NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME XI. — 1815

 

XXXVI. — LE RETOUR DE L'ILE D'ELBE. - L'ENTENTE AVEC MURAT.

 

 

26 février-28 avril 1815. - Mai 1814-février 1815.

 

L'Empereur n'avait point pour habitude de faire confidence de ses desseins — surtout à des femmes. Sans doute pouvait-il se croire assuré de la discrétion de sa mère et de sa sœur, mais sait-on jamais ? Certaine femme de l'intimité de Pauline fournissait des nouvelles à l'agent de Mariotti, l'organisateur de l'espionnage, et il eût suffi d'un mot lâché devant elle pour que tout fût compromis. Madame avait ses Corses. La plupart étaient sûrs, mais ils avaient des parents et amis qui l'étaient moins. Ce ne fut donc que le soir même de son départ qu'il annonça la résolution. Tous les compagnons de l'Empereur allèrent prendre congé de Madame et de la princesse Pauline. Madame était parfaite de noble simplicité. Devant le monde, elle n'avait garde de pleurer ; mais, quand elle était seule, comme dit Marchand, elle était dans les larmes. Marchand, lui dit-elle, je vous recommande mon fils, et, lui présentant une bonbonnière sur laquelle était son portrait très ressemblant[1] : Tenez, lui dit-elle, qu'à l'avenir elle remplace celle dont il se sert habituellement. Si la fortune lui est contraire, ne l'abandonnez pas. Elle couvrit ses yeux de ses deux mains et Marchand n'entendit plus que des sanglots.

Pauline avait si peu connaissance des projets de son frère, que, le 16 février, elle avait pris date au 26 pour un bal qu'elle comptait donner. Elle y avait invité le commissaire anglais, sir Neil Campbell, lequel s'était excusé, n'étant pas sûr d'être revenu du continent où l'attirait une belle clame. Elle entra dans la chambre de l'Empereur au moment où Marchand s'y trouvait, attendant les derniers ordres de son maitre ; elle avait beaucoup de bontés pour Marchand auquel elle avait donné aux étrennes un très beau saphir entouré de diamants. Son beau visage, écrit Marchand, était inondé de larmes. Elle vint à moi tenant à la main un collier de diamants de 500.000 francs de valeur. Elle voulait parler : les sanglots étouffaient sa voix. J'étais ému moi-même. Tenez, me dit-elle, l'Empereur m'envoie vous remettre ce collier. L'Empereur malheureux peut en avoir besoin. Ah ! s'il en était ainsi, Marchand, ne l'abandonnez jamais ! Ayez bien soin de lui, adieu ! Et elle lui tendit sa main à baiser. Marchand essayant de dire que tout lui faisait espérer qu'il la reverrait : Ce n'est pas ma pensée, dit-elle. Un secret pressentiment semblait l'avertir qu'elle ne verrait plus son frère. L'Empereur entra à ce moment, lui adressa des paroles de consolation et l'entraîna dans le jardin.

Elle ne se trouva point comme sa mère maîtresse d'elle-même, lorsqu'elle admit à prendre congé ceux qui accompagnaient l'Empereur. Adieu, mes amis, disait-elle au milieu des sanglots ; mes vœux vous accompagnent ; aimez toujours mon frère, ayez soin de lui, donnez-moi de vos nouvelles. C'était tout ce qu'elle pouvait dire, et, au milieu de ses sanglots, elle embrassa tous les fidèles régulièrement admis à son cercle et qu'elle savait être les plus dévoués à l'Empereur.

Quant à Napoléon, nul ne fut témoin des adieux qu'il fit à sa mère et à sa sœur. Il avait la pudeur de ses sentiments intimes et ne les étalait point. Il leur recommanda, ainsi qu'à Mme Bertrand et aux femmes des officiers qui l'accompagnaient, d'attendre à Porto-Ferrajo, où elles seraient sous la protection de son chambellan, Lapi, promu général et commandant de l'île et du bataillon franc elbois, qu'il envoyât un navire pour les chercher ; dès le 1er mars, en effet, aussitôt le débarquement opéré au golfe Juan, il donna à l'Inconstant et à l'Etoile ordre de retourner à Elbe pour y prendre Madame, la princesse et leur suite. Quelles que fussent les affaires et si pressantes, il n'en avait point qui lui tint plus au cœur que la sûreté de sa mère et de sa sœur.

 

Lorsque Napoléon s'était déterminé à quitter l'île d'Elbe pour revenir en France, il n'était point appelé par des conspirateurs, mais il savait qu'il trouverait des amis. Un complot qui eût eu son foyer d'inspiration à l'île d'Elbe, son foyer d'action à Paris et qui eût rayonné de là dans les départements, n'eût pas manqué d'être découvert et trahi, ou d'avorter. Ainsi advint-il à la grande conspiration militaire qui, assurée de la plupart des généraux commandant les troupes et de presque tous ceux commandant les départements, se trouva déconcertée, lorsqu'elle éclata, par la défection de celui qui avait accepté d'en être le chef ; les contre-ordres que portait le fils de Thibaudeau n'arrivèrent que lorsque certains des généraux avaient commencé leur mouvement. Ces mouvements, au lieu d'être coordonnés par une volonté ferme et de devenir ainsi irrésistibles, se brisèrent au premier obstacle. Il est certain à présent que cette conspiration militaire était nettement napoléonienne, mais faut-il conclure de là qu'elle eût l'aveu de l'Empereur et qu'elle eût été combinée avec lui : non certes, puisque ce fut justement sur ce qu'ils craignaient de contrarier l'Empereur, de lui déplaire, qu'ils pensaient qu'on devait attendre ses ordres que plusieurs — entre autres Davout — se retranchèrent pour ne point agir. Selon toute vraisemblance, l'Empereur n'était point au courant d'un mouvement qui n'avait point été suffisamment étudié et qui éclata prématurément sur l'annonce du débarquement. Mais, s'il échoua, il permit au moins de juger quel était l'esprit de l'armée et comme était profonde et générale sa désaffection des Bourbons. Pourtant ce n'était pas seulement sur cet état de l'opinion que pouvait compter l'Empereur, et croire qu'il se fût risqué à venir en France sur des indications confuses que lui eût apportées un envoyé du duc de Bassano, serait le mal connaître. Il savait qu'il trouverait, toute disposée à l'accueillir, une ville, non si éloignée de la mer qu'il ne pût la gagner au travers d'un pays peu habité où il n'aurait à redouter ni la révolte des populations ni l'opposition des garnisons. Il savait que cette ville, d'où était parti en 89 le signal des revendications légitimes, était demeurée ferme en son libéralisme, intacte en son patriotisme, décidée en son dévouement, qu'on y tenait pour inséparables ces trois éléments constitutifs de l'existence nationale. De là, il avait reçu des émissaires et des avis ; là, il avait trouvé des facilités pour transmettre des ordres. Étant donné que les Bourbons assemblaient une armée sur les Alpes, en Savoie et en Dauphiné en vue de l'expédition qu'ils préparaient contre Murat, nul pointe n'était plus favorable pour la propagande — plutôt pour l'entente entre leurs adversaires. Que l'instrument pour une telle entente se trouvât dans les loges, on n'en saurait douter. Ce n'était point l'esprit révolutionnaire qui se conservait dans les loges, mais l'esprit de la Révolution. On n'y voulait point persécuter ; on n'y professait point de haine contre les religions, on y était et on y demeurait déiste et spiritualiste ; mais on n'y entendait point que la société civile fût subordonnée aux ministres d'un culte, encore moins régie par eux. Dès le début de la Restauration, la France entière avait senti que cette alliance contractée en Vendée entre l'Autel et le Trône, affermie et consolidée par la persécution dirigée panes terroristes à la fois contre les royalistes et contre les prêtres, allait, malgré le Concordat, malgré les faveurs prodiguées par le Premier Consul et l'Empereur à l'Église de France, porter ses fruits et que la monarchie deviendrait l'exécutrice des desseins du clergé — et du clergé émigré. Les loges, persécutées et fermées dans certaines localités, devinrent alors, presque partout, les centres naturels de la résistance ; là se réunirent les patriotes, les hommes décidés à maintenir en France l'égalité devant la loi, la liberté de penser, l'indépendance nationale. On ne saurait douter que les patriotes, devenus francs-il-façons, ne se soient efforcés à assurer le retour de l'Empereur, puisque par là se trouveraient résolues leurs revendications. Mais il faut se garder de penser que l'impulsion leur vînt des Grands Premiers Dignitaires. Dans la séance du 12 août 1814, le Grand-Orient de France avait déclaré vacante la grande maîtrise que remplissait Joseph et en même temps avait aboli les Grands Maîtres adjoints : Cambacérès et Murat ; il avait institué trois Grands Conservateurs, Macdonald, Beurnonville, ci-devant Grands Administrateurs de la Grande-Loge Symbolique, et Valence, ci-devant Grand Représentant du Grand Maître. Il y avait donc là bien plutôt une expression orléaniste qu'une tendance bonapartiste, mais, à cette apparence de gouvernement, échappaient la réalité du pouvoir et la direction effective : la démocratie des loges suffisait à se conduire et prenait, selon les régions, des directions diverses.

Le fait admis que Grenoble attend et espère le libérateur — Murat le connaissait et se flattait que, s'il envahissait la France à la tête de l'armée  italienne, Grenoble l'accueillerait avec enthousiasme, — le fait admis que Napoléon sait que, devant lui, sans qu'il ait à brûler une amorce, ces murs tomberont et que ces portes s'ouvriront, qu'il trouvera là un point d'appui, une place de ravitaillement, un matériel et des troupes, l'expédition, dans tous ses détails, s'explique et se justifie. Si Grenoble se donne à lui, c'est toute la France patriote : Lyonnais, Bourgogne, Champagne, Lorraine, Alsace ! Faute de Grenoble, faute d'une ville militaire et républicaine comme celle-là, il n'est qu'un aventurier errant à travers les montagnes, suivi de quelques centaines d'hommes, ne faisant que des recrues insignifiantes, n'échappant que par fortune aux gendarmes, destins fatalement à être pris ou fusillé par la première force militaire  organisée qu'il rencontrera et qui ouvrira le feu. Napoléon risquait des coups d'audace, certes, mais après en avoir pesé et mesuré les chances. Il eût fait un acte de folie s'il s'était aventuré sur un terrain qui n'eût été nullement préparé et où il se fût trouvé à la merci d'un portier consigne, comme le capitaine Lamouret et ses vingt hommes à Antibes. Il avait son plan et connaissait son but. Là il ne se faisait point d'illusions.

Où il s'en faisait, et de nature à vicier et détruire toutes ses combinaisons, c'était sur la situation européenne — adhésion de l'Autriche, neutralité de l'Angleterre — et sur sa situation familiale — arrivée certaine et prochaine de sa femme et de son fils. À cette arrivée il attachait une importance politique majeure. En effet, si l'Autriche laissait l'impératrice Marie-Louise et le Prince impérial rentrer en France, c'étaient les négociations ouvertes : et rien n'empêchait que l'Empereur les Porte aussitôt sur l'établissement d'une Régence qu'il savait avoir en France de nombreux partisans. Ç'avait été là, en 1814, l'objet des négociations engagées avec les Alliés et en particulier avec Alexandre ; sauf la trahison de Marmont, on aurait peut-être abouti : au moins l'Empereur le croyait. Reprendre la question au point où on l'avait laissée, lui semblait, de Porto-Ferrajo, fort simple. Il suffisait que l'Impératrice voulût et Napoléon ne doutait point qu'elle n'eût été-empêchée par la contrainte, morale ou physique, de le rejoindre à l'île d'Elbe. A présent, elle allait accourir, amener son fils ; rien ne l'arrêterait. La lettre qu'il avait reçue au mois de janvier, si brève fût-elle, lui avait paru démonstrative. Elle attestait, selon lui, la fidélité, alors qu'elle ne décelait peut-être que le remords.

