NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VIII. — 1812-1813

 

XXIX. — LA FAMILLE PENDANT LA DERNIÈRE ANNÉE DE L'EMPIRE.

 

 

Janvier 1813. — Janvier 1814.

MADAME. — HORTENSE. — LUCIEN. — PAULINE.

 

Joseph, Louis, Jérôme, les rois, présentent à ce moment suprême un spectacle de prétentions vaniteuses qui à achève de donner au caractère de chacun d'eux le trait nécessaire. Ailleurs au moins, Napoléon a-t-il quelque chance, de trouver parmi les siens une affection désintéressée, un dévouement qui s'offre, une fidélité que n'ébranlent pas les revers ? Est-il, à ces ignominies, une compensation et, la trahison qui est partout a-t-elle épargné quelques âmes ?

Il y a Madame.

Entre ses fils porte-couronne, la mère des rois s'agite pour préparer la paix, pour réprimer les ambitions désordonnées, pour grouper ses fils autour du chef de famille. C'est dans les situations extrêmes et dans les temps de crise qu'elle déploie sa nature, montre son énergie, prouve la rectitude de son jugement. Dans la vie courante, on dirait qu'elle s'affaisse et s'endort ; elle se laisse dévorer par les minuties, absorber par l'économie, influencer par les petitesses d'un entourage où les terribles appétits des uns et des autres la mettent constamment, vis-à-vis de son fils, en posture de solliciteuse. Vienne la tempête, la mère de famille se retrouve et se redresse, telle qu'aux jours où, fuyant Ajaccio révolté contre la France et le clan Bonaparte, elle jetait allègrement au gouffre béant ses modestes épargnes, les reliques de sa vie conjugale, les épaves d'une aisance à peine rétablie, même la liberté, la vie peut-être de ses derniers nés, et d'un pas fier, d'un cœur intrépide, s'éloignait de sa maison pillée.

A présent, les petits écus de jadis sont des millions, les pauvres bijoux de doublé sont des ruisseaux de pierres précieuses, l'officier municipal est roi, le capitaine de canonniers est empereur, mais Madame est restée pareille. Elle prêche, prépare, commande l'union ; elle groupe les forces, elle aplanit les difficultés, elle tient qu'en la Famille est la suprême ressource et, d'une voix qui implore et qui ordonne tour à tour, elle appelle frères et sœurs à la brèche, près de celui qui tient le drapeau.

 

Durant cette année, les émotions ne lui ont pas manqué, ni les douleurs, et c'est à peine si quelques satisfactions fugitives les ont traversées. Elle a eu d'abord l'aventure de Murat et sa désertion de l'armée, mais la douleur qu'exprimait Caroline lui a fait penser que le roi de Naples se reprendrait, que c'était là une de ces faiblesses momentanées dont il était coutumier et que sa vaillance faisait à chaque fois excuser. La rentrée en grâce de Fesch, rappelé par l'Empereur de son exil de Lyon et chargé des négociations complémentaires du Concordat, avait été douce à son cœur. Toutefois, Fesch n'avait guère prolongé son séjour. Après que le Pape eut renié, sa propre signature et désavoué les engagements qu'il avait pris, le cardinal n'avait que faire à Paris et à la Cour et il était retourné dans son diocèse où il comptait accomplir enfin sa visite pastorale.

Dès lors, Madame s'est acharnée à Louis qu'elle prétendait ramener en France ; elle a passé par mille incertitudes, espérances et désillusions, mais, malgré son éloquence, elle s'est heurtée à une obstination dont sa volonté n'est pas arrivée à triompher.

Catherine arrivée en France, si triste d'être séparée de Jérôme, si ennuyée d'une vie toute nouvelle et si privée des frivolités coutumières, a trouvé près de sa belle-mère ce que celle-ci pouvait donner — et dès le 20 mai, l'hospitalité à Pont, aussitôt que Madame y fut installée. Mais Pont n'a rien pour plaire à Catherine. D'abord, durant son séjour, il pleut constamment. Il ne se passe pas de jour sans une heure ou deux de pluie. On se promène, dans les intervalles, mais c'est de long en large, dans la grande avenue, seul débris qu'ait laissé debout la bande noire, dans le parc splendide qu'avait possédé le prince Xavier de Saxe. Madame, à la vérité, fait bien travailler à un jardin à l'anglaise, mais c'est plus pour donner du pain aux travailleurs du pays que dans l'espoir de jouir de son ouvrage. Et qu'est-ce que ce jardin près des splendeurs de Napoléonshôhe ? Le reste de la journée est partagé entre le billard, la lecture et le boston, à quoi si vous ajoutez, écrit Rossi à Decazes, le dîner, le déjeuner et le repos depuis minuit jusqu'à onze heures du matin, vous saurez au juste l'emploi de notre temps pendant vingt-quatre heures, et, comme tous les jours se ressemblent, pendant des semaines et des mois.

Plus que la visite de Catherine, l'arrivée de Decazes, qui a sollicité l'honneur de venir à Pont faire sa cour, amène quelque diversion dans cette existence monotone. Le secrétaire des Commandements est pour cette partie de la famille — Madame, Pauline, Louis — l'homme indispensable, le trait d'union nécessaire. Pour ce qui est de l'officiel — car l'intime est réservé aux Corses, Rossi, Campi, et aux demi-Corses tels que Rolier — Madame s'abandonne à Decazes qui rédige et présente à signer tous les papiers. Par lui, elle a des nouvelles de Louis qui n'a point écrit depuis un mois, des nouvelles de Joseph dont elle est inquiète, et un récit plus ou moins véridique de la journée de Vitoria, enfin des nouvelles de Pauline dont Decazes s'est rendu le conseiller préféré. Decazes sait tout et parle de tout ; il est l'homme aux nouvelles ; l'on se demande à chaque instant où il s'est si bien renseigné, mais rien ne lui échappe et il accommode tout de faconde bordelaise, de gaîté, d'esprit, de façons de s'insinuer à quoi rien ne résiste.

Ici plus encore fait-il effort pour plaire : ne veut-il pas emporter des lettres qui l'accréditent près de l'Empereur, médiocrement disposé sans cloute pour l'ancien correspondant du roi de Hollande ? Ce qu'il prétend obtenir, c'est bien autre chose que le siège de conseiller à la Cour de Paris, la place de secrétaire des Commandements de Madame ou la croix de la Réunion, c'est que l'Empereur paye les dettes qu'a contractées son beau-père, le premier président Muraire dans des spéculations qui l'ont gravement compromis. Decazes, qui a perdu sa femme en 1807, qui n'a point eu d'enfant et pour qui, par suite, Muraire n'est plus de rien, a entrepris quand même de le sauver et cela lui fait honneur. Déjà il a en poche des lettres de l'archichancelier et du ministre de la Police ; il est venu en chercher de Madame et, par écrit, il en sollicite de Pauline ; puis, muni de tous ces viatiques, il part pour Mayence où l'Empereur le reçoit, l'écoute et écrit ensuite à Cambacérès, en lui renvoyant les pièces : Cette somme est trop forte pour moi. Cependant mon intention est que vous preniez des arrangements convenables pour tirer d'affaire ce magistrat. Comme il paraît qu'il est entre les mains d'usuriers et que d'ailleurs il a par lui-même quelques ressources, faites en sorte que cela me coûte le moins possible. Tâchez que j'en sois quitte pour 200.000 francs, payables un tiers cette année, un tiers en 1814, et un tiers en 1815. Cette contribution impériale fut élevée à 250.000 francs pour le moins, versés tout de suite et, à son retour de Mayence, Decazes, avec l'autorisation de Savary, s'établit dans un des bureaux de la police d'où il envoyait chercher les personnes avec qui il avait à traiter. Ce fut sa première entrée dans la maison que, moins d'une année plus tard, le 9 juillet 1814, il devait occuper au nom du Roi comme préfet et, deux années plus tard, le 24 septembre 1815, comme ministre. On la croyait sise aux bords de la Seine : il montra que c'était aux bords du Léthé.

Louis s'est 'rapproché des frontières et le cœur de Madame a tressailli ; elle essaie une fois de plus de ramener à l'Empereur ce fils qui est peut-être son préféré ; elle échoue une fois de plus ; mais ailleurs des besognes s'imposent à elle ; les événements pressent, elle veut être à Paris ; elle laisse à Pont toutes choses en état et le château entièrement meublé, car elle pense que certains de ses fils. le prendront pour étape et y chercheront asile — ainsi Louis et presque Jérôme.

Pour elle, elle rentre et fait front au désastre. Au retour de Leipzig, l'Empereur vient la voir : Loin d'être abattu, écrit-elle à Pauline, je l'ai trouvé plein de confiance dans le succès de ses affaires... Les choses ne sont pas aussi désespérées que nous l'avions cru d'abord... L'Empereur a laissé son armée à l'abri des insultes de l'ennemi et s'occupe, avec son activité et tous ses moyens, de pouvoir nouvellement se montrer encore terrible à ses ennemis s'ils ne veulent pas d'une paix honorable.

Elle se prodigue, elle va et elle vient de Paris à Mortefontaine pour négocier avec Joseph, à Compiègne pour négocier avec Jérôme. Ce n'est point sa faute si elle ne gagne rien sur eux. A la fin de l'année, elle apprend que Louis est à Lyon. J'ai été enchantée, écrit-elle à Fesch, d'apprendre que Louis est avec vous. L'Empereur m'a demandé pourquoi il n'est pas venu de suite à Paris. Dites-lui que je l'attends chez moi et que, ce soir, ses frères doivent arriver. Telle est sa confiance, et au moins croit-elle avoir réussi dans sa tâche maternelle, avoir convaincu Jérôme comme Joseph. Et elle ajoute cette parole digne d'une Romaine antique : Mon cher frère, il n'est plus temps de tenir aux étiquettes. Les Bourbons se sont perdus pour n'avoir pas su mourir les armes à la main.

***

Pour le moins, Madame trouvait quelques consolations près de ses belles-filles Julie et Catherine ; elle vivait bien avec elles, surtout avec Julie, la préférée, dont elle appréciait, depuis près de vingt ans, le caractère et qui était le plus près de la. Famille, le plus assimilée si l'on peut dire, celle qui, ayant connu les misères avant les splendeurs, entrait le mieux dans l'esprit des Bonaparte : mais, pour Hortense, ses sentiments restaient pareils, sinon pires.

C'était pour Hortense que la réunion de la Famille était redoutable. Louis pouvait revenir : s'il revenait et qu'il réclamât son fils comme l'Empereur lui-même reconnaissait qu'il en avait le droit, que faire, et quelle résistance opposer ? Elle n'avait pourtant pas besoin de cette épreuve nouvelle ; elle venait de passer de grandes douleurs, où des malentendus avaient apporté par surcroit l'aigreur de sottes réclamations, et elle était excédée.

Après le départ de l'Empereur pour l'armée, au début d'avril, elle était allée s'établir avec ses fils à Saint-Leu. Jusque-là elle était si intimement mêlée à la vie de l'Empereur et de l'Impératrice et au tourbillon de la Cour qu'il serait oiseux de lui chercher une, existence individuelle. Même ensuite, saris oublier de qui elle est fille, elle se partage entre Malmaison et Saint-Cloud ; elle dine ici et déjeune là ; alternativement, à Saint-Leu, elle reçoit les visites de Joséphine qui reste plusieurs jours auprès d'elle et de Marie-Louise qui épuise, dans une journée qu'elle y passe, tous les plaisirs qu'une ingénieuse hospitalité s'est plu à rassembler : déjeuner à l'allemande, promenade dans les bois de Montmorency où l'on quitte les voitures pour un grand tour à cheval, goûter au château de la Chasse avec d'admirables gâteaux et des laitages, toilette ensuite, dîner, et, après, Brunet, dans les Habitants des Landes que l'Impératrice a voulu revoir et Potier dans le Ci-devant Jeune homme. Ces farces, parfois grossières et toujours bêtes — mais qui est pour juge de ce qui, au théâtre, plut, émut, amusa cinquante ans de ça ? — interdites par l'Empereur dans les résidences, faisaient le régal suprême des villégiatures de Marie-Louise.

