NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VII. — 1811-1812

 

XXVI. — LA FAMILLE PENDANT L'EXPÉDITION DE RUSSIE.

 

 

Juin 1812. - Janvier 1813.

PAULINE. — MADAME. — HORTENSE. — LOUIS. — LUCIEN. — ÉLISA. — CAROLINE. — CATHERINE ET JERÔME. — JOSEPH. — CONCLUSION.

 

Pendant que, au delà du Niémen, s'agitent les armées, l'Europe d'abord écoute, affaiblis par la distance, les cris triomphants qui lui parviennent comme des murmures ; puis, les voix se font plus lointaines, les cris plus indistincts, ils s'éteignent tout à fait. Sur un Bulletin, de temps en temps, les cloches s'ébranlent, les salves retentissent, les Te Deum résonnent, mais ils ne soulèvent l'enthousiasme ni ne secouent l'indifférence. On sait qu'on sera vainqueur ; on y compte ; on en est las. La vie se poursuit sans nouvelles qu'on reçoive, ni qu'on cherche, bien plus apaisée, semble-t-il, que l'Empereur présent. Seuls, s'agitent et se tourmentent ceux qu'un intérêt de cœur attache à ces soldats qui guerroient dans des terres inconnues.

Dans la Famille impériale, comme dans la société et le peuple, il en est ainsi, mais à ceux-là qui sont le plus intéressés au maintien du régime, incomberaient, semble-t-il, des inquiétudes d'un ordre particulier ; rien n'en témoigne ; ils se laissent vivre ; nul ne parait se troubler à l'idée que, gouverné de si loin, l'Empire est fragile et que leur sort à tous dépend de la constance de la fortune impériale. Ceux-là même qui provoquent, par leur ineptie ou leur inconscience, des revers qui auront les conséquences les plus graves, semblent ne point douter que tout ne doive se réparer et que l'adversité n'est point faite pour eux.

Chacun, selon son caractère, suit sa voie et ce n'est point un spectacle qui manque d'intérêt de les voir aux prises avec la vie, alors que celui-là a comme disparu qui fut jusque-là le régulateur de leurs actes. Livrés à eux-mêmes, ils montrent ce qu'ils valent et de quoi ils eussent été capables si Napoléon n'avait constamment porté leur fortune.

 

Le 7 juin, Pauline est partie pour Aix-en-Savoie. Comme par un involontaire pressentiment, à la veille de cette absence qu'elle savait devoir être longue, mais qu'elle ne présageait point éternelle, elle a réglé ses affaires avec les membres de son conseil. Elle leur a distribué des tabatières d'or où est sertie, entourée de diamants, la divine médaille, digne de Syracuse, qui montre à l'avers le profil antique de Παυλίνα Σεβαστου Αδελφη et, au revers, le groupe des Trois Grâces avec la légende Ημων Καλη Βαδιλευε Belle sois notre Reine. On a prétendu qu'à chacune des Grâces la princesse avait servi de modèle : certes, elle l'eût pu, mais si Pauline avait permis à Denon de prendre des croquis, ce faunesque amateur de la beauté n'eût point manqué, pour son agrément et celui de la postérité, d'en tracer sur quelque planche de cuivre un griffonis plus précis et plus indiscret. Quant à Andrieux, le graveur de la médaille, il est hors de cause. Sans doute, comme les autres médailles des sœurs et belles-sœurs de l'Empereur que Denon dirigea, celle-ci n'est qu'une ingénieuse allégorie, mais on s'est si justement accoutumé à rapporter à Paulette tout ce qui est l'expression de la beauté, qu'on recherche naturellement son image partout où l'on rencontre une formule de l'idéal féminin.

Bien qu'elle soit peu donneuse, hormis de ses portraits, la princesse a fait un beau cadeau de 7.600 francs à son cousin Arrighi, duc de Padoue, à l'occasion de ses noces avec Mlle de Montesquiou. Même a-t-elle acquitté les consultations qu'elle reçut de Corvisart en lui envoyant quelques tableaux. Tout est payé des dépenses qu'elle fit, tout est soigneusement rangé dans les deux palais et la domesticité réduite a des instructions précises pour tous les cas.

La princesse, bien qu'elle n'ait point de projets arrêtés, n'a point l'air de compter sur des obligations de paraître. Elle n'emporte point de grandes toilettes et rien que onze parures de demi-caractère ; point de diamants : des camées de Rome, de l'ambre, du corail en facettes, des hyacinthes, des topazes, des chrysolites orientales, seulement, sortant de l'ordinaire, des perles en poire, les parures d'émeraudes et perles, d'opales et perles, de topazes et perles, quelques peignes et des bracelets ; c'est la boîte aux petits bijoux, aux bijoux de campagne. Elle y joint deux portraits : celui de Madame entouré de diamants et celui du prince Camille entouré de perles.

Celui-ci est inquiétant. Pauline se reprendrait-elle à aimer Borghèse. Fi ! D'Aix, elle lui signifiera qu'elle ne veut pas plus aller à lui qu'il vienne à elle, et qu'ils sont bien tous deux où ils sont. Elle refusera les chevaux et les voitures qu'il voudra lui envoyer et lorsque, pour sa fête, il lui adressera un de ses officiers porteur de ses compliments, elle lui écrira qu'elle le dispense de faire aucune attention à elle parce qu'elles lui pèsent.

De son service d'honneur, Pauline emmène peu de monde, sa dame d'honneur, Mme de Cavour, un chambellan, Clermont-Tonnerre, une darne pour accompagner, Mme de la Turbie et la nouvelle favorite, Mlle de Quincy. Mme de la Turbie n'est point une personne indifférente : Par un prodige d'habileté, elle est parvenue à intéresser la princesse, dont elle a réussi à conjurer la jalousie féminine, dans la campagne qu'elle mène et dont le prix se trouvera être un titre de duchesse et une immense fortune. Pauline l'a tout naturellement aidée à gagner la première manche et, en ce moment, la reconnaissance est sans borne.

