaginait point devoir arriver tout droit au cabinet noir autrichien. A coup sûr, la lettre n'était pas bien grave en elle-même, ni ne révélait de bien dangereux desseins, mais quelle incompréhension des faits, des hommes, des choses, des événements ! quel enfantillage ! quelle niaiserie ! Certes, on devait bien en conclure que ce n'était pas une telle femme qui eût mené une conspiration, ni qui eût été de la moindre utilité à des conspirateurs. Bonne pour mêler le roi, l'Empereur, la régence, la. Russie, l'Autriche et le reste, elle n'eût point manqué de se rendre à quelque moment, et malgré qu'elle en eût, suspecte à tout le monde. Ne serait-ce pas qu'Alexandre, en prêtant une importance exagérée à des manifestations enfantines, se donnait un prétexte pour rompre une relation qui lui semblait importune, qu'il avait souhaitée par curiosité et dont l'avaient lassé les confidences sans intérêt, les incursions dans sa vie et dans sa politique, les duplicités niaises, certaines façons de se jeter à sa tête et surtout des manques de tact et d'à-propos ?

Au milieu des agitations qui avaient marqué pour Hortense les journées écoulées depuis l'annonce du débarquement de l'Empereur, elle avait fait une démarche qui devait assurément lui donner aux yeux d'Alexandre l'attitude la plus compromettante.

Quoi qu'elle eût dit et fait pour prouver à quel point elle était détachée des Bonaparte, et combien peu elle entendait se mêler de politique ; si bien qu'elle eût accueilli les royalistes qui s'étaient le mieux signalés par leur haine contre l'Empereur, elle n'était parvenue ni à se faire agréer par les gens du faubourg Saint-Germain, ni à décourager les Bonapartistes, même les militants. Lorsque, à certains jours et à certains contacts, ils frémissaient et menaçaient de sortir, elle les ramenait d'un mot, d'un geste, d'un sourire et puis n'était-elle pas la fille de l'Empereur et ne fallait-il pas lui tenir compte qu'elle était femme ? Enfin, n'était-ce point chez elle qu'on rencontrait, presque chaque soir, les créatures délicieuses, femmes de maréchaux, de généraux et de ministres, duchesses ou comtesses de la Cour impériale, jolies, rares, élégantes, spirituelles et moqueuses, qui, maltraitées par les nouveaux venus, se vengeaient sur la duchesse d'Angoulême et les douairières qui l'entouraient, leur laideur, leur air empesé, leur mise gothique, leur mauvaise tournure. Les jeunes gens qui papillonnaient autour d'elles savaient bien qu'elles ne leur feraient point mauvaise mine si, comme Jacqueminot, de Brack et Lawœstine, ils se costumaient en voltigeurs de Louis XIV, l'épée toute courte battant les bas de coton mal tirés, l'énorme perruque à ailes de pigeons et à longue queue, blanchissant un uniforme râpé acheté à la rotonde du Temple, et s'ils allaient ainsi se promener aux Tuileries, faisant des mines et des façons à leurs Sosies. Même ne redoutaient-elles point qu'on leur contât à l'oreille que tel ou tel de ces jeunes hommes avait, la-veille ou le matin même, couché par terre le long du mur d'enceinte, un ou cieux, jusqu'à trois de ces bellâtres de la Maison du roi : mousquetaire, chevau-léger ou garde du corps. Il semblait que ces grades prodigués à des gamins à peine sortis du collège, quand de vieux officiers étaient renvoyés avec une ridicule demi-solde, outrageaient quiconque tenait à l'ancienne armée. — Et ces dames en étaient. Les combats singuliers prenaient fin air chevaleresque qui plaisait et un beau coup d'épée se payait parfois d'un peu mieux qu'un sourire. C'était là le monde auquel Hortense ne pouvait en vérité fermer son salon dès qu'elle en entrouvrait la porte ; mais elle n'était point sans connaître les inconvénients qu'elle y devait trouver et il n'est pas mal de l'en entendre raisonner. Elle écrira plus tard à l'empereur Alexandre : Je voyais peu de monde, des amis d'enfance dont la position ressemblait à la mienne ; on nous fit passer pour une réunion de mécontents pour éviter cela, j'ouvris davantage ma maison ; je reçus quelques étrangers, comptant sur leur impartialité ; je désirais beaucoup voir des personnes attachées à la Cour ; je leur fis des avances ; ils ne voulurent pas y répondre ; deux jeunes gères de nia société éprouvèrent de la peine de ce que la croix venait d'être donnée à des gens qu'ils jugeaient méprisables ; cela les fit remarquer ; je leur représentai que cela me faisait du tort, ils la reprirent ; mais il n'y a sorte de propos qu'on ne tint contre eux ; la société par son exaltation a fait perdre bien des serviteurs au roi ; la haine était venue à un si grand point que tout le monde se disait : Cela ne peut pas durer et chacun faisait son avenir à sa façon : on venait souvent me prier d'écrire à mon frère ; je répondais : Il ne se mêle de rien, ni moi non plus ; mais je lui mandais les diverses choses : L'un voulait la régence, l'autre le duc d'Orléans et l'autre la République. Je riais quelquefois de voir tant de passions en jeu et je me croyais hors de tout propos parce que ma tranquillité seule me convenait et que tout m'était égal. Je parvenais toujours à calmer ceux qui m'entouraient et je les faisais convenir qu'un roi est bien à plaindre quand il a à contenter tant de gens qui ne savent ce qu'ils veulent.

Assurément ne s'attend-on pas à rencontrer les mêmes idées, et presque exprimées par les mêmes mots, sous la plume d'une jeune femme et sous celle d'un vétéran de révolutions tel que Thibaudeau : pourtant l'un et l'autre apprécient-exactement de même cet état d'exaspération où les émigrés avaient mis la nation. Ils classent les mécontents de la même manière et ils disent également que la partie était ainsi engagée qu'il ne s'agissait Point de savoir si les Bourbons tomberaient, mais qui profiterait de leur succession.  

Toutefois Thibaudeau comme la plupart de ses contemporains ne veut point admettre que la reine n'ait point été au courant de ce qui se disait chez elle. Elle-même l'avoue : Placée, malheureusement, dit-elle, au milieu de toutes les passions, habituée par ma position à connaître les intérêts de beaucoup de monde, je devais m'apercevoir des projets et des espérances de chacun. Fallait-il les dénoncer quand des malheureux venaient se plaindre à moi et quand ils ne me parlaient jamais que de leur espoir ? J'ai vu des gens au désespoir, de ce qu'ils appelaient leur honneur humilié sous un gouvernement qui ne voulait apprécier les hommes que par leurs ancêtres. Je puis assurer que je cherchais toujours à les calmer, je leur disais : on est en paix, il faut au moins jouir de ce qu'on a. Et, pour la première fois de ma vie, je me donnais comme exemple de bonheur parce que c'était vrai et que le genre de vie que je menais était celui que j'avais toujours envié.

Sans doute, mais la reine pouvait-elle faire que les amis les plus chers, Flahaut à la tête, ne se signalassent pas par leur haine contre les Bourbons, arrivée au paroxysme après la mise en jugement et l'acquittement d'Exelmans. Ils ne la mettaient de rien, mais, hors de son salon ; tout le monde était persuadé qu'elle était de tout et il faut croire que, s'il n'y eut point à proprement parler de complot, il y eut, avec l'île d'Elbe, un échange de renseignements. Ainsi l'Empereur disait à Sainte-Hélène : Flahaut m'avait prévenu que La Bédoyère, chez la reine Hortense, avait déclaré qu'il se tournerait vers moi. Aussi je demandais partout où était le 7e de ligne.

Flahaut était donc en rapports avec l'Empereur et comment eût-on pensé que la reine l'ignorât ? Elle passait aux yeux d'hommes tels que Thibaudeau pour être à la tête de la conspiration des femmes si leurs petites manœuvres méritaient ce nom. Et Thibaudeau ajoute : Sur ce bruit qu'on faisait de ses salons que fréquentaient des militaires et des étrangers de distinction, j'y allai une ou deux fois. Il y avait, avec le ton de la bonne compagnie, de la réserve et de la discrétion, un petit air factieux, une certaine odeur de sédition. Sans être bien dangereux, cela n'était pas sans avoir quelque influence et donnait de vives inquiétudes à la Cour : les femmes y crevaient de jalousie.

Tout tournait, même les choses les plus simples, à incriminer de bonapartisme celle qui, en vérité, ne se souciait que d'être une grande mondaine, ayant le salon le plus recherché de Paris : ainsi, le 6 mars, revenant du bois de Boulogne avec Mlle Cochelet et allant rue de Lille porter ses consolations à Mme de Nansouty qui venait de perdre son mari, elle rencontra sur le Pont-Royal, lord Kinaird, qui l'arrêta et lui annonça que l'Empereur était débarqué de l'île d'Elbe. Elle en fut frappée de terreur ; mais elle résolut de faire bon visage : elle ne décommanda point une soirée à laquelle étaient invitées quantité de personnes il comme Mme de Laval, lady Tancarville, Mme de Turpin, Mme de Lagrange ; Garat et Mlle Delihu chantèrent et tout se passa le plus correctement du monde : ce qui n'empêcha que, plus tard, on accusa la reine d'avoir fêté le débarquement et fait chanter des couplets de circonstance.

Durant la soirée, on avait fait sortir les enfants par le jardin et, la reine les avait confiés à Mme Riouffe, mère d'une de ses anciennes compagnes de la pension Campan.

Ce fut le lendemain, ou le surlendemain au plus tard, qu'elle se détermina à une démarche dont le sens échappe et dont on en cherche l'inspirateur. On n'a sur cette démarche qu'un témoignage, mais c'est celui de la reine, adressé à l'homme même qui en fut l'objet. On ne saurait donc garder le moindre doute : L'empereur Napoléon débarqua, écrit-elle à l'empereur Alexandre. Ce fut un coup de foudre pour tout le monde, mais les fautes des Bourbons le ramenaient comme ses fautes à lui avaient amené ces derniers. On espérait qu'il était soutenu par l'Autriche, et tous les partis se réunirent à lui. Il profita donc de mille conspirations qui n'étaient pas pour lai. Des personnes sages et que vous connaissez bien[2], craignant encore son caractère, vinrent me trouver et me prier de yetis écrire pour que vous puissiez l'empêcher de revenir et de reprendre la couronne sans conditions, car, connaissant bien les dispositions de la France, on jugeait bien qu'il réussirait, mais on ne croyait pas que cela serait si-prompt ; je répondis que je ne vous écrirais pas ; on me pria d'en parler à M. Boutiaguine, je le fis. Il me dit que je devais vous écrire moi-même, puisque j'en étais chargée ; je le fis, voilà tout mon tort. Je n'en savais pas davantage et, depuis, j'appris que c'étaient les troupes du comte d'Erlon qui voulaient venir sur Paris. On dit peut-être à l'empereur Napoléon que c'était pour le servir ; je l'ignore, car on ne m'avait donné aucun détail et je ne désirais même rien savoir ; comme un enfant, j'écrivais à mon frère ce que je présumais.et comme on me le disait. Je ne doutais pas de l'arrivée de l'empereur Napoléon, en connaissant le mécontentement général ; je ne suis nullement politique, je n'ai pas l'idée qu'on puisse ouvrir une lettre ; la guerre avec vous me semblait un malheur affreux, mais si, répétant fout à mon frère, il a pu penser que je m'occupais de politique, je pardonne à tout le monde de l'avoir cru puisque mon frère a pu le penser.

De cet extraordinaire bavardage féminin, Plus habile qu'il ne semble en sa loquacité d'improvisation, résultent toit de même deux faits : l'un que Hortense écrivait à son frère des lettres spontanées, l'autre qu'elle a écrit à Alexandre sous la pression de personnes sages et qu'il connaissait bien une lettre ayant pour objet que l'empereur Alexandre empêchât l'Empereur d'arriver et de reprendre la couronne sans conditions. L'inconscience avec laquelle Hortense envisage cette immixtion de l'Étranger dans les affaires de France, l'inconscience avec laquelle des personnes sages la disposent à cette démarche, montrent assez comme était médiocre et peu assuré, même chez des enfants de la Révolution, le sentiment national. Mais il n'en est pas moins certain que Hortense se prêta à la faire, et contre l'Empereur son bienfaiteur et son père adoptif. C'est là une de ces intrigues à la douzaine où, juste à ce moment, partisans de la régence, de la République et de l'Empire se débattent sourdement, les partisans de la régence attendant tout de l'Étranger et poursuivant le rêve d'une entente avec l'Autriche et peut-être, grâce à Hortense, avec la Russie.

Cependant, trahis sur tous les- points par leur police, les Bourbons — ou ce qui les entourait tentaient sur le tard de se défendre et Hortense n'avait point eu si tort de prendre ses précautions, et de mettre à l'abri les neveux de l'Empereur, car, le 8, — une dépêche du chargé d'affaires de Russie le prouve, — la Cour avait résolu un coup de force. On avait dressé une liste de suspects à arrêter sur-le-champ : Flahaut figurait à la tête avec Savary, Fouché, Maret, Sébastiani, Davout, Lavallette, Exelmans, quantité d'autres. On ne disait pas encore la reine. Par surcroît, ce jour-là même, le jugement lui enlevant son fils était rendu et elle avait encore à subir les prophéties épistolaires de Mme de Krudner : La terrible crise s'avance ; la France va être châtiée. Si le jugement a été retardé, c'est à l'ange qu'on le doit... Que Dieu seul soit tout, tout, tout. La grande séparation va se faire de la lumière et des ténèbres... Et dans l'état de dépression où elle se trouvait, ces jérémiades redondantes n'étaient pas sans ébranler ses nerfs. Et puis c'étaient des visites : on croyait peu au succès de l'Empereur et on s'empressait à venir lui prédire des catastrophes : Quelle folie a pu passer par la tête de l'Empereur, disait la maréchale Ney. Il en sera bien vite la victime. Qui est-cc qui se réunira à lui ? Personne. Ney du moins n'était point du complot.

Mais La Bédoyère en était ou paraissait en être. M. de la Bédoyère, écrit Hortense, passa un des premiers à l'Empereur ; je n'en fus pas étonnée d'après son opinion que je connaissais et que j'avais combattue bien souvent ; mais cela retomba sur moi et on fut tellement acharné contre moi que je fus obligée de me cacher.

Le 10, en effet, le chargé d'affaires de Russie l'avertit qu'il est temps qu'elle se mette en sûreté. Déjà, le voisin Fouché a pris ses précautions : il a préparé ses échelles pour passer de son jardin dans celui de la reine et il a reçu une clef ouvrant la petite porte sur la rue Taitbout. La reine se décide à quitter son hôtel et elle demande asile à une personne qui lui doit tout, mariage et fortune. On la reçoit de mauvaise grâce et on ne la garde qu'une nuit. Au matin, elle doit rentrer rue Cerutti. Elle se détermine alors à demander asile à la vieille mulâtresse, esclave, parente, peut-être fille de M. de Tascher qui avait accompagné celui-ci lorsque Joséphine était venue en France pour épouser Alexandre de Beauharnais, et qui, lorsque le ménage Beauharnais s'était séparé, avait été la bonne d'Eugène. Elle était restée depuis ce temps dans une familiarité créole avec Joséphine ; on lui confiait les enfants qu'elle gâtait, elle faisait les courses délicates et elle avait part à tous les secrets. Cette négresse qu'on appelait Mimi, avait épousé un nommé Lefebvre qui avait une petite place dans un bureau-. Elle occupait un appartement fort exigu, mais que la reine trouva tout à ses ordres et rempli des souvenirs de l'enfance d'Eu' gène et de la sienne. Seulement, ce soir-là, elle dut se réfugier dans une mansarde du cinquième, car Lefebvre avait à dîner quelques camarades.