A la fin de mai, la reine, laissant ses fils à Malmaison, chez leur grand'mère, part pour Aix-en-Savoie. Dans sa voiture, elle emmène sa fidèle et habituelle compagne, Mme de Broc ; suivent le chevalier d'honneur d'Arjuzon, Lasserre, le médecin, Mme Cochelet, lectrice, Mue Pie, dame d'annonce ; dans une troisième voiture, les gens de service. Elle s'établit au-dessus d'Aix dans celle maison Chevalay que Pauline habita l'année précédente et qui est décidément la seule à peu pris logeable. Les divertissements sont tels qu'elle les prend d'ordinaire, promenades, dessins, lectures, musique avec ces amies de pension qui composent sa cour. Le 10 juin, elle choisit pour but la cascade de Grésy. Cascade si l'on veut : sur de médiocres rochers, tris peu d'eau qui s'ébat ; c'est une de ces merveilles de nature comme il en faut à une station d'eaux, à quoi les hôteliers font une réputation et pour quoi ailleurs nul ne se dérangerait. Pour voir cette chute d'eau microscopique, l'on passe sur une planché que le meunier voisin jette sur un petit bras d'eau vive et tourbillonnante. La reine franchit lestement ce pont volant qui n'a pas quatre-vingts centimes. Mme de Broc qui la suit, glisse, tombe, disparaît dans cet étroit bief et tout de suite est, emportée, Mlle Cochelet, M. d'Arjuzon, accourent, se lamentent ; la reine détache son schall, en jette un bout dans le torrent, appelant son amie. Des paysans arrivent aux cris : la reine qui, d'un bond, est repassée de la petite île sur la rive, promet tout ce qu'on voudra pour qu'on la sauve ; on détourne les eaux ; on retrouve le corps ; on le met dans la voiture ; on court à Aix ; tous les soins sont vains, elle est morte.

 

En ce temps où des jeunes hommes périssaient par milliers sur les champs de bataille de la Saxe, la mort de cette jeune femme causa, elle seule, plus d'émotion dans la société que les carnages réunis de Lutzen et de Bautzen. Mme de Broc tenait à tout : nièce de Mme Campan, sœur de Mme Ney et de Mme Lambert, élevée à l'institut de Saint-Germain où elle avait eu pour compagnes toutes ces femmes ayant pris rang à la Cour et à la Ville ; elle n'était jamais sortie de l'orbite d'Hortense, n'avait jamais pris une vie indépendante et, étant d'une lignée habituée depuis des générations à la domesticité de la Cour, s'était trouvée toute heureuse de retourner ainsi à ses propensions ancestrales : mais, ainsi faite, elle ne gênait personne ; même point ces dames du Faubourg qui eussent pu s'étonner qu'une petite Auguié eût épousé un homme aussi bien né que M. de Broc.

Pauvre Mme de Broc ! écrit Mme du Cayla à M. de La Rochefoucauld qui se trouvait à Aix ; peut-être l'auriez-vous sauvée si vous aviez été près d'elle ; pauvre femme, vous l'eussiez appréciée comme moi si vous l'aviez connue. Elle était naturellement bien sans avoir de l'esprit beaucoup ; elle plaisait et elle était aimée. Mme de Souza écrit à Mme d'Albany : Qu'avez-vous dit du malheur arrivé à cette pauvre petite Mme de Broc sous les yeux de la reine Hortense ? Sa santé en a bien souffert et je crois qu'elle en restera frappée toute sa vie. Il semble qu'il y ait des fatalités qu'on ne peut fuir. La reine voulait prendre un autre but de promenade. C'est cette pauvre petite qui a insisté, supplié pour qu'on allât à cette cascade et qui, deux fois, a fait changer l'ordre donné au piqueur. La Providence ! dirait Mme de Sévigné. Voilà du roman, cela sied à Mme de Souza ; mais si elle romancise, n'est-ce pas qu'à sa façon elle s'émeut ?

Les journaux s'emplissent de détails évidemment communiqués. L'article du Journal de l'Empire, par la précision, le ton, la forme, vient sûrement de l'entourage de la reine ; peut-être a-t-il été écrit par Mme Cochelet qui l'insérera tout au long comme morceau de choix, dans ses mémoires. Le Journal de Paris et la Gazette de France, moins favorisés, consacrent pourtant à Mme de Broc cinquante lignes petit texte, quarante de plus qu'à un sénateur fort connu : Jacqueminot, comte de Ham, mort le même jour.

Les ennemis mêmes d'Hortense s'intéressent : Vous avez vu dans les papiers publics l'accident affreux arrivé à une des dames de la reine Hortense, écrit. Madame à Elisa et cette mention d'un événement qui ne touche pas les siens, d'une personne qui ne soit pas de sa famille, est tellement hors de ses habitudes qu'elle atteste son émotion. N'est-ce pas que cette simple ligne est bien autrement émouvante que cette étonnante phrase de la tante, la Campan, à Aimé Martin : Quel sujet touchant pour une élégie ! C'est à vous de la traiter ! Les femmes qu'a contaminées la littérature n'ont plus, dans l'intimité de leur cœur, un sentiment qui soit sincère, profond et vrai ; il faut qu'elles étalent, dans des vers impudiques ou des proses déshonnêtes, leurs joies et leurs douleurs, et, lors même qu'elles sont, par l'âge ou l'ineptie, incapables de prostituer elles-mêmes leurs sentiments au public, elles provoquent ainsi quelque Aimé Martin a en donner la représentation.

Et cette tante, inspiratrice d'élégies, se cabre et devient insolente, avec toute la famille Auguié, rendant la reine responsable, sinon de la mort de Mme de Broc, au moins des précautions mêmes qu'elle a prises pour la faire annoncer à la princesse de la Moskova, et qui, par une méprise de Lavallette, le directeur général des Postes, et par un excès de zèle du duc de Rovigo, ont tourné contre ses intentions. Mme Campan est aigre, Mme Ney est indignée et la pauvre reine qui a voulu bien faire, se justifie comme une coupable devant ces gens qui lui doivent tout. Au moins, ailleurs, lui montre-t-on une sympathie réelle et s'efforce-t-on à la consoler. Joséphine envoie à Aix son chambellan, M. de Turpin, pour avoir de plus sûres nouvelles de sa fille. Elle s'empresserait de partir elle-même pour peu que sa présence et ses soins lui fussent utiles. Tout ce qui est à Aix s'inscrit. Hortense se passerait sans doute de l'oraison funèbre de Mme de Broc que M. de Boufflers met en couplets :

D'esprit et de grâce pétrie.

Elle sut briller tour à tour,

Comme un diamant à la Cour,

Comme une fleur dans la prairie...

mais point des visites d'Auguste de La Grange, le beau La Grange, l'Apollon du Ballet des Heures, revenu de Russie sourd et rhumatisant à faire pitié, de celles, moins attendues, de Sosthène de La Rochefoucauld et d'Elie de Périgord. Cela fait peu à peu une société et une distraction autour de la reine dont la pensée était maladivement occupée par le souvenir de son amie.

Elle voulait qu'on rapportât le corps à Saint-Leu, qu'on l'inhumât dans une chapelle de l'église où elle ferait élever un monument qui perpétuerait les souvenirs et les regrets d'une amie de son enfance qui lui a été enlevée de la manière la plus affligeante ; mais le ministre des Cultes ne s'est pas cru le droit de déroger, même dans un cas aussi favorable, à la règle contre l'inhumation dans les églises et il a pris les ordres de l'Empereur : Il faudra que la reine fasse, tout près de l'église, construire une chapelle particulière. A Grésy, elle jette un pont à garde-fou à l'endroit où a glissé Mme de Broc et elle érige un petit monument où une brève inscription relate l'accident et avertit les touristes : Ô vous qui visitez ces lieux, n'avancez qu'avec prudence sur ces abîmes, songez à ceux qui vous aiment. A Aix, à l'hôpital, elle fonde, en souvenir de son amie, moyennant une rente de 556 francs, plus 1.485 francs pour premier établissement, dix lits à l'usage des indigents, sous condition que, le 18 juin de chaque année, une messe sent célébrée pour le repos de l'âme de Mme la baronne de Broc. L'Empereur, par décret rendu à Dresde le 29 août 1813, approuve la fondation. En ce temps-là l'Administration allait vile — il est vrai qu'il s'agissait d'une reine.

Pour célébrer la fête de l'Empereur, c'est encore un hommage qu'elle imagine de rendre aux vertus bienfaisantes de son amie, en offrant à quatre cents indigents d'Aix et des environs un dîner où elle ne donne pas seulement les victuailles, mais tous les ustensiles qui ont servi à les préparer et à les manger, casseroles, couverts, assiettes et verres. Sur la demande de Mme de Boufflers, ci-devant Sabran et c'est bien pourquoi M. de Boufflers a chanté Mme de Broc — elle sollicite la grâce d'Elzéar de Sabran, vis-à-vis duquel l'Empereur n'a garde de prendre, comme on a dit, des mesures de terreur. Ce n'est pas un conspirateur, écrit à Savary, ce n'est qu'un polisson qu'il fallait faire fouetter et envoyer à Vincennes ou ailleurs, mais dont il ne fallait pas parler. Et l'on rend cette victime à sa famille en pleurs.

Cependant le séjour à Aix se prolonge sans raison. Partie de Paris à la fin de mai, la reine est encore à Aix à la fin d'août. Elle semble ne pouvoir.se détacher des lieux où elle a perdu son amie et se plaire à y renouveler sa douleur par le spectacle du décor où elle vécut avec elle. Pourtant elle a ses fils qui devraient être sa première consolation : Joséphine le pense ainsi et, dans chacune de ses lettres, cite les jolis mots du petit Oui-Oui, les fait valoir, rappelle sur les deux enfants la tendresse de leur mare. Mais Hortense qui, ses fils présents, paraît ne vivre que pour eux, semble se refroidir à proportion qu'elle s'éloigne. Elle écrit à la gouvernante des lettres comme indifférentes, à son fils aîné des lettres telles qu'à un enfant de trois ans. Ainsi à la gouvernante, le 7 juillet : Ma chère madame de Boucheporn, vous savez tout ce que j'ai souffert de la perte d'une amie que je regretterai toujours, mais ce que vous ignorez, c'est combien je suis sensible aux preuves d'attachement qu'on m'a montrées dans cette circonstance ; je sais bien apprécier le vôtre, ainsi que tous les soins que vous donnez à mes enfants et il m'est doux de vous parler de toute ma satisfaction et de vous renouveler l'assurance des sentiments que je vous ai voués ; et à son fils Napoléon, le 21 juillet : Mon cher enfant, je suis bien contente de toi. Boucheporn m'écrit que tu es bien gentil. Il faut continuer et bien penser à ta maman dont tu es le grand bonheur ainsi que ton frère. Je vous embrasse tous deux bien tendrement. Les eaux me font du bien et je nie sens déjà mieux. Cette lettre, qu'on la compare à celles qu'écrit Louis au même enfant : De quel côté, de la mère ou du père, est la tendresse, l'attention à ce qui touche au physique ou au moral, au développement de l'intelligence ou du cœur ; de la santé et de la vigueur ? Qui s'applique jusqu'à la minutie aux détails d'éducation, qui s'évertue à donner à l'enfant une âme virile et qui lui parle comme à un bébé ayant à peine sa connaissance ? En vérité, le parallèle n'est point à l'honneur de la reine et s'il est vrai qu'elle se passionne pour ses enfants — au  moins pour les légitimes — cette passion est intermittente, et l'on ne saurait la croire intelligente.

 

Pourtant, quand, revenue par les Echelles expressément ouvertes devant elle, par ce château Bussy-Rabutin où elle se pare devant la Cochelet d'une arrière-grand'tante Beauharnais immensément riche, enlevée par Bussy et délivrée par un La Rochefoucauld, elle arrive à Saint-Leu où l'attendent Joséphine et ses fils, elle paraît toute mère. Après une seule course à Paris pour voir le père et les sœurs de Mme de Broc, elle repart avec ses fils pour Dieppe où on lui a conseillé, pour consolider ses cures d'Aix, de prendre les bains de mer. Avec sa suite, M. de Marmold, Mme Harel, Mme de Boucheporn, Mlle Cochelet, l'abbé Bertrand, elle habite, assez loin de la ville, un petit château qu'elle a pris en location. On passe là un temps, délicieux pour les enfants, terrible pour la mère, qui, malgré la Faculté, manque périr des bains-douches pris mal à propos en septembre. Après trois essais, elle s'en tient à des bains d'eau de mer chauffée qui réussissent mieux. Vie de recluse d'ailleurs, point de monde, à peine d'excursions, encore moins de distractions.

Fin septembre, on revient à Saint-Leu d'où la reine voisine avec Saint-Cloud, — car avec Marie-Louise elle est toujours au grand tendre, — et surveille, à l'hôtel de la rue Cerutti, la transformation, par les tapissiers, de son appartement particulier, la chambre à coucher surtout, tendue en cachemire blanc avec de belles franges en or, les rideaux du lit et des fenêtres eu mousseline de l'Inde brodée en or.