On a vu que, en 1808, Mme de la Turbie avait été nommée darne pour accompagner. Son mari, l'un des beaux noms du Piémont, avait, dès la formation, le 8 vendémiaire an XIII, été compris dans la Maison de l'Empereur et décoré de la clef de chambellan, enrubannée de 42.000 francs de traitement, mais, la même année, après avoir reçu l'étoile de la Légion le 27 nivôse, il avait disparu des états de paiement et s'était presque retiré à Turin. C'était là qu'on avait pris Mme de la Turbie, lorsque Pauline devait y tenir la cour de l'Empereur. Elle la tint peu, mais les dames piémontaises vinrent faire leur service à Paris. Mme de la Turbie y rencontra M. de Clermont-Tonnerre et se lia avec lui. M. de la Turbie s'avisa d'être jaloux et poussa la galanterie jusqu'à faire briller aux yeux de sa belle épouse la pointe d'un stylet. Procès ; séparation de corps et de biens, divorce ; mais alors, M. de la Turbie, veut enlever son nom à Mlle de Sellon. Grand émoi de la princesse qui a pris vivement parti et ne peut souffrir qu'on débaptise une de ses dames. Elle en réfère à l'Empereur qui répond : J'ai donné à la dame qui est près de ma sœur le titre de baronne de la Turbie — en effet, les lettres patentes du 26 avril 1810 sont au nom de la femme seule — et, comme la Turbie est un nom de fief et qu'il n'existe plus de fiefs en Italie, je veux et j'ordonne que celui qui porte ce nom le quitte incontinent pour reprendre son nom de famille. Ainsi a-t-il prononcé en novembre 1811.

La Turbie, battu, déchu et malcontent, redevient Blancardi Roëro, et la baronne de la Turbie triomphe. Dès lors, pourrait-elle s'assurer son amant par un mariage, M. de Tonnerre étant veuf depuis août 1810 de Mlle de Bruc, mais point si sotte. Elle se fermerait la Cour et devrait démissionner, l'Empereur admettant les hommes divorcés et remariés, non les femmes. Elle attend donc. Bien lui en prend : à la Restauration, M. de Tonnerre retrouvera son titre de duc. Durant les Cent Jours, le 5 mai 1815, étant commissaire du roi de France près du corps d'armée autrichien commandé par le baron de Friment, il légitimera cette longue liaison, à laquelle les Bourbons, au retour, seront plus indulgents que n'eût été l'Empereur, et, en 1837, par un testament en règle, il laissera à Mlle de Sellon sa fortune entière, y compris la terre de Vauvillars, érigée en duché-pairie, sous le nom de Clermont-Tonnerre, par lettres patentes de juin 1775, en faveur de Gaspard de Clermont-Tonnerre, maréchal de France, et frappée d'une substitution indéfinie au profit de ses hoirs. En 1849, la duchesse de Clermont-Tonnerre léguera la fortune ainsi distraite, à ses neveux propres, le marquis de Cavour et le comte Camille de Cavour — cet illustre Camille qui, filleul de Pauline et de Borghèse, aura déjà été inscrit dans le testament de la princesse pour un legs de mille écus romains, — et l'Italie nouvelle devra ainsi beaucoup, sans le savoir, aux fructueuses amours de Mlle de Sellon.

En attendant, bien qu'elle n'ait point de ressources qu'on lui connaisse, hors son traitement, la baronne de la Turbie est des élégantes de la Cour. En deux mois, de mars à avril 1812, elle a fait chez Leroy un mémoire de 4.200 francs et elle s'inquiète peu de qui le paiera. Toutefois, sait-elle bien que ce ne sera pas la princesse et est-elle assez intelligente pour ne jamais rien lui demander de ce genre : aussi sa faveur persiste et la baronne est-elle de tout.

Cette fois, le voyage se passe facilement, et Pauline, assez en santé, s'arrête d'abord à Lyon chez le cardinal.

 

Fesch est arrivé depuis la fin de mars et, bien qu'il se pose en homme résigné et en sujet obéissant, il n'a cédé sur rien et reste pareil à lui-même. N'ajoutez pas à vos peines en pensant aux motifs de mon départ de Paris, écrit-il à sa sœur. Je les ai mises aux pieds de la croix : Dieu sera ma force ; en lui, repose toute ma confiance. Je ne regretterai jamais un séjour où je n'ai pu faire tout le bien que je désirais et où j'étais éprouvé par de continuels tourments de toutes sortes, châtiments mérités peut-être de mon obstination à demeurer si longtemps hors de mon diocèse et de ma prétention à me croire utile à l'Eglise. Il était bien décidé à ne point bouger de Lyon, sauf si Madame venait à Aix ; alors, il l'accompagnerait, mais il devrait demander l'autorisation de l'Empereur, malgré qu'Aix fût situé aux confins de son diocèse et dans sa province ecclésiastique. Cela avait fait avec Madame, qui, dès les premiers beaux jours, avait quitté, pour son château de Pont, Paris où elle ne trouvait rien à son gré, l'objet d'une longue correspondance. Madame tenait pour Bourbonne ; le cardinal avait proposé de l'y rejoindre et de la ramener à Lyon, mais tout en discutant l'efficacité de Bourbonne et en prêchant Aix : Pauline et Julie allaient y venir, ce qui devait tenter Madame, et le cardinal acheva de vaincre ses scrupules en proposant de louer lui-même une maison, d'expédier de Lyon, des chevaux, de l'argenterie, de la batterie de cuisine, du vin, et ses gens pour tous les services. Je ne tiens pas, écrivait-il, à ce qu'ils portent ma livrée ; vous pouvez envoyer la vôtre qu'ils endosseront. Quant aux, valets de chambre, les vôtres et les miens sont habillés de même. Ainsi vous pourriez vous dispenser d'emmener vos gens là De même offrait-il pour la dépense de faire tout ce qui plairait à sa sœur. Comment Madame eût-elle résisté ?