Il est entré à Grenoble le 7 mai, à 10 heures du soir, par la brèche qu'ont ouverte devant lui les citoyens et les soldats. Le lendemain 8, il envoie à l'Impératrice une lettre qu'il fait passer au ministre d'Autriche à Turin. Il a bien jugé et Dumoulin l'a bien dit : A Grenoble il est à Paris. Désormais c'est une marche triomphale. Le 10, au soir, il est à Lyon où la Population tout entière l'acclame ; il ne trouvera pour répondre à l'enthousiasme d'un peuple que cette parole : Lyonnais, je vous aime. Le 11, il écrit à l'Impératrice et c'est en ces termes officiels : Madame et très chère amie, je suis remonté sur mon trône. Il dit ses forces, l'enthousiasme du peuple, la joie des soldats, il donne rendez-vous à sa femme et à son fils à Paris où il sera le 21 et il joint ses proclamations Il dicte à Bertrand, si rapidement que le grand maréchal a peine à suivre[2] : Bd (Bertrand) enverra une estafette à Chambéry au général commandant ou en son absence au préfet, leur [demandant ?] de se rendre aux avant-postes, demande à parler à un officier autrichien et lui demande la [permission] d'expédier un officier au général autrichien ou à l'ambassadeur autrichien à Turin pour les prier d'envoyer la dépêche ci-jointe à l'impératrice Marie-Louise par un courrier extraordinaire. Il a déjà dû recevoir une dépêche de l'Empereur pour l'Impératrice, expédiée de Grenoble. Remise au général Bubna par un officier du 7e hussards, expédiée à Vienne, en effet, par courrier extraordinaire, cette lettre, tous les souverains et les ministres du Congrès la lisent et la commentent : l'Impératrice seule ne la voit pas.

Napoléon ne doutait point, il ne laissait point douter que l'Impératrice arrivât amenant son fils ; dès lors, c'était la paix assurée avec l'Europe et c'est bien là ce qu'écrit, le 20 mars, le maréchal Ney au général Bertrand : Que d'actions de grâce ne devons-nous pas au ciel d'avoir si promptement entendu nos cris et de nous avoir rendu notre auguste souverain et bientôt son épouse et cet enfant chéri qui cimenteront à jamais notre amour et notre bonheur !On attend très prochainement l'Impératrice et le Roi de Rome, écrit La Motte-Langon à M. de Carrière, sous-préfet de Carcassonne. Leur venue fermera la bouche à bien du monde. C'est là l'opinion unanime et c'est un facteur indispensable de sa marche triomphale que cette certitude qu'il donne de la paix. La France veut reconquérir son indépendance, elle veut chasser les Bourbons, mais elle ne veut point renouveler la guerre ; si elle est obligée de la soutenir, elle se défendra, mais elle n'admet point la provocation. Elle a trop souffert l'année précédente, elle est lasse, tout de même, et, malgré les prisonniers rentrés d'Allemagne, d'Angleterre et de Russie, qui forment des cadres précieux, elle fournira difficilement des levées analogues à celles de la fin de 1813. D'ailleurs, l'Empereur le sent à merveille ; ce qui fit l'espèce de popularité des Bourbons, ce fut la paix, et la paix doit à présent être dans ses mains. On dira qu'au lieu du laurier de la guerre, il apporte l'olivier de la paix, et c'est sur sa femme et son enfant qu'il compte.

Mais il faut que l'Europe y consente.

Le 13 mars, ce jour même où il écrit à Marie-Louise cette lettre en forme pompeuse où il l'invite à le rejoindre, il prend cette suite de décrets qu'on peut bien dire anodins et qui semblent destinés à rassurer et contenter l'Europe, en même temps qu'ils donnent un semblant de satisfaction à ceux-là qui seuls peuvent soutenir le régime : les militaires, les patriotes, les possesseurs des biens nationaux. Moyennant quelques phrasés sur la sincérité desquelles il est difficile de se méprendre et la proscription apparente de treize individus qui sont hors de France, il amnistie tous les autres et il s'imagine qu'il rassure par là les souverains d'Europe : ceux-ci en effet craignent d'abord la Révolution et, en renonçant dès lors à la déchaîner, Napoléon brise la meilleure de ses armes. Mais c'est à dessein. Quelle preuve plus éclatante en fournir que ce décret par lequel il dissout la Chambre des Pairs, et la Chambre des Communes et ordonne la réunion à Paris, dans le courant du mois de mai prochain, en assemblée extraordinaire du Champ de Mai, des collèges électoraux de l'Empire afin de prendre, dit-il, les mesures convenables pour corriger et modifier nos Constitutions selon l'intérêt et la volonté de ta nation et en même temps pour assister au couronnement de l'IMPÉRATRICE, notre très chère et aimée épouse et à celui de notre cher et bien-aimé fils.

Ainsi son premier acte officiel, dès que la fortune se décide en sa faveur, est de reprendre le dessein qu'il avait nourri depuis la fin de 1812, mais, cette fois, avec un but marqué que va préciser encore une des premières mesures qu'il prend à Paris lorsqu'il arrive à constituer un ministère. L'année d'avant, la combinaison de la Régence n'avait-elle pas été presque agréée par l'empereur Alexandre, lorsque le duc de Raguse, en passant à l'ennemi et en rendant impossible cette reprise des hostilités qui effrayait si fort les Alliés et leurs amis, assura aux Bourbons cette couronne qui pouvait encore leur échapper ? Jusqu'à quel point l'empereur de Russie était-il sincère ; jusqu'à quel point M. le duc de Vicence était-il fidèle ? Ce sont des questions qui seront tranchées quelque jour ; mais, quel que fût le fond de leurs pensées, Napoléon n'en avait pas moins été convaincu que le duc de Vicence le servait et qu'il avait amené L'empereur Alexandre, malgré sa déclaration qu'il ne traiterait ni avec Bonaparte, ni avec aucun membre de sa famille, à admettre la possibilité d'une proclamation de Napoléon II sous la régence de l'Impératrice.

Pour cela, dès le 21 mars, le lendemain de son entrée à Paris, il nomma le duc de Vicence ministre des Affaires Étrangères, car il n'y avait plus de Relations extérieures et cela encore était un symptôme. A coup sûr, dès que Napoléon voulait entrer en négociation et qu'il pensait à une régence, solution qui, dans une fraction du monde politique, avait des partisans, il eût fallu un homme très avisé qui trouvât les moyens d'ouvrir des conversations avec les ministres étrangers, autrichiens ou anglais, avec le Congrès et les diplomates qui y siégeaient. Fouché- se présentait à cet effet, très empressé à exercer dans les cours, et les chancelleries ses talents de policier. On le rebuta en le renvoyant à la Police, ce qui rendit seulement subreptices ses tentatives et les fit avorter, alors qu'elles eussent pu donner au moins des espérances.

Tel était le prestige que prêtait à Caulaincourt l'influence que Napoléon lui attribuait sur l'empereur Alexandre que toute considération s'effaçait là devant. Repoussé comme il l'avait été par les Bourbons, Caulaincourt, dont on n'avait point connu les démarches pour se faire accueillir, avait bénéficié des services qu'il s'était offert à rendre à la reine Hortense lorsque l'empereur Alexandre avait exigé de Louis XVIII qu'on remplît à son égard les clauses du traité de Fontainebleau. Ainsi tirait-il profit des actes qui eussent dû davantage le desservir aux yeux de l'Empereur. Mais Napoléon n'en était point à chercher la fidélité, le dévouement ou l'intégrité : si tout moyen lui agréait pourvu qu'il le menât à ses fins, tout homme lui devenait bon pourvu qu'il eût chance d'arriver à Vienne, d'aborder l'impératrice Marie-Louise et d'ébranler Talleyrand. N'importe qui, n'importe quoi, pourvu que le messager ne fût point arrêté aux frontières, et qu'il pût porter ses lettres. Car il ne doutait pas que l'Impératrice n'eût été retenue par son père et par les souverains ; aussitôt qu'elle en aurait le pouvoir, elle accourrait avec son fils. Et l'on ne saurait la tenir en captivité, lorsque son mari et son peuple la réclamaient.

Aussi l'Empereur multiplie les dépêches et les messagers. A Paris, le 22, on avise un secrétaire de l'ambassade d'Autriche qui n'est pas encore parti : on le charge d'une lettre. Le 26, Montrond, comblé d'argent pour lui et pour sa maitresse Mme Hamelin, est chargé — outre les paroles qu'il doit porter au prince de Talleyrand — d'un pli pour l'Impératrice : c'est la lettre que brident Mme de Montesquiou et Méneval pour qu'elle ne soit pas livrée par Marie-Louise. Le 27, le grand-maréchal rappelle à l'Empereur que le colonel polonais, que le major Jermanowski lui a amené le matin, part le même jour pour Vienne et promet de rendre la lettre dont il sera chargé. L'Empereur répond : Je vous remettrai ma lettre ce soir à 6 heures. Ecrivez à Méneval et à Mme de Montesquiou pour leur faire connaître en détail ce qui s'est passé et chargez l'officier d'un paquet de Moniteurs depuis le 20 mars jusqu'à ce jour. Et cette lettre qui porte la date du 28 est ainsi : Ma bonne Louise, je suis maître de toute la France : tout le peuple et toute l'armée sont dans le plus grand enthousiasme. Le soi-disant roi est passé en Angleterre. Je passe toute la journée des revues de 25.000 hommes. Je t'attends pour le mois d'avril. Sois à Strasbourg du 15 au 20 avril. Le 1er avril, c'est par Flahaut qu'il écrit, Flahaut qui passe pour être le fils de Talleyrand : en tout cas, son protégé intime et son élève. Si quelqu'un, après Montrond, peut agir sur Talleyrand, c'est Flahaut. Si quelqu'un peut parvenir jusqu'à Marie-Louise et la décider, c'est Flahaut ; si quelqu'un peut s'employer près des souverains, c'est Flahaut. Aussi, en outre des lettres pour l'Impératrice, est-il chargé de lettres pour l'empereur d'Autriche et l'empereur de Russie. Sans doute, Napoléon y parle-t-il de la paix, mais, dit-il, le plus vif de ses vœux est de revoir bientôt dans sa capitale l'objet de ses plus douces affections, son épouse et son fils chéri. Il indique dès lors quelle peut être l'issue qu'il donnerait à sa politique si l'Europe s'y prêtait. Après avoir insisté sur les vertus de l'Impératrice, la dignité de sa conduite, la tendresse que l'empereur d'Autriche ne peut manquer d'éprouver pour une fille qui lui était déjà si chère, il ajoute : Mes efforts tendent uniquement à consolider ce-trône que l'amour de mes peuples m'a conservé et rendu et à le léguer un jour, affermi sur d'inébranlables fondements, à l'enfant que Votre Majesté a entouré de ses bontés paternelles. Et il termine par une touchante invocation aux principes de son très cher beau-père, à la valeur qu'il attache à ses affections de famille ; il a l'heureuse confiance qu'il s'empressera, quelles que puissent être d'ailleurs les dispositions de son cabinet et de sa politique, de concourir à accélérer l'instant de la réunion d'une femme avec son mari et d'un fils avec son père. Le 4, il écrit : Ma bonne Louise, je t'ai  écrit bien des fois ; je t'ai envoyé F. (Flahaut) il y a trois jours ; je t'expédie un homme pour te dire que tout va très bien. Je suis adoré et maître de tout. Il ne me manque que toi, ma bonne Louise, et mon fils. Viens donc de suite me rejoindre par Strasbourg. Le porteur te racontera quel est l'esprit de la France. Adieu, ma bonne Louise. Tout à toi.

Après Montrond, après Flahaut, il expédie Dufresne Saint-Léon, l'âme damnée de Talleyrand ; il expédie Bresson, directeur des fonds aux Affaires Etrangères, une créature de Talleyrand ; quelque Belge, comme Stassart, ou quelque Polonais vient.il dire qu'il a des moyens d'entrer à Schœnbrunn, vite, des lettres pour l'Impératrice, pour Talleyrand, pour Méneval, pour Mme de Montesquiou.

Ils vont venir, ils arrivent, ils entreront tout à l'heure à Strasbourg, le télégraphe jouera aussitôt ; dès lors, Napoléon tient que tout est assuré. Les lettres du 28 mars à Marie-Louise, du 1er avril à l'empereur François, du 4 avril à l'Impératrice ; combien d'autres ? le montrent en une agitation cruelle. Le 8, il fait écrire par Caulaincourt au cardinal Fesch nommé ministre à Rome : Sa Majesté a vraiment à cœur que Votre Eminence puisse s'arranger pour être à Paris le 30 mai afin d'officier au couronnement du Prince impérial.