 

C'est là qu'elle revient à la fin d'octobre et, malgré les événements de la guerre et les inquiétudes qu'elle devrait avoir, elle entrouvre ses salons, et commence à recevoir le beau monde. Elle parait occupée surtout, à ce moment, de préparer, pour en faire présent à ses amis au nouvel an, le recueil de ses romances et, aux soins qu'elle donne à cet album, l'on peut juger quel prix elle y attache. Ce livret, d'un format petit in-quarto oblong, porte pour titre : Romances mises en musique par S. M. L. R. H. et renferme douze planelles gravées, paroles et musique, pour les douze romances : le Beau Dunois, Complainte d'Héloïse au Paraclet, l'Attente, le Bon chevalier, l'Heureuse solitude, Adieux d'une mère à son fils, Regrets d'absence, Ne m'oubliez pas, Serments d'amour, la Mélancolie, la Plainte inutile, et, en regard, sont douze dessins de la reine, gravés en manière noire par Piringer sur un trait de Muller : c'est, telle qu'on a essayé de la décrire ailleurs[1], l'efflorescence du genre Troubadour. Dans un gothique de pendules, des chevaliers sentimentaux et intrépides attestent leur amour pour leur dame ou veillent appuyés sur le fer de leur lance. Si les paroles sont de La Borde, si la musique est de Carbonnel, si les dessins sont de Thiénon, peu importe ; l'écolière dont ces messieurs ont mis sur pieds les vers, les notes et les traits, n'en est pas moins l'auteur responsable et c'est tout un côté de sa nature, c'est toute sa vocation artistique qui se manifeste. Au titre, aquafortisé par Normand, des muses tendent des palmes vers son chiffre couronné et, en frontispice, apparaît son portrait que Monsaldi a gravé en couleurs d'après des miniatures d'Isabey. Tant elle y attache d'intérêt que le frontispice est double : tantôt elle est représentée à mi-corps, vêtue d'une robe claire de mousseline de l'Inde blanche à haute chérusque, que traverse une voltigeante écharpe bleue, coiffée d'une couronne d'où s'échappe un long voile de gaze, et tenant des deux mains une lyre d'or qu'elle accorde ; tantôt, en buste, vêtue d'une robe bleue montante, à haut col tuyauté, coiffée, comme dans le buste de Bosio, de myosotis qui, par devant, cachent presque la couronne posée très en arrière, nimbée d'un voile blanc qui s'enroule et retombe sur la robe ; et cette estampe qui, reprise au pinceau avec des soins infinis, joue à s'y méprendre la miniature, demeure dans l'œuvre de Monsaldi à coup sûr la plus précieuse. Chacun des albums est habillé de maroquin rouge à grain long, orné de fers qui diffèrent à chaque fois, aussi bien par la forme de l'H couronné frappé sur un des plats, que par la disposition des semis, des aigles, des lyres symboliques. On sent une attention féminine portée sur tous ces petits livres, comme si chacun avait sa destination prévue et qu'une idée y fût attachée. Que de temps il a fallu pour graver, imprimer, tirer, relier ces minces plaquettes ! Mais plus les ouvriers tardaient, plus la renommée s'en emparait, plus les demandes affluaient. Obtenir la promesse d'un de ces précieux livrets devint la faveur la plus enviée, et non pas seulement à la Cour : l'apparition du recueil des Romances de S. M. L. R. H., fut un des événements mondains de cet hiver de 1813 où les Coalisés franchissaient le Rhin et où la France devinait, dans la brume glacée les silhouettes terrifiantes des Cosaques.

 

C'est un singulier état d'esprit que celui d'Hortense. On veut la croire fidèle et dévouée à l'Empereur ; à coup sûr, elle continue à être intimement liée à Flahaut ; mais une amitié féminine semble l'emporter sur toutes celles qu'elle entretint jusqu'ici : soit que, Mme de Broc lui manquant et les Auguié s'étant mal conduits vis-à-vis d'elle, elle ait besoin d'une autre confidente ; soit qu'elle se trouve entraînée par un sentiment d'un autre ordre et qu'on voudrait ne pas deviner. Zoé Talon, comtesse du Cayla est aussi une connaissance de Saint-Germain, mais, jusque-là l'intimité a été médiocre : à présent elle est quotidienne. Et Mme du Cayla semble avoir entrepris de mettre Hortense en flirt réglé avec son ami Sosthène de La Rochefoucauld. A chacune des lettres, des délicieux billets qu'elle écrit tous les matins à cet ami, Zoé fait intervenir Hortense. Elle pousse celle-ci à lui écrire à le recevoir, à le traiter en familier. Elle apporte des petits livres sur qui La Rochefoucauld écrit tout ce qu'on peut dire de sensible et d'attachant, et la reine les copies. Elle dîne à l'hôtel Cerutti, avec la reine, seule absolument, point de laquais même ; nous nous servions nous-mêmes, écrit-elle. Pourtant, en général, dit-elle, je n'y vais que le matin, mais, il semble, tous les matins.

De ce rapprochement si vivement sollicité, si adroitement saisi par Mme du Cayla, qu'y à penser ? Des parties des lettres non datées, où la fréquence des rapports verbaux permet les conventions, les sous-entendus et les élisions, restent obscures et mystérieuses. Il ne s'agit pas uniquement d'obtenir pour Sosthène un exemplaire des Romances ; la reine ne s'est pas éprise de ce bel homme. Dans certaines des lettres, Flahaut passe, comme cet après-diner dont Mme du Cayla écrit : Le soir, il est venu M. de Flahaut et trois ou quatre personnes. Elle l'a fait chanter et elle a chanté elle-même. Avant son arrivée, elle avait demandé s'il viendrait à M. de Canouville qui disait toujours qu'il ne le croyait pas. Et ce croquis léger, si net pourtant que l'essentiel saute aux yeux, suffit pour montrer la place prise. Donc, ce n'est pas d'amour qu'il s'agit. Alors, pourquoi une femme d'autant d'esprit, si ouvertement hostile au régime, si violemment dévouée à la royauté, fille de cette Mme Talon, nièce de cette Mme de Champcenetz prises, durant le Consulat, en flagrant délit de conspiration, fréquente-t-elle avec cette assiduité chez la reine, y conduit-elle son chevalier servant, ce La Rochefoucauld qui depuis Leipzig rêve et conspire le retour de son roi ?

 

D'autres personnages passent dans ce salon où Mme du Cayla se vante de n'avoir pas encore fait une rencontre désagréable ; les emplois dont ils sont revêtus expliquent mieux leur présence ; mais leurs discours ont toujours un air de mystère. Hortense semble avoir l'illusion de l'amitié de femme à homme, de princesse à particulier. Elle a recherché La Rochefoucauld, elle recherche Molé : elle entre avec lui dans des explications, ne comprenant pas qu'il tient à présent, avec la simarre du grand juge, Lien mieux que ce qu'il cherchait plis d'elle, alors qu'il paraissait s'offrir pour être le gouverneur de ses fils. Elle me dit, écrit Molé, que je n'étais pas fait pour l'amitié, me faisant entendre que je me réservais pour un sentiment plus exclusif. Hortense, pensait l'amour ; Molé réalisait d'abord l'ambition ; mais, sur un point ou l'autre, ils ne pouvaient s'entendre.

 

Vers le milieu de novembre, le bruit se répand que Louis va arriver à Paris. M. et Mme de Rémusat, venant dîner à Malmaison, ont raconté à Joséphine qu'il avait écrit à l'Empereur pour se raccommoder avec lui, en lui disant que, puisqu'il était dans ce moment malheureux, il lui demandait de ne plus le quitter. C'est très louable et très bien à lui assurément, écrit l'Impératrice à sa fille, mais je crains pour toi de nouveaux tourments et cette idée m'afflige. Du courage, ma chère fille, une âme pure comme la tienne finit toujours par triompher de tout.

Ce n'était encore qu'une fausse alerte, mais Hortense avait pris l'éveil : les malheurs arrivaient en troupe, les nouvelles étaient pires à chaque courrier et l'on était obligé à les avouer. Tout annonçait le désastre : les dons patriotiques qu'on provoquait, les réquisitions de chevaux qu'on ordonnait, le départ des conscrits qu'on pressait, la générale misère, l'universelle inquiétude. Si loin que les princesses fussent tenues de la politique, si peu que pénétrât dans leurs boudoirs le bruit que faisait la Nation, Hortense, en correspondance réglée avec son frère, avait appris de lui que de tous côtés on trahissait, que lui-même avait été tenté par les Coalisés et qu'il avait refusé leurs offres. Elle en avait pris un grand orgueil[2]. A des jours on parait héroïque, en faisant à peu près son devoir. Mais ce n'était pas tout que les nouvelles d'Italie ; des gens du peuple venaient dénoncer à la reine, fille de Joséphine, des complots royalistes ; des mères ou des sœurs venaient la solliciter en faveur de leurs fils ou de leurs parents compromis dans les conspirations. Pourtant, elle choisissait ce moment pour entrer et s'établir en liaison avec l'homme et la femme qui, trois mois plus tard, devaient par leurs cris et leurs gestes de prière, appeler la bienveillance des Coalisés victorieux sur l'Auguste Famille des Bourbons.

 

Le 1er janvier, il n'y a plus à en douter : Louis est arrivé ; il est descendu chez sa mère. Hortense le prend mieux qu'on n'eût pensé : J'en suis bien aise, dit-elle à Mme Cochelet ; mon mari est bon Français, il rentre au moment où toute l'Europe se déclare contre elle. C'est un honnête homme, et, si nos caractères n'ont pu sympathiser, c'est que nous avions des défauts qui ne pouvaient aller ensemble. Moi, j'ai eu trop d'orgueil ; on me gâtait quand j'étais jeune ; je croyais trop valoir peut-être et le moyen, avec des pareilles dispositions, de vivre avec quelqu'un qui est trop méfiant ? Mais nos intérêts sont les mêmes et il est cligne de son caractère de se réunir à tous les Français pour aider de ses moyens à la défense de son pays. Est-il bien vrai qu'elle parle comme le rapporte sa confidente — et surtout qu'elle pense comme elle parle ? Au moins a-t-elle l'Empereur pour la protéger contre cet époux à grand caractère, car autrement elle n'eût point été si tranquille ; mais, comme une marque de ses sentiments, Napoléon vient de lui adresser pour ses étrennes le plus beau des cabarets de Sèvres qu'on ait présentés à sou choix : un déjeuner de cinq pièces fond bleu avec des peintures à sujets anacréontiques en manière de camées que Parent a exécutées.

***

Tout cela sans doute n'intéressait guère Madame. La présence de Louis à Paris devait la priver des visites d'Hortense, multiplier au contraire celles de ses petits-fils. Elle ne s'en plaignait point. Quelque jour elle arriverait bien à réconcilier ses fils et il ne manquerait à son bonheur que de ramener Lucien auquel elle continuait à faire ries envois d'argent qu'il trouvait toujours insuffisants ; mais quels que fussent ses efforts, elle n'avait rien gagné et, tout au contraire, le fossé s'était élargi, de façon à paraître infranchissable.

Les heures semblaient longues en effet à Thomgrove, à présent que l'Iliade et l'Odyssée étaient achevées et que le sénateur, ayant corrigé les épreuves du Charlemagne, imprimé chez Longman, attendait impatiemment l'immortalité que son poème devait lui apporter. Il restait pourtant dans les nues, car, étant entré en relations avec le célèbre Herschell, il avait été pris du goût de se livrer à l'astronomie, dont sa connaissance des hautes mathématiques, écrit Alexandrine, lui facilita bientôt les calculs nécessaires. Où, comment, à quel moment, Lucien avait-il étudié les hautes mathématiques, sa femme ne le dit point, mais il les connaissait. Cet homme était universel. Quoi qu'il en fût des calculs, il fit bâtir dans le parc de Thorngrove un petit observatoire, et, sur les conseils de Herschell lui-même, il forma un cabinet astronomique dont le véritable directeur fut le père Maurice — dans le monde Maurice Malvestito un Brescian, franciscain sécularisé, que Lucien s'était attaché depuis 1804, aumônier de la maison, confident de Monsieur et de Madame, précepteur des enfants ; l'homme qui menait toutes choses, y compris les étoiles.

Le père Maurice ne se tenait point à l'astronomie, il avait traduit Charlemagne en vers italiens, il étudiait les sciences naturelles avec passion et se délassait en traitant les animaux de la maison, car il portait aux bêtes du bon Dieu le même amour que son père saint François. Il étudiait les langues orientales, était fou de musique et s'efforçait de reconstituer la mélodie sur laquelle les Hébreux chantaient, dans leurs fêtes, les psaumes de David et les autres prières liturgiques. C'était là une utopie qui devait plaire Lucien.