Tant de générosité était surprenante chez Fesch ; et il ne se montrait point sous ce beau jour à son clergé. Les curés qu'il faisait venir de la campagne pour les conférences qu'il avait instituées, se plaignaient tout haut de sa lésinerie. Aux moindres demandes, il répondait qu'il avait à pourvoir ses séminaires, et, eût-il pu ajouter, qu'il se ruinait à Ajaccio où il faisait réparer l'église Saint-Philippe-et-Saint-Charles pour y loger les Frères. Il ne faisait qu'une table avec messieurs ses grands vicaires et il envoyait les gens de sa suite vivre au dehors en leur donnant cinquante sols à trois francs par jour. Cela parait bien couper cette légende selon laquelle, le cardinal étant devenu le centre des opposants lyonnais, des exilés et des protestataires, un dîner réunissait chaque semaine ce petit groupe à l'Archevêché et Mme Récamier y assistait ou apparaissait dans la soirée. Telles n'étaient point les façons de Fesch qui, hors les femmes de sa famille, ne recevait personne du sexe et qui, se sachant surveillé par le commissaire général de Police, n'eût point donné prise en se livrant ainsi à des manifestations publiques.

Ce n'est pas que son opposition ne fût active, mais elle restait secrète comme dans l'envoi de larges subsides aux cardinaux noirs, ou elle s'exerçait dans le domaine religieux : ainsi, avait-il prétendu rétablir des fêtes non concordataires telles que la Fête-Dieu ; dans l'ordre de procession générale qu'il avait fait imprimer, il avait assigné des places à des sociétés ou des corporations que l'autorité civile ne connaissait point et il avait tracé la marche en passant devant le temple des protestants de la Place au Change. Le commissaire général de Police lui avait fait des observations ; il avait passé outre. De même, couvrait-il les prêtres qui, enhardis par sa présence, menaçant à tout propos de son autorité, se montraient, dans leurs sermons, singulièrement agressifs contre les persécuteurs : plus la police se plaignait, mieux les prêtres étaient notés.

Toutefois, Son Eminence, malgré son attachement pour son diocèse ne manquait pas de s'y ennuyer. Le passage de Caroline le 18 mai lui avait été une trop courte distraction. Pauline, après quelques jours, était pressée d'aller à Aix ; elle eût souhaité entraîner son oncle, mais il ne jugea point décent d'accompagner seul une si jeune femme et il voulut attendre sa sœur qui n'arriva qu'à la fin de juin. Alors nouvel embarras : Il est vivement incommodé pendant huit jours par des douleurs hémorroïdales ; de plus, il est de si mauvaise humeur que mieux vaut sans doute qu'il reste chez lui : On ne l'a point fait prévenir du passage de Sa Sainteté. Pie VII, qu'on amène, sans avoir pris son agrément, de Savone à Fontainebleau, eût goûté médiocrement peut-être l'entrevue avec cet ancien ministre à Rome dont les maladresses avaient envenimé ses premières querelles avec l'Empereur, mais Fesch n'eût point consulté le goût du Pape pour s'imposer à lui, pas plus qu'il n'eût sollicité le consentement de l'Empereur. Il disait publiquement qu'il était bien singulier qu'on ne l'eût pas prévenu, que l'administration de la police avait eu bien tort, attendu que, quels que fussent les ordres du ministère en cette partie, l'Empereur n'aurait pas trouvé mauvais qu'il fût averti du passage de Sa Sainteté.

Tout est là : l'oncle de l'Empereur, même disgracié, même exilé, tient qu'il est placé au-dessus des lois et que les dépositaires de l'autorité impériale n'ont aucun droit sur lui. Il tient aussi que nul règlement n'a vigueur devant son caprice et que l'impossible n'existe pas devant sa volonté. Ainsi, le 10 juillet, avant son départ pour Aix, rend-il deux décrets ; par le premier, les élèves du Séminaire métropolitain auront quatre mois de vacances au lieu de deux, ce qui procurera sur la nourriture une économie d'un nouveau sixième applicable aux bâtiments ; par le second, la maison des Chartreux que le cardinal a achetée il y a trois ans, à l'aide des droits qui se paient pour dispenses à l'Archevêché, devra être disposée et préparée pour le 20 ou le 30 du mois, époque que Son Eminence a fixée pour son retour des eaux. Aux Chartreux, l'on a de beaux jardins, un air excellent, une vue admirable, mais les bâtiments, inhabités depuis 1791, sont en délabre, rien n'est préparé pour installer un prince de l'Eglise qui aime ses aises : aussi les grands vicaires s'affolent ; mais Fesch que mènent comme un écolier les chérubins de la Grande aumônerie, aime, en distribuant d'un ton sec des volontés enfantines, se figurer que rien ne saurait plus résister à son génie qu'à son autorité.

 

Parti le 10 juillet avec ses propres chevaux et ses propres relais, le cardinal retrouve à Aix une grande partie des siens : Pauline d'abord qui, depuis Lyon, eut des aventures : du côté des Échelles, elle n'a pu supporter davantage la voiture, a été obligée de descendre, et elle a fait jusqu'à Aix la plus grande partie de la route dans sa chaise à porteurs. Madame, comme toujours en grande intimité avec sa fille, vit très à part avec Mme de Fontanges et M. de Beaumont. Fesch amène de plus l'abbé Lucotte et quelques-uns de ses habitués. Le frère et la sœur semblent fort occupés à prêcher Louis pour qu'il rentre, surtout qu'il ne s'avise point d'aller courir les mers. Il n'y a d'augmentation dans cette société qu'à la mi-août, où Julie vient se reposer à Aix des tracas que lui cause sa royauté in partibus.