A ses demandes, ses instances, ses ordres, pas de réponse. Le capitaine Hurault, qui, après son aventure d'Aix, avait rejoint sa femme, à Vienne, est accouru à la première nouvelle du débarquement, il est arrivé à la fin de mars, mais il ne sait rien — ou il ne veut rien dire. Cette incertitude où l'on est donne naissance à des bruits contradictoires : les uns affirment que Marie-Louise est en route et qu'on l'attend en Alsace. D'autres disent qu'elle est gardée à vue à Presbourg, que l'empereur d'Autriche a livré en otage, comme garants de sa conduite envers les Alliés, le Roi de Rome et le prince Eugène.

Tout cela est d'imagination, niais, à défaut d'une réponse de sa femme, Napoléon a connaissance, depuis le 21 ou le 22 au plus tard, de la réponse anticipée que les alliés ont faite aux propositions de paix qu'il leur adresse par toutes les voies. Il en a connaissance, car, le 2 de Turin, le marquis d'Osmond, ambassadeur de Louis XVIII, de Besançon, le comte de Scey, préfet du Doubs, en ont fait passer des copies imprimées aux préfets et aux maires de la région, qui se sont empressés de les envoyer au grand maréchal.

Le 13, pendant qu'à Lyon, l'Empereur se convainquait que l'Autriche lui serait propice, et qu'il écrivait à sa femme sa lettre officielle, à Vienne les représentants de l'Europe : Autriche, Espagne, France, Grande-Bretagne, Portugal, Prusse, Russie, Suède, rédigeaient, signaient, promulguaient l'acte  le plus notoirement mensonger qu'aient confectionné des diplomates sans scrupules. Ils y disaient que les puissances signataires du traité de Paris, informées de l'évasion de Napoléon Buonaparte et de son entrée à main armée en France, devaient à leur propre dignité et à l'intérêt de l'ordre social une déclaration des sentiments que cet événement leur avait fait éprouver. En rompant ainsi la convention qui l'avait établi à l'île d'Elbe, Buonaparte, disaient les représentants des Rois coalisés, détruit le seul titre légal auquel son existence se trouve attachée. En reparaissant en France, avec des projets de troubles et de bouleversements, il s'est privé lui-même de la protection des lois et a manifesté, à la face de l'univers, qu'il ne saurait y avoir ni paix, ni trêve avec lui. Et sur ce motif que Buonaparte avait rompu la Convention qui l'établissait à l'île d'Elbe, les Puissances déclaraient que Napoléon Buonaparte s'était placé hors des relations civiles et sociales et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s'était livré à la vindicte publique.

Ainsi, libre aux Bourbons de ne point exécuter le traité du 11 avril, libre à eux- de volet le trésor impérial, d'arrêter sur les grand'routes les princesses de la Famille impériale, de séquestrer les biens de quiconque était Buonaparte, de machiner l'enlèvement et l'assassinat de l'Empereur ; cela leur attirait tout au plus, de la part de la Russie et de l'Angleterre, quelques timides représentations : Tout de même, leur faisait-on dire, il pourrait être mieux de payer quelque chose, et puis on passait. Mais si, excédé à la fin des attentats dirigés contre lui et contre les siens, chassé de soli île par la famine proche, Napoléon Buonaparte s'avisait de réclamer aux Bourbons l'exécution du traité qui leur avait valu leur trône, quel attentat ! quel crime ! quelle ignominie ! L'Europe entière prenait les armes et jurait de ne les point déposer qu'elle n'eût pris Buonaparte mort ou vif.

Elle affirmait bien autre chose : ce que, au temps de la première coalition, les puissances alliées n'avaient point osé déclarer à Pilnitz, ce que lé duc de Brunswick lui-même n'avait point osé manifester, les souverains, enivrés de leur victoire, le posaient à présent en principe — un principe que, durant quinze années, ils devaient appliquer par la terreur : Les souverains de l'Europe animés des mêmes sentiments et guidés par les mêmes principes déclarent.... qu'ils seraient prêts à donner... à tout gouvernement attaqué, dès que la demande en serait formée, les secours nécessaires pour rétablir la tranquillité publique et à faire cause commune contre tous ceux qui entreprendraient de la compromettre. Ainsi se scellait, sous les auspices du prince de Talleyrand, la sainte alliance des rois contre les peuples ; ainsi, à l'égard de Napoléon, se trouvait formulée par ses pires ennemis, bien plus éloquemment qu'elle n'eût pu l'être par ses partisans les plus dévoués, cet axiome que sa cause est la cause des nations ; s'il tombe, nulle nation n'a le droit de disposer d'elle-même ; toute nation appartient à son souverain qui en est maître et à l'Europe chargée d'appliquer l'exécution de cette loi nouvelle ; ainsi tous les principes que la Révolution avait proclamés : Souveraineté du Peuple et Indépendance nationale, sont compromis s'il tombe, sauvés s'il triomphe. La doctrine de la Sainte-Alliance est ici exprimée intégralement : l'oppression des peuples dépend de la victoire ou de la défaite de Napoléon.

Napoléon, assure-t-on, n'avait pas pris tout à fait au sérieux cette excommunication majeure prononcée au moment où l'on ne connaissait que son débarquement, où le Congrès se flattait que la France entière ralliée autour de son souverain légitime, ferait incessamment rentrer dans le néant cette dernière tentative d'un délire criminel et impuissant. Il imaginait que, voyant tous les Français se prononcer contre les Bourbons, les souverains seraient tentés de réfléchir et que peut-être ils reviendraient à la combinaison de la régence qu'il s'efforçait de leur suggérer et dont il témoignait n'être point éloigné.

De tous côtés il pousse des reconnaissances, il tente des ouvertures, il s'efforce à présenter des garanties, et il proteste de la passion qu'il éprouve pour la paix. Par son ordre, le 30 Mars, M. le duc de Vicence, adresse aux agents français à l'étranger une circulaire, où, après avoir raconté en termes dithyrambiques la révolution du 20 mars, il ajoute : Si, au moment de quitter la cour auprès de laquelle vous résidez, vous avez occasion de voir le ministre des Affaires Étrangères, vous lui ferez connaître que l'Empereur n'a rien de plus à cœur que le maintien de la paix ; que Sa Majesté a renoncé aux projets de grandeur qu'elle pouvait avoir antérieurement conçu et que le système de son cabinet, comme l'ensemble de la direction des affaires en France, est dans une tout autre direction. Par son ordre, le 2 avril, une commission composée des présidents de section du Conseil d'État, Defermon, Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, Boulay, Andréossy, publie une réfutation de la Déclaration du 13 mars ; elle en attribue la rédaction exclusivement aux plénipotentiaires français ; elle prouve que chacun des articles de la Convention de Fontainebleau a été violé par les Bourbons et par les Alliés, et que Napoléon n'avait d'autre moyen de salut que de sortir de son île ; elle peint la Restauration et son gouvernement sous les couleurs les plus noires ; dans un style de pamphlet, elle réclame pour la France le droit de disposer d'elle-même, et elle termine par l'affirmation, en même temps des intentions pacifiques de la France, et de sa résolution de se défendre comme en 92, si elle était attaquée par une injuste coalition ; à coup sûr, rien de plus convainquant et de plus raisonnable, mais n'était-ce pas mettre en présence une fois de plus ces termes inconciliables : légitimité et droit d'intervention d'une part, souveraineté du peuple et droit de disposer soi de l'autre ? Comment les concilier, comment empêcher qu'ils se heurtent violemment et qu'ils accusent plus fortement encore l'antinomie entre l'Empereur et l'Europe monarchique ?

Le 2 avril, l'Empereur se berçait encore de l'idée que, moyennant des agents secrets employés à bon escient, il rallierait la Suède, les Pays-Bas, quelques cantons suisses, divers princes d'Allemagne, entre autres ceux de Bavière, de Wurtemberg, de Bade, de Hesse-Darmstadt, de Nassau et de Saxe, certains princes d'Italie, comme le grand-duc de Toscane et le Pape, et enfin les souverains d'Espagne et de Portugal. On leur ferait connaître, par des insinuations multipliées et par des agents secrets, ses intentions et ses bonnes dispositions à leur égard. A la vérité, aucun courrier n'était admis à franchir le Rhin, et, les agents secrets étant rigoureusement poursuivis, rien ne filtrait de ces desseins pacifiques. Mais l'Empereur ne paraissait point douter qu'une simple représentation de son ministre des Relations extérieures ne .suffit pour levée les obstacles : La guerre ayant pour objet, disait-il, d'amener la paix, interrompre les communications c'est agir contre le droit des gens. Dans la confiance qu'il avait gardée en son ancienne puissance, il se flattait que, s'il intervenait personnellement, on n'oserait point arrêter ses émissaires : c'est pourquoi, le 4 avril, il adressait à chaque souverain une lettre autographe où, après avoir raconté pourquoi il s'était décidé à rentrer en France : Je suis venu, disait-il, et du point où j'ai touché le rivage l'amour de mes peuples m'a porté jusqu'au sein de ma capitale. Et il continuait : Assez de gloire a illustré tour à tour les drapeaux des diverses nations ; les vicissitudes du sort ont assez fait succéder de grands revers à de grands succès. Une plus belle arène est aujourd'hui ouverte aux souverains et je suis le premier à y descendre. Après avoir présenté au monde le spectacle de grands combats, il sera plus  doux désormais de ne reconnaître d'autre rivalité que celle des avantages de la paix, d'autre lutte que la lutte sainte de la félicité des peuples. La France se plaît à proclamer avec franchise le noble but de ses vœux. Jalouse de son indépendance, le principe invariable de sa politique sera le respect le plus absolu de l'indépendance des autres nations. Une circulaire de Caulaincourt aux ministres des principaux cabinets paraphrasait cette lettre, commentée plus amplement encore par une note parue dans le Moniteur du lendemain, mais toute phrase prononcée ou écrite amenait fatalement une affirmation plus caractérisée 'et plus nette de la souveraineté du peuple et du principe de non intervention. C'est contre la volonté nationale, disait le Moniteur, que les Puissances agiraient en attaquant là France ; or elles savent ce qui en résulte.

Do ces menaces, comme de ces promesses et de ces assurances, rien ne filtrait au dehors. L'établissement d'une sorte de blocus qui rompait toutes les communications de la France avec les Gouvernements étrangers, comme écrivait Caulaincourt le 16 avril, rendait vaines les protestations que faisait l'Empereur de son amour polir la paix. Ce n'était pas le Blocus, c'était l'Interdit. Les souverains réunis en Congrès retranchaient du monde la France dont l'épidémie révolutionnaire pouvait gagner leurs peuples. Un cordon sanitaire l'isolait, en attendant que, leurs forces étant réunies, les Alliés abolissent le foyer d'infection en supprimant celui qu'ils en tenaient pour l'instigateur.

Pourtant, et quels que fussent les termes de la déclaration du 13 mars, et quelque forts que fussent les engagements que les plénipotentiaires de Louis XVIII se flattaient d'avoir obtenus, certains des souverains alliés n'eussent point été extrêmement éloignés d'admettre la combinaison même à laquelle Napoléon lui-même avait dû arrêter son esprit, comme la seule qui pût concilier les droits de la France, ceux de la dynastie nationale et les convenances de l'Europe : il n'y avait qu'à retourner d'une année en arrière, au mois de mars 1814 : proclamation de Napoléon II, régence de Marie-Louise.

L'empereur Alexandre avait éprouvé de la part des Bourbons une telle ingratitude, des manques de forme si caractérisés, que l'antipathie qu'il avait conçue contre eux s'était accentuée presque jusqu'à la haine et toute combinaison où ils ne fussent point entrés lui eût vraisemblablement agréé pourvu qu'il ne s'agît point de Napoléon lui-même ; l'Autriche, au dire de Fouché, n'eût point été éloignée d'acquiescer à l'idée de la Régence et peut-être Metternich, dans les négociations qu'il devait engager avec lui, n'était-il pas entièrement de mauvaise foi. Mais il restait à résoudre une question majeure. Pour faire une régence, il fallait un régent ou une régente : une régente, d'après le sénatus-consulte du 5 février 1813, si les sénatus-consultes étaient encore en vigueur. L'Impératrice avait été régente durant les deux dernières campagnes et seule elle avait été en question lors des négociations d'avril 1814. Les souverains ne se fussent prêtés à aucune autre combinaison et ils ne pouvaient trouver chez aucun des dignitaires auxquels, d'après le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, la régence eût été attribuée, les garanties que présentait une archiduchesse d'Autriche ; mais encore fallait-il que Marie-Louise consentît, qu'elle vînt à Paris avec l'agrément de l'Europe et qu'elle amenât son fils. Or l'Empereur reste sans la moindre indication sur ses intentions, et chaque jour qui s'écoule enlève une espérance ; mais Napoléon ne veut pas admettre encore que sa femme lui a échappé.