La naissance de son dixième enfant — un fils auquel Louis devait servir de parrain et qui fournit, sous le nom de Louis-Lucien, une longue et intéressante carrière — (4 janvier 1813) lui apporta des joies aussi pures que l'Astronomie. Madame Lucien, malgré ses airs de matrone et son robuste embonpoint, n'avait que trente-cinq ans et devait encore lui donner quatre enfants. Sans doute se remit-elle fort vite, à son ordinaire, car, dès le 23 janvier, Lucien sollicita près .du ministère anglais l'autorisation d'aller pour trois mois à Paris, afin d'y engager des négociations, aussi bien avec l'Empereur qu'avec Joseph, et de leur servir de médiateur près du gouvernement britannique.

On peut croire que, en même temps, il écrivit à Madame pour offrir ses services et demander à être échangé. Au moins parle-t-on d'une lettre qu'il aurait écrite vers ces moments et dont l'Empereur aurait marqué sa satisfaction, tout en refusant les propositions qu'elle contenait, mais cela est trop hasardé pour qu'on en fasse état.

Vraisemblablement était-il poussé à tous ces expédients par le manque d'argent. En octobre 1812, il avait expédié en Italie cet André Boyer, le, neveu de sa première femme, qui était son homme de confiance. Débarqué à Naples vers la fin de novembre, d'un navire tunisien, Bojer avait été soumis par le ministre de France à une active surveillance et avait même été averti, par le gouvernement de Caroline, qu'il eût à ne point quitter la ville avant qu'on eût reçu des instructions à son sujet. L'Empereur, averti dès son arrivée, avait ainsi formulé ses volontés : Donnez ordre, avait-il écrit au duc de Rovigo le 20 décembre, d'arrêter le nommé Boyer venant de Londres et qui a débarqué à Naples. On l'arrêtera au moment où il mettra le pied sur le territoire de l'Empire. André avait un frère, inspecteur des Droits réunis à Rome, et, par ce frère qui était venu à Florence pour des affaires personnelles, le directeur général de Police cherchait à obtenir des renseignements sur ses faits et s'estes : il croyait apprendre que, n'ayant ni les moyens de retourner à Londres, ni l'espoir d'être employé dans l'Empire, André sollicitait pour être réintégré à Naples dans l'administration des Postes, alors que, en réalité, il ne s'occupait que de mener à bien sa mission. A la fin de mars, renonçant à venir personnellement à Rome, il convoquait à Naples un certain abbé Colonna, protégé et peut-être parent de Madame et de Fesch, qui cumulait les fonctions d'homme d'affaires de Lucien à Rome et de chapelain au Palais impérial de Monte-Cavallo. Celles-ci étant le plus régulièrement payées, l'abbé, qui prétendait rester en bons termes avec la police, se hâta de venir faire sa déclaration et montrer la lettre de Boyer. Il n'avait garde de se rendre à Naples : pourquoi faire d'ailleurs ? L'argent qu'il eût pu avoir en caisse avait été absorbé par les traites de Lucien, qui avait emprunté à un sieur Leoni Paoli, neveu du général, venu en Angleterre pour toucher la succession de son oncle, une somme de 23.000 piastres (125.000 fr. environ), en échange de quoi il lui avait remis des lettres de change sur Rome. L'abbé avait grand'peine à en payer les intérêts, tous les biens meubles et immeubles de Lucien étant engagés ou séquestrés.

Ce n'était pas avec 125.000 francs, fussent-ils nets, que Lucien pouvait faire un nouvel établissement. Pourtant il y songeait, malgré l'achat de Thorngrove et les dépenses de toute sorte qu'il y avait faites : il avait renoncé aux États-Unis et c'était en Autriche, dans la Styrie, qu'il comptait obtenir de résider. Déjà il avait fait des démarches à la cour de Vienne : sans doute, l'Autriche était en guerre avec la France, mais ce scrupule ne l'arrêtait pas. Même reprenait-il son frère Louis d'avoir quitté les Étals autrichiens et l'invitait-il à retourner à Gratz pour y vivre avec lui : Crois-tu donc, lui écrivait-il[3], que tu te serais rangé parmi les adversaires de la France si tu étais resté tranquillement dans ton asile de Gratz, dans les États d'un souverain qui, s'il est maintenant en guerre avec l'Empereur, lui est allié par des liens si étroits et dont tous les efforts en vue d'arriver à la paix concourent si utilement avec ceux de toute l'Europe. Non, mon frère ! Je vois seulement les ennemis de la France en ceux qui prolongent la guerre pour une fausse gloire, en ceux que n'émeuvent point les cris de douleur d'un million de familles en, deuil !... Que l'Autriche m'accorde un asile, je viendrai, sans croire que je me lie par là aux ennemis de la France. Comme la Suisse n'est plus neutre, j'es père te voir bientôt dans ton coin philosophique de Gratz, jusqu'à ce que nous puissions nous rendre ensemble dans cette pauvre Rome, maintenant si barbarement profanée, et qui, grâce aux puissances alliées et à son pape, va rentrer en possession de la neutralité solide, pacifique et religieuse... Là j'attends et j'espère notre réunion pour cet été ; là je retrouverai nia fortune qui est aussi la tienne. La littérature et une vie sans reproche nous consoleront, surtout si l'Empereur signe à la fin une paix qui permette à la France, à l'Europe et à l'Église de respirer.

Lucien ne pouvait guère douter que cette profession de foi, qui, adressée à Louis, paraissait si inopportune, tomberait, dans la course que la lettre devait effectuer, aux mains des agents de la Coalition. Ils y apprendraient les sentiments qu'il professait vis-à-vis de celui qui prolongeait la guerre pour une fausse gloire et que n'émouvaient pas les cris de douleur d'un million de familles en deuil. Ainsi parlait-on au quartier-général des Coalisés, au faubourg Saint-Germain et à Hartwell : Mais là c'était tout simple : écrits à Thorngrove par un frère de l'Empereur, ces mots prenaient une autre portée, et l'employé du cabinet noir autrichien qui les recueillit avait droit à une gratification.

***

C'est d'une autre encre qu'écrit Pauline ; c'est d'un autre ton qu'elle parle : Récoltées par les cabinets noirs, ses lettres attesteront sa frivolité, sa vanité, sa coquetterie, son inconstance en amour ; elles attesteront qu'elle fut sèche de cœur, fort ladre, brouillonne, capricieuse et coléreuse, mais que, à son frère, elle fut et resta inébranlablement fidèle. Comme, durant toute l'année 1813, elle a vécu éloignée de Paris, sa correspondance avec Madame et Fesch, avec son intendant et ses dames la peint au naturel.

 

Le mois de janvier l'a trouvée à Hyères, nullement en disgrâce, comme on a dit. Si elle écrit peu à Marie-Louise, elle lui adresse pourtant les compliments d'obligation et l'Impératrice lui. répond avec autant d'amabilité gourmée qu'à ses- autres belles-sœurs — Hortense exceptée. Marie-Louise a été chargée de lui annoncer pour ses étrennes un cabaret de porcelaine de Sèvres : ce sera au choix de l'Empereur, un cabaret de six tasses, forme Jasmin, doublées d'or, fond vert de chrome, avec, en médaillons, des portraits de femmes célèbres peints' en miniature par Mme Jaquotot, qui coûtera 2.400 francs ; mais Pauline n'a que faire des femmes célèbres, elle veut des peintures à son goût et elle écrit à son intendant : Je vous prie d'aller à Sèvres me choisir le déjeuner que l'Empereur m'a destiné. Vous choisirez celui qui sera le plus beau et faites en sorte que, sur plusieurs tasses, il y ait le portrait de l'Empereur.

Non seulement la Cour ne lui est pas interdite, comme on s'est plu à le raconter, mais l'Empereur souhaiterait qu'elle y parût. Il lui écrit le 27 janvier : Je vois avec peine le mauvais état de votre santé. Vous auriez mieux fait de venir à Paris que de vous laisser promener de contrée en contrée par l'espérance des médecins. Vous auriez mieux fait d'aller à Nice qu'à Hyères ; je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous alliez dans cette ville. Vous auriez mieux fait d'aller à Paris, répond à toutes les histoires d'exil.

L'Empereur ne croit pas que sa sœur soit sérieusement malade, il la tient toujours pour malade imaginaire et, par là il est injuste. L'état de Pauline est toujours aussi précaire ; elle a grand'peine à supporter la voiture ; ne se promène qu'en chaise à porteur et, pour prendre de l'air et de l'exercice, imagine de se faire balancer sur une escarpolette des heures durant ; elle est maigre à faire peur ; ses forces disparaissent de jour en jour. Elle ne cesse d'ailleurs de penser à Canouville ; elle a voulu qu'on tressât pour elle, avec ses cheveux qu'elle avait soigneusement recueillis, un bracelet qu'elle se propose de toujours porter ; et, s'inquiétant des souvenirs matériels qu'elle lui a donnés ou qu'elle pourrait recevoir de lui, elle les réclame au frire de son amant, le Canouville, maréchal des logis du Palais.

Cette passion rétrospective n'était point troublée par la présence de Duchand, lequel n'en émail pas plus mal partagé, mais, en janvier, Duchand a dei partir. Vainement, son congé expirant avec l'année 1812, a-t-il sollicité le 13 janvier une prolongation. Elle lui a été sèche ment refusée et il a reçu l'ordre de rejoindre la Grande Armée. Il v fait merveille. A Bautzen, il a deux chevaux tués sous lui et, en récompense, l'Empereur lui accorde le 8 juillet l'Aigle d'or de la Légion et le 27 août le grade de major ; à Leipzig, avec douze bouches à feu, il résiste victorieusement à 25.000 hommes, soutenus par trente canons, et l'Empereur le crée baron de l'Empire. Quant à l'avoir autorisé à prendre le nom du terrain sur lequel il avait combattu, pure légende. Duchand ne se fit appeler Duchand de Sancey qu'en 1818 et Sancey, commune du Doubs, n'a rien voir en Saxe.

 

Après le départ de Duchand, voici Pauline mécontente, agitée, nerveuse, écrivant sans cesse, faisant écrire tout ce qui l'entoure, lésinant sur tout ce qui ne la concerne point et jetant des cent mille francs aux bijoutiers. M de Cavour, exaspérée de payer de sa poche le papier et la cire, car la princesse tient sous clef sa provision, écrit à l'intendant : Il est bien assez que je fasse tout le jour le secrétaire parce que je n'en ai aucun, sans qu'on me fasse tirailler pour le papier. C'est énorme ce que je dois écrire pour la princesse, envoyez-moi vite donc. un grand carton de papiers de toute espèce, plumes de corbeau, cire d'Espagne, hosties, enveloppes, etc.

Tout le monde est attelé aux écritures, Montbreton : qui est venu remplacer Tonnerre, Mme de Cavour constamment de service, Rosalie de Quincy, qui enrage d'avoir quitté Paris. On travaille moins dans le cabinet d'un ministre — et c'est le ministère des caprices.

Plus la princesse est condamnée à rester immobile, plus sa tête s'agite, plus son cerveau travaille, plus ses lettres courent, plus ses ordres se multiplient, se croisent et se contredisent. Mais où ils ne varient point, c'est, sur l'article des économies. Mme de Barrai avait jusque-là conservé son traitement ; elle est rayée des états ; on ne l'avertit pas : elle le saura à la fin du quartier. Les dames françaises touchaient 11.000 francs par an ; c'est assez de 8000. Les Piémontaises descendent à 2.000, sauf Mme de Brignole et Mme de Saluces, mais, pour celle-ci, on impute sur son traitement sa pension de 3.000. Mme de la Trinité est morte ; on ne la remplace pas, non plus que M. de Mussan d'Hallet-Deshayes, écuyer. Ce n'est rien là : Je renvoie mes chevaux et une partie de mes gens, écrit la princesse à son intendant, vous renverrez tout ce qui est cuisine ou office... Vous donnerez à tous ces gens-là un mois de gratification. On ne fera de livrée pour personne jusqu'à mon retour et, en général, on mettra le plus d'économie possible. Ce voyage me ruine de toutes les manières. Et elle signifie d'un ton bref qu'elle entend que ses ordres soient exécutés à la lettre et qu'elle ne souffrira pas la moindre observation. Même note à Decazes qui est décidément son homme de confiance, et qui, de droit, simplement membre de son Conseil, est en fait l'administrateur de sa maison, le contrôleur général, au-dessus de David et de Michelot. Elle lui écrit : Je renvoie mon budget avec mes réductions. Elles sont considérables, mais les dépenses excessives que je fais ici me forcent à être très économe pour celles que je fais à Paris. En effet, par rapport au budget de 1812, la toilette et l'écurie mises à part, la réduction est de 108.000 francs, 45.000 sur la bouche, la chambre et l'antichambre ; 15.000 francs sur l'entretien du palais de Paris, 20.000 francs sur Neuilly, 24.000 francs sur le fond de réserve ; mais le chapitre des. Dépenses diverses, voyages et fantaisies, saute de 98.000 à 155.000. Par là ce qui est pris sur la dépense normale s'élève en réalité à 165.000 francs. Quant à l'écurie, au lieu de 100.000 francs en 1812, la princesse ne passe que 72.000 francs, et elle la diminue à vingt-six chevaux. Les livrées seront serrées, de façon qu'au retour, elles aillent trois mois de plus.