Elle doit être excédée, elle qui vraiment n'a point d'ambition et qui se plaît à une vie bourgeoise et tranquille, des appels désespérés que lui adresse Joseph et où, sous prétexte de modération, de désintéressement et d'abnégation, il la charge à tout instant de signifier ses exigences à l'Empereur. Pourvu qu'il ne la force point à le rejoindre, Julie, lorsqu'elle le juge opportun, s'emploie à le satisfaire et, pour l'ordinaire, elle y réussit. Elle est de ces humbles qui ne font que ce qu'elles veulent, qui savent se faire offrir ce qu'elles seraient obligées de demander et qui, étant laides et souffreteuses, inspirent une sorte de pitié qui les fait triompher presque à coup sûr. Elles portent, surtout à ne point agir, une obstination passive qui sied, peut-on dire, à leur personne physique. Qu'y faire ? Comment les vaincre ? Faudra-t-il que l'Empereur fasse conduire de brigade en brigade la reine des Deux-Siciles jusqu'à son trône de Naples, la reine des Espagnes jusqu'à son trône de Madrid ? Si Napoléon lui retire le Petit Luxembourg, elle vivra toute l'année à Mortefontaine ; s'il lui coupe le traitement de prince français, elle empruntera à son frère Nicolas Clary. Conclusion : l'Empereur lui laisse le Petit Luxembourg et le million annuel.

De même, à présent, Julie s'obstine à garder près d'elle sa sœur chérie, Désirée. Or, c'est la femme du prince royal de Suède, et, si la guerre n'est point déclarée entre l'Empire et la Suède, il ne s'en faut guère. Bernadotte, dès la fin de 1810, a notifié à l'empereur de Russie sa ferme intention de trahir son bienfaiteur' et de s'armer contre lui. L'année 1811 s'est passée en espèces de négociations où Napoléon s'est laissé duper ; car l'Empereur n'a pu croire à cette prodigieuse ignominie ; il s'est confié à la reconnaissance, à la loyauté, au patriotisme de celui dont il avait fait la fortune ; en 1812, nul doute ne peut subsister ; l'entrevue d'Abu entre Alexandre et Charles-Jean a consacré et attesté la défection. Et Désirée, depuis son bref voyage en Suède, d'où elle est revenue au mois de juin 1811, s'obstine à rester en France, malgré les invitations réitérées que l'Empereur lui fait adresser d'en sortir par tous les intermédiaires officieux qu'il peut employer. Elle suit Julie de Mortefontaine à Paris, où elle habite toujours l'hôtel rue d'Anjou, que le Premier consul lui donna après l'avoir racheté de Moreau. Vainement, pour la décider, l'Empereur a-t-il éloigné l'ex-conventionnel Chiappe, qui tient à Désirée une compagnie si fidèle qu'il l'accompagne partout. II a chargé Savary de chercher, pour celui que les Bonaparte ont jadis si humblement invoqué en faveur de Lucien, un emploi dans une partie quelconque de l'Empire, à Gènes ou ailleurs, mais à une distance d'au moins 40 lieues de Paris. Ç'a été la sous-préfecture d'Alba Stura où Chiappe a été nommé le 10 décembre 1811, mais Désirée n'est pas plus allée à Alba Stura, qu'à Stockholm, et sa présence à Paris n'est point si indifférente. Elle est trop habituée avec Talleyrand et avec Savary, elle voit passer trop de inonde chez Julie pour que les correspondances qu'elle entretient avec son mari n'aient pas des dangers. Que faire pourtant ? Comment l'arrêter chez la reine d'Espagne et la déporter à la frontière ? Comme à Mortefontaine et à Paris, elle est donc avec Julie à Aix, escortée d'une Grecque, Mme de Flotte, la femme de ce Flotte qui, à Rome, en 1793, causa l'émeute où Bassville trouva la mort. La reine d'Espagne n'a pas une cour plus brillante. Elle n'a plus en France de dames qui soient officiellement attachées à sa personne et certaines qui, comme Mme de Genlis, ont prétendu se pousser près d'elle, ont été soigneusement écartées. Mme Dupuy l'accompagne donc comme amie, et M. Maurice de Balincourt on ne sait à quel titre ; car ce sera seulement le 31 janvier 1813 qu'elle le demandera à l'Empereur pour la suivre comme chambellan et il ne sera nommé que le 9 février.

Au surplus, Julie et Désirée se suffisent fort bien et elles ne font pas plus de bruit que Madame. Il y a à Aix des quantités de gens qui, pour n'être pas de la Famille impériale, font autrement de tapage : la duchesse d'Abrantès en première ligne, puis la duchesse de Raguse, et Mme Doumerc, et Mme Lancinant, et Mme de Sémonville, et Mme de Menou, et M. et Mme de Rambuteau, et Perregaux, et Forbin, et tout Paris, jusqu'à Talma. Aix est à la mode bien que ce soit alors, comme aujourd'hui, la station la moins agréable et la plus chaude que les médecins aient inventée pour faire boire de l'eau à leurs victimes. Les duchesses, telles que Mme Junot et Mme Marmont, font chacune plus de poussière que trois reines et, à leur grande joie, n'ont laissé aux princesses que des chambres qu'elles n'accepteraient point pour leurs premières femmes. Pauline, plus avisée et si fort habituée des eaux, s'est pourtant réservé, sur le haut de la colline, une petite maison, la maison Chevalay, qui serait fort agréable, n'était qu'elle est séparée du chemin par une assez grande vigne. Elle a quelque idée de se distraire[1], car elle n'est point de celles qui vivent d'un seul amour, mais, pour le moment, ses occupations n'ont rien que d'honnête. Sa santé en est la principale et chacun, à part soi, fait des gorges chaudes de cette malade imaginaire. Cette peste de Mme Junot n'a garde de s'en taire et Rambuteau même, si bienveillant d'ordinaire, ne retient pas un sourire. La princesse se plaît à raconter ses malaises, et, aux jours où elle a pris son costume de chaise longue, bonnet d'Angleterre à touffes de rubans et peignoir en mousseline de l'Inde brodée à jour, tout garni de point, on dirait qu'elle ne se soucie plus même d'être coquette ; elle ne parle que médecine, entre dans tous les détails, raconte les diètes qu'on lui impose, diètes de huit jours, après quoi on lui a permis une petite soupe et sans sel ! Sort-elle, va-t-elle avec sa bande en excursion champêtre ; c'est en chaise à porteurs et, à la halte, on lui apporte son lait, son petit lait plutôt, car elle est à la diète blanche.