Ensuite, elle se trouva parfaitement tranquille ; mais la calomnie s'évertuait contre elle : On me faisait courir, donner de l'argent, a-t-elle écrit ; il y avait des conciliabules chez moi. Croyez-vous qu'une mère s'amuse à jouer la seule fortune de ses enfants et tant d'extravagance me ressemble-t-il ? Certes non, et pourtant sa tête travaillait ; elle s'ingéniait à se rendre utile et agréable à tout le monde à la fois et n'est-ce pas là ce qu'on appelle l'intrigue ? Par son frère de lait, Vincent Rousseau, elle expédiait à l'Empereur, à Briare, une lettre du duc d'Otrante l'avisant que des chouans habillés en chasseurs de la Garde étaient apostés pour l'assassiner ; par M. de Lascours, qui était dans les gardes du corps, elle écrivait au roi que, malgré les avantages qui pouvaient résulter pour ses enfants des événements qui se passaient, elle y était restée étrangère. Par sa femme de chambre. Mme Charles, elle faisait dire au duc et à la duchesse d'Orléans que, s'ils avaient quelque crainte pour leurs enfants, ils n'avaient qu'à les envoyer chez elle ; elle offrait sa protection à Mme Récamier, elle l'offrira à la duchesse douairière d'Orléans, à la duchesse de Bourbon, à tout le monde, car elle était obligeante et elle aimait à le montrer.

Le 21, la princesse Hortense conduisit ses fils aux Tuileries pour voir leur oncle. Il les caressa beaucoup, les garda longtemps et, bien qu'en droit il donnât raison à Louis et qu'il approuvât le jugement tel qu'il avait été rendu, en fait, il en arrêta l'exécution. Il disait plus tard : Louis a bien fait de reprendre son fils. De quel droit sa mère avait-elle accepté qu'il fût duc de Saint-Leu ? Qui sait ce qui peut arriver, si un jour les Hollandais ne rappelleront pas mon frère ? En devenant Français, il se déclare par là même le vassal du roi de France ; on a jugé avec équité en rendant cet enfant à son père... Qui est-ce qui pourrait dire qu'en restant avec sa mère il ne lui arriverait pas mal, qu'on ne le prendrait pas comme otage, tandis qu'avec son père, il est où il doit être. S'il lui arrive malheur, on n'aura rien à lui reprocher. Telle était bien sa pensée ; mais Louis était absent, il se tenait obstinément à l'écart, se terrant aux environs de Florence aussitôt que Murat avait envahi les États pontificaux et attendant avec impatience le retour du pape. L'Empereur lui avait rendu le rang et les honneurs de prince français, mais il n'en voulait pas ; l'Empereur lui avait fait écrire à plusieurs reprises : il ne doutait point qu'il n'arrivât et, décidé à le contenter en tout, il ne voulait rien régler des affaires d'Hortense qu'il ne fia là. Aussi, à la fin d'avril, Hortense n'avait pu encore parler de ses affaires à son beau-frère ; elle lui avait écrit ; il lui avait répondu qu'il attendait son mari ; jolie perspective ! De guerre lasse l'Empereur s'occupa des affaires de son apanage ; et ce fut à la princesse Hortense qu'on versa, en même temps qu'une centaine de mille francs en espèces, les arrérages échus en billets émis pour l'acquisition des forêts nationales.

En l'absence du Prince impérial, le fils aîné de Louis était l'héritier du trône. Il ne pouvait sortir du territoire français. Il était tenu de résider près du souverain. Le jugement du tribunal de la Seine se trouvait suspendu par une force majeure, et Hortense gagnait -au retour de l'Empereur un sursis inespéré. Je pleurais, a-t-elle dit, à l'idée de me séparer de mon fils, je ne pouvais présumer les malheurs que ce retour amènerait, je fus enchantée d'une chose qui me le ferait conserver.

A cette seconde entrevue, l'Empereur s'était adouci : la mort de Joséphine qu'évoquait ce deuil habilement repris par la reine, la présence des enfants qu'il aimait, la longue habitude qu'il avait d'Hortense, le dédain avec lequel il envisageait les femmes et jugeait leurs actes, le besoin qu'il éprouvait à ce moment de se confier et d'utiliser tous les moyens, lui avaient fait accueillir sa belle-fille avec une tendresse qui devait être presque l'unique consolation de ces jours douloureux. Après une explication on il lui dit qu'il s'était promis de ne plus la revoir, il l'a assurée qu'il oubliait tout et qu'il ne fallait plus en parler. Puis il pensa qu'elle pouvait être utile. Les diplomates étrangers avaient tous demandé leurs passeports ; le chargé d'affaires de Russie n'était point encore parti et sans cloute viendrait-il prendre congé d'Hortense et recevoir ses ordres pour son souverain. Boutiaguine n'y manqua pas, et, dans l'hôtel de la rue Cerutti, l'on organisa, chez Mlle Cochelet, une rencontre entre lui et le duc de Vicence qui avait pris le portefeuille des Affaires Étrangères. Si M. de Jaucourt avait, en s'en allant, brûlé beaucoup de papiers —entre autres les lettres que Mariotti écrivait de Livourne — il avait laissé la pièce qu'on pouvait penser la plus propre à tourner en haine décidée la juste antipathie d'Alexandre à l'égard des Bourbons. C'était le traité que Talleyrand, au nom de la France, avait négocié avec l'Autriche et l'Angleterre contre la Russie — contre l'empereur de Russie — traité qui était la conclusion secrète de cette campagne menée avec tant d'audace et d'impudeur, tant de forfanterie et de maladresse. Jamais tel empressement dans l'ingratitude, telle hâte au déshonneur. Il fallait qu'en vérité l'on fût arrivé à abêtir de mysticisme l'esprit d'Alexandre au point qu'il se fia convaincu d'être envoyé par Dieu, d'avoir reçu une mission divine, de représenter sur terre la Sainte Trinité, d'avoir l'obligation de maintenir, rétablir, restaurer les souverains qui passaient pour légitimes, pour que, de lui-même et sans même qu'on s'excusât vis-à-vis de lui, il reprit en charge les Bourbons. On pouvait douter qu'il poussât la longanimité jusqu'à ce point, et Napoléon avait invité Hortense à profiter du départ de Boutiaguine pour exposer quels étaient ses projets, ses 'intentions et ses vues. Vous devez savoir, écrit Hortense le 25 mars, tous les changements qui sont arrivés en France. Depuis longtemps, je voyais bien que cela ne pouvait durer comme cela était et vous-même aviez bien jugé que les Bourbons prenaient la France tout au contraire de ce qu'il fallait la prendre ; aussi le seul parti qu'ils ont ici ne consistait-il qu'en la noblesse ancienne, ce qui fait une grande partie de nos salons de Paris. La nation est donc tout entière à l'Empereur, mais elle veut la paix et il aura assez d'esprit pour suivre en cela l'opinion dominante, car il a déjà éprouvé — et les Bourbons en sont un exemple — qu'on ne peut rester souverain qu'en ne séparant pas sa mise de celle de la Nation. Voici ma politique et je vois bien que c'est celle qu'on suivra ici, mais on attend avec impatience les intentions de l'empereur Alexandre. On dit que son intérêt est d'être en paix avec la France, qu'il ne doit jamais craindre qu'on veuille jamais l'inquiéter sur la Pologne, qu'on a la preuve qu'il est impossible de retourner chez lui ; qu'il a désiré le bonheur de la France, qu'il ne viendra donc pas nous apporter la guerre pour défendre une famille qui n'était guère reconnaissante envers lui et pour aller en contradiction avec une nation qui s'est bien déclarée, car un homme qui arrive tout seul à reprendre son trône prouve bien qu'il y est appelé par le vœu de la Nation. Il promet une constitution libérale, la liberté de la presse, enfin il veut contenter tout le monde et, s'il ne le faisait pas, il ne pourrait pas y rester. Serait-ce donc celui que nous aimons, dont les Français se rappellent encore avec sensibilité tous les procédés qui viendrait nous apporter ici des nouveaux malheurs ? Je soutiens toujours que c'est impossible et comme ce que je viens de Vous dire fait le principal sujet de toutes nos conversations, j'aime à vous en parler et croire que vous ne pouvez jamais être que notre ami. Vous seriez toujours à même d'être notre ennemi si l'on n'était pas vrai et loyal envers vous.

Ayant ainsi- développé, non sans habileté, le thème qui lui a été fourni, Hortense passe à ce qui la touche personnellement et s'étudie à entremêler sa reconnaissance envers Alexandre au dédain des honneurs que lui restitue Napoléon. C'est ainsi qu'elle écrit : Vous savez que l'empereur Napoléon m'en voulait beaucoup d'avoir accepté un sort en France pour mes enfants. Je ne doute pas que, sa famille n'ait fait tout au monde pour l'aigrir contre moi, mais il a pu juger par lui-même de la considération que, par ma conduite mesurée, j'ai pu conserver ici. Et puis toutes sortes de protestations et de déclarations.

La réponse, ce fut, plus d'un mois après, une enveloppe, timbrée de Paris, adressée à Mlle Cochelet et renfermant trois lettres de l'écriture de Boutiaguine, pour la reine, pour Mile Cochelet et pour le duo de Vicence ; et ces lettres ne contenaient que ces mots qu'on supposa dictés par Alexandre : Ni paix, ni trêve ; plus de réconciliation avec cet homme, toute l'Europe professe les mêmes sentiments : Hors cet homme tout ce que l'on veut ; aucune prédilection pour personne ; dès qu'il sera de côté, point de guerre.

Cette formule qui semblait donner ouverture à la régence pouvait encore mieux passer pour une indication en faveur d'Eugène, mais, hormis sa sœur, Eugène n'avait point de partisans. D'ailleurs Hortense paraissait toute à Napoléon ; elle le recevait en petit comité à Malmaison, où il lui demandait à déjeuner avec quelques-uns de ses familiers, de ceux qui avaient connu Joséphine et qui, avant l'Expédition d'Égypte, fréquentaient rue Chantereine. Repris par les souvenirs, agité par les regrets, peut-être les remords, il se sentait là plus qu'ailleurs imprégné d'elle. Moins de cinq ans s'étaient écoulés depuis le divorce et, depuis lors, tout avait tourné contre lui. Comment penser que quelque chose de la chance qui avait constamment soutenu son génie n'avait point déserté avec celte femme ? Comment ne pas remémorer cette ascension dans la gloire où, depuis la rentrée d'Égypte, chaque incident se rattachait, en ces beaux lieux, à quelque monument, quelque fabrique, quelque achat de terre ou de château ? A chaque tournant d'allée ne s'attendait-il pas à la rencontrer, celle qu'il avait aimée de toute la fougue de sa jeunesse, de toute l'impétuosité de ses sens dont elle lui avait révélé l'étendue, la profondeur et l'acuité ? Et celle-là qui l'accompagnait, n'était-ce pas cette enfant à laquelle il s'était d'autant plus attaché qu'il avait été l'artisan involontaire de son malheur conjugal, qu'il se reprochait cette vie manquée, et qu'il voulait racheter par plus d'égards et plus de tendresse ? Hortense était donc de tout et au premier rang ; Julie qui l'eût primée ne paraissait que contrainte et forcée ; en l'absence de l'Impératrice, Hortense régnait, tenait la cour, eût presque semblé être Joséphine. De plus, mère des héritiers présomptifs, n'admettant point qu'on les rejette au second rang, que qui que ce soit hormis le Prince impérial pût leur être préféré.

Mais tout comme, durant la Restauration, elle manœuvrait pour conserver son salon ouvert à tout le monde, et y réunir Wellington et Pozzo à Maret et à Lavallette ; tout comme, elle se posait alors en indépendante, qui n'était d'aucun parti et faisait bonne mine à chacun, elle s'efforçait à rester en contact, sinon en intimité, avec les personnages royalistes qu'elle connaissait et sur qui elle comptait : en particulier Mme du Cayla et M. Sosthène de La Rochefoucauld. Celui-ci, ayant accompagné à Bordeaux le duc et la duchesse d'Angoulême, était revenu vers Lyon porteur de leurs dépêches pour Monsieur ; ayant appris en route l'entrée de l'Empereur à Lyon, il avait vainement tenté de provoquer la guerre civile : et il avait rejoint les princes à Gand. Il était au nombre des quelques individus exceptés de l'amnistie qu'avait prononcée le décret du 12 mars, qui devaient être traduits devant les tribunaux pour y être jugés conformément aux lois et subir en cas de condamnation les peines portées au Code pénal. Or c'était de M. de La Rochefoucauld que la reine mendiait l'absolution. Elle accablait de ses missives et de ses billets Mme du Cayla, qui, à la fin, lui faisait l'aumône de ses visites, recevait d'elle, avec ses plaintes et ses doléances, des confidences qu'elle s'empressait de transmettre à Gand. Elle dit que sa plus grande peine est notre doute sur elle, écrit Mme du Cayla ; elle espérait que nous la connaissions, elle dit que nos doutes détruisent la confiance que nous devrions avoir en elle ; que rien ne l'étonne et ne l'afflige davantage. Et la voici elle-même qui, en réponse à une lettre brutale de La Rochefoucauld, lui écrit, et elle sait qu'il est à Gand. Je veux répondre à votre lettre, quoiqu'elle m'ait convaincue de votre opinion, et, malgré tout ce qu'on m'avait dit, j'aimais encore à en douter. Je ne devrais plus rien faire pour tâcher de la changer, cette opinion qui n'est pas juste, mais c'est un reste de faiblesse dont je m'excuse à mes propres yeux en me rappelant l'amitié que je vous ai vouée. Et voici l'étrange plaidoyer que la belle-fille et belle-sœur de Napoléon adresse à l'homme qui, après avoir participé à l'attentat du 3i mars 1814, sert à présent avec les émigrés assemblés à Alost : Il est vrai que j'avais des amis qui n'étaient pas les vôtres, mais, fallait-il les dénoncer ? Dans un autre temps où j'entendais vos mêmes plaintes qu'auriez-vous dit si j'en avais fait part à d'autres. ? Et cependant, c'était ma cause que j'aurais servie ; mais mon premier sentiment a toujours été d'être loyale amie. Quant aux miens, je pourrais assurer qu'ils ont beaucoup désiré sans agir, mais il ne s'agit pas de cela ; vous ne me croiriez pas... Et elle entre de là dans le détail de ses actes et de ses sentiments au 20 mars. Je ne sais, lui dit-elle en finissant, si les circonstances nous rapprocheront, mais, si vous souffrez jamais, rappelez-vous de moi, car c'est alors que je sens que je ne pourrais vous oublier. Il me reste à vous remercier des varus que vous faites pour mon repos personnel ; étant satisfaite de soi, il est difficile de ne pas l'avoir et, grâce au ciel, j'espère le conserver toujours. Mes vœux à moi sont le repos pour tout le monde et le bonheur pour vous. En faisant votre devoir, soyez plus juste et plus indulgent pour les autres.