 

Sans doute les frais de maladie ont coûté cher ! Pour avoir à Aix six semaines Buzzini, le médecin de Genève, on lui a donné 30.000 francs. Pour décider Peyre, le premier médecin, à venir consulter, on l'a gratifié impérialement ; à présent, c'est 10.000 francs par an que la princesse paye le docteur Espiaud qu'elle a attaché à sa personne et qui bientôt jouera dans la petite cour un rôle majeur. Mais ce ne -sont en réalité ni les médecins ni les voyages qui obèrent, bien plutôt les bijoutiers : d'abord Friese pour 28.000 francs, Picot pour 15.000, Devoix pour presque autant ; surtout il y a un collier de brillants de 220.000 francs au moins que la princesse veut acheter ; enfin, elle écrit à Decazes : Je vous prierai aussi de voir, mais bien en sous-main, s'il, y avait une bonne occasion d'avoir deux rangs de belles perles, de chacun 50.000 francs. Je paierais cela sur les économies que je fais sur ma toilette. Cela n'a rien de commun avec le collier. Je viens de m'apercevoir que les miennes sont importables par la raison que Mme de Saluces les a mises et laissé tomber et qu'elles sont cassées. Et, en même temps qu'elle Harde sur chacun, elle revient à toute lettre sur les 220.000 francs qu'elle a fait offrir du collier de brillants, 60.000 comptant, le reste par mois, sur les belles perles qu'il lui faut. On peut consulter Madame sur leur qualité, mais cela bien secret.

Fantaisie et caprice, semble-t-il : prévoyance et sagesse peut-être. N'est-ce pas un placement qu'elle fait ? N'est-ce pas une fortune mobilière qu'elle crée ? Les diamants et les perles sont, sous le plus petit volume, les valeurs les plus précieuses et le plus facilement transportables. Au cas où Pauline penserait à l'avenir, ce qui n'est' guère probable, ne serait-elle pas bien inspirée ? Mais ce n'est point qu'elle raisonne, c'est qu'elle obéit au goût qu'elle  de se parer, fût-ce uniquement pour elle-même.

 

De telles réductions dans ses dépenses ne sauraient passer inaperçues ; des gens renvoyés se plaignent ; un frotteur et un marinier s'adressent à Duroc pour être replacés dans la Maison de l'Empereur ; Duroc fait venir l'intendant, lui parle de ces individus, dont un surtout a été à Neuilly, neuf années durant, au service de Caroline, puis de l'Empereur. Il dit qu'il regrette de ne pouvoir le prendre, mais qu'il est obligé de réserver toutes les places pour des malheureux revenant de Russie qui, quoiqu'ayant perdu un doigt peuvent encore faire l'office de valets de pied ou de frotteurs. Michelot s'inquiète : Il faut croire que M. le duc de Frioul a eu de puissants motifs pour se détourner un instant de ses grandes occupations et m'entretenir des personnes réformées à Neuilly. Voilà Pauline qui s'affole. Déjà comme. elle n'a pas mauvais cœur, le 5 février, tout en réitérant ses ordres de renvoyer une partie des domestiques, elle a écrit en post-scriptum, sans souci de se contredire : Il faudra sans doute payer aux gens qu'on renvoie trois à quatre mois de gages, mais on les prendra sur les autres articles, et, en second post-scriptum : On pourrait faire une somme de 3.000 francs pour gratification aux gens renvoyés ; lorsque arrive une lettre directement écrite à Mme de Cavour par Duroc qui a jugé le mauvais effet sur l'opinion d'une telle réduction des Maisons princières, Pauline, commence par nier : elle n'a réformé personne que quelques gens de l'écurie et de la cuisine, ici parce qu'il y avait trop d'aides, là parce qu'il, y avait moins de chevaux, mais elle n'a .pas entendu que l'intendant renvoyât les gens de service de Neuilly, ni les valets de pied de Paris. Duroc précise. Pauline ordonne alors qu'on loge le marinier à Neuilly et qu'on l'emploie quelque part jusqu'à ce qu'on ait trouvé l'occasion de le placer chez Madame ou chez la reine de Westphalie qui se forme une maison. Mme de Cavour doit écrire au grand maréchal que l'affaire est arrangée. Mais le marinier continue à réclamer : on passera donc par ce qu'il veut, on le rétablira dans son ancienne place, parce que d'abord Son Altesse désire que Duroc n'ait plus à intervenir car Duroc ici c'est l'Empereur, — et, s'il y a de la politique dans cette sollicitude pour les humbles, il y a aussi de la justice.

 

Au milieu de ces tracasseries, on s'est disposé à quitter Hyères, car l'humidité qu'il y fait à cause des marais dont elle est entourée est contraire au rétablissement de Son Altesse. Le 7 février, on s'embarque pour Nice où l'on arrive le 8 : la princesse n'a pas trop souffert de la traversée ; elle espère tout à présent du climat pour sa santé, mais, aux premiers jours, on n'aperçoit guère d'amélioration à son caractère. En tout, sa maladie la rend fort irritable et on ne peut rien lui représenter. Elle est installée dans la Maison Grandis, au quartier des Baumettes. Et sa réputation est si bien faite ailleurs que les historiens de Nice annoncent que, chaque jour, elle s'y livre aux plus ridicules caprices et qu'elle donne des dîners et des fêtes. La pauvre ! Nous ne voyons âme qui vive, écrivent Mme de Cavour et Mme de Quincy. Nous passons notre vie à voir passer Son Altesse d'un lit dans l'autre. Nous ne songeons pas seulement au Carnaval. La légende des fêtes de Pauline n'en délectera pas moins les Niçois.

 

Pour des caprices, certes elle en à mais point qui regardent les gens de Nice. En ce moment, son esprit est occupé par deux grosses affaires — mise à part celle du collier qu'elle finit par payer 215.000 francs seulement, celle des perles, celle des domestiques renvoyés, celle des dettes de Mme de Saluces, celle des économies, et bien d'autres de même espèce. D'abord, on a annoncé que Borghèse allait venir à Paris et la princesse règle comme il sera logé, servi, nourri et voituré. Point de détail qu'elle trouve indigne. Le prince logera au premier sur la cour ; seulement, on fermera la chambre gros bleu et or, le cabinet orange, la salle de bains et le billard ; ce seront ses gens à elle qui feront le service des appartements, et ils fermeront les jalousies à cause du soleil, et ils couvrirent .les meubles du salon quand le prince ne recevra pas ou quand il aura fini de recevoir. Au second étage, elle livre quelques pièces pour la suite, mais tout le reste sera fermé et l'intendant prendra la clef. Il n'y aura d'habillés que les domestiques nécessaires pour le service du prince, afin que les livrées ne s'usent pas. Point de linge, point de vin, et, bien entendu la dépense de la maison ne la regardera en rien. La princesse désire cependant qu'on mette à la disposition du prince deux ou trois bouteilles de liqueurs des Iles et autant de bouteilles de rhum, mais seulement pour lui seul. Quant aux chevaux, ils ne passeront pas le bois de Boulogne point à la campagne, ni à la chasse : Borghèse ne vint pas : c'est dommage. Son séjour au palais conjugal eût été délicieux !

L'autre affaire majeure est celle des cachemires : La comtesse Andreossi a acheté à Constantinople, pour le compte de la princesse, un cachemire blanc à palmettes vertes qu'elle a confié à son frère, M. de la Tour-Maubourg, ci-devant secrétaire et chargé d'affaires à Constantinople, qui rejoint à présent le poste de Wurtzbourg où il a été promu. Pauline attend son cachemire avec impatience ; celui-là elle l'aura peut-être ; mais, en même temps, Mme Andreossi a expédié de Constantinople, par une autre voie, une caisse contenant aussi des cachemires pour la princesse et pour plusieurs dames : Mme de Cavour, Mme de Rochefort, la maréchale Augereau. La caisse est arrêtée à Milan. La princesse écrit à M. de Sussy, ministre des Manufactures, le priant de concilier l'affaire. Point de réponse. Alors, elle emploie Decazes, très lié avec Sussy, pour lui faire comprendre que Son Altesse Impériale est un peu étonnée de son manque d'empressement. A coup sûr, Sussy ne demanderait pas mieux que de s'empresser, mais il a dû transmettre à l'Empereur la lettre même de Pauline et l'Empereur a refusé toute faveur : Les princesses, a-t-il écrit, doivent donner l'exemple d'obéir à la loi et d'encourager les manufactures nationales. Lugete veneres ! Voit-on Pauline en ternaux !

Reste à payer. Les schalls pour Mme de Castiglione et Mme de Rochefort étaient dans une caisse à l'adresse de la princesse. La princesse en est responsable. Ainsi le pense-t-elle au premier mouvement et fait-elle offrir le paiement : C'est 3.215 francs pour la duchesse de Castiglione seule. Au second mouvement, la princesse change d'avis. Le général Andreossi a présenté sa note : 7.209 piastres qui, à 3fr,40 la piastre, font 24.910 francs 60 centimes. C'est beaucoup d'argent. Pauline écrira donc le 26 novembre que, quant aux schalls, elle est très décidée à ne pas les payer à Mme Augereau, qu'elle en a perdu elle-même pour 12.000 francs et qu'il n'est pas juste qu'elle supporte toute la perte. Et cela fait dans tout ce monde un déplorable effet.

 

Le séjour à Nice est rempli par ces grandes affaires et bien d'autres aussi graves : meuble à bijoux commandé à Jacob ; portraits demandés à Saint et surveillés par Forbin et Denon ; buste en marbre que Bosio fait à nouveau, épreuves en plâtre qu'il tire du premier buste et qu'il doit revoir et terminer ; arbustes à fleurs qu'on doit apporter de Montgobert ou obtenir des pépinières impériales pour Neuilly ou le Faubourg ; boîtes à chiffre ou à médaille, avec ou sans diamants ; eau de Seltz qui manque, bougies qui sont affreuses ici, sarments de vigne qu'on ramassera à Neuilly, car la princesse aime beaucoup à allumer, son feu avec les sarments, les petits fagots et les pins ; bijoux qu'on apporte et remporte de Paris à Nice, car Pauline a voulu voir son écrin et, de ses mains amaigries, remuer, toucher, palper ses étonnants bijoux ; petits oiseaux qu'on protège à Neuilly ; interdiction de tirer des coups de fusil, proscription des pies et des chats ; tout cela pêle-mêle, par décrets authentiques, formels, contradictoires, et aussitôt rapportés.