Le 15 avril, Montrond, qui a trouvé moyen d'entrer à Vienne et de voir Talleyrand, revient avec une lettre de Méneval : L'esprit de l'Impératrice, écrit Méneval, est tellement travaillé qu'elle n'envisage son retour qu'avec terreur. Tous les moyens ont été employés depuis six mois – dois-je dire depuis trois ans — pour l'éloigner de l'Empereur.

C'est une indication grave, mais le secrétaire pouvait avoir exagéré ; on n'ignore pas, dans la Maison, sa lutte contre Mme de Montebello ; l'allusion qu'il fait à la dame d'honneur est cinglante et affirme ses mauvaises dispositions. L'Empereur ne renonce pas encore : il attend Ballouhey qui lui est annoncé. Le 28, arrive Ballouhey ; si impatiemment attendu que son passage à Belfort devait être signalé par le télégraphe. En venant de Vienne, il a passé par Munich où le prince Eugène s'est retiré et il l'a vu. Ballouhey est un homme de confiance : depuis 1805, il a rempli près de Joséphine d'abord, puis près de Marie-Louise, la place de secrétaire des dépenses. D'intelligence médiocre, de vues courtes, de vanité désordonnée, il est à la fois trop honnête pour mentir, trop bête pour inventer, trop important pour n'être point enivré. D'ailleurs point d'opinion ; comptable. A son arrivée, il trouve un planton qui l'attend et qui le conduit aussitôt à l'Élysée. L'Empereur le retient près de deux heures. Il avait, dit Marchand, beaucoup à apprendre de lui sur ce qui se passait à Vienne, et ce que lui faisait dire le prince Eugène l'intéressait au plus haut point. Certes, cela surtout, car Ballouhey là est un commissionnaire. Sur les nouvelles qui ont couru, sur les faits publics, Ballouhey peut fournir des indications, mais, de l'Impératrice, il ne sait que ce que lui a dit Méneval, ce qu'il a appris des gens de service et l'Empereur, même pressé par la nécessité, n'est point homme à interroger, sur ce qui lui tient le plus au cœur, un homme qui n'est pas de sa familiarité. Il pousse à un point extrême la pudeur de sa vie intime et, sur une telle question, il ne tolérerait point les propos. Au surplus, l'arrivée de Ballouhey est du 28 : le 30, il espère encore, ce qui prouve qu'il n'a pas poussé loin le secrétaire des dépenses. Le 30, il réexpédie pouf Vienne Montrond arrivé moins de quinze jours avant avec la lettre de Méneval, et Mme du Cayla, qui renseigne exactement M. de la Rochefoucauld et ses amis de Gand sur tout ce qui se passe à Paris et à la Cour, ajoute, en lui annonçant cette nouvelle, qu'on fait sans cesse des propositions différentes avec ou sans Bonaparte. C'est en effet le 5 mai que le baron de Stassart, parti de Paris au milieu d'avril, arrive à Vienne porteur de dépêches pour l'Impératrice et pour M. de Metternich, et si elles sont ouvertes par les ministres du Congrès qui décident de ne les point remettre et de n'y point répondre, exactement à la même date, Metternich ouvre avec Fouché, peut-être de bonne foi, une négociation relative à la régence, dont l'Empereur s'empire, qu'il confie à un sot et que par là même il fait avorter.

Toutefois suffisait-il qu'il y ait eu un commencement de conversation pour qu'on fût assuré que les Alliés ne prenaient pas complètement au sérieux cette déclaration surannée par laquelle M. de Talleyrand, se souvenant qu'il avait été évêque, avait cru les enchaîner. A coup sûr, en faisant mettre Napoléon au ban de l'Europe, avait-il, pour un mois ou deux, rendu les communications difficiles, mais les interdits modernes ne sont pas de durée et il suffisait que, dans le nombre des étrangers qui fort tranquillement résidaient à Paris, il s'en trouvât quelqu'un qui se chargeât des communications vis-à-vis, des souverains et des cabinets étrangers pour qu'une négociation pût s'engager.

Mais la première condition, la condition essentielle, c'était que Marie-Louise revînt en France et, malgré qu'on eût bien des raisons de s'inquiéter, il suffisait d'un retour d'affection, d'ambition, de sens du devoir pour que tout fût changé : Tout dépendait d'elle, mais on n'avait d'elle aucune nouvelle ; de tous ces messagers rentrés en France nul n'avait apporté d'elle une lettre, un billet, un mou Qu'était ce donc à dire ? Cette union qui devait assurer, avec l'avenir de sa postérité, son entrée dans la famille des rois, serait-elle pour lui si pleine de déboires qu'il dût être abandonné par sa femme, dès que le malheur l'aurait frappé, alors que la seule' présence de cette femme pouvait lui assurer une admirable reprise de la fortune ?

Lorsqu'il avait quitté l'île d'Elbe, il avait dû penser qu'il avait au moins deux alliés ; sa femme et son beau-frère, que l'une accourrait se joindre à lui et lui acquerrait l'Europe, que l'autre, se conformant aux intérêts communs, accepterait ses directions. Marie-Louise, bien que, à la mi-mai, elle n'eût pas manifesté encore ses résolutions, semblait déterminée à ne point revenir en France, et qu'était-ce de Murat ?

***

On ne saurait contester qu'il y eût eu entre les deux beaux-frères une entente conclue à la fin du séjour à l'île d'Elbe, lorsque l'Empereur eut reconnu l'impossibilité de rester à la merci de ses ennemis, et que Murat eut enfin compris que ses avances étaient rejetées par toutes les puissances et que la crise qu'il avait employé toutes ses ressources à retarder allait s'ouvrir. Alors, les deux parias avaient uni leur fortune : mais, si l'un était de bonne foi et savait raisonner ses chances, l'autre était incapable de suivre un avis, de se tenir à une résolution, de réaliser les périls qu'il affronterait. Il vivait d'illusions, niais il en changeait. Il ne faisait des promesses que pour y manquer et, hormis les petites intrigues immédiates où il croyait exceller, il était incapable de préparer et de remplir un dessein. L'Empereur le connaissait mieux qu'homme au monde, niais il n'avait point à choisir. Autant et plus que lui-même, Murat était menacé et le péril commun devait le disposer accepter les avis qui seuls pouvaient le sauver. Quelle qu'ait été entre l'Empereur et Murat la marche de la négociation, l'échange des vues ne remontait pas très haut : Napoléon avait senti si vivement l'offense de cette ingratitude vis-à-vis de lui, de cette trahison vis-à-vis de l'armée et de la France, qu'il avait fallu la nécessité où il se trouvait pour qu'il consentit à une apparente réconciliation. Et, s'il entrait en conversation au sujet d'une possibilité d'alliance, il n'entendait point renouer des rapports d'intimité. Ainsi Murat écrit à Pauline, à la fin de décembre, dans une lettre qu'intercepte la police pontificale : Je n'écris pas d'affaires à l'Empereur ; car, nonobstant les affaires que nous avons, je le sais toujours irrité contre moi.

Sans doute l'entente se trouva établie à la fin de janvier. Napoléon, dans les divers récits qu'il a laissés à ce sujet, ne semble point admettre que, préalablement à son départ de il ait communiqué avec Murat. Quoique, a-t-il écrit, l'Empereur, dans son exil, n'ayant plus aucun ménagements à garder, se soit refusé à tout rapprochement avec le roi et la reine de Naples, il dut changer de conduite du moment qu'il était décidé à remonter sur le trône. Il fit donc partir le chevalier Colonna pour qu'il fit connaître au roi Joachim qu'il était résolu à se rendre à Paris et à chasser les Bourbons : Colonna serait parti, selon Napoléon, tout à la fin de février, en sorte qu'il serait arrivé à Naples le 1er mars, le jour même du débarquement en Provence[3]. Il est à présumer pourtant que les deux beaux-frères s'étaient mis d'accord lors d'un précédent voyage de Colonna : Le 11 février, l'Empereur donne l'ordre qu'on solde les dépenses qu'il a faites durant sa dernière mission, montant à 2.784 francs. L'Empereur a allégué qu'il avait refusé les deux vaisseaux de 74 Napolitains qui croisaient dans les mers. — Je ne veux rien d'étranger, aurait-il dit, je veux partir sur ma marine, débarquer en France avec mon armée, n'avoir d'autres couleurs que les couleurs de la nation. Toutefois, lorsque, le 29 mars, il écrit à Murat : Je n'ai pas été maitre d'attendre les bâtiments que vous m'aviez envoyés, le moment ne le comportait pas, je ne vous en sais pas moins gré de leur expédition[4], on ne peut garder aucun doute sur l'entente établie. Et, lorsqu'une goélette de guerre napolitaine, partie de Naples le 3 mars, vient mouiller à Toulon le 19, et que l'Empereur répond à Decrès qui lui en donne avis le 30 : La goélette napolitaine qui arrive à Toulon vient pour avoir des nouvelles ; c'est une opération concertée, il faut bien admettre que cette opération a été concertée avant le 1er, où Colonna est arrivé à Naples. Rien par exemple n'empêche de penser que Colonna est venu porter la nouvelle du départ-en même temps que les dernières recommandations.

Que l'on se soit mis d'accord au début ou à la fin de février, aucun traité n'a été signé. Murat a dit voulait s'en rapporter uniquement à l'Empereur Il déclara que cette seule démarche de l'Empereur lui suffisait, que l'Empereur aurait par sa conduite la preuve qu'il avait été plus malheureux que coupable, plus trompé que criminel et que l'Empereur apprendrait ce dont il est capable pour témoigner sa reconnaissance à son bienfaiteur, au chef de sa maison ; que, lorsqu'il s'était détaché de lui, il n'avait jamais présumé, que les Bourbons -puissent être remis sur le trône de France.

Colonna, qui avait été autorisé par l'Empereur à signer un traité de garantie et même un traité d'alliance offensive et défensive pourvu qu'il ne fût mis à exécution qu'autant que la paix ne pourrait être maintenue avec les puissances étrangères, avait mission expresse de demander à Murat que, sur la nouvelle du débarquement, il expédiât un agent de confiance à Vienne et qu'il parlât lui-même au ministre d'Autriche pour faire connaître les dispositions pacifiques de l'Empereur. En même temps, Colonna devait inviter le roi à se tenir sur ses frontières avec son armée, sans dépasser Ancône, parce que, dans le cas où l'Autriche voudrait faire entrer ses troupes en France, la position du roi de Naples avec ses 60.000 hommes, l'obligerait à une diversion importante. Ces recommandations, l'Empereur devait les renouveler et les faire renouveler en toute occasion : il comptait que Murat avait trop besoin de lui pour vouloir le tromper et que, dans cette crise où ils se trouvaient l'un et l'autre, ils ne pouvaient espérer le salut que d'une solidarité complète. Mais quel fonds faire sur Murat et, de si loin qu'il parût revenir, comment penser qu'avec l'étonnante mobilité de son esprit et l'espèce de délire ambitieux dont il était atteint, il se contraindrait à présent à exécuter une politique qu'il n'eût point imaginée et où il fût placé au second plan ?

 

Les aventures qu'il avait courues depuis un an eussent pourtant été pour l'instruire. Lors de son retour à Naples en mai 1814, il se trouvait dans la plus étrange des situations ; bien que, pour con server son royaume, il eût trahi son bienfaiteur, et qu'il eût fait tirer sur le drapeau français, il n'avait point été reçu pleinement en grâce par les coalisés. Les renégats ont de ces surprises : on exige que, pour prouver leur sincérité, ils commettent des crimes dont l'horreur même est tournée contre eux. On le traitait comme ces forçats qui s'offrent pour servir de bourreaux, et qui reçoivent le droit de vivre en échange de ce nouveau crime. On consentait à le tolérer, mais qui, et pour combien-de temps ?