Cela est vrai : entre les Drs Desmaisons et Bouvier, et le Dr Buttini, venu tout exprès de Genève, il fut ordonné qu'elle prit, de petit lait, tout ce que son estomac pourrait en digérer et encore qu'elle s'en servit en lavements. Car, en dépit de Mme Junot et de M. de Rambuteau qui en rient, Pauline n'est point malade d'imagination seulement. Autrement, outre le petit lait, lui administrerait-on tout à la fois de l'extrait de ciguë, partant de 36 grains pour atteindre 2 gros, de l'extrait de laitue vireuse et de l'extrait de coquelicot ; penserait-on à de petits vésicatoires et appliquerait-on des sangsues ? Comme elle n'est point soulagée, messages à Buttini reparti à Genève et à Corvisart à Paris. Buttini indique des remèdes, sans rien comprendre à la maladie que Corvisart explique, le 22 juillet, avec sa lucidité habituelle. Il ne croit pas, comme ses confrères, à une inflammation s'étendant au foie, au péritoine, aux intestins et ailleurs ; s'il y avait une véritable inflammation, la princesse y aurait succombé depuis longtemps. Il voit surtout une susceptibilité nerveuse exagérée qui, à des époques, produit les anomalies les plus bizarres. Celte fois, au lieu que ces accidents se soient présentés, comme à l'ordinaire, dans une succession plus ou moins lente, ils se sont produits simultanément. Cet ensemble, écrit-il, a dû faire une complication rare de symptômes qui ont fait de tout cela une maladie sui generis et pour laquelle je ne crois pas que le cadre soit encore fait. Malheureuse mille fois la princesse qui l'éprouve ! Malheureux eux-mêmes les médecins appelés à porter les secours de l'art dans un cas aussi ambigu !

Plus tard, le 30 août, Bouvier et Corvisart consultant établissent rétrospectivement la marche de la maladie qui a excité les douleurs les plus cruelles et a nécessité l'application trois fois réitérée de sangsues, d'un grand nombre de vésicatoires ; l'administration journalière de bains d'eau douce, celle de remèdes tempérants de tous genres, de poudres de James, la boisson d'une quantité prodigieuse de petit lait et une diète tellement rigoureuse que la princesse a passé près de quatre semaines sans prendre ni supporter aucun aliment.

Voilà qui donne raison à Pauline contre Mme Junot : de même est-il des lectures que, lorsqu'elle entra en convalescence, elle demande à Talma de faire chez elle. Son Altesse, écrit Mme de Cavour à Decazes, vous recommande de lui envoyer ce qu'il y aura de plus joli, car le silence le plus profond lui est ordonné et la lecture lui est alors une consolation. Mais Pauline a eu le malheur de choisir Molière et le malheur plus grand d'inviter Mme d'Abrantès à entendre Talma lire du Molière ; voilà son crime.

Pourtant, aux fêtes que donne Pauline lorsqu'elle est remise, Mme Junot s'empresse : non seulement aux réceptions quotidiennes où la princesse chante, avec Rambuteau, des nocturnes de Blangini, mais aux parties à Hautecombe, avec toute la société qui est à Aix ; elle se laisse gâter de charmants présents par cette Paulette qui croit Laurette son amie. A la Saint Napoléon, on célèbre officiellement l'Empereur et du même coup Madame mère : le Dr Bouvier, au nom de la Maison, débite un bouquet en prose qui montre assez bien de quelle atmosphère d'étonnante flatterie les princesses sont entourées : Ô vous, s'écrie Bouvier, vous qui, sur la terre, ne devez rien voir au-dessus de votre grandeur, grande par la gloire infinie de l'Empereur, grande par le mérite de vos nombreux enfants, par le haut rang qu'ils occupent ou qu'ils dédaignent, et par les respects qu'ils vous rendent ; grande par la tendre amitié que vous a vouée un frère reconnu pour un des beaux caractères du siècle ; grande enfin par la vénération qu'inspirent à tous les peuples vos fonctions protectrices de la bienfaisance, vos qualités, vos vertus personnelles et cette noble beauté des traits qui, dans votre personne, semble s'être formée de ces qualités et de ces vertus, ne dédaignez point ce bouquet que notre amour a rassemblé et que nos cœurs osent vous offrir : c'est l'hommage que le respect, dans sa sensibilité, consacre au sage objet de son enthousiasme.

Il y a des fêtes plus gaies et sans doute Pauline les préfère. Alors, brille près de Forbin, astre éclipsé, mais dont pourtant le retour de Naples a été accueilli avec joie, un astre nouveau, le commandant Auguste Duchand. Mme Junot a soin de dire que sa faveur est proclamée. Que le commandant soit fort épris, nul doute, mais qu'il ait déjà remplacé Canouville, rien de moins sûr. A la fin d'août, Pauline envoie à son intendant le dessin d'un sabre des plus riches, qui doit être exécuté sur-le-champ avec goût et recherche. Surtout, écrit-elle, n'oubliez pas que les diamants qui orneront la poignée soient placés à vis et puissent se remettre et se retirer à volonté. Plusieurs fois, elle écrit pour presser l'exécution de ce sabre destiné à Canouville : ce n'est point là marque de rupture. Pourtant, Duchand pousse sa pointe. Il est un des officiers à la fois les plus beaux, les plus braves et les plus appréciés de l'armée : il a trente et un ans. Sortant de l'Ecole polytechnique, il a servi d'abord dans l'Artillerie de la marine, avant d'entrer dans le Corps impérial. L'Empereur, qui l'a distingué durant la campagne d'Austerlitz, l'a nommé le 21 juillet 1808, l'un de ses officiers d'ordonnance. C'est lui qui, à Madrid, a contribué le plus à la grâce du duc de Saint-Simon, pris les armes à la main et condamné à mort par une commission militaire. Promu chef d'escadron et resté en Espagne, d'abord avec Sébastiani, puis avec Suchet, il a, cet artilleur qui seul dans l'armée s'obstine à porter le pantalon rouge, adopté une tactique à laquelle rien ne résiste. Il porte ses batteries à portée de pistolet de l'ennemi et il le mitraille. A ce jeu, il a reçu au siège de Valence une blessure sur laquelle on l'a cru mort. Il s'en est tiré, est rentré en France et, le 17 avril, a obtenu de l'Empereur un congé de convalescence, avec solde entière, pour aller aux eaux d'Aix. Si, comme le dit Mme Junot, il se faisait porter par son ordonnance pour traverser la vigne de la maison Chevalay, ce n'était pas crainte de crotter ses bottes vernies, mais faute de pouvoir marcher. La blessure qu'il avait reçue n'était point pour rire, car le congé accordé le 17 avril fut renouvelé le 1er novembre, jusqu'au ter janvier, et cela quelque besoin qu'on eût alors d'hommes comme Duchand.

