NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VIII. — 1812-1813

 

INTRODUCTION.

 

 

A cette époque de la vie de Napoléon où je suis parvenu, la plus douloureuse qui soit à raconter, j'ai dû plus encore insister sur les responsabilités et, de plus près, suivre chacun des membres de la Famille afin de découvrir, s'il est possible la part qui leur incombe dans la catastrophe. C'est pourquoi ce tome huitième que j'annonçais l'an dernier comme devant bientôt paraître, m'a demandé de longs mois encore de travail et s'est si longuement étendu que j'ai dû le diviser en deux parties. J'espère, à moins de surprises, et l'on en rencontre à chaque pas, pouvoir terminer ce récit avant trois ans ; mais, dès à présent, j'aurai dit l'essentiel. Ce qu'il me reste à écrire n'est plus que le tressaillement de l'agonie. Si poignant qu'en soit l'intérêt ; si nécessaire que soit l'explication du rôle joué vis-à-vis de l'Empereur par les membres de la Famille à l'île d'Elbe, pendant les Cent Jours et durant la captivité de Sainte-Hélène ; si précieuses que soient les données qu'on y peut trouver pour compléter la physionomie psychologique de Napoléon envisagé sous cet angle ; an point de vue du système, au point de vue de la part qui incombe à la Famille dans l'histoire même de l'Empire, j'aurai dit ici ce que j'ai à dire.

Je me trouve une fois de plus obligé de le répéter : je n'écris point l'histoire de Napoléon, ni celle de l'Europe durant son règne, ni celle de l'Espagne, de la Westphalie, de la Hollande où de l'Italie sous ses frères, j'envisage uniquement l'influence qu'a exercée sur ses desseins, ses actes et sa destinée l'esprit de famille. Dans cette mesure, j'essaie de prendre des événements la part qui se rapporte à une démonstration analogue à celle que j'ai tentée pour l'Amour, le Conjugalisme, le Paternité, et qui ne se trouve ici avoir reçu de tels développements que par suite de la multiplicité des personnages que j'ai dit envisager, de l'ignorance où l'on est resté de leur rôle, de l'obscurité que eux et leurs descendants se sont efforcés de jeter sur la part qu'ils avaient prise, surtout à la chute de Napoléon.

Je réserve, pour mes conclusions, d'expliquer par quel travail mystérieux, savant et surtout persévérant, on s'est, durant un demi-siècle, efforcé de fausser l'histoire au détriment de Napoléon, au profit de ses frères. Après la conspiration contre son autorité, j'exposerai la conspiration ourdie contre sa mémoire. Il suffit, pour le moment, d'avoir rétabli la vérité sur quantité de points où elle avait été volontairement dissimulée, contrariée ou retournée. Pour y parvenir, ,j'ai dû, en plusieurs cas, publier tout entières des pièces dont, si elle n'avaient été inédites, je me serais borné à donner les fragments les plus topiques. L'unité de mon récit y a perdu, qu'importe si la vérité y gagne. Je n'ai rien caché de ce que j'ai trouvé à la charge de Napoléon, mais rien non plus à la charge de ses frères et de ses sœurs. A chacun, j'ai essayé d'attribuer sa part de responsabilité. Celle qui revient à Joseph, à Jérôme, à Murat, à Eugène, est selon moi, singulièrement lourde, mais ce n'est point à dire que la Famille ait seule provoqué la catastrophe : celle-ci a d'autres causes bien plus lointaines et, historiquement, bien plus graves. Que la Famille ait contribué à en fournil' l'occasion, c'est assez : tel est mon sujet. C'est dans les limites que je me suis tracées, entre les bornes que je me suis fixées que je dois être jugé : peut-être ai-je eu tort d'entreprendre ce livre, mais il est ce que j'ai voulu qu'il fût et si, par là il a rempli mon but, je ne regrette rien des quinze années de travail que j'y aurai employées.

***

Quant à la cause réelle de la chute de Napoléon, je n'ignore pas qu'elle est ailleurs — et puisque je suis arrivé dans mes études è cette époque qui marque vraiment, à mon estime, la lin d'un système européen et lé début d'un autre système, je veux m'expliquer nettement sur ce que je crois qu'elle fut et sur les conséquences proches et lointaines qu'elle a portées, qu'elle porte et qu'elle portera encore.

La chute de Napoléon en 1814 n'a point été le renversement d'un homme ou d'une dynastie ; elle n'a pas été, pour la France, un échec tel qu'une nation 19 répare, ou dont elle se relève. Elle a été l'abaissement de la France comme puissance directrice, et, en même temps que de la France, la subordination à l'Angleterre de la race latine et de l'Europe entière.

Napoléon n'a pas été un accident : il a été une résultante. Il représente, non pas une politique personnelle, mais la politique des aies ; il n'incarne point la quatrième dynastie qu'il a cru fonder, mais toute la longue lignée des rois qui, depuis qu'il y a une France, l'ont régie pour l'opposer aux desseins de l'Angleterre, qui, depuis qu'il y a une Europe, ont tenté d'en grouper l'effort contre la domination de la race anglo-saxonne.

De l'Angleterre à la France la rivalité s'est établie du jour où Guillaume le Bâtard, duc de Normandie et vassal du roi de France, a conquis l'Angleterre ; traversée par les incertitudes de la politique des deux nations, — surtout de la France mais se retrouvant toujours active et vivace au fond de toute guerre particulière, elle a duré huit siècles.

Tout le reste de notre histoire est hors-d’œuvre ou épisode ; détournée vers l'Italie, l'Espagne ou l'Allemagne, la France manque à son œuvre, met son devoir en oubli, défaille à ses destinées.

D'abord, lutte des rois français contre les rois anglais pour la domination sur le royaume de France, lutte par laquelle s'agglomère, se coagule, s'affermit, s'établit l'unité nationale, incarnée dans le roi, souverain personnel de chacun des grands fiefs dont l'ensemble constitue son royaume. En la personne du roi et sous sa couronne, se confondent les droits de chacun des ducs, des princes, des comtes qui ont tenu ces fiefs. La France existe et vit par le roi, avant qu'elle vive d'une vie nationale ; elle a pris possession de son territoire ; elle est la maîtresse de son sol. L'œuvre est accomplie par Louis XI. Il a fallu cinq siècles.

Trêve alors, où la France se complète, s'agrandit, se civilise, se distrait aux aventures, s'éprend de phrases et de tableaux, mais où s'émeuvent aussi, sous prétexte de religion, des querelles où les races du Nord et du Midi s'acharnent ; où, à la suite, la transformation s'opère d'un agglomérat d'États, presque sans autre lien de l'un à l'autre que le commun souverain, à un royaume unifié par l'embryon d'administration similaire que reçoivent les grands fiefs devenus provinces, par l'extension de l'autorité royale, par la disparition des féodaux, décimés bien plus par les guerres que par l'échafaud.

Pourtant les tressaillements de leur agonie se prolongent près de deux siècles, attestant à chaque fois une baisse de leurs forces, un épuisement de leur vitalité ; de la Ligue et des révoltes contre Richelieu à la Fronde et aux conspirations contre Louis XIV, de l'avortement des Conseils à certains épisodes préliminaires- de la Révolution.

Durant ce temps, la lutte s'est renouvelée ; il ne s'agit plus entre la France et l'Angleterre, désormais constituées en nations, de la domination sur le territoire même de la France, il s'agit, pour la France, de la domination en Europe, pour l'Angleterre, bien plus ferme en ses desseins, de la puissance des mers. Les ambitions de l'Angleterre ont pris leur cours, ses visées ont un objet précis ; elle ne s'en détournera pas un instant qu'elle n'ait touché son but. Toute autre affaire, est secondaire ou accessoire, matière d'échange ou de spéculation, et, tandis que la France s'imagine croître en autorité et en puissance par l'étendue de ses possessions en Europe, par le greffage aux royaumes européens des branches de son tronc royal ; l'Angleterre subordonne tout à la mer, aux possessions d'outremer, à l'extension de son domaine colonial.

La France, colonisatrice autant et plus que l'Angleterre, plus utilement, plus profondément, avec plus de pitié pour les humbles, plus d'entente avec les Indiens ou les noirs, s'est établie sur les points les plus intéressants des deux mondes. Peu à peu, siècle à siècle, guerre à guerre, l'Angleterre la dépouille, lui échangeant ses colonies contre de médiocres avantages territoriaux sur le continent — avantages qui ne vont même pas toujours à la France, mais à la Maison de France, procurent à celle-ci un trône ou un trônelet de plus. Le plan méthodique qu'a formé l'Angleterre ne s'attache pas seulement aux colonies, aux territoires qui peuvent recevoir et nourrir un trop-plein de population, fournir des matières premières ou présenter des éléments de commerce : l'Angleterre s'applique, en même temps, d'une façon raisonnée, à établir sur chaque nier un système de ports de refuge, de points d'appui ou de ravitaillement, de forteresses imprenables qui assurent à ses flottes la domination. Elle poursuit concurremment ces deux objectifs avec une lucidité merveilleuse, et elle ne s'en laissera pas détourner durant tout un siècle, malgré que l'avènement au trône de la dynastie de Hanovre ait créé à celle-ci des intérêts continentaux en lutte avec les intérêts maritimes. La nation ne soutient que le moins possible les querelles du souverain ; elle n'en tient pas compte dans sa politique générale et, si le souverain ou le fils du souverain s'engage à tort, elle le désavoue. Toute guerre qu'elle mène sur le continent doit porter un profit pour la domination de la mer.

La guerre d'ailleurs, elle la soutient par procureur ; elle ne cède que le moins possible à la gloriole de triompher en nom propre ; elle préfère, tant elle a l'esprit pratique, entretenir par des subsides les querelles qu'elle a vu ou qu'elle a fait naître, prendre à ses gags quelque puissance du continent, ou, au pis aller, acheter à quelque prince allemand des hommes dont elle forme des régiments britanniques. Elle a calculé qu'il était plus économique de payer des étrangers que de faire tuer ses nationaux et, son calcul établi, elle s'y est tenue.