De toutes les puissances alliées, une seule, celle qui l'avait débauché et avec qui il avait lié partie, semblait le considérer à peu près comme le souverain d'une nation amie, mais, avec les autres, il demeurait dans une situation sans exemple dans le droit international, ni paix ni guerre, un état intermédiaire où l'on eût bénévolement suspendu les foudres qui grondaient sur sa tête et qui tomberaient au premier signe. Malgré ses déconvenues il s'efforçait, par des flatteries vraiment inutiles, de conserver la bonne volonté de l'Autriche ; obligé par elle d'évacuer la Toscane et d'y rétablir l'archiduc Ferdinand, il annonçait à l'empereur François que c'était avec une vive satisfaction qu'il' avait signé la convention mettant fin à sa propre autorité. Après la Toscane, c'étaient les Duchés et les Légations qu'il restituait, non sans s'être garni les mains en levant des contributions et sans avoir provoqué des pétitions réclamant l'annexion au royaume de Naples. Le pape, auquel Murat avait annoncé comme une faveur, le 13 avril, qu'il s'engageait à lui restituer les départements de Rome et du Trasimène, puis, le 27, les Marches jusqu'à Pesaro, mit gardé, à l'égard de ces propositions comme de celui qui les faisait et qu'il n'avait jamais reconnu, un dédaigneux silence. Pie VII exigeait la restitution intégrale de ses États et refusait toute négociation directe avec Murat. S'il consentait à lui accorder une audience, c'était sons la pression énergique de l'envoyé autrichien ; et il pouvait alors faire bonne mine à mauvais jeu, mais, si on le laissait encore dans l'ignorance officielle du traité par lequel l'Autriche et l'Europe l'avaient dépouillé, en faveur de Murat, de 400.000 de ses sujets, il en connaissait la teneur par des, confidences de Gallo et dès lors ne se trouvait-il pas en présence d'une obligation de conscience imposée au pontife-roi par la constitution même de l'Eglise ? Tant que Murat détiendrait un village du territoire pontifical, il serait vis-à-vis du pape dans la même position que Napoléon occupant les Etats pontificaux tout entiers, et Murat paraissait bien déterminé à ne point évacuer les Marches. Trahir son maitre, soit ; mais non pas jeter les trente deniers dans le champ du potier !

Le voisin le plus proche de Murat était donc un ennemi irréconciliable, point dangereux sans doute par les armes, mais singulièrement redoutable par la puissance morale ; son autre voisin, qu'on appelait à présent le vicaire général du roi de Sicile, ne se souciait pas plus que le pape d'être dépouillé au profit de l'intrus et de lui prêter ses sujets, parce qu'il plaisait ainsi à l'Autriche. Il entendait être restauré à Naples tout comme ses cousins l'avaient été à Paris et à Madrid, et si, pour le moment, il devait se contenter des espérances que sa légitimité lui faisait concevoir, si l'Angleterre, sa tutrice, ne le secondait pas dans une action offensive, si même le rappel de Bentinck qui l'eût appuyé de toutes les forces de sa haine, lui enlevait un précieux allié, au moins interrompait-il à chaque instant la prescription par des protestations émouvantes où il réclamait l'intégralité de ses États de Terre ferme.

L'Angleterre avait donné à Murat cette satisfaction de rappeler Bentinck et de ne point appuyer ouvertement les revendications du roi de Sicile et de son vicaire général, mais elle ne se compromettait point davantage, ne publiait point son accession au traité ; ne recevait point, en qualité d'agent diplomatique, Tocco, que Murat avait expédié à Londres, envoyait seulement à Naples un consul qui, à la vérité, sous la pression de Murat, s'émancipa jusqu'à se donner des airs de ministre, mais que l'Angleterre ne laissa pas faire et qu'elle employa seulement à des besognes appropriées à un agent sans caractère.

L'empereur de Russie avait détaché le général Balacheff pour s'assurer de visu que Murat jouait franc jeu, et qu'en se déclarant contre Napoléon, il ne ménageait pas les Français. Quoiqu'il eût assisté aux derniers combats sur le Taro, le général russe n'avait point trouvé la conduite de Murat assez nette pour qu'il signât le traité. Il avait prétexté les nouvelles de Paris et s'était esquivé. Murat réclamait alors les bons offices de l'Autriche pour obtenir, de la part de la. Russie, une adhésion que l'empereur Alexandre refusa constamment.

Il ne serait besoin de parler ni de la France ni de l'Espagne. Les Bourbons ne pouvaient manquer d'entretenir contre Murat une haine qu'on peut vraiment dire justifiée. Les événements de l'Escurial, au temps où il était lieutenant de l'Empereur et où il aspirait à la couronne d'Espagne, ne l'empêchèrent point d'adresser, le 10 juin, à Ferdinand VII une lettre où il lui disait : Les nouvelles que nous avons reçues du retour de Votre Majesté Catholique au milieu de ses peuples nous engagent à lui témoigner les sentiments de satisfaction que nous avons éprouvés en apprenant cet heureux événement qui comble les vœux d'une nation dont elle va former le bonheur. Toutefois, s'il était question de nouvelles relations, de liens d'amitié et de bonne intelligence, il n'était point fait d'allusion à une ouverture de relations diplomatiques.

Tout autre fut son attitude vis-à-vis de la France et l'ombre du duc d'Enghien ne l'arrêta point dans le dessein d'entrer en intimité avec la cour des Tuileries ; il y envoya ce Schinina qu'il avait fait marquis de Saint-Elia pour le récompenser de ses succès dans les négociations précédentes. Schinina devait préparer les voies, moyennant des largesses dont Fouché devait se faire le dispensateur. Napoléon était bien instruit quand, à Sainte-Hélène, il disait que Fouché avait fait donner 3.000 francs par mois à Montrond : que les pensions distribuées sur l'argent de Murat passaient 300.000 francs par an. Outre Fouché, qui allait bientôt lui dépêcher d'étranges émissaires, Murat avait à Paris des amis sur qui il comptait, comme le duc de Reggio et Belliard, sou camarade de tous les temps. Seulement, il s'était laissé devancer vis-à-vis de Talleyrand : sans doute lui avait-il fait offrir 5 millions de francs de sa principauté de Bénévent, mais payables après le Congrès ; Ferdinand avait proposé comptant 1 million de ducats, ce qui n'était pas assurément son dernier mot. Il eût fallu, de la part de Murat, une bien forte surenchère et pour gagner quoi ? Talleyrand n'était point homme, mène pour tout l'or du monde, à entreprendre l'impossible. Or il savait que, si Louis XVIII croyait à quelque chose, c'était à sa famille et que les questions familiales menaient toute sa politique : Saxe, Espagne, Naples, tout est là et il y sacrifie tout : alors pourquoi s'obstiner ? Talleyrand aimait vendre ce que ses maîtres étaient déterminés à donner et, à ce jeu, il ne se trompait pas comme à la Bourse. De fait Murat n'eût rien gagné à lui donner bien de l'argent et ce fut là une louable économie. Mais si, en cela, il montra qu'il était avisé, comment ne s'épargna-t-il point d'écrire comme il fit à Louis XVIII : Je prie Votre Majesté d'agréer mes félicitations. La Providence vous a rappelé sur le trône de saint Louis et d'Henri IV. Né Français, j'ai dans le cœur des sentiments de vénération et d'amour pour le sang d'Henri IV et de saint Louis. Votre Majesté, qui prodigue si noblement sa faveur aux braves compagnons d'armes avec qui j'ai partagé l'honneur de soutenir, sur les champs de bataille, l'ancienne gloire de la France, daignera, j'ose m'en flatter, accueillir avec bienveillance les vœux d'un militaire français que ses succès dans la carrière des armes ont élevé sur un trône. Ces vœux appellent, sur Votre Majesté et sur son auguste maison, une longue suite de prospérités, inséparables des prospérités de la France. Et, après avoir parlé de l'extrême désir qu'il a de voir régner la plus constante union entre les deux couronnes, il annonce que ce serait pour lui un véritable bonheur de pouvoir offrir à Sa Majesté et à la France des preuves de son affection comme de son dévouement. — J'espère, ajoute-t-il, que Votre Majesté. voudra bien recevoir avec bonté M... que j'envoie comme mon ambassadeur extraordinaire auprès d'Elle. Mais cette humilité, si peu protocolaire, ne lui réussit même pas. Non plus lorsque le marquis de Saint-Élie, étant 'parvenu à obtenir - audience de Jaucourt, qui le connaissait d'ancienne date, offrit à la France l'alliance de son maître et, en son nom, proposa au ministre de battre les Autrichiens et de mettre leurs drapeaux aux pieds du roi. Cela ne ferait pas un vilain spectacle, disait Jaucourt qui avait été à bonne école. S'efforçant à convaincre l'ancien chambellan de Joseph, qui malheureusement se connaissait en Napolitains, le marquis de Saint-Élie revenait à la charge et s'employait à démontrer que, si le royaume de Naples n'était pas lié à ses projets, l'Autriche ne pouvait agir activement, contre la Russie, servir les projets de la France et affranchir la Saxe. Il allait plus loin : Je puis vous assurer encore une fois, disait-il à Jaucourt, que le dévouement du roi de Naples au roi de France, dévouement qui est à la disposition du roi, peut seule garantir l'exécution des vœux du prince de Talleyrand. Cette offre ne fut point agréée et la saisie des papiers de lord Oxford, parmi lesquels on trouva quantité de lettres écrites à Murat, permit de pousser dehors Schinina, même habillé en marquis.

Le gouvernement de Louis XVIII avait ouvert les hostilités contre Murat et il les menait avec activité. Faut-il croire que sa police était étrangère aux conspirations qu'avaient formées, contre la domination autrichienne, plusieurs officiers de l'ancienne armée royale et ne peut-on penser qu'elle avait ainsi pris pour objet de mettre le gouvernement autrichien en conflit avec le roi de Naples ? A coup sûr, on n'avait point eu beaucoup à faire : la patrie italienne était née dans l'armée sous les drapeaux tricolores que l'Empereur-Roi lui avait donnés ; livrée par son chef à l'ennemi qu'elle avait constamment vaincu depuis que la Milice cisalpine avait reçu en 1800 son organisation, elle se trouvait désarmée et misérable et elle rêvait de revanche. Les conjurés étaient-ils en correspondance avec Murat ? Assurément non ; mais l'Autriche ne pouvait manquer de penser qu'ils subissaient son instigation, et peut-être avait-elle, d'accord avec le gouvernement français, cherché un piège à lui tendre. M. de Bombelles, dont on a vu le rôle à Paris, avait accueilli avec empressement les ouvertures d'un personnage plus que suspect, un nommé Desquirou, se faisant appeler Desquirou de Saint-Agnan, ou le chevalier Desquirou de Saint-Agnan ; cet individu, après de brillantes études de droit, avait été nommé, en 1807, substitut du procureur impérial à Mayenne ; sa conduite privée, ses exactions, ses escroqueries le firent destituer ; il rentra à Paris et se jeta dans les conspirations. Il a prétendu avoir participé à l'affaire Malet, avoir proposé à Lainé divers projets pour rétablir la royauté : il fut assurément du complot des Vivres-Viande, où on le trouve en compagnie de Semallé, du prétendu marquis de La Grange, de son complice Morin, de Michaud et de Forcade.

Après le coup de main de La Grange, Morin devint, pour près d'un mois, le chef de la police à Paris[5]. Sous son inspiration, et probablement avec l'argent qu'il fournissait, Desquirou publia, du ferait 25 avril, un journal, l'Ami du Roi, dont les déclamations étaient si exagérées et si violentes qu'elles compromettaient la cause qu'il prétendait servir et que le lieutenant général jugea prudent de le supprimer ; Morin, déchu de ses grandeurs, organisa, pour le comte d'Artois, une police particulière dans laquelle il embaucha naturellement Desquirou. A l'arrivée du roi, cette police passa à M. de Montciel et l'on s'explique à merveille comment, dans ces conditions, Desquirou se trouva accrédité près de M. de Bombelles et, lorsqu'il partit pour l'Italie, l'on a le droit de penser qu'on n'ignorait rien au Château de la mission qu'il allait remplir. Elle consista à pénétrer, vraisemblablement grâce à la Franc-maçonnerie, chez un Français nommé Marchai, qui habitait Milan depuis de longues années et qui était en rapport avec les patriotes militaires et civils. Desquirou, dans une réunion chez le médecin Basori, promit aux conjurés le concours de la France pour un mouvement révolutionnaire qui soustrairait l'Italie à la domination de l'Autriche. Mais il demanda que, pour qu'il pût s'assurer de la réalité de l'entreprise, on le mit au courant de tous les ressorts. Lors d'une nouvelle réunion à laquelle il assistait, les documents relatifs à la conjuration furent donc apportés : liste des patriotes, proclamation aux Italiens par le chef du corps français d'invasion, plan de soulèvement, projet de constitution, etc. C'était le 26 novembre. La police cerna la maison et, au milieu d'une émotion compréhensible, Desquirou s'empara des papiers comme pour les sauver et disparut. Huit jours après, commençaient les arrestations : quatorze des inculpés furent, à la fin de janvier 1815, transférés du château de Milan à la citadelle de Mantoue où on les oublia durant une année pour le moins. Quant à Desquirou il rentra en France où, après le 20 mars, il s'empressa de faire ses offres de service à la police de Napoléon.