Sûrement, il aimait Pauline et la compagnie de Duchand ne déplaisait point à la princesse ; même fut-il le seul qui resta près d'elle, car peu à peu tout le monde a quitté Aix : Madame, le 23 août ; le cardinal un peu plus tôt, assez mal en point, les eaux ayant été pour son système sanguin, dit Corvisart, un excitant sinon dangereux, au moins trop puissant ; Julie, sur la nouvelle de la bataille des Arapiles qui l'a atterrée ; toutes les belles dames à la fin d'août, parce que la mode le commande ainsi. Sans doute, vers la fin de septembre, l'impératrice Joséphine est arrivée, mais Pauline ne l'a jamais goûtée et ne la goûte point davantage. Pourtant elle ne part point. C'est que, lors de sa maladie, Corvisart a été très net : Les climats chauds, a-t-il écrit, sont, je crois, une condition sine qua non pour arriver à ce but d'un grand soulagement et de guérison. Je n'ai jamais cessé de le répéter à la princesse, à l'Empereur, à toute la Famille ; je n'ai jamais cessé de m'irriter contre toutes ces pratiques de l'étiquette auxquelles Son Altesse Impériale était forcée de se soumettre, si quelquefois elle ne le faisait de son gré. Je n'ai jamais fait composer la médecine avec aucun de ces genres d'obédience : j'ai parlé hautement, mais j'ai parlé dans le désert. Justice doit m'être rendue à cet égard.

Rentré à Paris, Bouvier a étudié avec Corvisart les moyens de remettre la princesse après une atteinte aussi fâcheuse. Ils ont déclaré qu'il serait indispensable de faire concourir tous les moyens de l'art et ceux de la nature. Entre ces derniers, ont-ils dit, celui que nous jugeons le plus indispensable est l'habitation pendant l'hiver d'un climat doux et tempéré et ils ont terminé en écrivant : Estimant qu'il importe essentiellement au rétablissement de Son Altesse de ne pas tarder à gagner les pays chauds, nous pensons qu'elle doit y être arrivée à l'époque de l'équinoxe prochain pour n'en revenir qu'au printemps de 1813 et qu'elle doit dès aujourd'hui en solliciter la permission.

C'est cette permission qu'attend Pauline ; demandée dans les premiers jours de septembre, elle ne peut arriver avant le début d'octobre, en admettant que l'Empereur, qui croit peu à la médecine, n'y voie pas un nouveau caprice et l'accorde tout aussitôt. Le temps passe et l'équinoxe arrive : Ma santé, écrit Pauline le 17 septembre à Decazes, est toujours bien faible et je souffre beaucoup de nies douleurs de rhumatisme. — Ma santé, écrit-elle à un de ses gens d'affaires, exige que j'aille dans le midi et je ne puis m'en dispenser d'après l'avis des médecins. Lasse d'attendre, elle a fixé au 3 octobre la date de son départ ; d'Aix elle ira à Lyon, où elle s'embarquera sur le Rhône pour son grand voyage.

Mais voici qui renverse tous ses projets. Le 27 septembre, arrive à Paris, avec la nouvelle de la victoire de la Moskowa, l'annonce de la mort de Canouville. Les détails que vous donneront les journaux, écrit à l'intendant David M. de Saluces, qui accompagne l'Empereur comme écuyer, porteront la tristesse dans votre âme, comme ils livreront au désespoir une haute et puissante dame. Canouville n'est plus et, couvert de son sang, j'ai trouvé sur sa poitrine un portrait dont la ressemblance frappante eût trahi et compromis l'original ; seul je l'ai vu et anéanti. Pauline, qui ne sait rien encore, s'inquiète de ne pas recevoir de lettres. Nul n'ose pourtant lui parler ni lui écrire. A la fin, quelqu'un s'enhardit et, aux questions qu'elle pose, répond en envoyant le titre et la date d'un journal ; rien de plus. Vous aurez su, écrit le 25 octobre, le maître d'hôtel Ferrand, que l'affreuse nouvelle est connue maintenant et, depuis ce jour, cette intéressante dame est dans une affliction dont rien ne peut donner une juste idée... Il faut en être témoin pour se le bien persuader... Ce vous sera bien remplir les intentions de Madame que de donner vos soins à recouvrer les divers objets dont vous me faites l'honneur de me donner avis... Le temps viendra où on pourra quelquefois lui parler d'une perte qui lui est si douloureuse... Elle ne fait que pleurer, ne mange plus et sa santé s'altère... J'espère que le voyage apportera un peu de soulagement à des peines aussi vives.