Ainsi pourrait-on dire qu'elle vit dans l'inconscience sentimentale et que devant le sentiment tout s'efface et disparaît. Elle ne sait plus qu'il y a une patrie, qu'il y a l'Empereur, que ses fils sont des Bonaparte, que, bon gré mal gré, elle appartient à cette famille, qu'elle en est solidaire et qu'elle est condamnée à en partager la mauvaise fortune comme elle en accepte la bonne.

***

Le 23 mars, à deux heures après midi, le prince Joseph arriva aux Tuileries où il descendit. De là, après avoir conversé avec l'Empereur, qui l'avait appelé de Lyon à venir le joindre le plus tôt possible, il alla momentanément loger à l'Elysée. Ses filles l'avaient accompagné ; sa femme, qui était à Paris à cause de la maladie et de la mort de Mme Clary, le rejoignit et s'installa près de lui, jusqu'au moment où, l'Empereur s'établissant à l'Elysée, ils émigrèrent à l'ancien hôtel Langeron, faubourg Saint-Honoré.

Joseph était parti avec ses filles de Prangins le 19 à dix heures du soir, après avoir fait enfouir dans le parc du château des objets précieux et des papiers. En peu d'heures, il avait atteint la frontière française au fort de l'Écluse ; il avait été reconnu et acclamé à Dijon durant qu'il changeait de chevaux et il avait fait la route aussi rapidement que lui avait permis le manque de relais.

Il était temps qu'il prit le large. Le lendemain de son départ, le 20 au matin, un commissaire fédéral, escorté d'un peloton de cavalerie, était arrivé à Prangins pour s'emparer de sa personne et l'emmener à Berne. Il s'y attendait : depuis le débarquement de l'Empereur, le comte de Talleyrand multipliait à Zurich les démarches pour le faire enlever : le 23 février, il avait obtenu que le conseil d'Etat du canton lui fit notifier qu'il était absolument nécessaire qu'il voulût s'absenter au plus tôt et pour ses propres intérêts et pour ceux du canton. De Vienne, le 4 mars, le prince de Talleyrand, écrivait qu'il avait demandé à MM. de Metternich et Nesselrode qu'ils fissent en Suisse des démarches pour que Joseph Buonaparte fût obligé de quitter le pays de Vaud et de s'éloigner des frontières de France ; ils s'étaient empressés de faire ces réquisitions et déjà des officiers autrichiens et russes avaient été envoyés en Suisse à cet effet ; ils étaient chargés de conduire Joseph Buonaparte à Gratz, lorsque le canton de Vaud aurait obtempéré à la demande qui lui aurait été faite. A la vérité, ces démarches se trouvaient entravées par les résistances du ministre d'Autriche, M. de Schrant ; par les témoignages du baron de Vincy dont le dévouement au roi et à la famille des Bourbons ne pouvait être suspect et qui, voisin de la terre qu'habitait Joseph, le surveillait et était en rapport avec les gens envoyés par la police de Paris. Je puis vous garantir, avait-il dit à Talleyrand, qu'il se conduit très bien, qu'il ne voit personne et qu'il ne se mêle de rien ; enfin le chirurgien Parbisse, qui était en relations personnelles avec Auguste de Talleyrand, était venu, de la part de Joseph, le justifier de toutes les calomnies qu'on avait répandues sur son compte. Le roi, avait dit Paroisse, vient de lui rendre tous ses biens, la reconnaissance lui fait un devoir de lui être dévoué ; il m'a chargé de vous dire qu'il ne demandait qu'à être sous la protection de Sa Majesté et sous la surveillance de son ministre. Il désire rester dans la terre qu'il a achetée, mais que Sa Majesté lui fixe un autre asile, il obéira aussitôt et se rendra au lieu que le roi lui désignera. Là-dessus, le comte de Talleyrand déclara qu'il retirait ses instances, Mais le conseil d'Etat du canton de Vaud n'en chargea pas moins, le 9 mars, le lieutenant du gouvernement de réitérer ses démarches près du comte de Survilliers pour que, se conformant sans le moindre délai aux intentions du gouvernement qui lui avaient déjà été manifestées, il partit, très incessamment. Enfin, le 16 mars, M. de Talleyrand écrivait de Zurich au comte de Bourmont, commandant à Besançon : M. le comte de Survilliers doit avoir quitté le canton de Vaud.

Le 17, des faits nouveaux se produisirent qui changèrent entièrement la face des choses : par une étonnante présomption ou une extraordinaire inconscience, Joseph envoya au ministre d'Autriche à Zurich, par un courrier spécial, la proclamation de Bonaparte, l'adresse de la ville de Grenoble, celle du 4e régiment d'artillerie et du r le régiment d'infanterie qui avaient passé du côté des révoltés, avec une lettre que M. de Schrand s'empressa de montrer à M. de Talleyrand et où il disait à peu près : L'armée, la nation, Paris rappellent l'Empereur. Le règne des Bourbons n'a été qu'un rêve malheureux pour Fiance. Bientôt Napoléon sera remonté sur son trône. Il ne veut que la paix, qu'assurer le repos et le bonheur du monde. N'étant sûr ni de Berne, ni de Lucerne, j'engage votre Excellence à avoir avec moi une entrevue, soit à Frangins, soit à Morat, qui pourra peut-être contribuer à amener cet heureux résultat.

Ce qui rend cette lettre plus remarquable encore, remarquait Talleyrand, c'est que l'on sait positivement que Joseph aurait reçu un courrier de Murat.

Après que le ministre de France eut pris lecture de ces pièces : Que ferons-nous, lui dit le ministre d'Autriche, de Joseph Buonaparte ? Il me semble, lui répondit Talleyrand, que le seul parti à prendre, serait de le faire enlever et mettre à la citadelle de Besançon. Ce moyen paraissant Un peu violent à l'Autrichien : Au moins faut-il, lui dit M. de Talleyrand, l'éloigner et l'envoyer soit à Lucerne, soit à Schaffouse. M. de Schrant batailla, disant que le mieux serait de le laisser à Prangins, de l'y faire garder et de rendre les Vaudois responsables de sa personne. Mais M. de Talleyrand ne l'entendit pas ainsi. Se mettant d'accord avec M. de Krudner ; chargé d'affaires de Russie, il fit passer au président de la Diète une note où, alléguant la présence de Joseph Buonaparte, sur la frontière de France, dans un temps où son frère y allumait la guerre civile, la certitude qu'il entretenait dans le royaume des correspondances suspectes, il réclamait qu'on s'assurât de sa personne, qu'il fût arrêté, qu'on saisit ses papiers et qu'on le conduisît à Schaffouse où il serait gardé à vue sans pouvoir recevoir ni expédier aucun courrier ni aucune lettre qui ne soient lues avant de lui être remises.

Il faut croire que Joseph avait des intelligences à Lausanne et qu'on le prévint : en tout cas, lorsque arriva à Prangins le commissaire fédéral, la cage était vide.

 

Dans quelle mesure pourtant Joseph avait-il été mis au courant des desseins de son frère ? Avait-il pris une part quelconque à la préparation de son expédition ? Il peut bien sembler que jusqu'au jour où l'Empereur put lui donner avis de son arrivée à Lyon, il ne fut mêlé à rien. Qu'eût-il pu faire ? Envoyer des nouvelles à Méneval ? Cela, ce semble, ne fut que plus tard et vraisemblablement après le di. A ce moment, il entra en activité, et l'on doit croire qu'il avait reçu de l'Empereur des instructions formelles pour faire parvenir à l'Autriche des assurances pacifiques car, outre la lettre à M. de Schrandt, il y eut une lettre adressée le 16 à Murat.

Ce fut cette lettre que dut emporter le courrier de Murat signalé par Talleyrand ; elle ne put influer d'aucune façon sur les événements, car elle n'arriva à destination qu'après que Murat eut ouvert les hostilités.

 

Dès son arrivée à Paris, Joseph fut entouré des soins et des attentions de son frère. L'Empereur ordonna au grand écuyer de mettre à sa disposition quarante chevaux d'attelage et, s'il était possible, quelques voitures. Il lui demanda pourtant d'établir sa maison sur un pied modeste. Vu la situation des finances, je ne pense pas, lui écrivait-il le 25 mars, pouvoir vous accorder plus d'un million pour le reste de l'année ; bien entendu, pour l'année prochaine, l'apanage reviendra à deux millions. Il lui concéda l'Élysée pendant quelques mois ; mais il en aurait besoin à l'été, où le séjour des Tuileries est insupportable. Il proposa donc à son frère, soit la maison que le Domaine avait achetée du Prince de Talleyrand, momentanément occupée par la duchesse de Bourbon, soit l'hôtel de Lassay qu'occupait le prince de Condé, soit encore le Palais-Royal ; mais il signifia : En résumé, je désire que vous ne fassiez pas de dépense en chevaux, en meubles, ni en bâtiments pour cette année.

L'Empereur paraissait renoncer à constituer une maison d'honneur à Joseph ; il lui attribua seulement une maison militaire, mais combien nombreuse et brillante : un lieutenant général, Stroltz, quatre maréchaux de camp : Jean Expert, Henri Tascher, Desprès, Donna, un écuyer, le maréchal de camp Rastignac, tous ces généraux venus du service d'Espagne, confirmés en France dans leurs grades espagnols, comme le chef d'escadron Unzaga ; le capitaine Ripert et le sous-lieutenant Gondouin, officiers d'ordonnance. Au surplus l'Empereur comptait trouver quelque secours en ces Espagnols réfugiés sur qui il imaginait que Joseph avait conservé de l'autorité. Il voulait former une junte composée de cinq membres des plus actifs et des plus mordants, lesquels résideraient à Paris, auraient sur les principaux points des Pyrénées des commissaires dont ils recevraient les rapports, rédigeraient une gazette en espagnol qu'on ferait passer en Espagne par tous les moyens. Le but de ce journal serait d'éclairer les Espagnols, de leur faire connaître nos dispositions constitutionnelles et de les porter à l'insurrection et à la désertion. La junte devrait encore organiser des expéditions, des guérillas, et les introduire en Espagne. Pour quoi, l'Empereur mettait à sa disposition les 120.000 francs par mois destinés aux Espagnols réfugiés.

Il ne parait point que Joseph ait donné la moindre suite à cette organisation : il causa beaucoup, durant les Cent-Jours, mais ses interlocuteurs habituels lui manquaient, en particulier M. de Jaucourt qui était à Gand, M. de Girardin qui était à Versailles et M. Rœderer en mission dans le Midi, tous les deux trop occupés pour venir faire la conversation. A partir de l'arrivée de Lucien, il se laissa absorber par lui et ne marqua nul désir de paraître ; c'est parce qu'elles allaient chez le nouveau prince, que les députations des grands corps de l'Etat défilèrent d'abord chez lui. Pourtant l'Empereur pensait à le rétablir dans ses honneurs et dignités et il lui constitua aussi un apanage de branche. Le 2i-mai, il fit préparer un décret pour le réintégrer dans les fonctions de grand électeur, et la minute si souvent remaniée de ces lettres patentes, les corrections et les surcharges dont elle est couverte montrent assez que Napoléon hésitait au moins aux formes sinon au fond d'un acte qui rejetait l'Empire d'aujourd'hui dans les traditions de l'Empire d'hier. En dernière analyse, Napoléon disait : Prenant en grande considération les services signalés que notre bien-aimé frère le prince Joseph-Napoléon a rendus à l'État, ayant une entière confiance dans son expérience, ses lumières, son dévouement aux intérêts de l'Empire et dans son attachement, sa fidélité à notre personne ; voulant lui donner un témoignage éclatant de notre estime et de notre amitié, nous avons fait choix de notre dit bien-aimé frère le prince Joseph-Napoléon pour la place de grand électeur de l'Empire.

Cette place, dont les fonctions n'étaient point définies, devait, d'après les considérants d'institution, être des plus importantes et, en l'absence de l'Empereur, comporter la présidence pour le moins du Conseil des ministres.

Comme apanage, l'Empereur offrit, le 23 mai, à Joseph l'hôtel de Valentinois qu'il avait ci-devant racheté au Prince de Bénévent au temps où le vice-grand électeur était menacé de la banqueroute et qui, depuis la Restauration, était occupé par la duchesse de Bourbon ; l'Empereur le concédait au prince et à ses héritiers à titre d'apanage de branche, tel qu'il était et se comportait au 23 mai, mais avec effet du 1er janvier, et en y comprenant tout le mobilier le garnissant, quelle qu'en fia la provenance.

Joseph au surplus n'alla point habiter l'hôtel de Valentinois. Il fit preuve, en toute occasion, d'un dévouement absolu, d'une grande réserve et d'un bon sens trop rare, en même temps que d'une appréciation. fort saine de la situation.

Mais il fut le principal instigateur et, sans doute, l'auteur de la réconciliation entre l'Empereur et Lucien.

***

Dans l'état de ses relations avec Murat. Lucien ne pouvait, à moins de devenir suspect au pape et à ses conseillers, rester à Rome si l'armée napolitaine y entrait. Ayant pris aussi vivement parti pour Pie VII, s'étant présenté en négociateur et en arbitre, ayant vu son intervention repoussée avec dédain par Caroline, il en avait conçu d'autant plus de rancune que sa sœur, tout en déclinant ses conseils au sujet de l'évacuation des Marches, ne lui avait point ménagé ses observations au sujet de la publication de Charlemagne et lui avait fort nettement exprimé sa désapprobation. Cette critique pouvait étonner de la part de la reine, mais sans doute l'invective lui semblait-elle inutile.

Il y avait donc une mésintelligence accusée, mais qui n'empêchait point que, jusqu'au dernier moment, Lucien avait espéré paraître comme médiateur entre le pape et le roi de Naples et qu'il avait tenté les derniers efforts pour que Pie VII restât à Rome.

Ainsi, après avoir demandé au secrétaire d'État des passeports pontificaux et des passeports autrichiens — qu'on lui avait aussitôt procurés — et l'avoir supplié de dire à Sa Sainteté qu'il partirait si le pape partait, que tant que son souverain (il mio sovrano) resterait à Rome, il y demeurerait dans l'espoir qu'il pourrait être appelé à le servir, il ajoutait en post-scriptum : Des assurances qui semblent positives me sont données ce matin que les troupes napolitaines passeraient promptement et paisiblement dans Rome. Si Rome est respectée, pourquoi l'abandonner ? et dans quels jours ?

Le pape n'en partit pas moins le 22 mars et, fidèle à ses promesses, Lucien partit deux jours plus tard en compagnie du Père Maurice, depuis dix années attaché à sa fortune.