Sans que les chefs de la conspiration eussent décidé de s'adresser à Murat, — certains en étaient même fort éloignés, — un subalterne entré récemment au service de Naples avait espéré se faire bien venir en révélant l'imminence d'un mouvement national. Murat, soit qu'il crût avoir intérêt à prouver à l'Autriche sa bonne foi par des confidences opportunes, soit qu'il prétendît se défaire des patriotes qu'il jugeait ses adversaires, fit prévenir le 26 novembre, le jour même où avait lieu, chez Rasori, la réunion où les papiers furent volés par Desquirou, le comte .hier, ministre d'Autriche à Naples, que des Italiens mal intentionnés avaient fabriqué et cherchaient à répandre dans le royaume et le reste de l'Italie des proclamations à l'indépendance de l'Italie dans lesquelles on désignait le roi de Naples comme le seul capable de diriger et de faire réussir un pareil projet ; et il ajouta qu'il n'en avait pas eu connaissance, qu'il en avait montré le plus vif déplaisir, qu'il avait été jusqu'à dire que ces proclamation avaient été écrites par ordre ou sous l'influence de Bellegarde dans le but de brouiller les deux gouvernements.

Murat, averti effectivement que les patriotes comptaient abuser de son nom, se réduisit-il à une telle démarche ? Etait-il exact que les Indépendants dussent recourir contre l'Autriche au prestige de celui qui, six mois auparavant, étant l'allié des Autrichiens, avait traîtreusement attaqué l'armée franco-italienne ? Qu'avait-on trouvé dans, les papiers livrés par Desquirou qui justifiât cette allégation ? Autant de questions qu'il ne semble point facile de résoudre au profit de Murat. Tout au plus serait-il possible d'admettre que, se croyant mis en péril, il se tira de presse par une dénonciation d'ordre général qui ne révélât aux Autrichiens que ce qu'ils devaient savoir.

Mais se borna-t-il là ? Faut-il croire, comme le bruit en courait à Vienne, que c'était Murat lui-même qui avait trahi ses enfants et qui avait dénoncé tout  le complot ? Faut-il admettre ce qu'écrit Talleyrand : On ne sait par qui l'Autriche a été informée : quelques-uns croient que c'est par Murat qui a livré des hommes avec lesquels il était d'intelligence pour s'en faire un mérite auprès de cette cour-ci ?

Ce qui pouvait induire les Carbonari à donner croyance à un tel bruit, c'était la sauvage répression d'une émeute carbonariste qui avait éclaté, le 27 mars 1814, à Citta San Angelo dans les Abruzzes. Le 7 juin, les troupes napolitaines aux Ordres d'un général français saccagent une maison dans laquelle on croit que s'est caché le chef de l'insurrection, un chirurgien nommé Constantini ; deux jours plus tard, elles perquisitionnent la nuit dans sa propre maison et tuent sa jeune sœur d'un coup de fusil. Dans tous les pays des Abruzzes, dans la Pouille, dans le royaume de Naples, à Naples même, la chasse est ouverte contre les carbonari et de très nombreuses arrestations sont opérées. Le 17 juillet, à Penne, sur arrêt de la cour martiale de Teramo, un chanoine, un médecin, un capitaine, chefs présumés de l'insurrection, sont fusillés. Ensuite, leurs têtes coupées sont exposées dans les diverses villes sur lesquelles a, flotté pendant quelques jours leur drapeau, rouge, noir et bleu clair.

Malgré la rivalité des loges et des ventes, une sorte de solidarité unissait les francs-maçons aux bons-compagnons, et les exécutions, de même que les dénonciations contre les conspirateurs unitaires, n'étaient pas pour attirer à Murat des partisans dans la haute Italie. Pourtant, il n'avait nullement renoncé aux projets qu'il avait formés et dont il ajournait seulement l'exécution à des temps plus favorables, mais il avait fait à l'Autriche ces sanglants holocaustes et, si la police française était pour quelque chose dans la conspiration militaire, il l'avait jouée : le cabinet des Tuileries se trouvait sans armes contre lui. De même la saisie des papiers de Lord Oxford et de M. Andral n'en avait fourni aucune. Sa prudence qu'il poussait à ce moment à l'extrême semblait pouvoir lui profiter.

Il espérait que, dans son efficace amitié pour la reine, M. de Metternich lui servirait de répondant près du Congrès et s'emploierait pour lui procurer la ratification par toutes les puissances du traité du 11 janvier. Allié de l'Autriche, ne se trouvait-il pas par là même l'allié de tous ses alliés ? Cette politique eût été soutenable à deux conditions : que Murat, après avoir trahi Napoléon, eût, comme avait fait Bernadotte, rendu aux Alliés des services essentiels, qu'il eût contribué à quelque grand succès et qu'il se fût montré un auxiliaire vraiment utile ; ensuite, que nulle des grandes puissances ne fût si intéressée à le renverser pour rétablir quelque autre à sa place qu'elle y employât tout l'effort de sa politique. Or c'était justement le contraire de sa position présente.

Devant l'Autriche à laquelle il s'était lié par le traité du 11 janvier, devant l'Angleterre qui moins que plus, avait accédé au traité, combien davantage devant les autres puissances qui avaient refusé leur signature, Murat était en posture d'accusé. Déjà les juges étaient aux opinions et ils avaient prononcé. C'était Alexandre disant à Londres ah duc d'Orléans qui l'entretenait de la restauration de son beau-père : Quant à moi, je suis tout prêt, mais c'est d'ici que tout dépend. Et le prince régent disait : Je ne sais comment ils ont été faire tous ces arrangements avec Murat, c'est détestable. Mais, en Angleterre comme en Autriche, le même scrupule. : Lord Liverpool ne voulait point qu'on pût Jui reprocher d'avoir manqué à aucun engagement ; l'empereur François Ier disait : J'espère qu'il se fera lui-même l'instrument de sa perte. Il disait encore : qu'il n'avait pas le courage de rompre le traité qu'il avait fait avec Murat et de manquer de parole, mais qu'il ne ferait rien pour le soutenir sur le trône usurpé, que les ministres de son beau-père devaient faire en sorte d'engager la France, l'Espagne et la Russie, et surtout l'Angleterre à le culbuter. Et Metternich : Je donnerais le monde entier pour recevoir la nouvelle que le roi Ferdinand est rétabli sur son trône : malheureusement nous ne pouvons y employer nos armes.

A force de prudence et d'humilité, Murat eût pu conjurer la mauvaise volonté des puissances qui paraissaient décidées, au début du Congrès, à ne point prendre l'initiative de l'attaque, mais il y avait la France formellement hostile, et M. dé Talleyrand enragé, portant à détrôner cet homme, son ancien complice, une sorte de frénésie personnelle. Dans les instructions qu'il s'était fait donner par Louis XVIII et que La Besnardière avait rédigées, il n'avait eu qu'à suivre la direction dynastique qui, sous prétexte de légitimité, devait dominer durant quinze ans la politique des Bourbons restaurés et qui se conformait ainsi à la politique inaugurée par Louis XIV, suivie par Louis XV, et abandonnée par Louis XVI.

Ne se fiant point à Talleyrand qu'il se croyait obligé d'employer, soit à cause de sa réputation, soit pour les talents qu'il lui supposait, soit pour l'influence qu'il lui attribuait dans les conseils de l'Europe, Louis XVIII, dès qu'il en avait eu les moyens, avait naturellement préféré aux séides de l'Usurpateur un homme qu'il connaissait d'enfance, et dont toute la parenté était dans la familiarité de sa maison. M. de Bombelles était fils du menin du duc de Bourgogne, qui fut ambassadeur à Venise, et qui sera tout à l'heure évêque d'Amiens et aumônier de la duchesse de Berry ; il était le fils de Mme de Mackau, la dame de Madame Élisabeth, le neveu de la sous-gouvernante des enfants de France. Rien de plus pur et nul qui, comme lui, pût s'entendre avec M. de Blacas, tant ils communiaient dans la haine de la Révolution, tant ils étaient convaincus, l'un et l'autre, de la nécessité d'extirper ce dernier représentant de l'usurpation napoléonienne. Une politique telle que celle entreprise par Louis XVIII ne pouvait être confiée qu'à des mains entièrement loyales et il convenait assurément que M. de Talleyrand et son acolyte Jaucourt fussent surveillés, car ils s'émancipaient par moments, sinon jusqu'à des déclarations libérales, au moins à des velléités de résistance constitutionnelle.

Sans qu'il sût combien il était menacé et bien que, des périls qu'il courait, il ne connût que le moindre, Murat crut qu'il gagnerait à prendre les devants et à  prévenir par une apologie l'attaque dont sa conduite, au début de l'année 1814, ne manquerait point d'être l'objet. Il prétendait établir la sincérité et l'efficacité de sa trahison, prouver combien il avait été nuisible à Napoléon et comme il avait bien servi les coalisés : moyennant quoi il estimait que l'Autriche ne pourrait lui refuser son appui près de ses Alliés, et que l'Angleterre ne s'obstinerait plus à retarder sa signature.

Le duc de Campo-Chiaro, plénipotentiaire de Murat près le congrès de Vienne, remit donc à Metternich et à Castlereagh un Mémoire historique sur la conduite politique et militaire de S. M. le roi de Naples depuis la bataille de Leipsick jusqu'à la paix de Paris du 30 mai 1814. Ce mémoire était accompagné d'observations sur le même sujet par un officier d'un haut rang employé dans les armées françaises en Italie. Tout de suite, ce mémoire fut livré par les Autrichiens à la critique du général comte Nugent qui n'en laissa point subsister une seule allégation et il le fut par les ministres anglais aux observations 'de Lord Bentinck que .sa haine contre Murat éclairait sur tous les points graves. Murat s'était présenté comme ayant immobilisé une armée française dont l'intervention eût été décisive ; comme ayant loyalement exécuté tous ses engagements, si fort qu'il lui en coûtât ; comme ayant mené avec son ordinaire bravoure et sa remarquable habileté militaire des opérations d'un intérêt majeur : on lui contesta tout cela, sauf cette vaillance qui semblait une condition même de son existence.

A force d'instances les membres de la légation napolitaine avaient obtenu que Talleyrand les reçût ; le duc de Campo-Chiaro sollicita alors, en faveur du roi son maitre, la protection de la France, alléguant que c'étaient eux, les Napolitains, qui, plus que tous autres, avaient contribué à remettre les Bourbons sur le trône ; reprenant à son compte toutes les allégations du mémoire, il termina en déclarant que les Napolitains et leur roi avaient beaucoup mérité des Bourbons : Sans doute, vous avez mérité, lui répondit Talleyrand, mais pas assez. Vous dites avoir rétabli les Bourbons sur le trône, mais vous ne les avez pas rétablis tous. Achevez votre ouvrage et votre mérite sera parfait. Cela suffisait à constater de quelle façon Talleyrand s'apprêtait à ridiculiser la fable de Murat.

Celui-ci d'ailleurs trouvait, s'il parlait d'histoire, des adversaires contre lesquels il eût vainement tenté de se défendre. Lorsque Eugène était venu à Paris, Murat l'avait attaqué avec violence dans une lettre adressée à Fouché ; et dans cette même lettre il avait écrit : Vous serait-il possible de retirer des mains du vice-roi votre lettre ? Pourriez-vous l'engager à la générosité ? Le 3 novembre, à Vienne, causant avec la princesse. Bagration, Eugène, parlant de Murat, dit qu'il avait de quoi prouver à la cour d'Autriche que ce coquin la trompe, qu'il a des lettres de lui sur cela, mais qu'il ne veut pas les montrer parce qu'il ne lui sied point de pousser sa vengeance à ce point. N'est-ce point assez qu'il eût ainsi parlé ? Ne savait-il pas que là princesse Bagration suppléait les oreilles de l'empereur Alexandre ?