Ainsi, le 31 mars, Pauline, sur la nouvelle que son ci-devant beau-frère, Leclerc, a été, le 12, relevé de ses fonctions de préfet de la Meuse, lui assigne une pension annuelle de 6.000 francs sur Montgobert. La lettre qu'elle lui écrit est charmante, pleine de tact et de ménagement. C'est le premier mouvement. Voici le second : en septembre, elle écrit à Decazes : J'ai demandé si on avait payé à M. Leclerc plus de 3.000 francs pour la pension de 6.000 que je lui avais offerte. Je n'ai jamais eu de réponse. Mon intention est qu'on ne lui donne pas les trois autres, si cela n'est pas fait. Du même coup, elle veut en finir avec les Leclerc, régler ce qui reste sur la succession du général, à Mme Leclerc mère. Elle cèdera donc aux Leclerc Montgobert, à condition qu'ils se chargeront d'une dette de 25.000 francs ; quant à Lieu-Restauré, elle le vendra à son profit. Voilà sa proposition qu'elle déclare définitive : Le 17 octobre tout est changé : Décidément, je ne veux pas donner Montgobert. En arrivant à Paris, j'ai besoin de respirer un bon air. Neuilly ne peut pas me convenir pour l'été ; je n'aurai pas encore Villiers ; je veux faire meubler Montgobert. J'y passerai les fortes chaleurs... Mon médecin m'assure que cet air me convient parfaitement et je l'ai éprouvé moi-même. Je sais que c'est fort petit, mais je compte n'y faire qu'un petit voyage de six semaines tous les ans. J'y aurai quelques amis et je serai là plus en liberté... J'ai là un monument qui m'est bien cher et c'est un des motifs qui font que je le garde. Et, vu le désir inattendu éprouve de venir pleurer, avec quelques amis, près du tombeau du général, elle offrira à Mme Leclerc Lieu-Restauré, pour s'acquitter de tout envers elle, et à M. Leclerc l'aîné, la Novellara, en cadeau. Dans de cas où l'on aurait instruit les Leclerc de ses premières intentions, on leur dira qu'elles ont été mal interprétées et qu'on s'est trompé. Le 24 novembre, nouveau changement : Voici ce que la princesse décide irrévocablement : Céder tout de suite Montgobert et la ferme à Mme Leclerc pour ce que je lui dois de la succession Leclerc. Si elle y consent, je le désire de tout mon cœur. Envoyez-moi l'écrit que je le signe et que je n'en entende plus parler. Je ferai cette donation à partir du 1er janvier 1814 et elle se chargera de la dette dés 25.000 francs. Je serais désespérée de la payer... Quant à Lieu-Restauré et à la Novellara, je ne veux pas les donner dans ce moment. Je suis bien aise de conserver cela, mais il faut bien que vous vous gardiez de lui faire comprendre mes intentions.

Ce n'est point fini là et il faudra encore que les Leclerc subissent bien des caprices de leur ci-devant alliée avant qu'ils s'établissent à Montgobert.

 

Surtout le séjour à Nice a été traversé par des souffrances presque continuelles. Le 13 février, Mlle de Quincy écrit : La santé de Son Altesse est un peu moins mauvaise ; mais il y a fièvre depuis deux jours. On espère dans le beau climat et dans le nouveau médecin, mais l'un et l'autre n'y peuvent rien. Notre princesse, écrit le 28 Mme de Cavour, est toujours dans le même état ; son estomac est mieux. Quant à la fièvre et aux douleurs, c'est toujours la même chose. En mars, la santé de Son Altesse Impériale est toujours à peu près de même ; point de forces et beaucoup d'ennui ; le 7 avril, la princesse est toujours bien maigre et a toujours sa petite fièvre, mais d'ailleurs elle est un peu mieux. Le 28, Son Altesse est toujours bien souffrante, elle vient d'avoir et elle a encore une crise assez forte, bien qu'elle le soit moins qu'à l'ordinaire. Un jour de calme est suivi de huit jours de douleur. Elle a suspendu son régime. Et c'est un désespoir dans la maison où la vie est intenable, devant cette perpétuelle maladie à laquelle nul médecin ne comprend rien et, les variations d'un caractère que l'ennui et l'oisiveté exaspèrent plus encore que la souffrance.

 

Mais quoi ! N'est-ce pas 1813, le lendemain de la campagne de Russie, la veille de la lutte suprême où l'enjeu va être l'Empire et, par là pour les Bonaparte, être ou n'être pas ? Quels sentiments Pauline accuse-t-elle ? Comprend-elle quel abîme elle côtoie et jusqu'où elle peut rouler ? Ajoute-t-elle cette inquiétude majeure aux futilités dont elle se tourmente et, par celles-là surmonte-t-elle un instant celles-ci ? Non. Elle croit si bien aux succès de l'Empereur qu'elle ne semble pas un instant troublée ; elle se fie au génie de son frère ; elle envisage la campagne qui s'ouvre comme apportant l'inévitable revanche des malheurs que l'hiver seul a causés. Elle est pleine de cet espoir et le doute même lui paraîtrait une offense. A cela, une bonne raison : elle est sans nouvelles, comme tous les Français, n'ayant par les journaux, depuis la publication du Vingt-neuvième Bulletin, pas même l'indice de ce qui se prépare en Europe, n'apprenant que des victoires par les salves de canon ou les sonneries de cloches. Moins que qui que ce soit, elle est renseignée. Nul de la Famille ne lui écrit des nouvelles politiques, par prudence d'abord, puis par égards pour ses nerfs. On a élevé autour d'elle un mur de ouate qui intercepte tous les bruits. Dans ta maison, la consigne est si sévèrement donnée, si rigoureusement suivie, qu'on ne doit pas même y faire part des malheurs particuliers. Dites à Ferrand, écrit Mme de Cavour à l'intendant, que, s'il a de mauvaises nouvelles de sa petite à donner à sa femme, qu'il ne lui écrive pas, parce que cela tourmente la princesse et que, lorsqu'il reviendra, il n'ait pas trop l'air chagriné. La princesse voudrait qu'on n'écrivît ici aucunes mauvaises nouvelles qui regardent les familles des personnes qui' sont ici, mais je sais que cela est difficile.

Si Pauline entend priver sa femme de chambre favorite des nouvelles de sa fille malade et, semble-t-il, mourante, parce que cela la distrairait de son service et attristerait son visage, comment parlerait-on autour d'elle de la guerre ? L'on garde une attitude d'autant plus réservée qu'elle est commandée à la fois-par l'Empereur, qui n'aime pas qu'on parle, moins encore qu'on écrive, et par la princesse, qui, portant à son frère une admiration religieuse et passionnée, n'admet pas qu'on puisse douter qu'il ne doive être constamment victorieux. Les nouvelles mauvaises ne serviraient qu'à l'inquiéter, à rendre pour ses entours la vie plus difficile encore. Et puis ; qui les connaît ? Pauline demeure donc dans son ignorance entière des choses du dehors, uniquement occupée de ses fantaisies, de ses tracasseries d'intérieur, de ses souffrances et des remèdes qu'elle y cherche.

 

A la fin de mai, elle se décide à partir pour les eaux de Gréoulx. Je désire, écrit Mme de Cavour,  que les eaux fassent du bien à Son Altesse. Elle en a bien besoin, car elle est bien faible. En attendant, le voyage me fait bien peur, car je crains qu'elle ne souffre. On a cependant pris toutes les précautions pour qu'elle trouve sur sa route toutes les commodités possibles, soit pour le transport, comme pour les gîtes.

Saluée à son départ par le préfet des Alpes-Maritimes, M. Dubouchage, frère aîné de l'ancien ministre de la Marine de Louis XVI, qui, en récompense des soins qu'il a pris, recevra un buste en plâtre, comme jadis Ladoucette, sans consulter l'Empereur qui, crainte des Anglais, eût sans doute interdit le trajet par mer, la princesse s'embarque à Nice, descend à Fréjus d'où elle gagne Draguignan dans une berline qu'on a exprès envoyée de Paris à Marseille., mais qui, si bien suspendue qu'elle soit, la fatigue et la fait souffrir à crier. A Draguignan donc, quittant ses dames qui la précéderont en faisant le détour par Aix, elle monte dans sa chaise à porteurs pour le reste du voyage ; mais, pour atteindre en chaise à porteurs Gréoulx, à la limite des Hautes-Alpes, du Var et des Bouches-du-Rhône ; il faut des lacets à l'infini, par Lorgues ; Saint-Maximin, Barjots, Quinson et Riez, si bien que, partie le 2 juin de Draguignan, elle arrive seulement le 7, bien fatiguée, bien souffrante, mais mieux qu'on n'espérait après une telle folie. Pauline sait bien que l'Empereur la désapprouverait ; aussi, de chaque station, sur la route d'Aix, la lectrice expédie à l'intendant des lettres qu'on remettra à la Famille comme venant de Nice.

Gréoulx est devenu un palais, écrit Mlle de Quincy. Personne ne le reconnaît et les buveurs qui sont au nombre de soixante seraient beaucoup plus considérables si nous n'occupions pas la moitié de la maison. L'année dernière, il y en avait cent cinquante ; cette année, il y en aurait deux cents. Son Altesse leur donnera encore plus de célébrité. Du reste, ajoute-t-elle, le pays n'est pas plus beau. Oh ! les vilains rochers. Envoyez-nous donc des buveurs aimables, il n'y en a pas un là.

Le séjour à Gréoulx s'annonce fort bien. Après dix jours, la princesse n'a pas eu de crise et elle prend les eaux régulièrement et avec succès : Il y a bien encore des traverses et, quand souffle un vilain vent appelé mistral qui, en dépit de la Provence et de la saison, amène du froid, la princesse est bien souffrante, mais, au résumé, l'amélioration est telle que Pauline se voit déjà à Paris et à Neuilly. Dès lors, l'objet de ses préoccupations a changé ; elle ne pense qu'à organiser, à embellir, à orner ses deux palais. Tout y est passé en revue avec une attention méticuleuse et tracassière. Pas de jour où une note de huit, dix, douze pages écrite sous les yeux et sous la dictée de S. A. I. Madame la princesse Pauline, par la lectrice, Mlle de Quincy, ne parte pour Paris. Il y a des raffinements de luxe, une folie de fleurs, des vases de marbre à l'infini, des imaginations d'escaliers à l'anglaise, du meilleur goût et d'une élégance recherchée, avec la rampe en bois d'acajou, les barreaux en bronze, des vases bronzés assortis pour y mettre des fleurs, les marches très douces, d'un bois clair et un petit tapis au milieu et pas de toute la largeur de l'escalier. C'est des recommandations sur les portes, les rideaux, les clefs, les lieux à l'anglaise très propres, les mauvaises odeurs,- les sonnettes, les pompes — et puis l'argenterie à renouveler, et puis les parures à monter et à enrichir. De Gréoulx elle se promène en souvenir dans chacun des salons, l'inspecte, change les meubles de place, vérifie les tentures, accroche ou décroche les tableaux. L'ère des règlements est rouverte ; Paulette, la divine Paulette, légifère à nouveau et elle rend des décrets, comme celui du 4 juillet, en vingt articles de ce genre : ARTICLE 3. On ôtera tous les baquets d'aisance. Les gens iront dans les commodités qui sont sur le devant de la maison. La première fois qu'on manquera à la règle pour faire quelque cochonnerie, M. Michelot fera payer un louis d'amende. La seconde fois, on chassera celui qui aura manqué, sans pension ni recommandation. Le suisse d'antichambre surveillera les valets de pied pour qu'ils ne parlent pas haut, attendu que leur antichambre est près de Son Altesse et que d'ailleurs cela n'est pas décent. Il ne laissera pas jouer aux cartes ni autrement. Les amendes seront de 3 à 6 francs.

Le style n'est point noble, mais l'ordonnance est stricte et les sanctions rigoureuses. C'est que Pauline joint à sou caractère natif, méticuleux et tracassier, ayant certains des côtés intimes du caractère de Napoléon, le désir de modeler sa maison sur celles de Joséphine et d'Hortense, parangons d'élégance et de goût. Bien sûr, aimant aussi peu ses belles-sœurs, ce n'est pas d'elles qu'elle attend des renseignements, mais, à chaque lettre, elle commande à son intendant de s'instruire comme on fait chez elles pour les livrées, pour les fleurs, pour les massifs, pour les tentes à l'entrée des vestibules, pour les réverbères, les tapis, les gages, la police. Cela revient comme un refrain ; sans se l'avouer, malgré sa beauté, sa grâce, son argent, elle se sent incapable de faire aussi bien ; et malgré elle, elle se conforme à la mode qu'ont inaugurée ces Parisiennes.

 

Entre deux saisons à Gréoulx, Pauline va, du 12 juillet au 19 août, s'établir près d'Aix dans une maison de campagne appelée La Mignarde que le commissaire ordonnateur J.-B. Rey, qui en est propriétaire, a mise à sa disposition. Joli site, de l'eau, de beaux arbres, une gentille installation. Pauline compte reconnaitre l'hospitalité qu'elle y recevra, cinq semaines durant, avec un schall de cachemire de cinquante à soixante louis qui aura de l'apparence. Elle fait chercher à Paris. Il ne faut pas l'acheter, mais il faut en donner les détails pour que Son Altesse se décide. Son Altesse ne se décide pas et elle trouve sa générosité suffisamment prouvée par le don d'un buste eu plâtre.