Le Père Maurice était porteur d'un autre passe : port à destination de Londres pour lui-même et un secrétaire. Comme au départ de Londres, Lucien devait représenter le secrétaire. Le but apparent du voyage était Londres, où la fille aînée de Lucien était restée sous la direction de Mme Boyer à qui Madame payait sa pension. Le but réel était Paris ; quoi qu'eût fait et dit Mme Lucien durant que l'Empereur était à l'île d'Elbe et quelques propos qu'eût tenus Lucien lui-même, il estimait sans doute que l'espèce de réconciliation ménagée par sa mère lui vaudrait bon accueil si Napoléon recouvrait son pouvoir ; sinon, il resterait en pays neutre, signalé par son dévouement au Saint-Père et son respect pour les Puissances protectrices.

Il ne s'était point soucié à cette fois d'emmener sa femme dont la présence eût été embarrassante ; d'ailleurs, Mme Lucien était de nouveau enceinte — elle devait accoucher sept mois plus tard, le 14 octobre, d'un fils qui fut nominé Pierre-Napoléon et qui fut le septième enfant qu'elle eut de son second mari —. Elle resta à la Rufinella, près de Frascati. Elle y fut l'objet des plus aimables attentions de la part du cardinal della Somaglia que le pape avait établi, pour la durée de son absence, régent de la junte gouvernementale. Gommé il s'était organisé dans les campagnes, sous prétexte de défendre les droits de l'Église, des compagnies de Jésus et Marie qui se proposaient le pillage des châteaux et même l'assassinat des propriétaires, le régent vint in fiocchi faire visite à la princesse de Canino, l'assurer de la paternelle-bienveillance de Sa Sainteté et lui en donner ainsi des marques probantes.

Arrivé à Florence, le prince de Canino apprit que le pape, qui s'y était arrêté, allait continuer sur Gênes ; il fit porter par le Père Maurice une lettre au cardinal Pacca, secrétaire d'État de Sa Sainteté, et il partit lui-même le lendemain : pour Milan. De là, par Arcina et Domodossola, en traversant le Simplon où, à entendre le Père Maurice, il risqua ses jours, il atteignit Brieg où il se reposa. Après la messe que célébra le Père Maurice, car c'était le dimanche de Quasimodo (2 avril), il continua son voyage par le Valais où, et surtout à Saint-Maurice, les messieurs, attirés, dit le moine, par le bruit de notre équipage, se mettaient aux fenêtres, vêtus de leurs habits de fête, et, allongeant le col, semblaient enorgueillis de nous montrer leur beau goitre qui était une merveille à ne pas croire. Ils traversèrent le pays de Vaud, le long de la rive du lac, et arrivèrent ainsi aux portes de Genève[3]. Là, le prince, après avoir lu les journaux, annonça à son compagnon qu'il allait se diriger droit sur Paris, et qu'il irait peut-être jusqu'à Londres, sans s'arrêter davantage en Suisse. Il n'eût pas été prudent que le Père Maurice conservât ses habits religieux : Lucien lui donna, de sa propre garde-robe, les habits qui lui étaient nécessaires. Ils prirent aussitôt, dit le moine, la route de Paris et la suivirent jusqu'à Charenton, sans que personne leur demandât d'où ils venaient et sans qu'ils eussent même à montrer leurs passeports.

Ce récit, qui a un caractère de véracité et que relève la naïveté des détails, est contredit par Lucien qui, dans les sommaires destinés à servir de trame à ses mémoires, donne une version fort différente. Il dit qu'à son arrivée en Suisse, il se trouva d'abord fort incertain. Il pensa à se rendre en Angleterre, mais il éprouva des difficultés qu'il n'explique point. La Suisse lui plaisait ; il se détermina enfin à écrire à Joseph qui lui donna à Charenton un mystérieux rendez-vous qu'il accepta. Alors seulement, il partit avec le Père Maurice et il traversa la France sans encombre.

Il est aisé de voir quel est l'objet de ce récit : Lucien prétend montrer que l'initiative de son voyage vient de Joseph et de l'Empereur alors que, selon le Père Maurice, elle vient de lui-même. Il arrive en solliciteur, alors qu'il voudrait accréditer qu'il fut supplié. Ainsi, de Charenton, où il arrive vers le 4 et où il prend un appartement à l'auberge de la Poste, il envoie, selon le Père Maurice, son courrier Giovanni Roselli trouver le prince Joseph. Selon lui, le prince Joseph survient spontanément deux heures après qu'il est arrivé ; c'est Joseph qui lui parle de la part de l'Empereur, qui l'engage à venir trouver l'Empereur à Paris[4]. Lucien prétend avoir alors répondu négativement et donne des raisons que son frère, dit-il, a trouvées bonnes. Il s'engage entre eux une grande controverse, où Joseph lui fait part de ses craintes et de ses espérances, où il expose lui-même ses prévisions. Ils sont interrompus par le Dr Paroisse qui, en toute hâte, apporte une lettre de Girardin pour Joseph. L'Empereur veut voir le Père Maurice, qu'il connaît de réputation. Le Père Maurice répugne à se rendre à ce qu'il appelle un caprice impérial. Joseph engage Lucien à joindre ses instances aux siennes pour déterminer le Père Maurice. Ils lui font envisager l'espoir d'être utile au pape. Bref, Paroisse emmène le Père Maurice que Joseph précède pour le présenter à l'Empereur.

Ces résistances ne semblent s'être produites que dans l'esprit de Lucien. Le Père Maurice, lorsque Lucien lui eut dit que l'Empereur désirait le voir, ne fit aucune objection : Ebbene, eccomi, fit-il. Eh bien ! me voici ! Il y a mieux. D'après le Père Maurice, Joseph n'est point venu à Charenton où, par contre, on a vu Rossi, l'ancien' secrétaire de Madame Mère, Chatillon et Isoard et d'où, durant -deux jours, de très nombreuses dépêches furent échangées entre Joseph et Lucien. A la fin, sans qu'ils se fussent vus, le Père Maurice est envoyé par Lucien à l'Élysée où réside Joseph, qui devra le faire conduire à l'Empereur. Quelles instructions reçoit-il ? Que doit-il dire à l'Empereur de la part de Lucien ? Rien, dit celui-ci, parce que ce n'est pas moi qui vous envoie, c'est lui qui vous-réclame. Pourtant, ajoute-t-il, j'ai un avis à vous donner. Si, dans votre conversation, il vous arrive de parler de moi, ne m'appelez pas le prince de Canino, ce qui pourrait lui déplaire, mais appelez-moi seulement le prince Lucien. Là-dessus, partez et faites bien attention à tout ce que l'Empereur vous dira pour m'en rendre un compte exact.

Le Père Maurice part, arrive à l'Élysée au moment du lever. Il y a là une vingtaine de personnes : lorsque Joseph les a congédiées, il vient au Père Maurice. Comment se porte mon frère ? lui dit-il. — Donc, jusque-là il n'a point vu Lucien. Donc, ce que Lucien a raconté est inexact. D'ailleurs, dans l'espèce de canevas qu'il a préparé, Lucien dévoile ses procédés historiques ; ainsi écrit-il : Je reste seul à l'auberge de Charenton. Je me promène dans le pays avec mon hôte. Conversation avec lui à garder pour égayer un peu mon récit.

Après quelques paroles échangées, Joseph dit au Père Maurice : Azara, mon aide de camp, vous conduira aux Tuileries et je vous présenterai moi-même.

M. Azara l'introduit donc aux Tuileries par la petite porte, des officiers et se- place avec lui dans l'embrasure d'une fenêtre pour causer. Ils voient ainsi passer quantité de gens, entre autres Benjamin Constant et Fouché. Des valets viennent demander ce qu'il fait là au domestique de garde et à chaque fois celui-ci répond : C'est l'ordre du prince Joseph. Puis, des courtisans en longue file, aux habits- brodés, entrent par une porte ouverte à deux battants et, sur un signal, s'en vont en courant par la même porte. A la fin, la porte se rouvre. On introduit le Père Maurice dans un salon où est l'Empereur avec le roi Joseph. Conversation qui roule toute sur le pape, sur la nécessité d'une reprise des rapports avec lui. A présent que j'ai ouvert les yeux, je ferai tout pour le pape. Je reconnais tous ses droits. Je lui garantis ses États... Dès que je pourrai me mettre en relations avec lui, je lui ferai ma déclaration franche et je tiendrai ma parole... Oui ! je tiendrai ma parole.

Pas un mot de Lucien. L'Empereur ordonne, qu'on montre ses grands appartements au Père Maurice qui, n'ayant point d'autres instructions, sort du palais et s'en vient à Charenton retrouver son maitre. Le jour suivant, dit le Père Maurice, le prince Joseph, étant venu faire une visite à son frère et me voyant, dit : Ah ! vous voilà ! Mais hier, qu'avez-vous fait ? Je ne vous ai plus vu ! Vous déviez venir dîner chez moi, puis au théâtre. Je devais vous conduire à la loge de l'Empereur. Le prince Lucien, venant à la rencontre de son frère, interrompit ce discours auquel le Père Maurice ne comprenait rien, mais qu'il s'expliqua, dit-il, lorsqu'il vit dans le Moniteur un article dans lequel on disait que le prince Lucien était arrivé incognito tel jour (et c'était son jour à lui) ; qu'il était entré chez l'Empereur par la porte des offices ; que le soir il était venu au théâtre dans la loge de l'Empereur et toujours incognito. Il comprit alors parfaitement quel avait été le but de son entrevue avec l'Empereur[5].

Le Père Maurice avait sans doute été seul à comprendre : car de quel intérêt pouvait-il être que l'Empereur m'a ou non reçu le prince de Canino ? Seulement on ne s'était point soucié de dire devant le Père franciscain quelle négociation avait été suivie entre Joseph, Lucien et l'Empereur : négociation que Lucien ne tenait pas encore pour rompue, car, de Charenton, il s'en vint, durant quelques jours encore, attendre le bon plaisir de l'Empereur dans le château de La Grange, entre Cesson et Savigny, qui avait appartenu à Bernadotte et que le prince royal de Suède avait, à son départ, passé à son beau-frère Clary. Le Père Maurice (à moins que ce ne fût Lucien, car ici encore ils se contredisent) y reçut, semble-t-il, des dépêches de l'Empereur à l'adresse du cardinal Fesch à Rome.

Rome était donc la destination de Lucien ou tout au moins du Père Maurice : Mais Lucien passa par la Suisse : à Prangins où il comptait s'arrêter, il fut prévenu, pendant qu'il dînait, qu'il pourrait être arrêté dans la nuit. Il remonta donc en voiture, repassa la frontière, et l'on signale son retour à Versoix vers le 11 avril. Il se logea tant bien que mal chez un M. Brunet propriétaire, mais il lui fallait un château. Il fit demander à M. de Buck de lui, louer la terre de Ferney. Je l'ai vu, écrit le baron de Monthoux à l'abbé de Montesquiou, pour lui marquer le regret de ne pouvoir l'y recevoir. Il a dit assez ouvertement qu'il attendait avec impatience des passeports de la Diète pour se rendre auprès du pape, l'inviter de la part de Bonaparte de se rendre à Rome, lui assurer de sa part que, voulant lui témoigner combien il s'intéressait à son sort et lui donner une preuve de la plus grande déférence, il renonçait à ce que son fils portât le titre de roi de Rome.

Il faut croire que Lucien avait lu avant de, les brûler les dépêches qui lui avaient été remises cachetées à La Grange, sous la date du 8 avril — Instructions pour le cardinal Fesch : nommé ministre de France à Rome, lettre à Sa Sainteté, instructions pour Mgr d'Isoard nommé chargé d'affaires en l'absence de Fesch appelé à Paris pour procéder comme grand aumônier au couronnement du Prince impérial —, puisqu'il en faisait part ainsi libé paiement à un personnage qu'il voyait pour la première fois et qui se trouvait être, par hasard, un agent du ministre de l'Intérieur de Louis XVIII.

A Prangins, Lucien avait déclaré aux autorités suisses qu'il avait des communications urgentes à faire au nonce de Sa Sainteté. De Versoir, il s'empressa d'envoyer un courrier à Mgr Testafetrata en lui adressant les lettres de recommandation qu'il tenait du cardinal della Somaglia, chef du gouvernement provisoire de Rome. Il demandait au nonce de le prendre sous sa protection et de lui obtenir l'autorisation de résider en Suisse, auprès de sa personne et sous sa sauvegarde, ne voulant en aucune façon s'occuper de politique.

Mais Lucien avait compté sans le zèle royaliste du persécuteur des Bonaparte : le comte Auguste de Talleyrand. De Zurich, où il résidait, l'ambassadeur de Louis XVIII s'empressa de passer à Mgr Fabrice, archevêque, une note comminatoire, où, tant en son nom qu'en celui des ministres de toutes les puissances alliées, il déclarait que, sur leur demande unanime, la Diète avait décidé de ne laisser séjourner ni passer sur son territoire-aucun envoyé ni agent du gouvernement actuel de Paris ; que la Diète refusait donc au prince de Canino la permission de se rendre à Lucerne, mais, tant en son nom qu'en celui de ses collègues, il demandait au nonce s'il désirait avoir connaissance des ouvertures que Lucien pourrait avoir à lui faire parvenir. En ce cas, on enverrait à Versoix un officier suisse prendre les dépêches dont il rapporterait les réponses. Et il ajoutait qu'il priait Son Excellence, si elle prenait ce parti, de daigner lui communiquer (à lui Auguste de Talleyrand) le contenu de ces dépêches afin qu'il pût en faire part aux deux souverains (France et Espagne) qu'il représentait et aux Ministres d'Autriche, d'Angleterre, de Prusse, de Portugal et de Russie. Le 15, M. Auguste de Talleyrand faisait près de la Diète une nouvelle démarche pour interdire à Lucien le territoire suisse. Le 16, le nonce écrivait qu'il n'avait eu aucun rapport avec M. Lucien Bonaparte et que, n'ayant reçu de sa cour à son sujet aucune instruction, il déférait au refus que lui notifiait l'ambassadeur de France, et qu'il rédigeait dans ce sens sa réponse à Lucien. Le 17 avril enfin, le colonel de Gady, commandant la Ire division de l'armée suisse, faisait savoir à Lucien, au nom de la Diète, qu'on lui refusait les passeports qu'il avait demandés. Toutefois il pouvait faire passer au nonce, par la voie militaire, tous les papiers qu'il voudrait en toute sûreté.

Chassé de Prangins, repoussé de Ferney, Lucien loua à un M. Rosenberg une petite campagne appelée Bellevue dans le territoire de Versoix, sur les bords du lac. Ce fut alors — et non pas à son premier séjour comme il l'a dit dans ses notes —, que, dans cette chaumière agréable, il s'entoura de quelques personnes, fit des visites à Coppet, vit beaucoup Mme de Staël et sa charmante fille Albertine.

Cette vie dura environ quinze jours : le 4 mai, Lucien reçut de son frère Joseph l'invitation de venir à Paris. Quelles raisons avaient pu la provoquer ? N'est-ce pas que, déterminé à présent à prendre exemple sur les Bourbons et à renoncer à l'autorité efficace dont la nation l'avait investi, Napoléon a cru nécessaire de s'assurer, comme en l'an VIII et en l'an X, la collaboration intime de celui qu'il tient pour l'orateur le plus éminent, le conducteur le plus avisé des assemblées parlementaires ? Il se remémore le 18 Brumaire et surtout ces journées qui précédèrent le sénatus-consulte sur le Consulat à vie, où Lucien manœuvra avec une dextérité magistrale et parvint, sans scandale ni déploiement de force, à opérer un coup d'État bien autrement compliqué que celui de Saint-Cloud.