Dans chaque variation de la politique française, elle trouve double profit. Étant constamment ennemie de la France, elle entreprend sur elle ; puis, la France contractant des alliances successives, elle en tire occasion de dépouiller les nations qui, momentanément, s'allient à la France. Ainsi, la rivalité entre la maison de Bourbon et celle d'Autriche ne lui rapporte pas seulement aux traités d'Utrecht, de la part de la France : l'Acadie, la baie d'Hudson, Saint-Christophe et Terre-Neuve, mais, de la part de l'Espagne, Gibraltar et Minorque ; l'entente de la maison de Bourbon avec celle d'Autriche ne lui rapporte pas seulement, aux traités de Paris, de la part de la France, le Canada avec ses dépendances, la Grenade, Saint-Vincent, la Dominique, Tabago, le Sénégal, une partie de l'Inde, mais, de la part de l'Espagne, la Floride, le fort Saint-Augustin et la baie de Pensacola.

Dès le milieu du XVIIIe siècle, l'empire des mers semblait donc appartenir à l'Angleterre, grâce à la faute que les Français commirent, comme a dit Frédéric II, de se mêler des troubles intérieurs de l'Allemagne. Qu'ils y fussent attirés par des intérêts qui pussent les séduire et qu'ils dussent y trouver des avantages continentaux — tels que les Pays-Bas autrichiens — de nature à les entraîner, cela, est possible, mais la mobilité de leur politique en présence de la rigidité inflexible de la politique anglaise, a porté là ses fruits amers. La diversité des ambitions a entraîné l'instabilité des desseins et l'éparpillement des forces : La France, dès lors, n'a pas su choisir d'être uniquement continentale, ou d'être avant tout maritime ; faute de choisir et croyant pouvoir suivre à la fois deux politiques, elle a annulé l'une par l'autre.

Pourtant, à la fin du XVIIIe siècle, elle paraît revenir à la notion plus exacte de ses destinées : sans abandonner ses intérêts continentaux, elle se contente de son territoire et n'aspire plus à l'agrandir. Elle met en valeur les colonies qui lui restent ; elle en acquiert ou en cherche quelques nouvelles qu'elle essaie de peupler ; elle développe son commerce maritime ; par des lois prévoyantes, elle unit étroitement ses sujets d'outre-mer à la couronne et réserve exclusivement à ses nationaux le droit de commercer entre eux. De ce simple fait, un immense afflux de richesses se produit vers la France ; parallèlement à la marine marchande, la marine militaire croit et se développe. Un courant national emporte vers les expéditions lointaines les jeunes activités. Des mers inconnues s'ouvrent sous la proue des navires fleurdelysés. A des îles nouvelles, ses marins imposent des noms français. Une flore créole, audacieuse et vibrante, s'épanouit sur le vieil arbre gaulois, parant chaque ramille de l'éclat joyeux de ses corolles éclatantes : aux parfums entêtants. Il y a de l'audace dans l'air, des bruits d'épée, des chansons d'amour ; une génération à peine et, par les créoles, la société a été transformée, — et la cour, et l'armée, et la marine, et presque la nation.

Les Anglo-Américains s'insurgent ; les créoles courent à leur aide, entraînent le gouvernement. Avec l'Angleterre la lutte se renouvelle, et cette fois, bien que débutant par un coup de tête, voici s'engager la grande guerre, celle d'où l'une ou l'autre des deux nations doit sortir triomphante ou pour jamais abaissée.

Le premier engagement dure cinq années (1778-1783). Le théâtre en est immense : désertant l'Europe, les adversaires s'affrontent en même temps sur toutes les mers. Les flottes ennemies se cherchent sur les océans, du golfe du Mexique au golfe du Bengale. Sur les points les plus distants, débarquements et combats ; les forteresses les mieux munies et les plus âpres succombent aux escalades joyeuses. S'appliquant à la stratégie navale et rompant avec la routine qui le déprime depuis un siècle, le génie français reparaît sur les mers en sa verdeur renouvelée, ses combinaisons, ses parades, son audace impétueuse et les ressources de sa diversité.

Tel il le faut saluer à cette heure et le voir en action alors qu'il parait s'élancer à la conquête du monde. De Dunkerque à Bayonne, de Port-Vendres à Antibes, 135.000 gens de mer en service, Picards, Normands, Bretons, Saintongeais, Gascons, Basques et Provençaux : un tiers (27.000) breton, un sixième normand (26.000) un autre sixième basque (21.000) ; à peine un sixième provençal (21.000), le reste saintongeais (10.000) et picard (4.000). Quatre écoles les forment et les aguerrissent. La grande navigation avec les colonies qui occupe en 1787, 686 navires, jaugeant 219.000 tonneaux ; la grande pèche, pêche de la baleine au Brésil et au Groenland, pêche de la morue à Terre-Neuve, aux îles Saint-Pierre et Miquelon, en Islande, pêche du hareng, du maquereau et de la sardine, par quoi sont occupés des navires cubant 86.000 tonneaux ; la navigation avec le Levant, les Barbaresques, l'Inde et la Chine, l'Afrique (pour la traite), les îles de France et de Bourbon, 211.000 tonneaux ; enfin le cabotage de port à port, un million de tonneaux. Défalqués 34.000 d'ouvriers non naviguant, gens de mer hors de service et invalides entretenus, restent 100.000 marins, instruits par un continuel exercice, aimant la mer, l'ayant pratiquée sous toutes les latitudes, endurcis et vigoureux.

Pour les commander, un corps d'officiers héréditairement destinés à servir le Roi sur mer, descendant la plupart, de familles qui s'y sont consacrés, nobles, non pas à douze quartiers, mais à quatre, débutant pour l'ordinaire par une campagne comme volontaires, admis ensuite dans l'une des trois compagnies de gardes-marine, instruits alors par un cours d'éludes de trois années, que sanctionnent des examens sévères, embarqués comme gardes du pavillon, et gagnant des grades uniquement par ancienneté ou pour action d'éclat. Les officiers du Corps Rouge, dont beaucoup, cadets de famille, sont rattachés à l'Ordre de Malte, y trouvant en la jeunesse une école de pratique, plus tard des récompenses enviables et enfin une retraite somptueuse, ont acquis un aplomb, une sûreté, une habileté tactique qui les rendent redoutables. Les équipages qu'ils tiennent en main ont, sous eux, développé leurs qualités manœuvrières, et. dans les spécialités. ont été appliqués à un entraînement qui les fait égaux aux meilleurs. Les compagnies franches de la marine rivalisent d'entrain et d'alacrité avec les troupes de terre embarquées pour les expéditions.

On le voit bien à Dominique, à Saint-Vincent, à la Grenade, à Tabago, à Saint-Eustache, à Minorque. Dans les batailles navales de la mer des Antilles et de la mer des Indes, on peut juger combien a pris de vigueur et d'autorité la marine française : si partout la fortune ne lui est pas favorable, partout elle balance la victoire et se montre redoutable. Elle est à égalité arec l'anglaise et, pour la première fois, sur la mer, et pour la conquête de la mer, elle concentre ses efforts et obtient des résultats en faisant reculer sa rivale.

A la paix, c'est peu de chose sans doute pour la France que des concessions pour la pêche à Terre-Neuve, que la restitution de Sainte-Lucie et des établissements dans l'Inde, la cession de Tabago et du Sénégal, mais l'Espagne a regagné Minorque et les deux Florides la Hollande, il est vrai, perd Negapatam et le droit de navigation et de commerce exclusif dans les mers de l'Inde ; mais le bloc anglo-saxon a 'été coupé en deux : que., pour le moment, par tradition, par attachement à l'ancienne mère patrie, les Anglais des États-Unis, libérés politiquement de l'Angleterre, restent, pour le commerce, liés avec elle plus qu'avec la nation libératrice, peu importe : en développant leur industrie, leur commerce et leur marine, ils deviendront ses rivaux ; et, portant, les mêmes qualités, les mêmes vertus de race, la même opiniâtreté native, arec l'esprit d'entreprise par surcroit, ils pourront être pour la France de précieux auxiliaires, pour l'Angleterre de redoutables ennemis.

Mais, pour arrêter ceux-ci en leur développement, pour combattre el vaincre ces Français dont les succès l'inquiètent, l'Angleterre trouve des armes nouvelles bien autrement meurtrières que les boulets et les balles. Si la France est devenue menaçante pour sa domination, c'est par ces colonies qui l'enrichissent, qui alimentent, instruisent, éduquent sa marine. Il faut détruire ces colonies : ce qui en fait la richesse, c'est le travail des nègres. L'Angleterre. jadis, pour obtenir le droit exclusif de fournir des nègres aux colonies espagnoles, pour s'assurer pendant vingt-six ans la vente annuelle de 4.800 nègres, pièces d'Inde de la mesure ordinaire, a rudement mené la guerre et a obtenu satisfaction par l'article 12 de la paix d'Utrecht et par le traité particulier de Madrid ; elle a pour cet unique objet, renouvelé la guerre avec l'Espagne en 1739 ; elle a espéré le regagner par l'article 26 du traité d'Aix-la-Chapelle, elle se l'est fait très chèrement racheter par le traité de Madrid du 5 octobre 1750 : mais, à présent qu'elle n'a plus ou presque plus de colonies à esclaves, elle se sent prise pour les nègres d'une immense pitié. Sa philanthropie déborde — admirable article d'exportation — d'autant plus désintéressée que, par l'abolition de la traite, périssent les colonies françaises, espagnoles et portugaises, et prennent leur essor les colonies anglaises.

En même temps, pour détruire la marine, la puissance maritime de la France, il y a la Révolution.

Si l'Angleterre ne la lit point, elle y participa ; elle tourna les troubles civils à son utilité. Elle propagea les incendies, paya les émeutiers et les massacreurs. Cela, tel qu'au début on le saisit, pouvait être le fait d'individus, mais les individus anglais sont toujours les agents de la collectivité ; leurs actes, même spontanés, sont inspirés par l'esprit national.