Le départ a été fixé au matin du 27 ; on ne part que le 28 ; sur le lac du Bourget, on a un roulis affreux ; le 29, on arrive à Lyon, où la princesse reste quelques jours à l'archevêché. Le 6 novembre, elle est à Tarascon, très fatiguée et très changée. Le 7 elle en part pour coucher à Orgon ; le 8 elle est à Aix et le 9 à Marseille où elle séjourne.

Là quelque distraction lui vient et commence son effet. Au commencement de septembre, le duc de Rovigo a été informé par le commissaire spécial de Mayence, M. Berckheim, que des offres considérables étaient faites par la maison Kaula, de Hanau et de Stuttgard, pour l'achat d'un premier lot de la dotation attribuée à la princesse en Westphalie, consistant dans le château de Philipsrech, les forêts et autres dépendances, qui allait être aliéné à une maison de Francfort : c'est un objet de 750.000 francs. Le conseil de la princesse a aussitôt délégué Decazes pour aller, sur les lieux, s'assurer si, dans un premier marché, il n'y a pas eu collusion entre l'intendant de la princesse et les acheteurs. Decazes revient avec des informations sérieuses et, tout aussitôt, Pauline s'émeut à l'idée que ce bel argent pourrait lui acheter, aux environs de Paris, une terre à son gré. Elle ne se plaît pas à Neuilly, elle a dû renoncer au Raincy que l'Empereur vient de prendre ; mais il y a Petit-Bourg dont on lui a parlé et qui est à Perrin, le fermier des Jeux. Que le duc d'Antin l'ait illustré, que la duchesse de Bourbon l'ait rebâti, Pauline n'en a cure, mais la terre lui semble convenable, si elle réunit tous les avantages que sa santé exige, c'est-à-dire une belle exposition, un air sain et exempt d'humidité. Ce sera à Decazes de visiter tout, do prendre un plan de la maison, de voir si elle serait assez grande et assez belle pour que la princesse y fût commodément et convenablement, maison, chevaux et tout ce qui est à sa suite ; si les jardins sont bien plantés et en bon état ; si les revenus de la terre sont réels, et elle aligne les questions avec un détail, une précision, une ardeur qui prouvent que l'ombre de Canouville commence à s'estomper. Et Decazes n'est pas seul mis en mouvement ; le ministre des Finances et le ministre de la Police sont requis d'aller à Petit-Bourg ; après quoi, sans que Pauline ait rien vu, on conclura. Mais c'est là un projet comme tant d'autres : au moins celui-ci l'aura-t-il distraite, et de sa douleur qui s'efface, et de ses souffrances qui l'ont reprise.

Le 3 décembre seulement, elle arrive à Hyères, où elle espère trouver la santé. Ce voyage est insupportable, écrit le 7 Mlle de Quincy ; faudra-t-il qu'il dure encore longtemps ? La santé est toujours la même. Elle est ici depuis quatre jours et ne s'en trouve pas mieux. Elle a voulu reprendre le lait qui ne passe pas. Elle recommence les soupes. Les douleurs sont aussi violentes. On a remis des vésicatoires. Cela est désolant. Que Dieu nous aide !

En vérité, voilà de quoi faire une belle amoureuse. Bien plutôt a-t-elle affaire du De Peyre, son premier médecin, qu'elle a tout exprès appelé de Paris que de Duchand qui demeure désormais attaché à son char. Elle est très malade, de plus en plus faible, et Peyre, qui ne comprend rien à ce cas extraordinaire, ne trouve à prescrire que des eaux de Vichy et des eaux de Seltz naturelles.

 

En quittant Aix-les-Bains, Madame est d'abord venue à Paris où, le 2 septembre, elle a reçu la visite de Marie-Louise : deux jours après elle est allée dîner à Saint-Cloud. Nulle intimité entre ces deux femmes : Comment y en aurait-il ? Mais l'éducation familiale et dynastique a si fortement tracé sur l'Impératrice que, non seulement elle ne manque à rien vis-à-vis de la mère de son mari, mais qu'elle la prévient en tout, de façon qu'on pourrait croire à la plus extraordinaire sympathie. Tout cela n'est que de formes, de surface et d'apparence et rien n'en subsiste. De Paris, Madame va s'installer à Pont pour septembre et octobre. Elle y a une vie singulièrement remplie ; car, bien qu'elle n'écrive guère de sa main, une correspondance infinie part d'elle et aboutit à elle : Lyon, Paris, Mortefontaine, Aix, Gratz, Madrid, Florence, Naples, Worcester, elle est au centre de tous ; et de là elle se fait, entre ses enfants, la distributrice des nouvelles, nouvelles plates et sans couleur, écrites en une langue qui semble traduite — et n'est-ce pas ainsi ? nouvelles uniquement de famille : Un tel va bien... Une telle est partie... Celui-ci est à tel endroit... Cet autre va venir. Cela suffit pour que chacun soit au courant et sache où prendre le frère ou la sœur dont il a besoin. Madame ne se contente pas de tenir le bureau d'adresse, elle fait l'homme d'affaires. Sur chacune des questions qui intéressent ses enfants, elle a l'attention éveillée ; elle répond avec une précision qui ne se lasse point à chacune des demandes et elle poursuit avec une ténacité singulière les grâces qu'elle s'est déjà vu refuser. Ainsi, pour Louis, deux ans après qu'elle n'a pu réussir à lui procurer la société de Bylandt, elle s'occupe encore de celui-ci, elle se tient au courant de ce qu'il fait pour en entretenir son

Je ne saurais, lui écrit-elle, vous donner de meilleurs renseignements que ceux que je vous ai mandés dans mes précédentes sur votre aide de camp. Il est parti pour l'armée en qualité de chef de l'état-major d'un général que je ne connais point. Il m'a paru heureux d'avoir obtenu cette place ; à la vérité, il était bien malheureux en ce moment quoique Paulette et moi fussions venus à son secours plus d'une fois. Cela n'est qu'un exemple entre mille.