Le séjour à La Mignarde a débuté par un temps détestable qui ne permet pas de sortir le nez dehors. Il fait un mistral redoutable et un froid à se chauffer. Pourtant la princesse, remontée par sa cure, persiste pour le moment à penser qu'elle rentrera à Paris en septembre. Elle jouit en égoïste de ses parures qu'elle s'est fait apporter, elle attend des devis, elle raffine encore en pensée sur tout ce qu'elle a commandé : Il est temps, écrit-elle, qu'en arrivant à Paris, je puisse un peu jouir après avoir tant souffert... J'aurai bien du plaisir à être enfin chez moi et à y trouver tout ce qui me fera plaisir... Je veux que tout soit d'une propreté charmante. Mais les devis d'architecte n'arrivent pas et la princesse ne veut rien commencer sans les avoir examinés. Lorsqu'ils parviennent à La Mignarde en août, elle les trouve excessifs. On parle maintenant, écrit-elle, de cent mille francs comme de dix francs. J'ai donc réduit le tout à ce qui m'a paru convenable et raisonnable. Je ne veux pas qu'on passe d'un sou les 80.000. Tout est compris dans cette somme, même Neuilly. J'entends qu'avec la somme fixée, les mêmes choses soient faites. Je garde tous les devis afin d'en faire la comparaison. Eu y mettant de l'économie et plus de temps, cela pourra se faire. Elle dit même : Si mon palais n'était pas fini, je logerai ailleurs.

 

Mais une lettre de l'Empereur vient changer tous ses projets. Avant de quitter Nice, au moment où elle était encore fort souffrante, elle a écrit à son frère une lettre que, par ses ordres, on a portée aux Tuileries et où, alléguant les avis de son médecin, elle demandait à prolonger son séjour dans le Midi. De Dresde, le 19 juillet, l'Empereur répond : J'ai reçu votre lettre. Je vois avec peine que votre santé soit toujours mauvaise. Je ne puis que m'en rapporter aux conseils que vous donnent vos médecins. J'approuve que vous restiez dans le pays qui vous promet un prompt rétablissement et un plus prochain retour à Paris. La princesse écrit aussitôt : Je compte n'être de retour à Paris qu'au printemps d'après une lettre très aimable de l'Empereur qui m'engage à suivre l'avis des médecins en passant encore un hiver à Nice, afin de retourner le plus tôt possible à Paris et dans le meilleur état possible.

Elle est repartie le 20 août à Gréoulx où la même existence recommence avec des tracasseries pareilles. A présent, ce qui l'inquiète, outre les domestiques qu'on renvoie et qu'on reprend, les travaux sur qui  elle ne tarit pas, la propreté à propos de quoi elle s'exalte, c'est la question des confitures, celles qu'on a dû faire cette année, les anciennes qu'on ne lui a pas envoyées, les nouvelles qu'elle entend goûter ; c'est la vente annoncée du mobilier du duc d'Abrantès et l'unique preuve de l'intérêt qu'elle prend à cette Laurette qui, à en croire les mémoires, aurait été sa meilleure amie, c'est de commander qu'on fasse chez elle une bonne provision de vins d'Espagne, car le due en avait quantité. On en prendra pour dix mille francs, mais après qu'on les aura goûtés et fait goûter. Et puis elle s'in— forme si la duchesse vendra ses saphirs et de quelles autres .pierres elle serait disposée à se défaire : Je sais, écrit-elle, que ses saphirs sont beaux et on pourrait peut-être les avoir à bon compte. Et M. Decazes qui connait la duchesse sera un très bon intermédiaire.

L'on croirait à un égoïsme à ce point déterminé que, hors elle-même et ce qui la touche, Pauline, n'aime rien ni personne. Elle aime ses frères pourtant, et bien plus que ses amants. Elle aime sa mère, Fesch et Louis avec qui' elle correspond et pour qui elle cherche des, cadeaux qui puissent leur plaire. Surtout, elle aime l'Empereur. Quelque soin qu'on ait pris pour lui cacher les mauvaises nouvelles, on n'a pu empêcher certaines de filtrer jusqu'à elle. Elle a bien été contrainte de se dire que les choses n'allaient pas bien, lorsqu'elle a vu M. de Clermont-Tonnerre partir dans les Gardes d'Honneur, et qu'elle a dû appeler M. de Montbreton pour le remplacer. A mesure que sa santé s'améliorait, l'on a été moins discret. Ce qui prouve à présent qu'elle sait, c'est qu'elle impose le secret : La princesse, écrit de Quincy, me charge de vous dire qu'il faut prévenir tous les gens et toutes les femmes ou sœurs de ne rien écrire, sur la politique. Ces gens-là écrivent des sottises que ceux-là répètent et il n'est pas convenable que cela soit. Imposez le silence sur ce chapitre, cela choque Son Altesse et avec raison. Elle est décidée à renvoyer le premier qui s'en mêlera et à faire punir le premier qui aurait écrit. Mais cela est de la déférence, du respect, peut-être de la crainte, non de la tendresse.

En voici : Ayant sorti ses bijoux de son palais, et les ayant fait apporter à Gréoulx, elle les renvoie, ordonnant qu'on les dépose chez Madame. Là on prendra son grand collier de diamants, celui que Picot lui a fourni et qui est estimé 210.000 francs. On le vendra, si on en trouve 100.000 francs comptant, et le reste en billets. Ainsi, de bijoux qu'elle vendra, d'argent qu'elle raclera dans sa caisse, ramasse-t-elle 300.000 francs qu'elle offre à l'Empereur. Elle est la première, elle est la seule à y penser. S'il accepte, écrit-elle, je resterai embarrassée, mais n'importe. Je me réduirai moi-même. J'ai fait ce que je dois. De Gotha, le 25 octobre, l'Empereur lui répond : Ma sœur, j'ai reçu votre lettre du 13 octobre. Mes dépenses ont été considérables cette année et le seront encore plus l'année prochaine. J'accepterais le don que vous voulez me faire, mais la bonne volonté et les ressources de mes peuples sont telles que je crois mes moyens assurés pour faire face aux énormes dépenses qu'exigeront, les campagnes de 1814 et de 1815, quels qu'en soient les événements. Si cette coalition de l'Europe contre la France se prolongeait au delà et que je n'eusse pas obtenu les succès que j'ai le droit d'espérer de la bravoure et du patriotisme des Français, alors je ferai usage de votre don et de tous ceux que mes sujets vendront me faire.

C'est ici la première lettre qu'il lui écrive de ce style, la mettant presque dans la confidence de ses desseins, élevant à le comprendre cette Paulette qu'il traitait en enfant, dont il raillait et fustigeait les caprices, tout en lui gardant l'affectueuse complaisance d'un frère aîné, quelque chose d'attendri, dans son amitié qui était comme un hommage à sa beauté. Il a senti battre ce cœur qui tressaillait pour lui ; il saisit, pour les baiser, ces radieuses mains qui tendent vers lui ; pour réparer ses désastres, le peu d'or qu'elles possèdent, et à celle qui, la première et la seule, a compris quel était le devoir, parce qu'elle a écouté son instinct, il dit ces paroles fermes et graves, paroles d'Empereur que doit seule entendre la sœur préférée de César.

 

Jusqu'à la mi-octobre, Pauline a été retenue à Gréoulx par une grave maladie de Mme de Cavour fièvre inflammatoire bilieuse, accompagnée d'un érésipèle général. Madame, très préoccupée des événements, Id gens d'affaires justement inquiets de ne plus rien recevoir des dotations d'Allemagne, désiraient formellement qu'elle revînt directement à Paris, pour y prendre des précautions et des mesures indispensables. Dans la maison, tout ce qui est du service d'honneur aspire au retour, mais Espiaud, le nouveau médecin, qui n'y gagnerait rien et y perdrait, tout profite de l'étonnante autorité qu'il a prise sur Pauline — et qui sans doute n'est pas toute scientifique — pour ordonner un nouveau séjour à Nice. Montbreton qui la connaît depuis Montgobert, a Vainement tenté un effort sur sa raison. Elle a d'abord semblé convaincue, et si, à ce moment, il avait été soutenu par une lettre de Madame, par des lettres de Decazes qu'une sorte de fatalité a retardées, par l'avis de tout ce qui est près d'elle depuis dix-huit mois, il l'eût vraisemblablement emporté, mais le soupçon qu'un peu d'intérêt personnel pouvait l'engager à tenir ce langage a détruit toute la force de ses arguments. La princesse a donné l'ordre le plus absolu de ne plus rien tenter auprès d'elle pour altérer ses résolutions. Elle a ajouté que ceux qui s'opposaient à son séjour à Nice voulaient sa mort. C'est là de ces déclarations qui ferment la bouche aux bavards.

 

Quoique le temps fût tout à fait gâté, elle se mit en route le 18 octobre. Pendant trois jours consécutifs, abritée seulement par sa petite chaise, elle reçut une pluie torrentielle. Arrivée au Muy, près de Fréjus, elle fut obligée de s'arrêter quelques jours, partie à cause de sa santé, partie à cause du vent contraire. Elle s'embarqua enfin le 28 et subit dans la traversée jusqu'à Nice un mal de mer qui a achevé d'épuiser ses forces. A Nice, son état donne les plus vives inquiétudes. Son médecin, qui est seul à la voir, prononce qu'il est de toute impossibilité de la transporter, fût-ce à une lieue. Il renouvelle à tous les gens de la maison la défense expresse de lui rien communiquer. Des lettres qui arrivent à son adresse, même celles de la Famille, nulle n'est décachetée. Je suis, écrit Montbreton, très inquiet de la situation où elle se trouve, car nous sommes très mal dans ce pays, et, si des circonstances majeures nous forçaient de quitter cette ville, je ne sais pas comment nous pourrions la transporter jusqu'à Lyon.

Et pourtant, au moment même où elle débarquait à Nice, elle s'occupait d'y faire venir de Paris, pour charmer ses soirées, un guitariste de grand renom, le nommé Castro, qui était de la maison de la princesse de Suède ; elle lui faisait offrir un engagement, 800 francs pour le voyage, six, sept, même huit cents francs par mois, le logement et la nourriture. Dans les circonstances présentes, écrivait-elle, cela lui sera avantageux ; la princesse de Suède ne le gardera pas, l'hiver sera triste à Paris. Il apportera sa guitare et sa musique. Mais ce n'a été là qu'une fantaisie qui passe : la maladie la fait remettre, les événements la font écarter. Vous pensez bien, écrit-elle le 10 novembre, que, dans les circonstances, je ne peux plus l'avoir.

 

A peine sortie de cet état de prostration et de faiblesse qui ne lui permettait ni de lire, ni même d'ouvrir une seule lettre, elle retombe aux inquiétudes qui la harcèlent. Les mauvaises nouvelles l'accablent, mais la crainte d'en manquer la torture. Que doit-elle ? Combien a-t-elle en caisse ? Il n'y a rien à espérer de Hanau, de la Westphalie, peut-être de l'Italie ; alors, elle imagine des combinaisons, envoie des gens à Francfort et à Mayence, suspend les travaux qui ne sont pas d'urgence, arrête toutes les dépenses. De là pourtant il imaginer que ce soit la catastrophe, il y a loin. Je vois bien, écrit-elle le 14 novembre, que ma position de fortuite éprouve des pertes, mais je les supporte avec courage et résignation. Seulement, je réduirai mon budget pour l'année prochaine et je ferai moins de dépenses, ne voulant pas être jamais dans l'embarras.

Là s'arrête sa prévoyance. Elle semble ne pas vouloir en apprendre davantage ; elle se cache à elle-même les vérités pénibles ; elle interdit aux personnes de sa maison de lui parler de rien que de sa santé, elle attribue toujours ses maux à ce qu'on lui dit ; mais il faut bien qu'elle écoute lorsque Madame lui parle : Que vous auriez bien fait, lui écrit Madame le 17 novembre, de suivre le conseil de M. de Montbreton dans le temps, car je crains bien que vous ne soyez forcée de quitter Nice lorsque vous vous v attendrez le moins.

Comment quitter ? Son état est désolant. Chaque jour, de nouvelles crises. Elle est dans l'impossibilité de quitter d'ici, écrit Mme de Cavour, le 24 novembre. Nous serons bien heureux si, en quatre mois, elle peut gagner assez de forces pour cela. Elle est maigre à faire pitié ; tout la chagrine et l'irrite. Il faut lui épargner autant qu'on peut les mauvaises nouvelles de ses affaires. C'est là en effet, la préoccupation continuelle ; mais elle est en méfiance, et elle veut s'en occuper toute seule ; de sa mauvaise écriture, douloureuse et lasse, elle écrit des factums à Decazes, le seul à présent dont elle prise et suive les avis. De temps en temps, dans des lettres de huit, de douze pages, elle s'interrompt : Combien je suis fatiguée d'avoir écrit !... Je n'en puis plus !... Et c'est encore des pages et des pages, un ressassement de plaintes pitoyables, comme un sanglot d'agonie.