Voici d'ailleurs en scène le gouvernement même : jeter l'indiscipline et l'anarchie dans les équipages, contraindre à la fuite et à l'émigration les officiers du Corps Rouge ; susciter dans les colonies la révolte des noirs et leur fournir des armes pour tuer les blancs ; attaquer en pleine paix les navires français, les capturer ou les détruire : s'introduire, sous prétexte d'y rétablir les droits du roi de France, dans le principal des ports de guerre, s'emparer du matériel, brûler l'arsenal et la flotte ; après Toulon. viser Brest et, par vingt tentatives pour quoi rien n'est ménagé, essayer de s'y introduire pour anéantir, après la flotte de la Méditerranée, la flotte de l'Océan ; Organiser en régiments les officiers de la marine, les jeter sur une plage de Bretagne, les y livrer aux républicains dix fois plus nombreux, rappeler alors les chaloupes et couper les câbles, pour que, d'un coup, périssent le présent et l'avenir, c'est, dans la Révolution, la mission utile et pratique que se réserve le gouvernement britannique.

La Révolution provoquée repousse l'invasion et se jette en conquêtes sur le continent : voilà qui est bien ; à se détruire entre eux, les Européens font le jeu des insulaires. Ceux-ci les excitent, les poussent, les fournissent d'armés et d'argent. Ils échauffent et nourrissent les guerres civiles ; ils prêtent aux révoltés tous les secours ; ils se rendent généreux et même prodigues pour aider les Français à s''entre-tuer, pour élargir et creuser l'abîme qui les sépare, pour les rendre irréconciliables et par l'anarchie où ils la jettent prendre leurs garanties pour que la France s'enfonce à l'abîme.

Elle se relève pourtant : Un homme est venu qui comprend tous ses intérêts, connaît tous ses besoins, partage toutes ses aspirations, revendique tous ses .droits ; un homme pour qui la conquête de l'Italie n'a semblé qu'un moyen, non un but, et qui, ayant contraint à la paix l'empereur allemand, ayant formé des deux grands peuples latins une coalition de principes, de sentiments et d'utilité, s'est jeté aussitôt sur cette Egypte, la clef du monde, et s'en est emparé. Clef du monde, oui. De là la conquête de l'Asie est un jeu ; la conquête de l'Afrique, une promenade : toutes les colonies d'Amérique mises ensemble ne valent pas l'Égypte systématiquement exploitée. Les Français, une fois maître des ports d'Italie, de Corfou, de Malte et d'Alexandrie, la Méditerranée devient un lac français. Et vers ce lac, de l'Inde, par le canal de Suez percé, couleront tontes les richesses du inonde.

Rappelé par la France qui a besoin de lui, cette homme accourt, laissant en Égypte des forces qui, si ceux qui les commandent avaient la volonté de combattre et de vaincre, suffiraient à repousser toutes les attaques ; il comprime l'anarchie, déblaie les frontières, dissout la coalition préparée, contraint l'Europe et même l'Angleterre à accepter la paix que, pour son début, il leur a offerte. Et dès lors, sous son autorité bienfaisante, la France se réorganise ; pour la première fois depuis dix ans, elle connaît des lois stables qui ne sont point des délires philosophiques, des formes de persécution, des arrêts de proscription ; elle connaît une administration et un budget ; dans la sécurité rétablie, elle se reprend à vivre, à produire, à commercer : plus de guerre civile, plus de guerre religieuse, l'ordre dans la nation, la paix dans les consciences ! Mais, l'Égypte échappant, pour procurer à cette France les débouchés nécessaires, acquérir les matières premières, entretenir l'industrie, rétablir la marine, il faut rechercher des colonies : donc, retourner à cette Amérique où le Premier Consul s'est ménagé les anciennes possessions de la France royale, arrondies de territoires espagnols. Avec Saint-Domingue arraché à la tyrannie des nègres, avec la Louisiane, sanatorium, pays de ravitaillement, point d'appui militaire, avec les Antilles et la Guyane, c'est encore un beau domaine, et, aux ressources qu'il fournit jadis, on peut mesurer les richesses qu'il produira. Un rêve généreux, cela ; mais, outre que l'Angleterre n'entend point qu'il s'accomplisse, elle se refuse à restituer les conquêtes qu'elles a faites et que, par le traité d'Amiens, elle s'est engagée à abandonner : l'Égypte, qu'elle n'évacue que devant les menaces de la Russie : le cap de Bonne-Espérance où elle contredit et révoque, jusqu'au 21 février 1803, ses ordres de rétablit l'autorité batave ; Malte enfin que, sous aucun prétexte, elle n'entend-restituer. Les Anglais maîtres de Malle et de Gibraltar, c'est la Méditerranée à leurs mains. Malte est l'occasion ou le prétexte que les Anglais cherchent. Abattre l'homme qui à la tête de la France régénérée, menace leur domination, c'est le but : l'Angleterre rompt la trêve et déclare la guerre.

En voici la troisième période, celle où, pour chacun des deux peuples, l'existence même est en jeu. La première bien que, matériellement, elle mil peu rapporté à la France s'était terminée à son avantage et à sa gloire, dans l'espérance légitime d'une grandeur future ; la deuxième, bien que, par le traité d'Amiens, l'Angleterre n'eût officiellement gagné que la Trinité et Ceylan, s'est achevée, au profit de celle-ci, par une prodigieuse extension de sa marine, par l'abaissement de la marine adverse, par la perte de la plupart des colonies françaises, livrées au pillage et à l'anarchie, abandonnées aux Américains qui allaient les envahir.

La France sans doute a fait preuve, sous la baguette du-magicien, d'une étonnante vitalité. Mais la Révolution a distendu en elle, même brisé, bien des ressorts. L'immuable fidélité au souverain qui, dans les grandes crises nationales, groupait tous les cœurs, réveillait toutes les énergies, et, comme après Malplaquet, montrait le peuple entier, gens de métier, de noblesse et de clergé, debout autour du chef, a fait hélas ! ses dernières preuves contre l'indépendance de la nation, à l'armée de Condé, dans les guerres de Vendée et de Bretagne ; c'est dans les rangs des étrangers envahisseurs que se sont confondus les derniers serviteurs du roi de France. La discorde a énervé et contredit la puissance française, armé les uns contre les autres les enfants du même sol ; élevé entre eux des barrières qui ne peuvent être franchies ; non seulement les convictions politiques et la foi religieuse les séparent, mais les intérêts qui ne peuvent être conciliés, les crimes qui ne peuvent être pardonnés. L'unité nationale est rompue. Pour la rétablir, et pour combien de temps ! à une heure de suprême danger, il faudra plus d'un demi-siècle. Jusque-là une incurable faiblesse, des complicités prêtes, des trahisons s'offrant, tout ce que l'étranger encourage, tout ce dont il profite pour abaisser un peuple et le réduire à être esclave.

Refaire l'unité a été le but exprès de Bonaparte : il y a employé son génie et, dans toutes les parties où il a pu atteindre, il a contraint les êtres à se réconcilier. Mais il manquait à son pouvoir le prestige des siècles ; de la Révolution, dont il était le fils et le soldat, il eût vainement renié les principes ; il n'eût pu en détruire l'œuvre matérielle : les biens ne pouvaient appartenir à la fois à ceux qui les possédaient hier et à ceux qui les possédaient aujourd'hui. De ceux-ci ou de ceux-là il fallait choisir, et Bonaparte se fût aliéné les uns sans conquérir les antres. Ces autres, il concentra ses efforts pour les gagner : Il crut y parvenir en faisant d'eux des chambellans, des écuyers, des préfets, des officiers de ses armées. Il disposait des emplois ; il n'était point le maitre du temps. Le temps seuil eût consolidé l'édifice, aggloméré et uni tous les matériaux divers dont un seul homme l'avait formé. Que cet édifice eût l'air de monument, c'était beaucoup ; de fait, il ne tenait debout que par la constante application de son architecte, gourmandant les ouvriers, les contraignant à besogner, leur commandant l'union. Mais on ne commande pas la concorde.

Donc, lui seul du côté de la France, et à la tête des Anglais, emportés tous par la même passion. tendant tous au même but, avec la puissance coalisée et compacte de leurs traditions, de leurs intérêts, de leurs dépits, de leurs ambitions et de leurs haines, une oligarchie irresponsable, gouvernant despotiquement sous l'étiquette d'un roi insensé et d'un régent méprisé, pensant, voulant, exécutant un unique dessein qui est celui de la nation entière, — celle qui compte, le pays légal ; ne s'en laissant distraire ni par les propositions pacifiques des Français, ni par les souffrances de la populace anglaise, ni parles échecs subis, ni par l'immensité des sacrifices, engageant pour le remplir toutes les ressources, tout le crédit, tout l'avenir du royaume, s'élevant au-dessus de tous les scrupules, employant tous les moyens, soudoyant Saint-Rejant ou Cadoudal comme l'Autriche ou la Prusse, étranglant à Pétersbourg, bombardant à Copenhague, incendiant à Boulogne, mettant en ligne les bandits espagnols, les princes bourbons, les majors prussiens, les machines infernales, les canons et les couteaux ; tenant marché pour les consciences et payant à guichet ouvert les trahisons ; racolant tous les intrigants, Dumouriez ou Pozzo, Rivoire ou Kolli, Pichegru ou Sarrazin ; comme les individus, mais phis chèrement, achetant les cabinets et les cours, introduisant à chacune ses agents boutefeu, prêchant la résistance, organisant l'attaque et l'un après l'autre, ruant les peuples contre ce misérable Bonaparte.

L'adversaire est digne d'une telle haine, puisqu'il lui seul il la défie, mais, pour se défendre, il emploie d'antres armes ; il joue franc jeu, et c'est le heaume levé qu'il entre en lice. L'Électorat de Hanovre saisi, le roi d'Angleterre ne cède point. L'oligarchie anglaise se trouverait presque heureuse d'être libérée de ce poids mort qui alourdit son vaisseau. C'est donc la Grande-Bretagne qu'il faut viser. En Irlande, où l'on croit encore avoir des amis, on tentera, le moment venu, une expédition, mais ce ne sera qu'une diversion, subordonnée à l'effort principal : celui-là sur Londres. Des côtes de France aux cotes d'Angleterre, c'est un saut qu'on peut faire. Il suffit de bateaux plats qu'on construira sur tous les fleuves, toutes les rivières, qu'on groupera sur le détroit, qu'on protégera par des batteries de terre, qu'on tirera au besoin sur le sable. Deux heures de bon vent et de, mer libre et la Grande Armée touche le sol anglais.