Assurément, appeler Lucien était grave, surtout au point de vue dynastique : Lucien ne pouvait et ne voulait revenir en France que s'il était réintégré dans la dynastie et pouvait-il y être réintégré, lui et sa postérité, au mépris des droits acquis par ses cadets, Louis depuis l'an XII, Jérôme depuis 1806 ? Louis, Lucien ne pouvait songer à contester ses droits et ceux de ses fils : Louis, compris nominativement dans le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, avait 'été expressément désigné par la nation, lors du plébiscite du 15 vendémiaire an XIII et il se trouvait là dans les mêmes conditions que Joseph. Mais, pour Jérôme, la-situation était différente. Outre qu'il n'avait à Paris personne pour plaider sa cause, ce qu'Hortense n'eût point manqué de faire pour ses enfants, il n'avait nul titre efficace dont il pût se prévaloir. Le 24 septembre 1806, un projet de sénatus-consulte avait été rédigé, par lequel le peuple eût été appelé à prononcer sur son accession à l'hérédité, mais ce projet n'avait point eu de suite et, bien que porté à l'Almanach impérial dans son rang dynastique, bien que revêtu dès lors de toutes les dignités et de tous les costumes qui annonçaient en lui un des héritiers du trône, Jérôme n'avait reçu encore aucune désignation impériale, sénatoriale, ni plébiscitaire. Sauf la lettre de Catherine et celle à l'occasion de ses couches, nul rapport établi de Trieste à Porto-Ferrajo, aucun zèle manifesté ; l'Empereur croyait à l'efficace utilité de Lucien et l'on peut penser qu'il ne voyait point à se servir de Jérôme — et puis les absents ont tort.

 

Arrivé le 8 mai à Paris, Lucien descendit au palais du cardinal Fesch, rue du Mont-Blanc. Il n'était accompagné que du seul Chatillon, ayant laissé à Bellevue le Père Maurice qui devait tenter de gagner Rome. L'entrevue qu'il allait avoir avec l'Empereur fut précédée sans doute par une négociation avec Joseph qui transmit à son frère les exigences de Napoléon. Elles étaient médiocres, mais du moins établissent-elles d'où venait l'initiative de la réconciliation, quels avaient dû être les points qui, lors du premier voyage de Lucien,-avaient empêché les négociations d'aboutir et quels motifs il peut paraître permis d'assigner à son retour en Suisse : Sire, écrit-il le 9 mai, je me suis empressé de faire ce gîte Vôtre Majesté a désiré pour l'établissement de ma belle-fille en Italie.

Quoique ma femme et mes enfants doivent être partis pour me rejoindre, je prie Votre Majesté de recevoir l'engagement que je prends pour qu'ils ne s'approchent de Paris que lorsqu'ils en auront obtenu votre agrément : Mon désir est de vous servir. et de vous prouver mon dévouement. Je prie Votre Majesté de nous rappeler dans la dynastie impériale et de croire que personne ne vous est plus dévoué que

Votre fidèle et [           ][6] frère et sujet,

LUCIEN.

Ainsi ce voyage que Lucien, à l'entendre, n'avait entrepris que par dévouement fraternel[7] avait pour but unique l'entrée de sa famille- dans la dynastie impériale. A coup sûr, cela contraste quelque peu avec l'apologie à laquelle il se livrera du Consulat, ce gouvernement, le seul qui appartienne au 18 brumaire — car la monarchie dictatoriale qui suivit Brumaire ne doit pas plus lui être imputée que l'anarchie qui l'avait précédé —, le Consulat dont l'abandon fut peut-être la plus fatale erreur de la Révolution française ! mais avec Lucien il ne faut point compter les palinodies.

Lors de l'entretien qui suit l'envoi de cette lettre, l'Empereur, selon-Lucien, lui passe au col le grand cordon de la Légion d'honneur avec lequel il a fait le voyage de l'île d'Elbe : C'est trop honteux pour moi que vous ne l'ayez pas, ajoute-t-il, et Lucien commente : Je pense qu'il disait vrai. Sauf qu'il n'avait point reçu l'insigne, Lucien, membre élu par le Tribunat du Grand Conseil, avait droit aux plus hautes dignités de l'Ordre : mais la forme dans laquelle le grand aigle lui fut conféré par décret en date du 9 mai, mérite d'être relevée, car c'est là le premier acte officiel où Brutus Bonaparte soit qualifié le prince Lucien. Le décret ne semble point avoir été contresigné par un ministre, ni par un secrétaire d'État ; il porte : Notre grand chancelier de la Légion d'honneur est chargé de l'exécution du présent décret.

Lucien dit encore : Il veut que j'aille habiter le Palais-Royal. J'y consens avec peine. Pour vous y attacher un peu plus, je vous donne le palais en toute propriété.

Lucien ne paraît nullement avoir résisté : le même jour où il a reçu son frère, l'Empereur dicte cette note pour le grand maréchal :

Le grand maréchal se rendra ce soir à la maison du cardinal Fesch pour voir le prince Lucien :

Le grand maréchal visitera cette après-midi le Palais-Royal avec M. Fontaine pour y préparer le  logement du prince.

Le grand maréchal se concertera avec le grand maitre des cérémonies pour régler les honneurs à rendre au prince Lucien comme prince français.

On préviendra les ministres, le Conseil d'État, la commune de Paris, du jour et de l'heure où le prince les recevra ; si on n'a pas fait de visite au prince Joseph et à la princesse Hortense, ces corps pourront, avant, leur rendre leurs devoirs.

La garde impériale fera une visite dimanche.

Le prince Lucien passe après le prince Louis et avant le prince Jérôme.

Demain, à 9 heures, le prince irait s'établir au Palais-Royal ; la garde impériale lui fournirait le service de prince français.

Le grand maréchal fournira au prince Lucien et fera établir, dès ce soir, au Palais-Royal, un service de bouche, ce prince devant être défrayé par l'Empereur jusqu'à ce que sa maison soit organisée.

Le grand maréchal, le grand chambellan, le grand écuyer lui fourniront aussi un service d'honneur.

L'écurie lui fournira des chevaux jusqu'à ce qu'il ait les siens.

On voit par cette note[8], à quels détails l'Empereur est descendu pour assurer à son frère les aises et les commodités d'une hospitalité somptueuse. II a voulu lui prouver la joie qu'il éprouve à le revoir et la confiance qu'il lui témoigne. En échange, Lucien, à ce qu'il dit lui-même, a promis à l'Empereur de le servir avec zèle tout le temps qu'il croira qu'il puisse lui être bon à quelque chose.

 Quant au règlement de la situation respective des héritiers, Lucien ne pouvait tenter pour le moment de l'obtenir : Il écrit dans ces sommaires qui devaient servir de trame à ses mémoires : Projet de sénatus-consulte à mon sujet. Te le refuse jusqu'au moment favorable pour le faire passer à la votation nationale, sans quoi je ne veux rien. Or il n'y avait plus de Sénat donc pas de sénatus-consulte — et jusqu'à la mise en vigueur de l'Acte additionnel, bien mieux, jusqu'au 2 juin 1815 où-furent nommés les membres de la Chambre des Pairs, il ne se fût trouvé aucune autorité à laquelle on pût soumettre un tel projet. Eût-on pu même en parler à la Chambre des Pairs ?

Tout a été pourtant calculé par Lucien pour accréditer qu'il a été efficacement et politiquement introduit, ainsi que sa postérité, dans la dynastie impériale : en établissant les rangs de famille, l'Empereur a précisé que Lucien passait- après le prince Louis et avant le prince Jérôme. Or Lucien attribue cette parole à l'Empereur : Il n'y a que des aînés et des cadets dans la Famille impériale. Ainsi chacun à son rang, plaçons Joseph à ma droite, Lucien à ma gauche et Jérôme après. C'est la façon d'exclure Louis, dont la postérité est gênante et de revenir ainsi sur la loi d'hérédité qu'il met tous ses efforts à détruire. C'est la façon d'inférioriser Jérôme qui, on le verra, reçut au contraire, dans la seule cérémonie à laquelle il assista, le rang supérieur auquel il avait droit. Mais les faits sont ce qui inquiète le moins Lucien.

Quinze ans plus tard, il écrira à un de ses confidents : Aux Cent-Jours la première condition de ma rentrée en France fut que tous mes frères renonceraient à leurs titres et à leurs prétentions royales et qu'il n'y aurait plus, près de l'Empereur, que des princes français, à commencer par son fils qui, de roi de Rome, n'était plus que prince impérial. Cette nouvelle politique de l'Empereur pouvait seule me convenir. Elle fut appliquée au 20 mars.

Lucien n'avait influé en rien sur cette politique : il avait atteint le but qu'il poursuivait depuis onze ans, d'imposer à son frère, et à la Famille impériale, la femme qu'il avait aimée et le fils qu'il avait légitimé.

Et il était prince, et comme il était content de l'être ! Non plus prince romain, mais prince français. Tous les journaux et le Moniteur à la tête avaient, dans leur numéro du 10 mai, annoncé la nouvelle en ces termes : Le prince Lucien, qui a longtemps habité Rome, est rentré en France. Il est arrivé hier à Paris. Sa Majesté lui a désigné pour sa demeure le Palais-Royal. Il recevra demain la visite des ministres et des officiers de la maison de l'Empereur. Le Journal de Paris ajoutait : Des chasseurs de la Garde font le service dans le palais. La Maison d'honneur n'était pas encore nommée ; mais, en attendant, le comte de Las Cases, chambellan de l'Empereur, faisait le service près de lui. Bientôt M. le comte de Laborde, son ami d'ancienne date — l'ami surtout d'Alexandrine Jouberthou — fut nommé premier écuyer, ayant sous ses ordres M. Lemercier, le fils du sénateur.

Le prince se plaisait au Palais-Royal que le duc d'Orléans avait arrangé fort à son goût. Il donna à ses gens une livrée chocolat galonnée sur toutes les coutures, mais, pour lui, il portait ordinairement l'uniforme de la garde nationale. Il avait tout à fait renoncé aux formes et aux mœurs républicaines. Mme de Bradi vint le voir pour lui communiquer une lettre fort importante. Le prince, écrit-elle, me laissa debout, se tint fort droit, me parla avec bonté et me confondit par son occupation de poser en altesse impériale. Il avait dit faire visite à la reine Hortense, et ; lorsque celle-ci lui rendit sa visite, elle n'oublia point d'amener ses fils, non pas tant peut-être pour leur montrer un oncle qu'ils ne connaissaient point, que pour lui montrer les héritiers du trône impérial. Déjà les prétentions du nouveau prince écartaient toute cordialité.

Il se donna toutefois, le 16 mai, la peine d'être aimable à l'égard de-ses confrères de l'Institut. Il reçut une députation du bureau qu'accompagnaient un grand nombre de membres. Il déclara qu'il se ferait un plaisir d'assister aux séances, que, de tous ses anciens costumes, il n'avait conservé chez l'étranger que celui de l'Institut et qu'il l'avait souvent porté dans les divers pays qu'il avait habités, et comme, deux jours plus tard, il y avait séance publique pour la réception de M. Aignan par M. Parseval-Grandmaison, le prince Lucien promit de s'y trouver.

On entendit les deux discours où le nom de l'Empereur n'était pas même prononcé, par l'aide des cérémonies Aignan, et le poète de l'expédition d'Égypte, alors que, six mois plus tôt, à la réception de M. Campenon, on n'avait point tari sur les Bourbons.

Au moins, ceux-ci, comme a dit Napoléon, étaient-ils Français. i1tais n'avait-on pas entendu, lors de la séance que la deuxième classe avait tenue, le 21 avril précédent, en présence de l'empereur de Russie et du roi de Prusse, le président, Lacretelle le jeune, adresser les plus basses flatteries aux conquérants ; et un lauréat, autorisé à lire à la tribune des fragments de son discours couronné, ne les avait-il pas relevés d'une étonnante apologie où il exaltait cette guerre sans ambition, cette ligue inviolable et désintéressée, ce royal sacrifice des sentiments les plus chers immolés au repos des nations et à une sorte de patriotisme européen ! Et la deuxième classe, assure-t-on, avait applaudi ces paroles sacrilèges, elle les avait faites siennes ; moins de sept années plus tard, elle s'agrégea presque d'enthousiasme celui qui les avait prononcées, Villemain.

Il ne faut clone point s'étonner si la commission chargée d'entendre les discours avant la séance publique ne saisit point le ridicule et l'odieux qu'il y avait, au moment où la France eût de se préparer pour lutter de nouveau contre l'Europe, à adresser des leçons de libéralisme à l'Empereur, à attaquer le régime qu'il venait lui-même d'abolir et à prôner l'abolition de la censure.

Les lettres, disait Parseval-Grandmaison, ne gémiront plus des mutilations qui les ont flétries si longtemps. L'âme du monarque et celle de son peuple n'auront plus l'intermédiaire ; leur alliance deviendra intime et féconde et nous verrons s'ouvrir la seule route qui permet à la vérité de s'élever jusqu'au trône. Puissent toutes les idées libérales se précipiter sur cette route salutaire !...

On eut ensuite un fragment d'une comédie inédite en cinq actes, de M. Duval, et pour terminer le prince Lucien lut une Ode à l'Institut de France intitulée : La défense d'Homère, parfois Ode contre les détracteurs d'Homère, et, à la fin, simplement L'Odyssée : il s'agit de ces commentateurs qui ont osé contester que l'Odyssée fût l'œuvre d'Homère ou qui l'ont trouvée inférieure à l'Iliade :

Le superbe étranger riche de nos débris

De nos tombeaux foulés insulte la poussière ;

Dans le Nord on dépouille, on méconnaît Homère :

Des antiques leçons tel est l'indigne prix.

Des savants enivrés d'une docte folie

Enfantent chaque jour un système nouveau,

Ma gloire leur parait un pénible fardeau ;

Ils veulent m'arracher mon Ithaque chérie ;

A peine savent-ils comment lire mes vers :

Et démentant l'aveu de vingt peuples divers

Ils osent me juger d'un accent intrépide.

La lecture de cette ode a été souvent interrompue et suivie par de très vifs applaudissements, le Moniteur le dit.

Lucien pour sa rentrée ne pouvait choisir un meilleur terrain. On n'avait pas encore oublié à l'Institut que, dès l'an VIII, il avait consacré ses efforts à relever l'Académie française telle qu'avant 1793 et que c'était à lui que la Deuxième classe avait dû, en l'an X, sa réorganisation en un corps de tout point semblable à l'ancienne compagnie. Que Lucien ait cherché pour lui-même l'avantage immédiat d'assurer à l'auteur de la Tribu indienne un fauteuil qu'il n'eût guère eu de chances d'obtenir, cela se peut, mais n'était-ce point là une ambition légitime ? En tout cas, il ne manquait point d'être populaire, d'abord à ce titre, puis comme victime de la tyrannie impériale et comme soutien, apparent, des nouvelles libertés publiques.