D'ailleurs, Murat parlait lui-même. Il faisait Courir des lettres par tous les courriers. A chaque fois, il annonçait sa résolution inébranlable de garder son trône et il faisait blanc de son épée. Il écrivait à Belliard : Sois sûr que je justifierai à tes yeux et à ceux de l'Europe l'opinion dont j'ai joui jusqu'à présent. Ton ami, ton ancien camarade pourra bien faire pour lui ce qu'il a fait tant de fois pour les autres. J'ai une belle armée, plus belle que tu ne peux te l'imaginer. Je puis me présenter avec 80.000 hommes et cent pièces de-canon. Je suis décidé à tout. Je veux régner avec gloire' ou cesser de vivre. Si on me force à tirer l'épée, combien je te regretterai ; tes conseils me seraient utiles. Tu savais si bien retenir à propos ma fougue et maîtriser mon courage. Et il lui écrit le 5 octobre : J'attends sans crainte les événements ; je suis préparé à tout ; j'ai 80.000 hommes de disponibles et tous bien décidés ; la nation est animée du meilleur esprit et toute l'Italie redemande son indépendance. Je saurai prouver, j'espère, comment un brave homme sait et doit défendre son trône et l'indépendance de ses peuples. Et toujours que, si on lui fait la guerre, il se défendra à outrance, et qu'il a 80.000 hommes. 80.000 ? dit Talleyrand à Campo-Chiaro qui lui tenait un tel propos : 80.000 ? Ce n'est pas assez. Et il le congédie.

Dans l'affolement où il vit, tantôt emporté par les rêves de grandeur qui lui font voir dans ses 80.000 hommes un instrument de conquête tel que Bonaparte l'avait trouvé en 96 dans l'Armée d'Italie, tantôt retombant aux réalités et s'adressant successivement à tous les souverains pour mendier une protection efficace, essayant de faire peur en même temps que pitié, il est vraiment une guenille lamentable qu'agite le vent qui souffle. Je sais, écrit-il à l'empereur d'Autriche, que mes ennemis ont recours à tous les moyens pour me perdre Ils font l'impossible pour me brouiller avec l'Autriche et tâchent d'inspirer de la méfiance contre mes vues et mes démarches... Cela aurait-il le sens commun contre la seule puissance qui me protège si généreusement ? Et si jamais je l'avais... à quoi me servirait toute mon armée si l'Autriche était contré moi ? Je pourrais sûrement me défendre quelque temps et faire du mal, mais, à la fin, il faudrait bien que je succombe sous la force. Et, quelque temps après, il faisait remettre par ses ministres à Castlereagh une note suppliante pour demander une union intime avec l'Angleterre. Lui-même écrira quinze jours plus tard au prince régent une lettre singulièrement curieuse : il lui dit que, s'il s'écarte par une communication de cette nature des formes usitées dont tous les souverains doivent aimer le maintien et la dignité, c'est pour rendre un hommage à la noblesse et à la loyauté de son caractère en même temps que pour lui prouver l'intérêt qu'il attache à établir des relations directes et personnelles avec Son Altesse Royale, lors même qu'elles ne pourraient pas avoir toute la solennité qu'elles devraient observer. Et, lui offrant pour la dixième fois son alliance, il ajoute : Je suis, par mes inclinations, par mes principes, par mes intérêts les plus évidents, l'ami de l'Angleterre, et, dans tous les temps, même au milieu de la plus terrible guerre, chaque Anglais que j'ai eu occasion de connaître a pu voir en moi son ami. Mon royaume ne peut trouver dans l'alliance de la Grande-Bretagne que les avantages les plus positifs, les plus immédiats, les plus complètement exempts d'inquiétudes et il est manifeste que mon alliance peut être utile de même au peuple Anglais. Il entre alors dans le vif, et l'essentiel de son raisonnement parait irréfutable. J'ai, dit-il, un traité d'alliance avec l'Autriche : ce traité, qui avait été d'abord rédigé et signé sans la participation du ministre britannique, fut modifié par le ministre de Votre Altesse Royale et j'adoptai les modifications proposées parce qu'il me fut assuré que telles étaient les vues du gouvernement anglais. Une déclaration officielle faite par Lord Bentinck et des déclarations réitérées faites par Lord Castlereagh, dont j'ai eu tant d'occasions d'apprécier l'inaltérable loyauté, m'ont garanti que mes stipulations avec l'Autriche auraient le consentement du gouvernement anglais et que l'Angleterre y accédait. Quel obstacle pourrait empêcher aujourd'hui un traité entre les deux États conforme à cette déclaration ? Un tel traité pourrait être commandé à l'Angleterre par le premier de tous les intérêts : l'honneur.

Murat écrit cela : il y croit peut-être. Mais, quelle que soit l'opinion qu'il a de l'honneur, il a raison, lorsqu'il dit : on a pris des engagements avec moi, en raison d'engagements que j'avais pris : j'ai rempli les miens, à vous de remplir les vôtres.

J'ai rempli les miens, toute la question est là, il le sait bien ; c'est pour le prouver qu'il a fait remettre ce mémoire que Bentinck réfute après Nugent et dont chaque passage est épluché, avec une hostilité méticuleuse. Les Anglais ne demandent certes pas mieux que d'abandonner Murat, d'aider même à le détruire ; mais leur probité commerciale est intéressée à ce qu'on ne puisse pas prétendre qu'ils lui ont fait banqueroute. Qu'on leur prouve qu'il n'a pas livré sa marchandise, ils se tiendront dégagés. Mais ils ne se contentent point d'à peu près ; ils ne se laissent pas prendre à des mots qui paraîtraient équivoques ; ils regardent aux textes comme aux signatures et leur inspection a le caractère d'un contrôle de banque. C'est pourquoi, attendu que, par deux fois, l'Angleterre a refusé le papier que lui présentait M. de Blacas, celui-ci cherche un endosseur, dût-il faire simuler l'endos de Napoléon par l'abbé Fleurel.

Comme, au fait, M. de Bombelles et M. de Blacas étaient d'accord et que l'on n'avait d'hésitation que sur le moment à choisir, que l'on espérait à chaque instant que Murat fournirait l'occasion espérée, la question de ce côté eût paru résolue si l'impatience de Louis XVIII ne l'eût porté à cette combinaison d'une coalition bourbonienne, dont les troupes, transportées par une flotte anglaise, rétabliraient le souverain légitime sur le trône de Naples. Il fallait, pour qu'un tel projet prît tournure, qu'il fût négocié avec gravité et que l'on eût résolu tout d'abord certaines questions faites pour embarrasser. N'eût-il point été dangereux de lancer une armée française à travers l'Italie toute chaude encore de la gloire napoléonienne et, pour renouveler ainsi les aventures de Charles VIII, le moment ne serait-il singulièrement choisi ? Il est des contacts qu'il faut se garder d'établir si l'on ne veut.pas allumer l'incendie. Ainsi, la voie de mer était la seule ouverte ; mais n'y a-t-il pas dans le traité du 11 janvier un article gênant pour l'Autriche ? Sans doute, dit Talleyrand à Castlereagh, l'Autriche a pu prendre des engagements avec lui, mais pour le garantir d'attaques par terre ; il suffira donc de l'attaquer par mer. Quant à l'Angleterre, elle n'a jamais reconnu le titre que prend celui qui gouverne à Naples, ni les droits que ce titre lui suppose, elle a constamment reconnu et affirmé les droits de Ferdinand IV ; elle se doit et elle doit à sa politique de coopérer au renversement de Murat : comme elle est la maîtresse des mers, on ne saurait rien tenter sans son assentiment, pour quoi M. de Talleyrand demande au ministre de Sa Majesté Britannique s'il s'accorderait avec lui pour proposer au Congrès une résolution ainsi, conçue : L'Europe réunie en congrès reconnaît S. M. Ferdinand IV comme roi de Naples. Toutes les puissances s'engagent à ne favoriser, et à n'appuyer ni directement, ni indirectement, aucune prétention opposée aux droits qui lui appartiennent à ce titre, mais les troupes que les puissances étrangères à l'Italie et alliées à Sadite Majesté feraient marcher pour cette cause ne pourraient traverser l'Italie. Quelques jours plus tard, il insiste par une note de principe : Le grand et dernier but auquel l'Europe doit tendre et le seul que la France se propose, est, dit M. de Talleyrand, de finir la Révolution... Les dynasties révolutionnaires ont disparu sauf une... Que le principe de la légitimité triomphe sans restriction... Sans cela, la Révolution subsisterait.

Le Cabinet anglais résistait encore, ne trouvant point suffisants les arguments de M. de Talleyrand et de M. de Blacas, et Murat, qui, en ce moment, était l'hôte de la princesse de Galles et dans quel enthousiasme, au milieu de quelles fêtes ! ne doute point que le prince régent ne soit sensible à ces attentions ; et lorsque, dévêtue en Renommée à l'antique, la princesse le couronne de lauriers, en présence d'une foule d'Anglais, étonnés mais respectueux, ne doit-il pas imaginer, dans l'ignorance où il est de la constitution et de la politique anglaises, que, tout de même, ce suffrage vaut quelque chose et pèsera dans la balance ?

Ainsi jouait-il sur ces deux cartes, Autriche et Angleterre, tantôt exalté au point de croire que son royaume était destiné au premier rang, et lui-même aux premiers rôles, tantôt démoralisé jusqu'à perdre toute dignité et à risquer des démarches dont le moindre résultat était de lui enlever la plus vulgaire considération. Car ces déclarations d'amour qu'il adressait à tel ou tel et où, par une politique enfantine, il mêlait les attaques contre quelque autre, étaient aussitôt communiquées à celui-ci, en sorte que, si l'on avait été tenté de le prendre au sérieux, l'on était aussitôt désabusé. Comme il frappait successivement — parfois simultanément — aux portes les plus différentes, ce jeu amusait les diplomates du Congrès qui, en attendant qu'ils étranglassent la souris, la ballottaient de coin en coin.

Murat pourtant commençait à s'apercevoir que les souverains étaient mal disposés en sa faveur, mais il se flattait qu'il aurait les peuples et que, moyennant qu'il se réconciliât avec les Carbonari et les Francs-maçons, moyennant qu'il rentrât en rapport avec les Unitaires de la Haute-Italie, lesquels ne pouvaient manquer de lui offrir leur concours, il mettrait le feu aux Légations, à la Toscane, à la Lombardie et même au Piémont.

Jusqu'à quel point ces rêveries se trouvaient-elles justifiées, il n'est point aisé de le découvrir : toutefois, sur la quantité de projets qui furent soumis à Napoléon par des Italiens, sur le nombre des voyageurs qui vinrent à l'île d'Elbe exposer leurs plans d'Empire romain, on peut juger si Murat trouvait des rêveurs pour lui parler et lui écrire. Rien ne développe davantage le goût des spéculations politiques que l'atmosphère des sociétés secrètes, et les Italiens passent pour avoir toujours excellé à les organiser et à les entretenir.