Mais pour nettoyer le Pas-de-Calais, il faut, ne fût-ce que deux heures, que la flotte française y soit maîtresse. Comme il fait sur terre avec ses fantassins, Napoléon, sur mer, fait marcher ses vaisseaux. Il pointe ses cartes et dresse ses plans : une envolée sur les Antilles entraînant en poursuite une partie des Anglais, un retour en coup de vent débloquant les ports de la Péninsule, ralliant au pavillon quiconque est Français ou Espagnol, et, toutes les forces assemblées, l'entrée dans la Manche et la bataille.

Pour exécuter un tel dessein, qui veut de l'intelligence, de la décision, de l'habileté et de la manœuvre, manquent les officiers du Corps Rouge que l'Angleterre fit tuer à Quiberon, manquent les équipages que ces officiers avaient formés et dont la Révolution a anéanti la discipline et l'instruction, manquent les vaisseaux que les Anglais brûlèrent à Toulon. En une année, on lève, on instruit, ou aguerrit une armée de terre ; une armée de mer est la résultante des efforts continus d'une nation durant une suite de générations. Napoléon le sait, mais qu'y peut-il Là non plus il n'est pas le maître du temps. Des heures parcimonieusement mesurées qui lui ont été imparties, il fait des miracles, mais tels que l'homme peut en faire. Il ne peut ni reculer dans le passé, ni devancer l'avenir, il n'a que le présent. Tous les éléments que le présent peut fournir, il les lui prend.

L'Angleterre tremble : depuis les temps de Philippe II et de la Grande Armada, jamais telle menace contre son indépendance. A tout prix, il faut une diversion sur le continent et, bien que les fils de sa trame ne soient pas rejoints encore, bien que la Coalition dont elle est l'âme ne soit encore ni assurée ni prête à l'action, pour détourner le coup et se donner de l'air, elle lance l'Autriche en avant ; le reste, Russie et Prusse, suivra. Napoléon quitte en hâte les rivages de l'Océan ; il marche, il arrive, il triomphe : c'est Ulm, et l'Autriche abattue, mais l'Angleterre a respiré et, au même moment, Nelson abolit la flotte française.

C'est fini de la nier pour dix années : les efforts isolés ne serviraient qu'à sacrifier des hommes et des navires. Après Austerlitz, où les Russes, tardivement accourus au secours des Autrichiens, ont subi le même échec, Napoléon prend son parti. Le royaume des Deux Siciles s'est fait l'allié des Anglais : les Bourbons ne règneront plus à Naples. La Péninsule entière, des Alpes à l'Adriatique, subira la loi française et s'opposera au commerce anglais. Avec l'Espagne alliée, la Hollande sujette, la Prusse achetée et payée par l'Électorat de Hanovre, l'Europe se fermera aux Anglais. L'Angleterre, pour parer le coup, suscite par une surenchère la Prusse qui, tout à l'heure, s'enorgueillissait de ses dépouilles : Napoléon y marche et, lorsqu'il l'a abattue à Iéna, et que, le royaume conquis, il est entré en triomphateur dans la capitale des Hohenzollern, il précise et affirme son nouveau plan de guerre.

L'Angleterre a les mers ; soit ! Il aura, lui, le continent entier, seul marché où l'Angleterre écoule son industrie, ou elle véhicule et détaille les produits du monde. Plus de port qui soit ouvert à ses navires, plus d'entrepôt pour ses marchandises, plus de commerce ; la mer libre, la terre fermée. La première des guerres économiques commence. Pour un intérêt que les peuples et les gouvernements abusés croient politique, et que l'Angleterre s'efforce de leur montrer tel, alors qu'en fait, c'est l'avenir industriel, commercial, financier de l'Europe qui est en jeu, il faut que Napoléon contraigne et tyrannise les goûts, les habitudes, le commerce, la fortune de l'universalité des Européens ; qu'il étende, des bouches du Cattaro au golfe de Finlande, un réseau de douanes si serré que rien ne le traverse des marchandises que les Anglais fabriquent on transportent ; il faut que, partout, à tout instant, il se tienne prêt à réprimer la contrebande et la fraude, car, s'il laisse une fissure, par elle, coulera sur l'Europe l'Angleterre entière ; il faut que, sous la loi qu'il a décrétée, il maintienne tous les peuples qu'il réduit à la misère et dont il trouble toutes les façons de vivre ; il faut qu'il convainque à chaque instant les souverains qu'il a vaincus et dont il a cru se faire des alliés, les souverains qu'il a établis et dont il a cru se faire des feudataires, que, par là seulement, l'Angleterre est vulnérable ; que, par là seulement, la liberté des mers peut être acquise à l'Europe, donc l'essor industriel, commercial, colonial, clone la prospérité, et l'indépendance.

L'Angleterre se défend ; elle engage dans sa querelle chacune des nations d'Europe après l'autre : Dès 1806, durant que Napoléon est à Berlin, elle agite l'Espagne ; après Eylau, Friedland, Tilsit, par quoi Napoléon a cru fermer le cercle, en enlevant aux Anglais leurs derniers marchés, il revient à cette Espagne suspecte à ce Portugal décidément anglais. Conquérir le Portugal ? Soit, c'est affaire d'une marche forcée. A l'Espagne à présent ? Pourquoi pas ? Ne fait-elle pas depuis huit ans tout ce qu'il veut, prévenant ses désirs et s'offrant toute, comme sa reine. Il mettra là un de ses frères, de même que Louis XIV son petit-fils, et point à lutter contre le Savoyard, l'Autrichien ou le Hollandais : non, mais contre les Espagnols, et chacun des royaumes, chacune des villes, chacun des hommes. L'abdication de Charles IV en faveur de Joseph ne vaut-elle donc point le testament de Charles Il en faveur du duc d'Anjou ? Il y manque le huitième de sang espagnol qui coulait aux veines de Philippe V, et, cela, c'est le passé, le temps, la légitimité : surtout, nul, en Espagne, ne croit que, par un frère de Napoléon, l'Espagne puisse être indépendante, tandis que, par un descendant de Philippe IV, tout le monde en était convaincu. Et une guerre s'engage alors, guerre nouvelle où nulle victoire n'apporte de fruits, où, des villes prises, on ne garde, que des ruines et des cadavres, où tout est hostile, la montagne et le torrent, l'église et l'hôpital. où les petits enfants crachent sur les soldats, où les femmes les empoisonnent, où, pour les brûler, les vieillards incendient leurs maisons. L'Empereur n'a point compris : dans sa mentalité, nulle insurrection populaire ne saurait tenir devant un régiment : que ce soit à Paris, ou à Pavie, en Westphalie ou à Panne, cela ne saurait compter. Avec une exécution militaire on en a raison. Alors, il envoie des conscrits qui se font cerner et prendre ; puis, il verse sur l'Espagne, pour épargner des Français, les contingents de ses alliés, des Italiens, des Napolitains, des Polonais, des Westphaliens, des Badois, des Hessois, des gens de Nassau, de Berri, de Francfort, de Saxe, d'Anhalt, de Lippe, de Schwartzbourg, de Waldeck, de Reuss, de Wurtzbourg, l'écume de vingt peuples. Et tout cela passe à l'Anglais qui paye bien, s'embauche à des guérillas cosmopolites, fournit de soldats les régiments britanniques, écume les routes et soutient l'indépendance espagnole. L'Empereur nourrit lui-même la guerre : tout renfort qu'il croit envoyer à ses armées accroit la résistance de l'ennemi.

Partout, en Europe, un flottement se produit ; les vaincus reprennent courage, les légitimes prêchent aux peuples la révolte et la révolution ; l'Angleterre souffle le feu, et jetant ses missionnaires dans toutes les cours, annonce la chute prochaine du tyran. Ainsi fait-elle partir l'Autriche avant que la Coalition don telle assemble les éléments soit formée. Du fond de l'Espagne, Napoléon accourt, et, par un grand effort — car la fortune a cessé d'être constamment — il triomphe encore.

Comment, par quels moyens s'assurer cette Autriche qu'il eut cette fois tant de peine à vaincre et qui n'a pas craint de s'allier contre sa domination aux sociétés secrètes et aux ligues d'assassinat et de vertu ? Comment, du même coup, se faire agréer par l'Europe monarchique, acquérir ainsi une légitimité de reflet, sinon d'essence, et contraindre les souverains à adopter son système politique, en les engageant par des alliances de famille ?

A défaut de la Russie qui se dérobe, l'Autriche offre son archiduchesse. Par ce mariage, il voit sa puissance affermie. sa dynastie fondée. Il se tient, en France, pour le successeur naturel des Bourbons dont il devient le neveu ; il se tient, en Europe, comme pareil aux Habsbourg dont il est le gendre ; il n'en reste pas moins pour la France le soldat de la Révolution dont elle s'émeut qu'il paraisse déserter ta cause ; il n'en reste pas moins, pour l'Europe, le Corse parvenu, dont les aristocrates conjurés méditent l'écrasement ; pour l'Angleterre, l'unique ennemi, celui qui, ayant deviné ses desseins, a porté à les déjouer la hardiesse, la persévérance, la fertilité de moyens, par qui seulement elle pourrait succomber.

Dans l'enivrement de son mariage, de la naissance de son fils, il laisse couler les jours ; il n'en finit pas avec l'Espagne. Il laisse ouverte la plaie qui suppure. Sentant que nulle part on ne se conforme à son esprit, on n'obéit à son plan de guerre, il assume seul le gouvernement d'un empire dont chaque jour il étend les frontières. Il le porte tout entier dans sa tête, il y commande seul, il est, dirait-on, le seul à y penser. De Cadix comme de Hambourg, de Laybach comme de Varsovie, tout arrive à lui, et, de même, tout part de lui. Cela demande, rien que pour la route, des jours et des jours. A la moindre crise nul n'a droit de parer, on attend des ordres. Si les communications s'interrompent, tout est en péril. Révolté par la médiocrité d'êtres qui le servent mal ou qui le desservent, il les a réduits à la passivité. La machine marche par cet unique ouvrier : au moindre grain de sable, tous les rouages seront paralysés.