Quels étaient pourtant ses rapports avec l'Empereur ? L'on constate, sans comprendre à quel titre il y est appelé, qu'il assiste au Conseil des ministres. Mais qu'y fait-il ? -Et d'ailleurs, qu'y fait-on ?

A l'en croire, il aurait reçu des confidences très personnelles sin Marie-Louise et des regrets au sujet de Joséphine. L'Empereur lui aurait parlé de Mme Tallien, Mme Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, Mme Récamier, Mme de Staël, du général Lejeune, le plus grand peintre entré les généraux et le plus grand général entre les peintres. J'ai eu tort (lui aurait-il dit), Mme de Staël m'a fait plus d'ennemis dans son exil qu'elle ne m'en aurait fait en France. Je pense, remarque Lucien, qu'elle n'est pas la seule et qu'il a eu tort de se constituer l'ennemi de tant de femmes.

Ceci regarde assurément Alexandrine, et ces allusions qu'il cherche à sa situation, de même que les mots qu'il prête à son frère et qui sont si hors de la façon de celui-ci, ne sont point pour inspirer confiance en sa véracité.

En tout cas, il ne se manifeste guère durant le mois de mai que par l'insistance qu'il met à Consolider un établissement jusque-là précaire, et que ne garantit aucun acte légal. L'ancien ministre de l'Intérieur semble n'avoir qu'une idée assez peu précise de la hiérarchie administrative ; pour obtenir la levée des scellés existants encore sur plusieurs pièces du Palais-Royal et la mise à sa disposition des meubles qu'elles renferment ainsi que des vins. qui se trouvent dans les caves, il s'adresse au préfet de la Seine, qui renvoie la demande au ministre de l'Intérieur, lequel la transmet au ministre des Finances, attendu que le mobilier du Palais-Royal a été réuni au Domaine de la Couronne par décret du 13 avril dernier. Malgré ces étranges détours, l'affaire est portée à l'Empereur qui donne l'ordre qu'on lève les scellés, sous réserve que M. le grand maréchal fera verser la moitié des vins dans les caves de l'Empereur. Mais cela n'est qu'une prise de possession et ne constitue pas un titre : le 23 mai seulement le prince Lucien obtient une reconnaissance officielle de ses nouveaux droits.

L'article premier de ce décret est ainsi conçu : Le Palais-Royal est concédé au prince Lucien notre frère et à ses héritiers à titre d'apanage de sa branche. Par l'article II, le prince Lucien est admis à jouir des revenus 'et du domaine utile du Palais-Royal depuis le 1er janvier 1815, il supportera les dépenses depuis la même époque sans qu'il puisse y avoir lieu à aucune répétition pour les sommes que le trésor de la Maison du roi ou celui du Domaine extraordinaire auraient reçues ou payées jusqu'au 23 mai. Par les articles IV et V, il est ordonné de faire un inventaire contradictoire des meubles provenant du mobilier de la Couronne et de ceux achetés par le duc d'Orléans : ceux-ci sont concédés sans exception au prince Lucien, ceux-là ne seront concédés qu'après vérification des états. On s'explique assez peu, dans ces conditions, que, en 1831, Lucien se soit adressé à l'avocat Ravioli à Paris pour faire valoir ses droits sur les 200.000 livres de rente du Palais-Royal. Ajoutez à cela, écrit-il, qu'après Waterloo, les Bourbons s'emparèrent arbitrairement de tout ce qui était chez moi : 100.000 francs de linge, autant de vaisselle, 50.000 francs de chevaux et voitures. Or le linge et la vaisselle appartenaient au duc d'Orléans et, quant aux chevaux, selon une lettre qu'écrivait, le 26 mai, l'écuyer commandant des écuries de l'Empereur à M. le comte de Laborde, premier écuyer de S. A. I. le prince Lucien, vingt avaient été remis ce même jour aux écuries du prince par ordre de Sa Majesté.

Lucien ne se fût point senti en possession de sa dignité princière s'il ne se fût attribué des armoiries : elles furent assez étranges. Le cachet qu'il fit graver porte un aigle, couronné empiétant un foudre, au cœur duquel se trouvent les lettres L. B. En exergue on lit : PAR BREVET DE SA MAJESTÉ IMPÉRIALE. On ne saurait douter que ce brevet ne soit le décret du 23 mai ; on ne connaît point jusqu'ici de texte supplémentaire.

Les initiales L. B. inscrites sur ce cachet étaient contradictoires à l'Altesse impériale qui, comme la qualité princière, n'était qu'appellation de courtoisie. L. B. signifiait sans conteste Lucien Bonaparte : or, le simple port du nom de Bonaparte excluait la prétention dynastique : les princes appelés à la succession perdaient le nom de Bonaparte pour prendre celui de Napoléon ; ainsi à l'Almanach Impérial, supplément de 1815, trouve-t-on Joseph-Napoléon, Louis-Napoléon, Jérôme-Napoléon, tandis que, comme sur le cachet, on lit Lucien Bonaparte. Ailleurs le qualifiera-t-on dans la liste officielle des membres de l'Institut Le prince Lucien, mais on appelle Joseph : Le prince Joseph Napoléon. De là doit-on conclure que si l'Empereur a accueilli son frère et lui a restitué une place dans la famille, il n'a nullement témoigné qu'il l'accueillit dans la dynastie[9]. Il laissait toutes choses en suspens et, comme il devait le dire dans son discours du Champ de Mai : Lorsque nous aurons repoussé ces injustes agressions et que l'Europe sera convaincue de ce que l'on doit aux droits et à l'indépendance de 28 millions de Français, une loi solennelle, faite dans les formes voulues par l'acte constitutionnel, réunira les différentes dis-  positions aujourd'hui éparses.

Néanmoins, on devait reconnaître que l'Empereur avait ainsi donné une indication sur ses intentions ; aussi, le 25, dès que le décret du 23 eut été publié, plusieurs ministres et un grand nombre de députés vinrent féliciter Lucien : Il avait, dit Thibaudeau, la réputation d'un ami de la liberté, d'un républicain qui avait déserté la cour impériale et la France pour ne pas être complice de son frère. Le vulgaire était émerveillé de voir le grand  citoyen qui n'avait pas voulu partager les grandeurs et les prospérités de l'Empire, venir s'associer à ce retour de fortuné rempli d'incertitudes et de dangers. Si, comme ajoute Thibaudeau, les patriotes clairvoyants n'étaient pas dupes, ils ne formaient qu'une minorité. Et d'ailleurs ne se trouvaient-ils pas contraints de suivre la foule ? Cette réception fit une grave nouvelle dans les journaux. L'après-midi, Son Altesse Impériale, quine manquait aucune occasion, accompagna l'Empereur au Champ .de Mars et visita avec lui la salle destinée à la réunion du Champ de Mai.

***

Au mois de mars, Catherine, dont l'enfant- était très malade, se trouvait elle-même fort souffrante des suites de ses couches et les médecins s'accordaient à lui conseiller, pour l'été, l'usage des eaux, Pise ou Lucques, ils ne savaient encore. D'ailleurs le gouvernement autrichien consentirait-il ? Jérôme, après en avoir demandé l'autorisation à Vienne, traitait de cette terre comtale à dix lieues de Trieste, qu'il se décidait à acquérir et où il comptait aller s'établir jusqu'à la saison des bains. Ce fut à ce moment, le 11 mars, qu'arriva par le commerce, le premier bruit, confirmé bientôt par une lettre d'Elisa, que l'Empereur avait quitté l'île d'Elbe.

Prévoyant aussitôt qu'on allait prendre des mesures contre sa liberté, et décidé à s'y soustraire, Jérôme eut recours à un Corse, consul de Naples à Trieste, dont il connaissait et appréciait le dévouement et qui désormais s'attacha à lui avec une admirable fidélité : c'était le chevalier Abbatucci, un des quatre fils du général de division ; ses trois frères étaient morts au champ d'honneur. Ses fonctions lui donnèrent la facilité de retenir à Trieste la chaloupe canonnière n° 131, de 20 hommes d'équipage, commandant Salvadore Catiero, qui était venue de Naples lui porter des dépêches. Jérôme, sous prétexte de maladie, s'enferma dans ses appartements et échappa de la sorte à la surveillance.

Le 24, dans la soirée, il s'embarqua avec ses  trois aides de camp Pfuld, Hamel et Berger vêtus en bourgeois. Dans la nuit, on leva l'ancre.

Il était temps. Le 22 mars, Metternich avait écrit au comte de Harz : L'Empereur, mon maitre, me charge de vous exprimer le désir que, vu les circonstances du moment, vous veuillez bien échanger le séjour de Trieste contre celui de Prague. Bien qu'entortillée dans des phrases gracieuses, cette invitation que devait remettre le comte de Woyna, chargé de demander les ordres du comte et de régler les détails de son voyage, n'était pas moins comminatoire et il suffit que Jérôme Rut dire qu'elle lui avait été adressée pour qu'il se tint relevé de l'engagement qu'il avait dà prendre 'de ne point s'écarter de Trieste.

Le 25, on était à la hauteur de Parenza, lorsque, à midi, un coup de vent fit violemment rétrograder jusqu'à Pirano où l'on relâcha : on n'était qu'à huit lieues de Trieste ; le roi envoya un exprès à Catherine pour lui donner de ses nouvelles et il descendit avec ses compagnons pour coucher dans une auberge où il faillit être pris par une patrouille autrichienne. Il se sauva à grand'peine jusqu'au bateau durant que ses compagnons tenaient tête aux grenadiers. On se rembarqua et, à tout risque, on leva l'ancre, se dirigeant vers la côte italienne.

Le 28, la chaloupe prit terre près de Pesaro. D'Ancône à Rimini — Pesaro est à mi-chemin — la grand'route suit la côte de l'Adriatique à une portée de fusil. Jérôme ordonna à ses deux aides de camp Pfuhl et Hamel d'aller en reconnaissance. Ils trouvèrent la route occupée par les Autrichiens et, reçus à coups de fusil, rembarquèrent en hâte. On repartit ; après quelques heures, on atterrit un peu phis bas entre Case-Brugiale et Ancône. Hamel, envoyé de nouveau à la découverte, arriva sur la grand'route pour y voir passer des troupes napolitaines. Jérôme débarqua, interrogea des officiers qui lui répondirent : Le roi vient. En effet, voici le roi Joachim : Embrassade, compliment, point d'étonnement de se retrouver ainsi, car tout arrive. On amena une monture pour le roi de Westphalie qui se trouva ainsi, au sortir des flots, chevaucher à la tête de l'armée napolitaine. Pourtant il était curieux et il eût bien voulu savoir pourquoi marchaient Murat, les Napolitains, et lui-même.

Je fais là guerre à l'Autriche, lui répondit Joachim, et à l'heure qu'il est, les hostilités sont commencées.

Tu as donc un traité d'alliance avec les Anglais ?

Non ! mais ils ne peuvent vouloir s'opposer à l'indépendance de l'Italie, tout entière prononcée en ma faveur.

L'Empereur est donc à Paris et d'accord avec, toi ? Une armée française descend sur les Alpes ?

Je ne sais ce que fait l'Empereur ; je ne sais si une armée marche à mon secours ; mais cela doit être : d'ailleurs, l'Italie, se levant en masse, me fournira une armée de cent cinquante mille hommes avec laquelle je ne craindrai personne.

Ce ne sont point là des propos en l'air : Jérôme les rapporte dans une lettre que, sous le coup des événements, il adressa à la reine. Je n'essaierai pas, dit-il, de rendre l'effet que me fit ce discours. Je vis un souverain, séduit par quelques lueurs mensongères, courir à sa perte et qui avait déjà un abîme creusé sous ses pas.

Malgré cela, il continua à suivre l'armée qui se croyait victorieuse, car elle repoussait sans combat les avant-postes autrichiens qui avaient ordre de se replier. Joachim assura son beau4rère qu'une fois à Bologne où l'on allait arriver, il pourrait se rendre à Livourne où il trouverait à sa disposition le vaisseau le Capoue. Toutefois ce ne pourrait être avant le 4 avril, ses troupes ne devant occuper Florence et Livourne qu'a cette époque. Jérôme prit donc confiance à cette promesse et résolut de suivre l'armée napolitaine. Mais à peine était-il à Rimini que le duc de Gallo lui annonça la prochaine arrivée de la reine Catherine à Ancône. Le voilà en voiture courant jusqu'au port pour y trouver en effet tous les préparatifs d'une réception souveraine, mais de Trinette, comme il dit, point. Elle était traitée tout au contraire d'une façon fort cavalière et on lui faisait payer cher l'escapade de son époux.

Il retourna donc aussitôt au quartier général de Joachim qu'il rejoignit le 1er avril ; le 2, il entra avec le roi à Bologne d'où sortaient les Autrichiens. L'enthousiasmé était grand, mais, fidèle à son rôle critique, Jérôme ne cessait de répéter à son beau-frère : Tant que je ne verrai pas ton armée renforcée par cinquante mille Italiens et une pareille armée française descendre des Alpes, je ne croirai à rien de bon pour toi.

Sur quoi, il s'en alla à Bologne, à la petite campagne d'Elisa, attendre que, selon la promesse de Murat, Florence et Livourne eussent reçu garnison napolitaine. Peut-être ne s'était-il pas soucié de prendre part personnellement à la guerre ou avait-il eu quelque altercation un peu vive avec son beau-frère : ce qui peut le faire penser, c'est que, se fiant à la parole du roi de Naples et comptant fermement sur la date du 4, il ne prolongea que d'un jour son séjour à Bologne et arriva le 6 à 3 heures du matin à Florence, où il tomba au milieu de 1.500 à 1.600 Autrichiens. Des courriers, des Officiers du roi de Naples victimes de la même confiance furent arrêtés sous ses yeux ; grâce à un costume bourgeois, à un passeport de négociant et à bien de l'argent, il échappa aux hussards autrichiens, passa dans une auberge et se fit conduire sur la route de Bologne. Il y arriva le 7, fut le 8 à Ancône et le 11 à Portici où il retrouva, outre sa sœur Caroline, son oncle le cardinal et sa mère.

***

Après le départ de l'Empereur, Madame, malgré les instructions qu'elle avait reçues, n'avait point eu de cesse qu'elle ne quittât Porto-Ferrajo. Dès le 26 février, elle écrivait à Lucien qu'elle partirait dans trois jours, si le temps était favorable. L'Empereur, disait-elle avec sa prudence habituelle, est parti avec toute sa troupe, mais j'ignore pour quel endroit. Elle donnait rendez-vous à Civita-Vecchia à ses deux fils Lucien et Louis. Cela est essentiel. Vous me direz, ajoutait-elle, s'il y a quelque inconvénient à mon arrivée à Rome. Autrement je m'acheminerais plus loin ; mais elle avait un extrême désir de retrouver son frère et ses deux fils.