De plus, Murat se trouva être poussé dans cette voie par le personnage qui avait déjà contribué à lui faire jouer un si triste rôle : Fouché. Fouché est, par toutes les occasions sûres, en correspondance avec Murat ; niais, au mois de décembre 1814, il juge à propos de lui envoyer son commensal, son confident, l'homme qui, depuis deux longs mois, ne l'a point quitté dans l'espèce de solitude où il vit à Ferrières : ce M. de Jullian, dont Thibaudeau a indiqué la fonction, dont le rédacteur des Mémoires de Fouché a signalé le voyage et dont une publication où lui-même en rend un ample compte semble avoir passé inaperçue. Jullian, comme inspecteur des Droits réunis en Piémont, chargé, dit-on, d'une partie de police secrète dans la haute Italie au temps de l'Empire, semble bien y avoir joué double jeu. Passant par Turin, Milan, Florence et Rome, il recueille à chaque rois des impressions qu'il apporte à Murat. Celui-ci paraît l'avoir mis au courant de ses projets et de ses espérances et l'avoir initié à ses secrets. Il se passait peu de jours, écrit Jullian, qu'il n'arrivât à Naples des courriers et des émissaires de Rome, de Bologne, de Milan et d'un grand nombre d'autres villes d'Italie. Chacune d'elles, en adhérant au vœu général pour l'indépendance, l'union, et l'établissement d'un gouvernement constitutionnel et représentatif, avait ses prétentions particulières et réclamait, avec une administration municipale, la conservation de quelques-uns de ses droits et de ses privilèges. Aussi, après un examen où tout projet de soulèvement partiel avait été écarté et où, de même, on avait rejeté toute idée de révolution sociale, on s'arrêta à un plan d'occupation militaire et successive de toutes les communes qui, à l'approche de l'armée de l'Indépendance, déclareraient hautement leur adhésion ses principes, enverraient des commissaires auprès de son chef et justifieraient de la volonté de la grande majorité de leurs populations. Un Sénat, siégeant à Rome, serait composé de députés de toute l'Italie. Des gouvernements généraux seraient établis à Turin, Milan, Florence et Naples, où l'on formerait divers grands établissements. Déjà les plus importants renseignements étaient transmis par les habitants les plus éclairés des points de l'Italie. Mais tous insistaient unanimement sur deux points où Murat résistait : une constitution libérale, embrassant l'Italie entière, et le drapeau de l'Indépendance substitué au drapeau napolitain. Murat se sentait blessé par ces exigences, surtout la seconde : car il ne doutait point que la gloire dont il avait couvert son drapeau ne dût lui valoir d'être préféré à l'étendard tricolore que Dante a peut-être annoncé à l'Italie, mais qu'assurément Bonaparte lui a donné.

Et puis, s'il suivait, avec une complaisance plus apparente peut-être que réelle, le développement de ces intrigues, comme il eût préféré se rapprocher des souverains ses frères, être accueilli, toléré même par eux, participer si peu que ce fût au banquet des Légitimes ! Un mot de ses ministres à Vienne, une lettre de l'empereur d'Autriche changeaient toutes ses dispositions. N'était-il pas d'ailleurs tiré vers cette politique toute autrichienne par la reine ?

 

Caroline qui, comme a dit son grand-frère, portait la tête d'un homme d'État sur les épaules d'une jolie femme, avait ces deux qualités essentielles de prendre ses résolutions, et de s'y tenir. Elle avait hésité avant de déserter la France et de se jeter à l'Autriche, mais une fois qu'elle se fut convaincue que la chute de l'Empire était au moins probable, et que l'on ne pouvait demeurer fidèle sans être enveloppé dans le désastre, elle n'eut garde de sacrifier son trône à des sentiments dont elle appréciait la noblesse, mais dont elle connaissait le danger : elle accepta de franc jeu la situation nouvelle ; elle désira que Murat en tirât toutes les conséquences ; elle condamna, ouvertement ses hésitations et ses finasseries et comme, en femme experte, elle avait toujours mis ses inclinations d'accord avec ses intérêts, elle ne manqua point de faire répéter ses-louanges à son ancien ami, M. de Metternich, par le nouveau, M. de Mier, ministre d'Autriche. Ces louanges, d'ailleurs, elle les méritait. Elle s'opposait, autant qu'il était en son pouvoir, à ces sautes d'humeur qui rendaient Murat accessible à toutes les influences, disposé à toutes les combinaisons, ouvert à toutes les intrigues : elle n'avait aucune illusion sur une entente avec les Bourbons ; elle croyait peu aux Anglais, mais elle se tenait fermement attachée à l'Autriche et, de même qu'elle eût tout fait pour que, en se prononçant plus tôt et en agissant plus vigoureusement, Murat se fût compromis irrémédiablement pour l'Autriche et eût conquis ainsi sa gratitude, de même, à présent, elle employait toute son intelligence à lui prouver quel tort ne pouvaient manquer de lui faire les relations qu'il entretenait avec les Unitaires, les variations d'une politique dont tout le monde perçait la fausseté, les déclarations d'amour qui, adressées successivement à chacun, ne trompaient personne. Mais l'influence qu'elle avait exercée au temps Où régnait l'Empereur et où il lui avait attribué une part éventuelle dans le gouvernement, avait disparu dès que Murat s'était cru libéré de Napoléon et il eût cru se diminuer en suivant les avis de sa femme.

Caroline avait adopté vis-à-vis des siens une attitude qui eût pu choquer de la dernière née, mais qu'elle tenait pour convenable à la seule qui régnât. Ainsi remplaçait-elle l'Empereur et en prenait-elle le ton. Elle distribuait ses bienfaits aux parents pauvres — offrant de bonne grâce une rente de 30.000 francs à son oncle Fesch, et tenant des fonds à la disposition de Pauline ; à défaut du royaume, elle régentait la famille. Ainsi écrit-elle au Cardinal : Je vous prie, mon cher oncle, de faire tout voire possible pour être bien avec maman. Dans ce moment, toute l'Europe a les yeux fixés sur nous. On imprime des horreurs, des détails de famille, d'intérieur, que l'on dénature, qu'on arrange, mais qui ont leur source dans les rapports des gens qui nous entourent. Faites donc comprendre cela à maman et tenez-vous en garde réciproquement, car la méchanceté veille. Je vous fais ces observations, car votre gloire n'est pas moins intéressée que la nôtre à ce qu'on ne puisse rien lui retirer — la famille (la vraie au moins !).

Cela va bien et voilà, outre les Beauharnais, Madame et Fesch mis à leur place ; et voici Lucien : elle le réprimande sur ce que son poème de Charlemagne renferme des allusions offensantes pour l'Empereur, et elle le prie de les retrancher en lui disant qu'elle lui saura un gré infini du sacrifice. On sait comme elle réussit, mais elle imagina quelque chose de plus difficile, ce fut, lorsque Pauline fut arrivée à Naples, de gouverner sa santé ; là, elle fut repoussée avec tant de vivacité et de persistance qu'elle dut avouer sa défaite.

Il n'est point à penser toutefois qu'elle étendit. ses ambitions jusqu'à régenter son voisin de l'île d'Elbe. Napoléon, à bon droit, paraissait moins éloigné de Murat que de Caroline. Celle-ci étant de son sang, sa trahison avait dû lui paraître double, frapper ses affections en même temps que son orgueil et son intérêt. Sa sœur ! Cette sœur qu'il avait élevée si haut, dont il tenait l'intelligence en une telle estime et dont, à toute occasion, il se plaisait à faire l'éloge. Sans doute, mieux que tout - autre, il savait les complaisances de son caractère et les capitulations qu'elle imposait à sa conscience : Mais, s'il ne s'en était point étonné lorsqu'elles lui étaient serviables, et utiles, il n'avait pu manquer d'en être surpris lorsqu'elles s'étaient tournées contre lui. C'était pourtant la même femme et professant la même morale.

Les relations que Caroline entretenait avec la Famille devaient, le jour venu, faciliter l'envoi de lettres adressées, sinon directement à Napoléon, au moins .à Pauline et à Madame : celle-ci plus rebelle peut-être que son propre fils à une réconciliation et peu portée vers cette fille dont elle connaissait trop la nature morale. Aussi bien, la réconciliation apparente, l'alliance au moins momentanée était inévitable. Dès que Murat admettait, qu'il n'avait plus rien à espérer de l'Europe, dès qu'il acceptait cette hypothèse parmi celles, qu'il envisageait successivement, et souvent simultanément, il devait tout faire, et il fit tout en effet, pour rentrer en relations avec le souverain de l'île d'Elbe.

Assurément, même lorsqu'il se livrait aux protestations de dévouement, d'obéissance et d'abnégation les plus exagérées, Murat n'était point de bonne foi ; la nécessité le poussait à des démarches que son inconscience lui rendait moins pénibles qu'elles n'eussent été à tout autre, mais qui affectaient sa vanité, si .elles ne coûtaient rien à son orgueil. Il ne pouvait se passer de Napoléon, mais il ne voulait point être sa dupe ; il comptait bien qu'il ferait sa part de l'Italie durant que Napoléon — s'il pouvait — prendrait la France, mais il n'entendait ni se soumettre à l'ancienne vassalité, ni renoncer aux avantages qu'il croyait s'être acquis par ses intrigues. Si surprenante que la chose puisse paraître, il se tenait pour l'égal de l'Empereur, son égal par le génie militaire, son supérieur par le génie politique.

Quant à Napoléon, rien n'égalait le mépris qu'il avait pour Murat, aussi bien pour sa personne, que pour ses talents. Dans le cas d'extrême nécessité où il se trouvait, il ne pouvait se refuser à accepter une entente qui seule lui procurait l'espoir d'une diversion immobilisant en Italie une armée autrichienne. Mais il fallait que Murat, tout en continuant ses armements et en renforçant ses troupes du mieux possible, ne sortît d'une attitude expectante que sur l'avis de l'Empereur, et, dans le cas où la paix pourrait être maintenue, ne tentât rien pour la compromettre.

Or, dès lors, la paix n'était-elle point en péril et par quoi était-on séparé d'une déclaration de guerre ? Le 23 février, peut-être sur des indices qui avaient pu lui venir des négociations entre la France, l'Angleterre et l'Autriche, Murat, par une note rédigée un mois auparavant, tenue dès lors en réserve et remise seulement à cette date par Campo-Chiaro et Cariati, a réclamé de Metternich que, en vertu du traité du janvier 1814, le roi de Naples, allié de l'Autriche, fût reconnu par le roi de France. Au cas que les troupes françaises entrent en Italie pour l'attaquer, il a demandé l'autorisation de traverser, pour les combattre, les territoires occupés par les Autrichiens. Pour que le cabinet de Vienne accédât à une telle proposition, il eût fallu que sa naïveté Sût bien grande et sa police bien mal faite : ce n'était point le cas. Avec une extrême habileté, Metternich se tourna vers Talleyrand dont il avait en main la déclaration que les Bourbons n'attaqueraient Naples que par mer, et il lui déclara, avec une hauteur concertée, que l'entrée des Français en Italie formerait un casus belli. Cela étant acquis le 26, il se retourna vers Campo-Chiaro, lui déclarant que cette garantie devait lui suffire, que les armements du roi Joachim n'avaient aucune raison d'être, agitaient inutilement l'Italie et que tout mouvement de l'armée napolitaine hors des frontières serait regardé comme une rupture de l'alliance et une attaque contre l'Autriche.

Le 26 février, cette réponse menaçante était, à Vienne, remise aux envoyés du roi de Naples. Ce même jour, 26 février, l'Empereur quittait l'île d'Elbe ; mais il est impossible d'établir la moindre relation entre la remise de la note par Campo-Chiaro, le 23, et le départ de Napoléon, puisque la note était rédigée depuis le 25 janvier et qu'elle était de toutes les façons en contradiction avec les intentions et la politique de l'Empereur. Celui-ci, lorsqu'il prenait 'ses engagements avec Murat, avait cru trouver des difficultés sans doute, mais une politique d'attente, ne comportant ni une action immédiate ni des sanctions directes. Tout au contraire, Murat, après les déclarations de ses ministres, paraissait ne chercher que l'occasion d'entrer en guerre, d'utiliser pour sa gloire et sa grandeur les forces de l'Italie par laquelle il se croyait appelé et où il comptait remplacer Napoléon.

 

L'on voit bien ce que l'Empereur perdait à attacher Murat à sa fortune ; on ne voit pas ce qu'il y gagnait : l'espoir qu'assagi par les événements, et acceptant une direction, sinon des ordres, le roi se conformerait aux nécessités de la politique commune et se comporterait de façon à ne pas la compromettre ? Ce fut tout le contraire qui arriva et cet appoint que Napoléon avait cru trouver devint un des facteurs qui accélérèrent sa chute.

 

 

 



[1] Termes dont l'Empereur se servira plus tard lorsqu'il disposera dans son testament de cette bonbonnière.

[2] Je copie sur la pièce originale presque illisible. Il me paraît qu'elle dénote merveilleusement l'agitation et l'empressement de Napoléon.

[3] Dans la Campagne de 1815 l'Empereur dit le 4 mars. Mon raisonnement se trouverait d'autant fortifié.

[4] Phrase biffée sur la minute.

[5] Voir mon livre L'affaire Maubreuil, p. 68 et suivantes.