L'Angleterre, cependant, a levé un autre empire. Malgré l'Espagne toujours en révolte, il se lance dans-cette guerre de Russie qu'il ne saurait éviter ; il entraine à sa suite l'Allemagne frémissante, la Prusse irréconciliable, l'Autriche traîtresse. C'est l'Angleterre qu'il va combattre si loin, mais, la Russie abattue, ce sera fini ; elle ne trouvera plus sur le continent personne pour embrasser sa cause, — cette cause qu'elle dit être la liberté de l'Europe et qui n'est que la servitude des mers.

Il est victorieux par les armes ; il est vaincu par les éléments. A grand'peine, il revient presque seul en France, dans cette France où il a suffi du bruit de sa mort pour ébranler son empire jusqu'aux fondements. L'incendie est partout allumé : c'est la Suède ennemie, puis la Prusse, l'Autriche, les États de la Confédération, l'Allemagne entière ; c'est l'Italie qui échappe, l'Espagne qui, d'envahie, se fait envahissante, la Hollande qui se soulève ; l'Europe entière est ruée contre lui — et par les Anglais. Officiers anglais à tous les quartiers généraux d'armée, émissaires anglais dans tous les cours, à Stockholm, à Königsberg, à Vienne, à Munich, à Naples, partout la haine anglaise qui excite, la roideur anglaise qui commande, l'or anglais qui paye.

Il tombe — avec lui, la France, et sans qu'elle en ait conscience, l'Europe. Il tombe parce que la France s'est divisée contre elle-même, que les Bourbons ont surenchéris des conditions de paix qu'il eût pu subir, mais qu'il n'eût jamais acceptées telles qu'elles anéantissent la puissance maritime de la France. Cette puissance, il l'avait renouvelée et il attendait l'heure de l'employer.

Au 1er avril 1814, il existait sur mer, dans ses ports, depuis Dunkerque jusqu'à Toulon, à Anvers, à Gênes, Venise et Corfou 559 bâtiments de toute force et de tout rang : dont-11 vaisseaux de haut bord à la mer, 21 en réparation, 38 en construction ; 20 frégates à la mer, 18 en réparation, en construction ; le reste, corvettes, bricks, flûtes, gabarres, transports et bâtiments légers. Les Bourbons livrèrent tout ce qui était d'armement terrestre hors des frontières de 1702, dotation des forteresses d'Allemagne et d'Italie, dépôts d'artillerie et de munitions, vivres et provisions de tout genre. Ils livrèrent, avec les places maritimes, les arsenaux et les vaisseaux de guerre aimés qui s'y trouvaient, les matériaux de construction, l'artillerie et les munitions navales. Pour les navires armés, désarmés on en construction qui étaient à Anvers devenu le grand port français refusé pour cela jusqu'à la dernière heure par l'Empereur (35 vaisseaux, 12 frégates, 4 bricks) la France en obtint les deux tiers, à condition de faire retirer ou vendre dans le délai de trois mois tout ce qui lui appartiendrait par .ce partage. Ainsi, pour les Anglais, grime aux Bourbons, plus de Hotte française à craindre. Anvers leur devenait redoutable : Anvers ne sera plus qu'un port de commerce. L'Angleterre trouve à sa convenance les iles de Tabago el de Sainte-Lucie, l'Île de France, Rodrigue et les Séchelles ; elle les garde, et l'Inde tout entière. Ce n'est pas sur la. France seulement que l'Angleterre entreprend, mais sur ceux qui, contraints et forcés, se trouvèrent un temps les alliés de la France : des Hollandais, il lui faut le Cap de Bonne-Espérance, Demerary, Essequibo et Berbice, le district de Bernagore près de Calcutta et l'ile de Ceylan ; des Espagnols, l'ouverture à son commerce des colonies qu'elle se charge de détacher de la métropole, et l'engagement de n'entrer avec la France dans aucun traité analogue ail Pacte de Famille.

Enfin, Malte lui reste et, pour le temps qu'elle veut, elle s'établit aux Iles Ioniennes.

Ainsi, sur toutes les mers s'étend-elle, complétant son système de forteresses et de points d'appui, et fondant sa domination de. façon qu'elle ne craigne plus aucune rivalité. Sur les colonies tropicales d'exploitation, elle ne porte point son ambition, à son ancien domaine des Antilles, acquis avant la fin du XVIIIe siècle — les îles Bahamas, les Barbades, les Bermudes, la Grenade, Saint-Vincent, Antigoa, Montserrat, Saint-Christophe, la Jamaïque, les îles Malouines, la Trinité —, elle joint seulement Sainte-Lucie et Tabago, sur le continent méridional une partie de la Guyane ; au centre, son poste d'observation du Honduras, mais cela ne compte guère pour elle : de territoires qu'il faudrait cultiver par des esclaves noirs, elle n'a que faire. Les Indes lui suffisent, où les habitants, n'étant pas noirs, ne seront pas réputés esclaves, étant qualifiés sujets, et ne seront pas vendus— ce qui est immoral — mais loués—ce qui est pratique. Ce bétail humain en location, le preneur n'a point à le soigner comme s'il l'avait en propriété. Que lui importe qu'il crève et qu'importe au bailleur, qui, dans cet immense réservoir d'êtres à peau grise, puise sans compter, prévenant ainsi les révoltes fâcheuses et remédiant, par une dépopulation raisonnée, aux onéreuses famines ? Les Indes ne voulant pas d'esclaves noirs, mais des natifs qui rendent les mêmes set-vices, pourquoi l'Angleterre tolérerait-elle que, au moyen des noirs, les nations européennes, fissent concurrence à l'industrie agricole des Indes, développassent leur commerce et alimentassent leur marine ? Elle est philanthrope, cette Angleterre, lorsqu'il ne lui en coûte rien. Il lui convient que la traite des noirs soit prohibée, et la France aussi bien que l'Espagne devront unir leurs efforts à ceux de Sa Majesté Britannique pour en obtenir, au futur Congrès, l'abolition par toutes les puissances de la Chrétienté.

Hier, c'était pour en avoir le monopole que l'Angleterre menant la guerre — elle avait alors ses colonies d'Amérique ; — présent qu'elle ne les a plus, c'est pour la supprimer. En même temps qu'elle abandonne généreusement aux Européens les territoires qu'ils devront laisser incultes, l'Angleterre s'attache à accroître ses colonies d'émigration. où ses nationaux trouvent, avec un climat analogue à celui de l'Europe et un travail loisible aux blancs, des richesses naturelles qu'ils exploitent et dont profitera la mère patrie. Ainsi a-t-elle acquis les immenses territoires de la Nouvelle-Bretagne et du Canada avec Terre-Neuve et l'Ile du Prince-Édouard : ainsi, a-t-elle jeté son dévolu sur l'Australie dont Napoléon avait assez pressenti l'avenir pour prétendre s'en emparer ; ainsi, par le cap de Bonne-Espérance s'assure-t-elle, avec la route dés Indes, la pénétration dans l'Afrique méridionale.

Dès lors, tout est prêt pour assurer sa domination exclusive et en favoriser le développement. En même temps que les continents où les Européens peuvent vivre, travailler, subsister, se reproduire, d'où ils recevront les produits agricoles, où ils écouleront leurs produits industriels, et qui, par le transport et l'échange des uns et des autres, assureront à leur commerce et à leur marine une prospérité sans exemple, les Anglais ont acquis des points d'appui et de protection tels qu'ils possèdent en fait toutes les mers ; avec un art infini et une persévérance séculaire, ils les ont choisis, occupés, fortifiés. Ainsi tiennent-ils la Méditerranée par Gibraltar et Malte, l'Adriatique par les Sept lies, la Manche par les lies Normandes, la baltique par Héligoland, l'Atlantique par Sainte-Hélène et l'Ascension, l'Océan Indien par l'Île de France, les Séchelles et Ceylan, l'Océan Pacifique par l'Australie. L'Angleterre est la maitresse de tout ; elle tient tons les débouchés. Bien d'inutile, là dedans, rien de somptuaire. Constate-t-elle qu'une île occupée ne rend pas ce qu'elle attend, qu'elle coûte trop cher pour ce qu'elle rapporte ? Sans hésiter, elle paie, et sans marquer un regret, sans mettre à amener son pavillon un point d'honneur qu'elle trouve vain, elle évacue, au moment qu'elle choisit, la Corse ou la Sicile, les iles Ioniennes, Héligoland ou Sainte-Hélène. Par contre, s'ouvre-t-il une route nouvelle et qu'elle n'avait point pressentie, car son génie est court, elle en occupe les abords, s'en assure la domination et épuiserait, pour s'y maintenir, jusqu'à la dernière guinée de son trésor.

Par la chute de Napoléon, elle a tout, gagné, tout emporté, mais, pour jouir de sou empire, sans trouble et sans crainte, il lui faut une France vassale. La France seule a été et peut, à quelque moment, redevenir une puissance maritime. L'Europe, telle qu'elle l'a organisée, se consumera en rivalités intérieures avant de parvenir à une stabilité telle qu'elle puisse fournir une autre rivale. Cette Europe agricole lui sera une cliente, la fournira de blé, de vins, de bétail, recevra et consommera ses produits industriels.

Mais la France se remue et s'agite. Les Bourbons que l'Europe lui a imposés ont, en moins d'une année, lassé sa patience. A défaut de Napoléon, contraint par eux à revenir de l'île d'Elbe, l'inévitable révolution se ferait par le premier venu — l'affaire Drouet Lefebvre-Desnoëttes le prouve assez. C'est là au premier chef une querelle intérieure. Les Anglais ont trouvé fort mauvais que Louis XIV intervint chez eux en faveur de Jacques II, Louis XV en faveur de Charles-Édouard. Encore, les alliances de famille, les principes communs, la légitimité pareille, pouvaient expliquer que la maison de Bourbon soutint la maison de Stuart ; mais nulle alliance qu'on. sache des Bourbons aux Hanovre, nulle ressemblance, sauf le nom, de la Grande Charte à la Charte octroyée, et, pour la légitimité, les descendants de l'Électrice Sophie, appelés à l'exclusion des héritiers mâles des Stuarts et bénéficiant de la Révolution de 1688 et de l'usurpation factieuse de Guillaume d'Orange, étaient, en vérité, les derniers qui pussent s'en proclamer les défenseurs.