Elle ne partit pas à cette fois et attendit les nouvelles. Le 28, vers les m heures du matin, on signala la corvette anglaise, ramenant le colonel Campbell. Lorsqu'il débarqua et qu'il apprit le départ de l'Empereur, il resta muet et immobile d'étonnement ; puis, dans une colère blanche, il monta au palais, se rendit chez Mme Bertrand, et vint ensuite chez la princesse Pauline. Il lui dit : Votre frère a manqué de parole, car il avait promis de ne pas sortir de ; mais la Méditerranée est pleine de vaisseaux ; à cette heure, votre frère est prisonnier. Il ajouta des menaces auxquelles la princesse répondit que ce n'était pas la manière d'en agir avec une dame.

Malgré le calme qu'elle avait affecté, Pauline avait eu très peur. Elle s'était imaginé que Campbell allait la faire enlever, enfermer, séquestrer, et elle résolut de partir, d'aller attendre le dénouement de l'aventure dans la principauté de Lucques, dans un château de sa sœur Elisa. Envoyant en France pour quantité de commissions son médecin Espiaud, elle se confia pour préparer son voyage à un adjudant du génie nommé Monier qui, lors de l'évacuation de la Toscane où il était employé, avait refusé de suivre les ordres de la grande-duchesse et s'était rendu directement de Florence à Porto-Ferrajo. L'Empereur l'avait fort bien accueilli ; ayant résolu d'établir un poste à la Pianosa, il chargea le lieutenant du génie Larabit de diriger les constructions ; lorsque celles-ci furent assez avancées, il fit suppléer Larabit par Monier, qui, lors du départ de l'Empereur, se trouvait sur son îlot et y fut oublié. Cela se trouva un bonheur pour Pauline, qui n'avait personne sur qui elle pût compter. Monier fit préparer un petit bâtiment et le 4 mars, à 2 heures du matin, après avoir fait ses adieux à sa mère, la princesse, accompagnée de Mme Le Bel, de la délicieuse comtesse de Mole, d'un courrier et de quatre domestiques, s'embarqua furtivement. Vers les 3 heures après midi, on atterrit sur la côte, dans la marenne de Volterra, près de la vieille tour de San Vincenzo. Des douaniers qui occupaient la tour cédèrent aux dames une partie de leur logement. On arrangea tant bien que mal une chambre pour la princesse et l'on dîna. Après quelques heures de repos, on rembarqua, on passa la nuit en mer et le lendemain, à midi, on arriva à Viareggio. En vérité, un véritable voyage et sur une barque, quand jadis ce n'était point assez pour la princesse de frégates et de vaisseaux à trois ponts. Mais Pauline a bien supporté la traversée et la voilà à terre. Tout de suite arrive le maire (au moins Monier l'appelle ainsi) qui demande où la princesse entend loger. Elle répond qu'elle va au château de Campignano, propriété de sa sœur, la grande-duchesse de Toscane, sur une montagne, à une lieue de Viareggio. Elle s'y fait porter en chaise et s'installe avec les dames Le Bel dans les appartements du rez-de-chaussée qui donnent sur le jardin : Monier est lobé au premier étage sur l'avenue. Vers minuit, il est réveillé par le bruit d'une troupe en marche. Le commandant autrichien des États de Lucques, prévenu par le maire de Viareggio, fait cerner et investir le château. Monier va prévenir la princesse qui veut écrire au grand-duc, aller en Toscane, réclamer l'intervention de son mari. A 5 heures du matin, l'Autrichien fait savoir qu'il désire parler à la princesse : et il lui notifie qu'étant chargé de la protéger, il lui interdit-de recevoir qui que ce soit ; nul ne pourra sortir ni entrer. Voilà la Déesse des Caprices prisonnière d'État, sinon prisonnière de guerre. Sans amant, sans médecin, sans médicaments, dans ce château immense et désert, pauvre Paulette ! Quelle ennemie de moins pour la maison d'Autriche, et comme l'on comprend que l'on ait fait à Vienne un bulletin de sa capture et une question majeure de sa captivité.

***

Madame, énervée de rester sans nouvelles à Porto-Ferrajo, avait pensé aller à Viareggio retrouver sa fille Pauline, dont elle ignorait le sort. Elle serait près de Lucques où elle prendrait les eaux.

Avertie des dangers qu'elle courrait sur le continent, elle attendit qu'on la vint chercher, ainsi que son fils avait promis de le faire : mais l'ordre que Napoléon donna qu'on envoyât à Porto-Ferrajo une frégate pour y prendre Madame et embarquer à Viareggio la princesse Pauline si elle y était, ne put être expédié que le 10 avril. Et huit jours plus tôt, le 4, le vaisseau de 74 le Joachim et la frégate la Caroline avaient été envoyés par la reine de Naples pour chercher Madame Mère, ainsi que ses deux dames, son chevalier d'honneur et son aumônier, l'abbé Buonavita. Le 4, elle était à Portici où elle retrouvait son frère, arrivé de Home le 1er avril.

***

Lorsqu'on pense que Fesch écrivait le 14 octobre, à l'ancienne dame d'honneur de sa saur, Mme de Fontanges : Je commence à jouir des douceurs de la vie, la paix et la tranquillité de Dieu, l'on se prend à penser que ces douceurs n'avaient pas duré longtemps. Bien que Dieu lui suffit, il y eût joint volontiers, les 165 caisses pesant 41.313 kilos, et déclarées pour 711.860 francs, qu'il attendait de France, mais une partie au moins n'était point arrivée et il était à craindre que les Bourbons, auxquels pourtant Son Éminence, selon le protocole du Sacré Collège avait écrit pour les Bonnes Fêtes, ne transformassent en confiscation le séquestre mis sur ses tableaux. Déjà en effet M. Thierry, baron de Ville-d'Avray, intendant du garde-meuble, avait fait choix de M. Delafontaine, pensionnaire agréé de l'ancienne Académie de peinture et commissaire expert près le Musée royal, pour coopérer sous ses ordres à l'inventaire estimatif de là collection du cardinal, et c'est en vain que Denon avait prévenu qu'il faudrait beaucoup de soin et de temps pour rendre compte de cette collection immense de tableaux entre lesquels il s'en trouvait d'écoles italiennes peu connues à Paris ; M. le baron n'en avait point tenu compte : il réclamait son inventaire et tôt et vite. Il n'eut point le temps d'en être muni, mais c'est que l'Empereur y pourvut.

Quant à Fesch, il n'avait pu naturellement recevoir ni sa nomination d'ambassadeur extraordinaire à Rome, ni la lettre adressée par Napoléon au pape, ni les instructions que l'Empereur avait inspirées, puisque tous ces papiers, remis au père Maurice qui devait les porter à Rome, avaient été brûlés par Lucien à Versoix le 12 avril. Ce ne fut que bien plus tard, le 21 avril, qu'il reçut à Naples des duplicata. Il était dans l'impuissance absolue pour exécuter quoi que ce fût de ses instructions. Il ne pouvait penser à traiter avec le Saint-Siège et, en vérité, les questions sur lesquelles l'Empereur faisait des concessions n'étaient guère actuelles : assurément, on devait trouver excellent qu'il n'eût plus aucune vue sur le temporel de Rome et qu'il s'en tint à la bulle de Savone, qu'il voulût s'abstenir pour le moment de s'occuper d'affaires ecclésiastiques, mais il n'en réclamait pas moins l'institution canonique pour les évêques qu'il avait nommés avant son départ — c'est ainsi qu'on appelait la première abdication — il n'en était pas moins fort sur les vicaires capitulaires et contre les Jésuites. D'ailleurs, Fesch accrédité, en même temps, près du pape et près du roi Joachim — jusqu'au moment où serait arrivé le ministre destiné à la cour de Naples — devait être rendu à Paris avant le 30 mai, laissant pour chargé d'affaires Mgr Isoard.

Il n'y avait point de pape à Rome. Il n'y avait pas de roi à Naples. Cela simplifiait la mission diplomatique de Son Éminence. Les nouvelles du théâtre de la guerre étaient détestables : Caroline, malade au moral comme au physique, voyait approcher le dénouement qu'elle avait tant redouté. Elle prédit de point en point à son frère et le résultat de l'événement et la conduite que tiendrait son époux. Jérôme d'ailleurs employa fort bien son temps du 12 au 19. Le 19, il s'embarqua, avec Madame et Fesch, sur le vaisseau le Joachim qui devait les conduire en France, mais un coup de vent les força de rentrer en rade. Le 21, la goélette la Biche apporta les premières nouvelles de l'Empereur et de la France. Fesch y trouva sa double nomination d'ambassadeur et de ministre, et Jérôme quantité de motifs pour se presser d'arriver. Mais une escadre anglaise vint le 23 bloquer le port. La Melpomène, partie le 23, de Toulon, avait relâché le 25 à Porto-Ferrajo d'où le commandant Collet avait renvoyé à Toulon la goélette l'Antilope qui devait lui servir de mouche et dont la marche était trop inférieure à celle de sa frégate. N'étant plus éclairée dans sa navigation, la Melpomène arriva le 30, à l'aurore, à l'entrée de la baie. Elle y fut chassée par le vaisseau anglais de 82 canons Rivoli, capitaine Edward Stirling Dickson. Jusque-là, les hostilités n'étaient point déclarées et les navires français passaient librement, pavillon déployé. La Melpomène ne fit donc aucun effort pour échapper et, à 6 heures du matin, le vaisseau anglais étant à demi-portée hissa son pavillon qu'il appuya de cinq coups de canon à boulet sur les œuvres vives de la frégate ; quelques secondes après, bordée entière. La Melpomène, qui portait seulement 44 canons, riposta avec énergie et maintint, durant trente-cinq minutes, un feu très vif, mais elle ne pouvait soutenir davantage le combat et le capitaine Collet dut amener son pavillon.

Il fallait donc renoncer à passer en France et, à Naples, la situation devenait de jour en jour plus tendue. Dix jours passèrent ainsi. Le 9 mai, écrit Jérôme, une forte canonnade nous annonça un nouvel engagement. Je me rendis sur une montagne à deux lieues de la ville et reconnus aisément une frégate française se dirigeant vers le port de Gaëte se battant contre les Anglais. C'était la Dryade, de 44 canons, capitaine Senez, qui, ayant été chassée à la hauteur de l'île d'Ischia, par un vaisseau, une frégate et un brick de la marine anglaise, avait pris son parti et, par une manœuvre hardie, s'était mise à l'abri sous les canons de Gaëte. Le commandant Senez, selon les ordres qu'il avait reçus, avait mis à terre le général Belliard, ministre de l'Empereur, avec ses aides de camp et le personnel de sa légation. C'était son mentor habituel que Napoléon adressait à Murat, mais trop tard !

Le 10, alors que Jérôme avait envoyé par le télégraphe l'ordre au commandant Senez d'attendre son arrivée, le commodore Campbell, commandant la division, fit connaître officiellement, que le pavillon tricolore serait seul respecté et, dit Jérôme, que je pouvais, ainsi que Madame, passer sous le pavillon qu'il nous plairait de choisir, à l'exception de celui de Naples. Il s'agissait de gagner Gaëte : Madame et Fesch se mirent aussitôt en route avec les princes et princesses de Naples et ils arrivèrent à Gaëte, après douze heures et demie de voyage sans aucun événement. Jérôme, qui aimait ses aises, ne partit que le lendemain : il se dépouilla en faveur de sa sœur Caroline d'une somme de 500.000 francs qu'il lui prêta, il prit congé d'elle avec émotion et rejoignit, le 12, sa mère et son oncle.

Le 13, la Dryade mit à la voile et la navigation fut heureuse jusqu'à la hauteur de la Corse, mais alors on soupçonna qu'on pouvait être suivi par les Anglais, et le 19, comme on était devant Bastia, la Dryade mouilla à la nuit, tout près de terre. Le roi envoya un de ses aides de camp pour chercher des provisions fraîches et aviser de son arrivée le commandant, qui se trouva être le général baron Simon. Celui-ci se rendit aussitôt à bord. Le roi, quoiqu'il fût couché, le reçut, lui dit qu'il allait en France joindre l'Empereur et que, sans doute, la frégate appareillerait la nuit si le vent fraîchissait un peu. Au -matin, on vit la frégate qui manœuvrait pour s'approcher encore un peu plus près de la terre. Les autorités de la ville — hommes et femmes — se réunirent pour aller à bord saluer les grands personnages qui s'y trouvaient. A leur arrivée, elles trouvèrent sur le pont le roi en habit d'uniforme, avec un crachat, des décorations et un chapeau rond, occupé à répéter aux officiers du bord les manœuvres que commandait le capitaine. Les officiers ne paraissaient pas très satisfaits. Dès que le roi aperçut le général. Simon, il vint à lui, salua son épouse qui l'accompagnait et l'engagea à descendre auprès de Madame. Au général qui s'étonnait de le voir encore auprès de Bastia et manœuvrer comme il faisait pour approcher de terre, il répondit que, depuis la veille, la frégate était suivie par plusieurs vaisseaux qu'on croyait anglais ; qu'ils avaient cru pouvoir leur échapper en venant mouiller pendant la nuit, mais que, ce matin, on en découvrait encore un qui cinglait vers la frégate, que, dans l'incertitude, on se préparait an combat et qu'on s'approchait de nos batteries pour être sous la protection de leur feu. Le général ne le détrompa point, bien qu'il n'y eût pas une pièce hors de la citadelle, trop élevée elle-même pour défendre la rade. Le roi ordonna qu'in-plaçât deux canons à un point qu'il indiqua, mais il ne s'en tint pas, à l'idée d'une défense où il eût risqué sa liberté ; il imagina de débarquer et de se rendre à Saint-Florent d'où il passerait en France, tandis que les Anglais continueraient l'attaque contre la Dryade et, comme le général Simon lui dit qu'une division avait embarqué la veille le 34e d'infanterie à. Saint-Florent ; il enjoignit qu'on envoyât aussitôt à cette division l'ordre de l'attendre, car à tout prix il devait arriver à destination : Les Anglais, dit-il, m'en veulent beaucoup. Ce sont déjà eux qui me tiennent séparé de mon épouse et ils craignent on ne peut plus que je ne revendique mes États d'Allemagne. Aussi, comme ils savent que j'ai quitté Naples, ils feront tout leur possible pour m'empêcher d'arriver en France. Cependant, Napoléon y est seul, la guerre va incessamment éclater et il lui faut quelqu'un pour commander ses armées, il n'aura que moi sur qui il puisse compter.

Au moment où le général Simon se trouvait fort embarrassé pour répondre à ces confidences, parurent sur, le pont Madame et le cardinal Fesch. Le roi prit aussitôt sa mère par la main et la fit descendre dans une chaloupe préparée à cet effet. On arriva au fond du port. Tout Bastia y était réuni : Les autorités civiles et le peu de chefs militaires qui y étaient restés attendaient sur le quai en grande cérémonie. Le canon tira. Madame, en bras du général Simon, traversa la ville entre deux haies de la garde nationale, sous les arcs de feuillage, au bruit des acclamations, et les Bastiais, les mêmes qui l'année d'avant appelaient les Anglais, firent pleuvoir des fleurs sur la mère de l'Empereur. On arriva ainsi à la maison du duc de Padoue, le cardinal Fesch marchant gravement à côté de sa sœur et le roi la précédant. Arrivés au logement, on fit cercle et le général présenta successivement au roi toutes les autorités et tous les gens qui voulaient approcher. Au bout de deux heures, l'audience finit et chacun s'en alla chez soi ; mais à peine le général Simon était-il rentré qu'un officier d'état-major vint le prévenir que le roi de Westphalie faisait chercher douze chevaux pour aller visiter les fortifications et les environs de la ville. Le général s'affola, courut chez le roi. Un de ses officiers, rapporte-t-il, me dit avec une liberté .peu respectueuse, qu'à la vérité le roi avait demandé douze chevaux, mais que c'était chez lui une habitude pour avoir l'air d'imiter son frère Napoléon et de se donner de l'importance, qu'on ne s'empressait jamais à le satisfaire et que sûrement il n'y penserait plus. Heureusement, ajoute Simon, cet aide de camp eut raison. On n'aurait pas pu trouver douze chevaux dans Bastia !