En même temps, près d'elle, pour profiler des derniers débris de sa chancelante fortune et de son influence expirante, les demandes affluent et se, font plus pressantes et plus âpres. M. de Forbin entend lui vendre, pour 3.500 francs, des nécessaires qu'elle lui donna jadis et, pour 6.000, des meubles provenant de sa terre de La Roque en Provence : ou acquittera la lettre de change de 3.500 francs, rimais, quant aux meubles, ils ne sont pas arrivés depuis plus de cinq mois qu'ils ont dû être envoyés. La princesse croit donc qu'ils n'ont pas été expédiés. Ordre à l'intendant de ne pas les recevoir et de les faire déposer chez M. Grégoire, homme d'affaires de M. de Forbin. Et puis, alors, des histoires pour qu'elle accepte, surtout qu'elle pave ces meubles. Mais de tous les solliciteurs, le plus pressant est Decazes. Non content de ce qu'il a reçu, il veut plus et mieux : une grande place : celle de procureur général, sans doute. D'abord il emploie Mme de Cavour et Mme de Quincy pour prier la princesse d'écrire à l'Empereur ; quand il a échoué, il s'adresse à Pauline elle-même, et, commue elle croit ne pouvoir se passer de lui, elle promet de s'exécuter : Comme la poste part dans une heure et que je suis toute souffrante, surtout depuis trois jours, écrit-elle le 21 novembre, je veux, mon cher monsieur Decazes, vous dire seulement que j'écrirai pour vous à l'Empereur. Je vous enverrai la lettre pour l'Empereur et une aussi pour l'archichancelier pour qu'il la reinette à l'Empereur. Je vous aime et je désire de tout mon cœur que vous soyez heureux. Si mes affaires eussent été meilleures, j'avais le projet de vous offrir cent mille francs pour votre beau-père et même, si je le puis, disposez de moi. Mais la démarche qu'exige Decazes lui coûte si fort, lui parait si inopportune et si risquée, qu'elle s'ingénie à gagner du temps. Son Altesse Impériale, fait-elle écrire le décembre par Mlle de Quincy, me charge de vous dire que vous n'avez aucune inquiétude sur la demande qu'elle doit faire pour vous ii Sa Majesté ; que son intention est de la faire au jour de l'an. Son Altesse demande s'il ne faudrait pas encore écrire au ministre qui doit vous présenter, car Son Altesse veut faire tout ce qu'il faut pour que la chose réussisse.

M. Decazes eut le bonheur qu'elle ne réussit pas, même au jour de l'an. Pour ce jour de l'an, la princesse, malgré les pertes qu'elle subit, entend faire les choses comme d'ordinaire, au moins en apparence, et il lui faut quantité de présents, tant elle a de services il reconnaître ; mais au plus juste prix. D'abord trois cents francs de bonbons du Fidèle Berger marque médiocre — en vingt ou vingt-cinq boites ou cornets ; puis des bustes en plâtre, mais elle ne les paiera que 50 francs au lieu des 87 qu'on lui demande ; après, des portraits par Saint ou façon-Saint, car Saint veut 500 francs par portrait et Mme Dumeray fera d'excellentes copies à 120 francs, surtout si la princesse indique les retouches, comme : les cheveux trop clair, l'épaule trop relevés ; la bouche pas assez fine ; pour les enfants dont les parents se sont rendus utiles, on aura de petits habits à la hussarde, bruns, à boulons d'argent et cordonnets de soie, avec le petit schako, le petit sabre et la petite giberne ; tout cela bien simple et pourtant joli, mais surtout pas trop cher. Ce sera le cadeau d'importance, comme pour le petit Leroy, le fils du préfet de Draguignan. Paër aura une boite à chiffre de 325 francs et Martini en recevra une moins belle, pour le soin qu'ils ont pris de procurer de la musique. Même pour les gens qu'elle aime le mieux, elle va à la rencontre. On montera un portrait d'elle par Saint dans un médaillon d'or, fort et solide, et ou l'enverra à une adresse qu'elle donne, avec un nécessaire de vermeil, un de ceux qu'elle a rachetés de Forbin, qu'elle a ordonné de compléter et de remettre à neuf ; et, à la place du chiffre effacé, on gravera un nouveau chiffre A. D. — Auguste Duchand.

Au moins, pour le Roi de Rome, ne lésine-t-elle pas et ne demande-t-elle pas des cadeaux d'occasion. Vous chercherez dans Paris les choses qui pourraient le plus convenir au Roi de Rome, écrit-elle de sa main à son intendant. Je désire que, pour le jour de l'an, il ait un souvenir de moi. Vous porterez à Mme de Mesgrigny, sous-gouvernante, la liste des choses qui peuvent lui être agréables, avec la lettre que Mlle de Quincy vous enverra pour elle, et vous lui ferez choisir les choses qui pourront le plus convenir au Roi et que ce soit surtout quelque chose qu'il n'ait pas, soit des joujoux, soit un petit meuble, soit quelque chose de chez Biennais. Enfin vous arrangerez cela avec elle et vous pourrez y mettre jusqu'à 3.000 francs. Je vous recommande extrêmement cette commission ; j'y attache beaucoup de prix. Sur l'avis de Mme de Mesgrigny, Michelot choisit chez Biennais un déjeuner en vermeil de 3.281 francs, et la princesse veut tout en savoir : s'il est d'une forme nouvelle, combien de pièces il comporte, quel est le décor, comment sont les armoiries, et, le 29 décembre, elle donne l'ordre qu'on le porte avec une lettre à Mme de Montesquiou.

Ainsi est-ce pour elle une occasion de tracasser et de se distraire en recherchant les présents qu'elle fera à l'archichancelier, à Fesch, au baron Louis, au cardinal Spina, son aumônier, qu'elle a mandé à Nice. Pour celui-ci, c'est un rubis du Brésil entouré de diamants bien monté et avantageux — sans doute, car il ne coûte que 800 francs.

 

Pour ses étrennes à elle, sauf l'Empereur qui y pense et lui envoie un déjeuner de cinq pièces, fond or avec des fleurs peintes par Van Os et Rivereux, rien, mais on a eu à Nice le 29 décembre la nouvelle de l'entrée de l'armée ennemie dans la Suisse. Elle devait être à Genève hier, écrit Mme de Quincy. Selon les lettres.que nous avons reçues, on dit 160.000 hommes. Dieu nous aidera, je l'espère, mais, si la paix ne vient pas à notre aide, je ne sais comment cela finira. Mais l'Empereur nous la donnera peut-être.

C'est là ce qu'on pense dans la maison, et quelle désillusion cachent ces espérances prétendues ! Quant à Pauline, elle a près d'elle, outre Espiaud qui intercepte tous les bruits fâcheux, le valet de chambre Ferrand qu'elle a promu à la dignité de bibliothécaire et qui, comme tel, lui fait la lecture. Ce n'est point une sinécure, car il lui faut tous les romans qui paraissent et son divertissement unique est d'en entendre indéfiniment. Ferrand, qui se trouve ainsi constamment auprès de la princesse, n'est parvenu à ce degré de faveur qu'en flattant tous ses goûts et toutes ses espérances. Il écarte foutes les mauvaises nouvelles, ne présente que les avantages remportés par l'Empereur et est arrivé à faire tirer le canon par le gouverneur de Nice pour les plus minces succès. C'est là ce qui explique la persistante confiance do Pauline. Sans doute sait-elle que sa fortune est pour l'instant entamée et qu'elle doit faire des sacrifices. Elle en tient compte en établissant le budget de 1814 ; elle réduit 18.000 francs sur la cuisine, 3.000 sur la cave, 2.000 sur le chauffage, 19.000 sur les achats de linge ; plus de frais de bureau au régisseur, plus de traitement au secrétaire des Commandements[4], au chirurgien, au conservateur de la Galerie : un valet de chambre, deux valets de pied en moins, dix-neuf chevaux seulement à l'écurie ; même, sur la toilette, 6.000 francs supprimés chaque mois. Mais ce budget des mauvais jours ne s'élève pas moins à 525.180 francs. C'est un moment à passer et le beau soleil luira de nouveau. Au pis, si la paix se fait, la princesse ne saurait perdre ses dotations, ni surtout ses rentes sur l'État français. Cela permettra encore de vivre. Aussi pense-t-elle, au début de janvier, à meubler Villiers où elle irait en juin : Cela m'est essentiel, écrit-elle, car je ne peux habiter Neuilly l'été.

Le 5 janvier Mlle de Quincy écrit : Son Altesse est encore dans l'ignorance des dernières nouvelles, l'état dans lequel elle est encore pour quelques jours n'ayant pas permis à son médecin de l'en instruire... nous restons ici. Où serions-nous mieux ? Le pays est tranquille et d'ailleurs la santé de Son Altesse ne permet pas le moindre déplacement.

Mais le 7 il faut bien lui parler. Un courrier arrive expédié par Madame et porteur de lettres urgentes. La princesse s'affole : partir, elle n'y pense pas, elle ne le peut pas — au moins le croit-elle — quelque danger qu'il y ait d'être coupé par l'ennemi. Elle envoie donc à Paris Mlle de Quincy qui portera ses instructions : Ordre à M. de la Borde, son caissier-payeur, à M. David, administrateur de ses domaines, à M. Michelot, son intendant, de remettre à Madame tout son argent, tous ses diamants, tous ses bijoux. Et ce sont des lettres d'une écriture qui tremble et s'effare, des lettres trois fois reprises, faites coups de post-scriptum : Rosalie va à Paris. Elle est chargée par moi des ordres importants. Il faut faire tout ce qu'elle vous dira et lui donner les détails qu'elle demandera sur toutes mes affaires, car je n'y puis rien comprendre. En détail. Je veux que tout reste dans le secret le plus grand. Elle vous lira tout ce que je ne puis faire moi-même.

De Paris, à peine arrivée, Mme de Quincy envoie des nouvelles déplorables et c'est fini de l'accalmie qu'avait procurée son départ. Elle ne me cache pas, écrit la princesse, combien je suis pauvre et qu'il me faut diminuer nies dépenses de moitié. Et alors elle veut congédier tous ses agents d'administration : N'ayant plus de revenus, écrit-elle, je ne veux plus en conserver les charges. Et tous les jours elle rumine des économies, elle renvoie des gens, elle vend des chevaux, elle se dépouille pièce à pièce de son train royal, et l'on dirait qu'il lui en coûte moins qu'à toute autre, non qu'elle n'en ait point joui quand elle le menait, mais que, en vérité, la plus grande partie de sa vie — même de princesse — s'est passée dans des auberges, et sans grands besoins. Le seul qu'elle ait réellement, c'est l'amour — et où en trouva-t-elle plus que sur les grand'routes ?

 

FIN DU HUITIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Voyez Napoléon et les femmes.

[2] Voyez Joséphine répudiée, plus loin tome IX, chapitre XXX.

[3] Je n'ai que la traduction en allemand de cette lettre.

[4] Pour le secrétaire des Commandements, il faut avouer qu'elle avait trop tardé, à en croire le secrétaire lui-même. M. Ernest Dupré de Sainte-Maure, qui, à en croire David, n'avait aucun rapport avec le Dupré de Saint-Maur, officier aux gardes, ni avec cette famille, et était le fils d'un très honnête marchand de Carcassonne nommé Dupré qui avait jugé à propos de féodaliser son nom en y ajoutant celui de Sainte-Maure, avait, depuis l'an XIV, été comblé par Pauline, qui lui avait donné, outre la place de secrétaire des Commandements, celle de gouverneur de Neuilly et, par ses démarches réitérées, l'avait fait désigner le 17 février comme député au Corps Législatif. Même, lorsqu'elle licencia partie de sa maison, elle eut le crédit de le faire nommer par l'Empereur sous-préfet de Beaune. Or, dans une brochure publiée en 1819 : HIER ET AUJOURD'HUI. SATIRES, qui, quoique anonyme, est surement de M. Dupré de Sainte-Maure, se trouvent pape 14 les vers suivants :

... Si mon âme, bravant un système oppresseur,

N'attendit pas, par la crainte asservie,

La chute de l'usurpateur

Pour signaler sa tyrannie,

Si la Bourgogne a retenti souvent

De mon zèle et de mon courage ;

Si des Bourbons serviteur vigilant,

De mon amour pour eux j'ai donné plus d'un gage...

Il faudrait citer diverses autres pièces, comme le Député de l'an 1813 et l'Achat d'une terre en 1814. Voilà un homme reconnaissant !