N'importe : le principe de non-intervention dont, par la suite, l'Angleterre fit,  un si brillant usage, n'est alors de mise qu'en ce qui la touche et ne s'applique point au continent, surtout à la France. L'Angleterre échauffe, conduit, dirige la coalition nouvelle. Même elle hasarde de faire combattre ses soldats, trop heureux d'être sauvés par les Prussiens et victorieux par eux. Elle abat le monstre, établit à côté du trône bourbonien, deux, fois restauré par elle, son héros Wellington, à la tête d'une armée d'occupation, et, de la France morcelée dans son territoire, épuisée dans ses finances, désarmée par le licenciement, elle fait une servante à souhait.

Au joug que les Anglais font peser sur leur cou, les rois Bourbons ne sont pourtant pas accoutumés. L'Europe tardivement comprend quelle tyrannie elle va subir. Partisans hier de la légitimité qui leur servait de prétexte pour abaisser et contraindre la France, les Anglais, à présent, se proclament les partisans du droit qu'ont les peuples à disposer d'eux-mêmes. C'est qu'ils y trouvent leur avantage ; l'Espagne a partagé avec eux son commerce exclusif avec les colonies ; ce n'était point assez : il leur en fallait le monopole. Aussi, encourageant et alimentant la révolte des colonies espagnoles, la Grande-Bretagne est la première en Europe qui, par la déclaration du 1er janvier 1825, reconnaisse une indépendance dont elle espère être seule à profiter — traité d'amitié, commerce et navigation avec la République Argentine 2 février 1825 ; avec le Mexique, 26 décembre 1826 —. Partout, même flexibilité des principes au profit des intérêts, même hypocrisie altière, voilant les appétits sous des formules humanitaires. L'Europe s'émeut : les États qui aspirent à une façon d'indépendance se cherchent et se rencontrent. Forte de leur consentement, la France s'émancipe jusqu'à tenter l'expédition d'Alger, à y réussit, à prendre pied dans l'Afrique septentrionale.

Faut-il croire que cet acte d'indépendance a été immédiatement puni par le renversement du trône de Charles X n'était pas ici besoin des Anglais. Au moins, s'ils n'y poussèrent point, ils montrèrent Lotit de suite leur sympathie pour l'homme qui, à l'exemple de Guillaume d'Orange, usurpait le trône de ses aînés el, à l'aide du pays légal, substituait au Droit divin sa quasi-légitimité.

Louis-Philippe répondait si bien à l'idéal que l'Angleterre s'était formée d'un souverain français, qu'elle n'hésita point à lui accorder toutes ses sympathies, en échange de toutes ses complaisances. Dirigeant par-dessus ses ministres et parfois contre eux. la politique étrangère, il la subordonna, durant, ses dix-huit années de règne, à deux préoccupations, l'une familiale et dynastique, l'autre pacifique et anglophile. Toutefois malgré la reconnaissance du droit de visite, l'alliance de 1831, la reculade de 1840, l'entente cordiale de 1841, il ne se subordonna point à l'Angleterre au point qu'il ne lui fit point obstacle lorsqu'il eut à établir ses fils ou ses filles et qu'il ne cherchât point à favoriser une expansion dont trente années de paix avaient développé le besoin. Il a peu à peu conquis l'Algérie : il a étendu la domination française au Sénégal et au Gabon, il s'est établi aux îles Marquises, à Tahiti et aux îles Gambier ; il a entrepris des expéditions qui n'ont pas été sans attester la valeur militaire de nos escadres et l'audace intelligente de nos marins. Sans doute, à chaque fois, l'Angleterre a grincé des dents, menacé de représailles, cherché des chicanes ; les quelques grains de mil que picorait le coq gaulois, qu'était-ce pourtant près de la part que se taillait le léopard britannique ! Après avoir grondé, il s'apaisait, si le coq se crêtait, et, toute réflexion faite, il se fût gardé de passer aux actes. L'Angleterre pouvait appréhender un moment ou, sur le continent, elle eût à débattre des intérêts pour la défense desquels elle eût besoin, non seulement d'une flotte, mais d'une armée.

Ce rôle d'auxiliaire bénévole, elle le réservait à la France avec d'autant plus d'empressement que celle-ci, au contraire des puissances que, depuis le XVIIe siècle, l'Angleterre avait employées contre la France pour assurer sa domination mondiale, ferait la guerre à son compte et à ses frais, et mettrait son honneur à n'en tirer aucun profit.

Cette hypothèse, la plus invraisemblable qu'on pût- concevoir, se réalisa moins de quarante années après Waterloo, le neveu de Napoléon étant empereur des Français. On vit, pour une querelle où les Anglais seuls étaient matériellement intéressés, la guerre s'émouvoir, le gouvernement français tirer l'épée el, à côté d'un fantôme d'armée anglaise qui risquait, à chaque combat, de s'évanouir en fumée, une armée française endurer toutes les fatigues, subir toutes les privations, remporter toutes les victoires, s'acharner avec une héroïque ténacité à détruire le camp retranché de Sébastopol et à arrêter, pour le compte des Anglais, le développement de la puissance russe.

Certes, il y eut des raisons, des excuses ou des prétextes ; mais, en allant plus au fond, en écartant les querelles occasionnelles et les froissements d'amour-propre dont l'Angleterre avait su tirer si bon parti, que trouve-t-on après un demi-siècle ? Le dessein, prémédité par les Anglais, de refouler la Russie dans la mer Noire devenue un lac diplomatique ; de détruire, pour vingt années au moins, une puissance navale dont, pour son commerce, elle craignait le développement aussi bien dans la Baltique que dans la Méditerranée ou les mers de Chine ; de maintenir à l'Empire ottoman une apparence de vie qui en permit le démembrement successif au profit des confuses nationalités qui se cherchaient encore dans les Balkans et qui prohibât la constitution, alors possible, d'un immense empire gréco-slave par quoi, aux empires et aux royaumes soumis au tzar orthodoxe, eussent été soudées, d'abord les provinces que les Anciens nommaient la Dacie, la Thrace et l'Illyrie, puis la Grèce et ses îles, la Palestine et hi Syrie, d'où par l'Asie Mineure eût été rejoint le Caucase conquis. Comment dès lors l'Angleterre, si elle ne l'avait prévenue, se fut-elle opposée à l'invasion des Indes malgré ses flottes mobilisées, impuissantes et ridicules ?

Grâce à la France — uniquement par elle — l'Angleterre triompha de la Russie ; elle ne paya rien, toucha les profils et même de la gloire — tant cette France est naïve. Il y eut mieux : au Congrès de Vienne, en imposant l'abolition de la Traite, elle avait supprimé la concurrence que les colonies des Européens eussent pu faire aux Indes : mais alors, elle avait pour parler l'autorité du bailleur de fonds qui retire sa mise. A présent, pour imposer sa volonté à l'Europe, son prestige militaire pesait peu : celui de la France beaucoup. Il s'est agi pour elle de faire déposer et soutenir par la France une déclaration, analogue sinon plus avantageuse encore que celle de l'abolition de la Traite, et, par la France de l'imposer au monde entier.

Car, sur un seul point, le commerce anglais restait vulnérable : la guerre de course. Maîtresse des mers dès qu'il s'agissait de flottes ou d'escadres à combattre, que pouvait l'Angleterre contre les corsaires qui, de toute baie, port ou crique, s'échappaient malgré le blocus, et, gagnant la haute mer, couraient sus aux navires de commerce, les rançonnant, les vendant chez les neutres ou les détruisant Par un travail mené, sur le continent même, avec une adresse remarquable et une persévérance digne d'elle, l'Angleterre a fait démontrer par des publicistes complaisants, peut-être même désintéressés, que la guerre de course était plus onéreuse pour qui la faisait que à qui on la faisait. Elle a peu à peu introduit cette doctrine dans les manuels et, du même coup, elle a attendri les philanthropes sur les misères de ces commerçants infortunés qui perdaient le fruit de leur labeur, sur l'injustice qu'il y avait à détenir des marins, paisibles citoyens qui allaient à leurs affaires. Ou a répandu ainsi beaucoup d'encre humanitaire, mais on s'est bien gardé de dresser des statistiques, de calculer sur l'exemple du premier Empire ce qu'a coûté et rapporté la guerre de course. Les éléments d'appréciation sont à présent singulièrement difficiles à recueillir et l'on ne saurait penser à former un état auquel devraient contribuer Les archives du Conseil des Prises et les greffes de tous les tribunaux de commerce, durant une période qui s'étend au moins jusqu'en 1838, date des dernières liquidations. Un seul exemple : Pour trente courses opérées, de 1806 à 1844, par des corsaires de Saint-Malo, il y a neuf millions de prises, en moyenne 360.000 francs par course. Il est des courses de six, de sept cent mille francs. Les corsaires, dit-on, sont capturés et détruits par les vaisseaux de guerre : pas tant ; pas sans avoir infligé au commerce de l'ennemi des pertes très supérieures. En dix courses, vingt-huit navires anglais ont été pris ou détruits : trois corsaires ont été capturés. Différence : vingt-cinq navires, plus les cargaisons.