Quelques instants après, le commandant de la frégate fit prévenir que le vaisseau anglais ne paraissait plus et que le vent était bon pour appareiller ; aussitôt tout le monde partit à peu, près dans le même ordre où on était venu et se rembarqua au grand désespoir des Bastiaises qui, pour une soirée que Madame avait indiquée, préparaient leurs plus beaux ajustements.  

Le 22 mai, par un singulier hasard, le vent, dit Jérôme, nous obligea d'aborder en France au golfe Juan, sur le même point où l'Empereur avait débarqué deux mois et demi auparavant. Il était neuf heures du matin. Jérôme s'empressa d'expédier à franc étrier un de ses aides de camp avec ses dépêches pour l'Empereur. Puis, la caravane s'achemina par Fréjus, Brignoles, Aix, Avignon, où elle trouva une froideur qui faillit dégénérer en hostilité déclarée, Orange, Pont-Saint-Esprit ; Jérôme quitta sa mère et son oncle à Montélimar afin de les devancer à Paris. Il arriva le 24 à six heures et demie du soir à Valence où il fut reçu par les habitants avec des acclamations extraordinaires, bien qu'il voyageât incognito, mais c'est le préfet qui l'assure. Jérôme confirme que l'accueil qu'il trouva en s'élevant vers le Nord fut fort différent de celui qui lui avait été fait en Provence.  

Je n'entreprendrai pas, dit-il, de décrire l'enthousiasme que tout le peuple fit éclater à mon passage. Ce fut une véritable fête, surtout à mon arrivée à Lyon où, malgré moi, je fus obligé de    m'arrêter dix heures ; comment, malgré mon désir de rejoindre ma famille, aurais-je pu me soustraire aux empressements de ces bons Lyonnais ? Enfin, le 27 mai, il arriva à Paris. Je fus, écrit-il, bien reçu par l'Empereur que je trouvai absolument le même que lorsque je l'avais quitté, nullement changé.

Le Moniteur enregistra le 29 seulement l'arrivée du prince, auquel, dès le 28, l'Empereur avait demandé quel commandement il voulait prendre : Je lui répondis, écrit Jérôme, que dans les circonstances actuelles, je n'avais aucune-prétention, qu'une compagnie, un régiment ou une division me satisferait aussi bien qu'une armée ; il me dit de commencer par une division et qu'aussitôt les premières batailles données, comme il serait obligé de se porter sur un autre-point, je recevrais le commandement de l'armée qu'il quitterait.

Si c'était là ce qu'avait résolu l'Empereur, était tel en effet vis-à-vis de Jérôme qu'en 1806, en 1809 et en 1812, et la passion familiale obscurcissait singulièrement son jugement. Toutefois, s'il attribua au prince Jérôme un rôle dans le militaire, il ne lui donna aucune part dans le civil, et l'on ne saurait douter que, si cordial qu'ait été l'accueil que lui fit Lucien, Jérôme n'en sentit pas moins profondément l'injustice qui lui serait faite si lui, qui était depuis huit ans rentré dans le giron de la Famille, moyennant un sacrifice analogue à celui que l'Empereur avait vainement exigé de Lucien, se trouvait subordonné dans la dynastie à son frère rentré en grâce : Dès son arrivée, la question fut posée. Jérôme ne pouvait se prévaloir, comme on a dit, d'un sénatus-consulte qui n'avait jamais existé qu'en projet. Mais il avait incontestablement un droit acquis : il avait été, en 1806, reconnu prince du sang impérial, il avait été marié  comme tel ; il avait figuré à ce titre dans la plupart des cérémonies dynastiques ; on ne pouvait nier que, dynastiquement, il n'eût le pas sur Lucien et comme il pouvait se faire que Joseph n'eût pas de fils et que ceux, de Louis ne vécussent pas ; comme alors, le people eût été appelé à sanctionner les nouveaux droits à la succession que l'Empereur aurait reconnus à ses autres frères, Jérôme ne voulait pas céder cette chance à Lucien qui était le dernier venu et celui-ci se prévalait de son droit d'aînesse pour l'emporter sur son frère cadet.

****

Il faudrait bien, au Champ de Mai qui allait avoir lieu, que les rangs fussent réglés. Madame et Fesch n'y devaient point assister, bien que, depuis qu'il avait été touché par la dépêche du 8 avril, Fesch ne pût ignorer quelles étaient les intentions de l'Empereur, mais il ne se pressait pas : dès Valence, Jérôme, parti en même temps que lui-de Montélimar, avait plus de trente heures d'avance. A Lyon, Fesch, arrivé avec sa sœur le 26 à six heures du soir, prit ses aises et se retrouva dans ses habitudes. Le 29, l'Empereur donna vainement l'ordre à Carnot, ministre de l'Intérieur, de télégraphier à son oncle qu'il désirait4u'il arrivât pour célébrer la messe au Champ de Mai. La dépêche ne put partir à cause du temps. Le 30 Mai, à dis heures quarante-cinq, Chappe en donna avis pour que l'Empereur pût remplacer le cardinal. Fesch n'arriva en effet que le 2 juin lorsque tout était terminé — et l'on est en droit de se demander si ce n'était pas à dessein qu'il avait mis douze jours pour venir du Golfe Juan à Paris.

***

L'Empereur n'avait point attendit l'arrivée de Jérôme pour régler la situation pécuniaire des membres de sa famille ; il s'en était occupé dès les premiers jours de sa rentrée à Paris. Le 14 avril, il écrivait au ministre du Trésor : Pour les apanages, il n'est rien dû aux princes depuis le 1er avril 1814 jusqu'au 20 mars 1815, si ce n'est cd qui leur a été alloué par le traité de Fontainebleau. Vous devez en faire le décompte. Depuis, le 20 mars jusqu'à la fin de 1815, je réglerai l'apanage des princes de ma maison. Enfin, pour l'arriéré jusqu'au 1er avril 1815, on doit Payer ce qui leur est dû. Un compte fut clone dressé à ce moment, établissant la situation de chacun des intéressés pour l'arriéré des apanages montant à 6.473.081 fr. 17. — L'impératrice Joséphine jusqu'au jour de son décès, apanage 718.333 fr. 33 ; Madame, apanage 1.040.333 fr. 67 ; le prince Louis, rentes 330.000 fr. ; la princesse Hortense, apanage 1.440.000 francs ; la princesse Julie, apanage 1.386.666 fr. 67 ; la princesse Borghèse, rentes 1.011.000 francs ; la princesse Élisa, rentes 46.747 fr. 50. — Le 27 avril, l'Empereur écrivit à Mollien qu'on eût à payer sur-le-champ les rentes sur l'acquit des fondés de pouvoirs. Quant aux apanages échus avant le 1er avril 1814 et pendant 1814 et 1815 conformément au traité de Fontainebleau, présentez-moi, disait-il, un projet de décret pour y affecter le surplus du crédit des rentes que les ministres du dernier gouvernement avaient fort exagéré auprès des Chambres.

Le 3 mai, le ministre du Trésor fit donc signer un décret par lequel les sommes dues pour apanages échus au 1er avril 1814 — 1.368.667 fr. 01, répartis entre feu l'impératrice Joséphine pour 501.666 fr. 67 ; Madame pour 40.333 fr. 67 ; la reine Hortense pour 440.000 francs — et les sommes dues, suivant les stipulations du traité de Fontainebleau, du 1er avril 1814 au 20 mars 1815, montant à 3.965.955 fr. 93 — réparties entre : feu l'impératrice Joséphine 166.666fr. 67 ; Madame 291.666 fr.67 ; le roi Joseph et la reine, 486.144 fr. 45 ; le roi Louis 494.444. fr. 45 ; la reine Hortense et ses enfants, 388.888 fr. 89 ; le roi Jérôme et la reine, 486.144 fr. 45 ; la princesse Pauline, 291.666 fr. 67 ; la princesse Élisa 291.666 fr. 67 — devaient être payées par huitième pendant chacun des huit derniers mois de 1815.

Cela promettait de l'argent dans les huit. mois, mais n'en donnait point sur-le-champ. L'Empereur régla l'apanage des princes, payable par le Trésor, à 1 million et celui de la princesse Hortense à 500.000 francs. Il ne parait point que ce décret, rendu le 30 mai, ait eu d'application, sauf pour le mois de juin où les princes Joseph, Lucien et Jérôme Jurent inscrits pour toucher chacun 83.333 fr. 33 et la princesse Hortense 41.666 fr. 66.

A ce moment les princes purent être pressés d'obtenir quelque argent comptant ou quelque moyen d'en faire, et l'Empereur résolut de payer l'arriéré en délégations sur les bois à vendre en exécution de la loi du 23 septembre 1814. Le paiement allait s'effectuer le 31 mai, mais le ministre du Trésor, étant donné le décret du 3 mai réglant les paiements par huitième, présenta un nouveau projet accordant le paiement immédiat, savoir : pour les quatre cinquièmes en délégations sur les bois et, pour le dernier cinquième, en déclaration de versement numéraire à valoir sur le dernier cinquième de la valeur des bois. Cette remise fut faite, mais elle ne servit de rien à la plupart et ces valeurs demeurèrent sans être payées. Ce que les princes touchèrent en réalité se monta d'une part à 155.000 francs qui furent comptés antérieurement au 17 juin, d'autre part à 400.000 francs en numéraire répartis à raison de 100.000 francs entre Madame, Joseph, Lucien et Jérôme. Telles furent durant les Cent-Jours ses libéralités. Elles n'avaient rien d'excessif et, si quelques opposants s'en inquiétaient, il eût suffi sans doute, pour les rassurer, de mettre sous leurs yeux les chiffres exacts. Il est vrai que l'opinion était si fortement montée contre les frères de l'Empereur qu'une telle démonstration n'eût point été pour la faire revenir.

 

 

 



[1] J'ai pris ce texte dans l'ouvrage de Blanchard Jerrold dont le premier volume renferme quantité de pièces authentiques et inédites, mais je crains bien que ce texte qui, ci-devant, avait été fourni par Mlle Cochelet, ne soit fortement édulcoré et qu'on n'en ait enlevé des parties essentielles. Dans une lettre qu'elle écrit par la suite à l'empereur Alexandre, Hortense s'exprime ainsi : Voici le moment de mes inconséquences et je me le suis bien reproché puisque cela a pu nuire à mon frère, tandis que je ne m'occupais qu'à le servir. Il m'avait toujours dit qu'il ne servirait jamais l'empereur Napoléon. Depuis qu'il était malheureux, il ne s'en était jamais plaint, mais encore à Bade, il me répétait que si le sort le ramenait jamais en France, comme Mme de Krudner, qui est un peu illuminée, le soutenait, il ne le servirait plus. L'Empereur arriva au milieu d'un enthousiasme universel. Je croyais que toutes les puissances consentiraient à son rétablissement en connaissant la vérité de ce qui se passait en France ; je pensais que le sort de mon frère allait dépendre uniquement de l'empereur Napoléon. Je croyais bien qu'il lui en voulait ; je m'occupai de détourner les impressions fâcheuses qu'il pouvait avoir sur lui en parlant de son dévouement ; j'ajoutai même qu'après le Congrès, il devait venir s'occuper de ses intérêts en France ; j'étais bien sûre que mon frère l'avait servi auprès du roi de France, mais j'avançai cela sans le savoir et je le répétai à mon frère. La peur qu'en arrivant à Paris et voyant l'Empereur avant moi, il n'y eût quelque malentendu, car je croyais simplement que mon frère allait revenir ici et à lui aussi je cherchais à calmer son ressentiment et à lui répéter que l'Empereur était bien pour lui ; je lui disais de vous parler pour la paix ; je croyais que c'était une chose faite et j'aurais été bien aise que la France lui eût cette obligation plutôt qu'à d'autres. L'Empereur eût été mieux pour lui puisqu'il paraissait la désirer. Enfin je ne devinais pas vos sentiments et mes désirs étaient conformes à ceux de tous les Français. C'était pour la paix et de vous le devoir. Dans les lettres à mou frère, il ne peut y avoir rien qui puisse prouver que j'ai fait revenir l'Empereur, car cela est faux. S'il m'a dit qu'il avait écrit à Eugène, de Lyon, pour vous parler ; s'il m'a dit qu'il comptait toujours sur sou bras, je lui ai mandé tout cela comme on nie le disait. J'ai aussi écrit une fois à l'Impératrice Marie-Louise, c'était l'Empereur qui m'avait fait prier de le faire pour lui dire, je crois, qu'il désirait la voir. Enfin si j'ai vu en beau un instant, c'est que je vous croyais pour nous. Y a-t-il tant de mal à s'être trompé ?...

[2] Fouché ? Caulaincourt ? Les deux peut-être.

[3] Il y a deux relations du Père Maurice, l'une écrite en français publiée par Iung (LUCIEN, III, 232) ; l'autre plus détaillée, en italien, publiée par C. ALBASINI, Fior di Patria e di Religione. — Verona, 1900. In-18.

[4] Fleury de Chaboulon a écrit : Aussitôt que le prince Lucien apprit l'entrée de Napoléon à Paris, il lui écrivit une lettre de félicitations : Votre retour, disait-il, met le comble à votre gloire militaire, mais il est une autre gloire plus grande encore et surtout plus désirable, c'est la gloire civile. En marge l'Empereur a mis Faux, mais cette dénégation s'applique-t-elle au texte, ou au fait même de la lettre ? Il peut paraître que non, et qu'il faut retenir cette première démarche.

[5] La recherche la plus attentive dans le Moniteur n'a point permis de retrouver cet article auquel je crois peu.

[6] Illisible.

[7] Loin de sacrifier le moindre mouvement de mon âme à ces offres qui me paraissaient si peu désirables, si je m'étais rapproché de l'Empereur, ce n'eût été que par dévouement fraternel. Tel fut l'unique, sentiment qui m'anima dans les Cent-Jours.

LUCIEN BONAPARTE (La vérité sur les Cent-Jours, p. 68.).

[8] Inédite.

[9] Cette distinction essentielle s'est trouvée recevoir force de loi des Dispositions relatives aux princes et princesses de la famille de l'Empereur prises par l'Empereur Napoléon III et stipulant article I : Les fils des frères et sœurs de l'Empereur Napoléon qui ne font pas partie de la Famille Impériale porteront les titres de Prince et d'Altesse avec leur nom de famille. Toutefois ces distinctions ne sont attribuées qu'aux enfants légitimes issus de mariages autorisés par l'Empereur.