C'est à la pire époque, après Trafalgar ; on n'a vu que cinquante-deux liquidations, s'appliquant à un seul port et ne constituant pas le quart de ses opérations : la période de 1793 à 1801, celle de 1803 à 1806, furent sans doute bien plus favorables les dix-huit millions de bénéfices devraient donc au moins être multipliés par trois Saint-Malo, par la course, n'a pu prendre moins de cinquante-quatre millions au commerce anglais, sans compter les cargaisons et les navires détruits. Or, on a armé des corsaires dans la plupart des ports de France, de Bayonne à Dantzick, dans la plupart des ports des Colonies, et surtout à file de France. Comment évaluer alors les pertes anglaises ; à quel chiffre les estimer dans une guerre contemporaine où, par un nombre médiocre de navires à grande vitesse, le commerce anglais tout entier serait anéanti ou à tout le moins paralysé

Mais l'empereur Napoléon III était chevaleresque, humanitaire et philanthrope. Il lui plut de briser la seule arme qui resta à la France contre les Anglais, Par l'organe de son ministre des Affaires étrangères, il présenta au Congrès de Paris, le 16 avril 1856, et il fit adopter par la plupart des puissances européennes, cette déclaration néfaste qui porte à l'article Ier : La Course est abolie.

Le profit pour l'Angleterre fut immense et l'expérience qu'elle venait de faire des services qu'elle pouvait attendre de la France, mime contre la France môme, l'engagea à l'employer en Chine, au Mexique, en France où, grâce aux doctrines de libre-échange qu'elle avait su répandre et qu'elle avait suggérées à quelques Français naïfs, elle abolit l'industrie née du Blocus continental et protégée par des tarifs nécessaires, ouvrit à ses produits manufacturés un immense marché et reçut en échange, des produits agricoles dont la sortie éleva en France le prix de la vie, donc de la main-d'œuvre, tandis que, dans la môme proportion, l'entrée l'abaissait en Angleterre. Mais sitôt que la France obtint quelque avantage territorial ou tenta de s'établir en quelque colonie, l'Angleterre protesta, se rendit insolente, remua des volontaires, se mit en garde contre d'imaginaires descentes.

Elle ne leva pas un soldat, elle ne bougea pas un vaisseau, elle ne lit pas môme le geste d'intervenir lorsque, en 1870, l'Allemagne accabla la France. Elle se contenta de lui vendre le plus chèrement possible de l'or et des fusils. D'ailleurs, la France tombée, l'Angleterre se trouva vaincue : elle dut renoncer aux stipulations du Congrès de Paris ; à présent il est vrai la chose lui importait bien moins. En retardant, comme elle avait fait, la formation de l'empire gréco-slave, elle en avait rendu la réalisation presque impossible. La carte du monde étant changée, elle y avait pointé les positions qu'elle comptait prendre et qui devaient la mettre à l'abri de toute éventualité.

Ces positions, elle les a toutes occupées depuis trente-sept ans ; elle a triplé son empire en étendue ; elle l'a centuplé en population. Elle a conquis le canal de Suez percé par le génie et l'argent français ; elle s'est emparée des approches et des débouchés : Chypre ici, là Perim et Aden ; elle a acquis l'Egypte entière en en chassant pacifiquement la France ; elle a enlevé d'autorité toutes les parties du continent africain qui sont habitables, et, sous prétexte de régler les points de discussion qu'elle pouvait avoir avec la France, elle s'est, en échange de quelques mètres de sable qui n'étaient point à elle, fait céder la pèche à Terre-Neuve.

Partout, elle suit son plan avec la rigidité impitoyable d'une tradition deux fois séculaire, sans broncher un instant, sans se laisser distraire, sans s'embarrasser de conquêtes superflues ; même fait-elle à la France, avec les territoires vains et vagues dont la possession ne lui importe pas pour le moment, des largesses qu'elle saura retrouver quand ils seront mis en valeur, que l'outillage y sera développé et que au lieu de coûter, ils rapporteront. Elle laisse la France, dans une fringale de colonies, s'annexer sans plan, arrêté, d'immenses espaces que rien ne relie et qui tomberont aux mains du premier qui, maître de la mer, se donnera l'air de les attaquer. Çà et là au hasard d'une fantaisie, d'une tradition, d'Une mortification, pour faire plaisir à un gouverneur ou donner de l'avancement à un général, la France fait une conquête, puis une autre, et une autre, reculant sans cesse les frontières, sans gagner par là ni un revenu, ni une force, y épuisant au contraire les ressources de la métropole, et, par l'extension indéfinie des points à défendre, frappant ceux qui seraient intéressants d'une incurable faiblesse. Ainsi s'attribue-t-elle, à défaut d'un système colonial, des territoires qui font figure d'empire. On avait la Cochinchine. on y joint le Cambodge, l'A imam et le Tonkin — et cela fait dix-huit millions de sujets ; on avait l'Algérie, on y joint. la Tunisie : deux millions de protégés ; on avait Bourbon, ou prend Madagascar arec deux millions cinq cent mille madécasses ; on avait le Gabon et des parties du Sénégal dont on ne faisait rien qu'y mourir ; on y annexe vingt millions de nègres, auxquels on apporte la liberté et la civilisation !

Ainsi, dispersement des efforts et émiettement des forces. Sitôt qu'on croit un terrain sans-maitre, on s'y rue : c'est du sable, c'est de la boue, c'est des rochers, n'importe. Cela-fait des apparences de colonies, avec des réalités de sinécures. L'Angleterre laisse la France jouer à cela, c'est sans importance et sans danger pour elle, mais, lorsque, se lassant d'errer dans des déserts et de faire la chasse aux nègres, la France tente de relier ces éléments épars, de leur donner une cohésion et mie issue commerciale, d'occuper des points stratégique qui en permettent la défense, l'Angleterre met son veto : c'est Fachoda.

Nulle part, d'ailleurs, dans ces colonies, le Français ne peut s'établir, exister, vieillir, travailler, se reproduire. Aussi bien quels Français ? Comment peupler des colonies lorsque la population de la métropole ne se maintient dans une apparence d'équilibre, sans accuser sa décroissance, que grâce à la naturalisation forcée des étrangers résida ut depuis deux générations, grâce au pouvoir prolifique que ces étrangers conservent et emploient, alors que l'indigène, entre le malthusianisme et l'alcoolisme, diminue chaque année, volontairement ou non, sa natalité ? La race est par là modifiée, bien plus profondément que ne l'enregistrent les statistiques, lesquelles tiennent compte de l'immigration restée étrangère, non de la progression des éléments naturalisés à la troisième génération, complètement assimilés pour les droits aux citoyens français et devenus alors administrativement incognoscibles, alors que, physiquement et moralement, ils conservent tons les traits et les vices de leur race, après en avoir, par le déracinement, perdu les vertus.

Dans ces conditions, il est heureux que l'émigration soit nulle ou presque : encore, lorsqu'elle se produit, se dirige-t-elle, non sur les colonies françaises, mais sur des territoires où l'Européen rencontre des conditions de travail et d'existence analogues à celles qu'il trouvait dans son pays. Sur 6.000 émigrants français, 2.500 vont en Argentine, près de 2.000 aux États-Unis : restent 1.500 pour le reste du monde.

A grand renfort de capitaux, moyennant une immense prodigalité de vies humaines, la France prépare, aménage, met en valeur, pour le compte des maîtres de la mer, ces colonies qu'elle ne saurait peupler, et qu'elle ne peut défendre.

Elle est étreinte, en effet, dans un dilemme dont elle ne saurait sortir : par sa population qui ne s'accroit point, elle est an septième rang des nations : elle vient avec ses 38 millions d'habitants après la Russie (102 millions pour la seule Russie d'Europe), les Etats-Unis (76 millions), l'Allemagne (118 millions), le Japon (48 millions), l'Autriche-Hongrie (46 millions), le Royaume-Uni de la Grande-Bretagne el d'Irlande (12 millions), et elle prétend rester une puissance militaire et navale de premier ordre. En même temps, elle s'épuise à recruter, sur trente-huit millions d'âmes, une armée égale à celle que recrute l'Allemagne sur cinquante-huit millions ; et elle prétend avoir une flotte presque égale à celle de l'Angleterre qui n'a presque point d'armée, et dont les intérêts maritimes sont par rapport aux siens comme dix est à un : la flotte de commerce anglaise dépassant 35.000 navires (dont 14.000 à vapeur), jaugeant douze millions de tonnes ; la française comptant 16.000 navires (dont 14.000 à voiles), jaugeant douze cent mille tonnes.

Elle achève de se ruiner par des aventures qu'on dit sociales et qui ont diminué sa puissance de création industrielle par rapport à celle des Autres nations de près de moitié (un tiers, plus un septième).

Mais elle n'y regarde point et, comme sous un vent de folie, elle court à la banqueroute nécessaire.

Seule, sa flotte ne peut rien contre l'anglaise ; seule, son armée ne peut rien contre l'allemande. Aussi a-t-elle et imaginer un système d'alliances qui rétablit l'équilibre. Elle a pu s'attacher raisonnablement à l'alliance russe, bien que cet immense empire l'Ut fragile, et que les subsides qu'il fallait lui payer parussent démesurés pour les services qu'on en attendait. Mais, là elle suivait au moins une tradition et elle trouvait, sinon des intérêts, au moins des dangers communs. Se reprenant de la Russie, atteinte à la fois dans sa puissance militaire et dans son organisme politique, elle se jette aujourd'hui, à la suite d'intrigues qu'on voudrait croire désintéressées, dans une entente anglaise qui déjà a failli lui rapporter la guerre avec l'Allemagne et dont la terminaison pourra être sa destruction comme nation.

L'Angleterre n'a fait à la France tant d'avances que parce qu'elle a besoin d'elle comme au temps de la guerre de Crimée ; mais l'ennemi n'est plus le même. Ce n'est point la Russie qui est en jeu, c'est l'Allemagne. Ce n'est pas la flotte russe qu'il s'agit d'écraser par une double action' militaire et' maritime, t'est la flotte allemande. L'enjeu n'est plus Sébastopol, c'est la France même. Que le territoire français soit envahi et partagé, l'Angleterre s'en soucie autant que des Français tués à l'Alma, à Inkermann et à Malakoff, pourvu qu'elle anéantisse la flotte allemande comme elle fit de la flotte russe ; mais, si c'était payer chèrement l'amitié anglaise des deux cent mille morts de la guerre d'Orient, ce sera la payer plus chèrement encore de notre disparition comme nation.

C'est là ce qui se prépare. Dès qu'une nation arrive à l'hégémonie en Europe, comme la France s'est efforcée d'y parvenir aux XVIIe et XVIIIe siècles ; comme elle a pensé le réaliser au début du XIXe, elle constate que la domination terrestre n'est rien sans la domination maritime. Son armée, si nombreuse, si bien instruite — et par là si onéreuse — marque le pas et piétine sur place, tant que l'essor industriel, commercial, économique n'est pas en rapport avec la puissance militaire. Cette puissance militaire n'a plus pour objet, comme aux temps anciens, de dépouiller matériellement les peuples conquis, mais d'imposer aux vaincus les produits de l'industrie des vainqueurs, d'ouvrir des débouchés au commerce de ceux-ci, de leur créer des marchés avantageux, de supprimer la concurrence.

C'est à quoi Napoléon avait tendu par le Blocus continental : c'est à quoi, malgré qu'il ait échoué pour les marchés extra-européens, il réussit, dans une mesure, pour l'industrie européenne, qui, du fait du Blocus continental, a été contrainte se développer dans des conditions que, sans la guerre contre les Anglais, elle n'eût jamais réalisées.

Mais les industries nationales ne peuvent se contenter aujourd'hui de marchés nationaux, ni même de marchés d'échange européens. Il faut-à celles surtout, qui, comme l'allemande, se sont développées dans des proportions inouïes, 'des marchés mondiaux. Ces marchés ne peuvent être atteints que par la mer ; il faut en être le maitre. De là le choc fatal arec l'Angleterre, et, pour celle-ci, la nécessité de prévenir le moment où la puissance prépondérante eu Europe aura perfectionné son outillage maritime au point de devenir, sur la mer, une rivale dangereuse.

Dans la lutte de l'Angleterre contre la France qui a pâti ? Surtout les nations qui s'étaient faites les soldats de l'Angleterre : certaines ont disparu momentanément de la carte du monde ; toutes ont vu leurs capitales violées et occupées par Napoléon, leur territoire morcelé, leurs sujets rançonnés. Quels qu'aient été les agrandissements qu'elles aient tirés ensuite de la victoire définitive, elles n'en ont pas moins été ruinées pour un siècle — et au profit de l'Angleterre. Le rôle de l'Autriche en 1805 et en 1809, de la Prusse en 1806, de l'Espagne en 1808, de la Russie même en 1812, n'a rien qui soit tentant — c'est celui que l'Angleterre distribue à la France. Il est ingrat. D'autant que l'Angleterre peut difficilement se flatter de grouper contre l'Allemagne une coalition telle que contre la France.

En Europe, l'hégémonie a échappé à la France en 1814, et, par là même, l'Angleterre s'est trouvée la maîtresse du monde. Nulle puissance, de 1815 à 1870, ne s'est trouvée assez forte pour reprendre le rôle que la France avait joué durant deux siècles et pour défendre ; contre l'Angleterre, les intérêts européens, immenses dès lors, mais paraissant plus spécialement français, ces intérêts sont aujourd'hui vitaux. Existent-ils moins parce que la France les partage avec les autres nations ?

La politique de Napoléon n'avait pais été seulement une politique française : si elle eût été telle, et que Napoléon n'eût tenu compte que des intérêts de la France, la révolte de l'Europe contre lui eût été légitime. Mais l'Italie, dès qu'elle échappait par l'unité à la décadence, devait tendre à reprendre, avec sa marine, le rang qu'occupaient jadis Gènes et Venise ; l'Allemagne devait écouler ses produits agricoles et industriels vers les villes de la Hanse qui s'en feraient les commissionnaires par l'univers et atteindraient ainsi une invraisemblable richesse. Pour toutes les-nations feudataires du Grand Empire, il fallait. comme pour la France, si elles voulaient se développer, prospérer et vivre, la mer libre, le commerce libre et la colonisation libre.

Parce que l'hégémonie n'appartient plus à la France, en quoi les intérêts européens ont-ils changé ? En quoi la domination de l'Angleterre est-elle plus tolérable ?

L'axe de la résistance n'est plus le même, mais le rayon de la résistance est identique. Tôt ou tard, pour une raison quelconque, un conflit s'ouvrira sur un des points du monda. Dans ce conflit, l'Angleterre aura pour allié le Japon dont les intérêts, en ce moment, ne sont point contraires aux siens, et à qui elle peut abandonner comme sphère d'influence le Pacifique à condition de se réserver l'Océan Indien. Par suite, les États-Cuis. qui auront à défendre les colonies et les postes qu'ils ont acquis dans le Pacifique, se trouveront les premiers menacés et rejetés vers l'Europe. Dans cette lutte, qui sera rude, la France, en toute hypothèse, a tout à risquer, n'a rien à gagner ; mais, si elle se tient à son rôle de puissance européenne, elle risque ses colonies d'Indo-Chine, et certaines de ses colonies africaines ; si elle se rend une fois de plus le soldat d'Angleterre, elle risque son indépendance nationale.

Quant à penser que, par une guerre, même soutenue par toutes les forces navales de l'Europe et des États-Unis, la domination anglaise sur le monde puisse être sérieusement atteinte, il faudrait un aveuglement que suffit à détruire le moindre examen rationnel des moyens mis en présence : en une guerre maritime où combattront uniquement des navires à vapeur, la victoire appartiendra à celui des adversaires qui aura multiplié et fortifié, sur la face du monde, les points d'appui et les dépôts de charbon. Entre les facilités que trouvera pour se ravitailler l'Angleterre sur toutes les mers, et l'impossibilité où seront les flottes européenne et américaine de dépasser certaines latitudes, qu'on compare.

L'Angleterre serait atteinte sans doute dans son commerce, car les Etats-Unis n'ont pas commis la faute d'adhérer à la Déclaration de 1856, mais, sur mer, elle ne laisserait point d'être à la fin victorieuse. Elle n'est vulnérable — mais elle l'est — que si, de maritime, la guerre se fait terrestre. Bonaparte, là comme partout, a proclamé la vérité : on ne saurait avoir raison de l'Angleterre qu'en la frappant au cœur, en jetant sur ses côtes cent mille hommes qui marcheront aussitôt sur Londres, arrêteront la machine d'où part le mouvement initial. Sans doute, de cette chute de l'empire britannique, naîtront des nations nouvelles, colonies ci-devant, alors républiques ou empires : mais isolées elles ne seront point redoutables pour l'Europe comme elles l'étaient, liées à la métropole.

Et si, avant vingt ou trente ans, ce démembrement de l'empire britannique n'a pas été accompli, il ne saurait plus l'être par les Européens. L'Angleterre a prouvé, en recherchant l'alliance japonaise, cible, pour des intérêts même minimes, elle n'hésiterait pas à prendre pour soldat, à défaut d'une nation européenne de bonne volonté, la racé jaune. Avant vingt ans la Chine sera militarisée par le Japon. Qu'une vague humaine partie des bords du Pacifique vienne s'abattre sur la Russie, réduite par l'anarchie — moins spontanée peut-être qu'on ne pense — à l'impuissance ; qu'elle franchisse l'obstacle, ou l'entraîne pour s'en faire un bélier, comme les eaux débordées avec les poutres des digues renversées ; qu'elle se heurte alors à l'Allemagne, qui peut dire l'issue d'une telle bataille ? Attila succomba dans les plaines catalauniques, mais par quels hasards et devant quelle union ! A présent, pour lui fournir des espions et des armes, il y trouverait les Anglais.

 

Telle sera peut-être pour l'Europe et pour la civilisation occidentale, la conséquence, après un siècle et demi, du triomphe de l'Angleterre sur la France et de la chute du Héros par qui seul nos destinées eussent pu être changées.

 

Arrivé dans ce livre devant ces pages lamentables que je n'ai point écrites sans un frémissement de tout mou être, n'ayant plus à rendre compte que des derniers soubresauts d'une agonie que les Anglais ont pu rendre la plus douloureuse qui ait ému l'humanité, ne sachant, à l'âge que j'ai atteint, s'il nie sera permis d'écrire encore les trois volumes qui doivent terminer cette histoire, rai voulu, du Moins, donner un libre cours à ces idées qui hantent mon esprit depuis trente ans et qui, à quelques-uns de ceux qui veulent bien me suivre en ces études, feront mieux comprendre pour quelles raisons d'admiration passionnée je m'y suis attaché.

Napoléon n'est pas seulement le professeur d'énergie que vénèrent les représentants les plus distingués de la génération qui suit la nôtre : il n'est pas seulement l'exemple détermination du héros ; pas seulement l'homme en qui la fortune a montré ses prodiges, élevant et abaissant tour à tour sa destinée pour la rendre la plus enviable et la plus lamentable qu'ait enregistrée les annales du monde ; il n'est pas seulement l'admirable ouvrier qui, des débris de deux Frances, a édifié cette France nouvelle, battue depuis un siècle par toutes les tempêtes et encore debout ; il est l'incarnation mime d'une politique nationale, aussi vieille que notre France ; il en fut le dernier soldat ; il en a été le martyr.

Mais l'Empereur des Français a été aussi l'Empereur des Européens : partout où il a passé, sa trace est vivante ; son histoire passionne les écrivains ; sa mémoire agile les peuples ; ses enseignements présentent aux meneurs de nations l'unique leçon. Leurs pères ont abattu l'homme : sa doctrine s'impose à leurs appréhensions et les contraint à le reconnaître pour leur chef. C'est lui qui l'a dénoncée comme le suprême péril, cette domination de la mer, dont on croit, cent ans après lui, rédiger la philosophie, contre laquelle on s'efforce de lutter eu créant des ligues maritimes, et qu'on s'imagine pouvoir combattre en construisant à grands frais des navires de guerre. C'est lui encore qui a imposé la seule solution logique du problème, à présent que, délaissant ou presque le marché européen, encombré par les industries nationales, les maîtres de la mer se sont emparés du marché, mondial. Cent ans après Tilsit, l'aventurier corse donne encore ses leçons aux descendants de ceux qui n'ont su ni le comprendre, ni le suivre, et qui, en le renversant, ont cru se rendre libres, alors qu'ils concouraient an triomphe définitif de la plus âpre tyrannie que les nations aient pu jamais subir.

 

Frédéric MASSON.

Clos des Fées. Novembre 1906.