En Corse, elle et Fesch règnent : rien ne s'y fait que par leur volonté et avec leur aveu. Arrighi, le père du duc de Padoue, qui y est préfet, prend leurs ordres en tout et nul fonctionnaire n'est nommé sans leur visa. Si un continental, sous prétexte qu'il est militaire, s'avise de les contrarier, il ne pèse guère, eût-il dix fois raison, et les mesures qu'il a proposées sont tout aussitôt révoquées, fussent-elles les seules à prendre pour prévenir un mécontentement qui, s'il ne se traduit pas encore par des révoltes, conduit déjà à des ententes avec l'étranger. L'attachement des Corses pour une cause, un pays ou un homme, est toujours subordonné au bénéfice qu'ils en tirent et si, pour le moment, ils subissent le clan Bonaparte, d'abord à cause de ses largesses, puis parce qu'il tient, comme de l'an V à l'an VII, tous les ressorts d'administration, le feu couve sous la cendre et le clan adverse attend ses revanches. Il y a, en Corse, un patriotisme corse, il n'y a nulle part de patriotisme français. Napoléon a fait fortune en se mettant au service de la France, soit, mais Pozzo n'a point mal réussi en se mettant avec les Russes, ni Macirone en restant avec les Anglais. Pourquoi pas Pozzo aussi bien que Bonaparte ? La pluie tombe vraiment depuis trop longtemps sur l'en deçà des monts ; au delà réclame sa part, qu'elle vienne des Anglais, des Russes ou du diable, car on n'y a pas de préjugés.

Il y a encore, pour Madame, les devoirs de protectrice des sœurs hospitalières ; chaque semaine, elle donne sa décision sur quelque vingt-cinq placets, mais là elle a son secrétaire des Commandements, et Guieu étant mort le 2 mars 1812, c'est à présent Decazes.

Tout cela l'occupe. Elle rentre à Paris le 27 octobre, quatre jours après l'attentat Malet auquel elle ne semble rien comprendre. Vous avez lu dans les journaux, écrit-elle à Louis, la nouvelle de l'émeute ou plutôt de la farce qui a été jouée à Paris le 23. Je n'y étais pas encore. Les malheureux paient leur sottise de leur vie et tout est calme et tranquille dans la capitale aussi bien que dans tout le reste de l'Empire. Et elle reprend tranquillement sa vie. Elle va à Saint-Cloud voir le Roi de Rome ; elle reçoit à Paris les Infantes, et, comme d'ordinaire, passe un temps de l'automne à Mortefontaine, chez Julie toujours souffrante depuis son retour des eaux. Elle reçoit l'Impératrice à dîner le 18 novembre, avant la représentation des Français, puis il y a les spectacles et les cercles d'obligation. Elle a enfin ses petits-fils, les enfants de Louis qu'elle trouve grandis et bien portants lorsque Hortense les lui envoie de Saint-Leu. Napoléon, écrit-elle au père, n'a cessé de parler de vous à son ordinaire. Je ne saurais assez vous dire combien il se rend de plus en plus intéressant tous les jours.

 

D'Hortense, elle ne parle point, et la guerre sourde continue. Hortense, qui a eu quelque temps sa mère à Saint-Leu, l'a quittée vers la fin de mai pour venir à Aix-la-Chapelle. Malgré que la société n'y fût pas aussi nombreuse qu'à Aix-en-Savoie, elle serait encore plus que suffisante pour que la reine passât agréablement sa saison, n'était le mauvais temps qui lui fait regretter la Savoie et lui fait dire que Saint-Leu lui vaudrait mieux que les rues d'Aix. D'abord elle a amené Mme de Broc, Mlle Cochelet et M. de Marmol ; puis elle rencontre Mme de Rémusat et son fils Albert lequel, quoique maladif et peu développé, n'en est pas moins un camarade pour les princes ; Mme de Nansouty, sœur de Mme de Rémusat, qui est agréable, la maréchale Ney, toute heureuse de retrouver sa sœur Mme de Broc, Mme Lavallette, si douce malgré ses tristesses ; et encore M. Fraser-Frisell, ami des Rémusat, surtout ami des Guitaut, de Joubert et de Chateaubriand, un Anglais fort considéré pour ses bonnes façons et son esprit qui, seul excepté des lois contre ses compatriotes, a reçu en 1803, du Premier Consul, sans l'avoir sollicité, non seulement la permission de rester à Paris, mais de voyager dans toute la France. Il y a le préfet Ladoucette qui, paraît-il, réserve si bien ses grâces pour les princesses qu'il est à peine poli pour les particulières ; il y ale maire, M. Gualsa, qui regrette l'ancien préfet Lameth et n'en fait pas mystère ; il y a enfin, pour égayer les soirées, la comtesse de Salm-Reifferscheidt-Dyck, célébrée jadis au Lycée des Arts, aux Lycées de Paris, de Toulouse et de Marseille, sous le nom plus vulgaire de Mme Pipelet. Elle est, des femmes poètes, la plus belle, la plus riche et la mieux titrée ; belle avec de ces grands traits qu'on dit à la grecque et qui feraient détester la beauté ; riche, car déjà de son mariage avec Pipelet, dit Pipelet III, chirurgien-accoucheur, mariage rompu en 1799 par le divorce, Constance-Marie de Théis, qui aime autant s'entendre appeler Sapho parce qu'elle a mis Sapho en tragédie mêlée de chant que le Boileau des femmes parce qu'elle a produit quantité d'épîtres, a conservé de notables biens, et, de plus, en 1802, elle a rencontré un Altgraf de Salm, qui, conquis par sa gloire, lui a offert son cœur, sa fortune et son titre. Elle habite depuis lors Dyck, Aix-la-Chapelle et Paris, mais, ailleurs qu'à Paris, son auditoire est restreint. Aussi, dès qu'Hortense arrive, s'empresse-t-elle de se faire présenter. Elle y a tous les droits, son mari pardon ! — son époux, ci-devant prince, est à présent comte de l'Empire, chancelier de la 4e Cohorte, lieutenant de louveterie et député au Corps Législatif ; de plus, philosophe botaniste, dissertant sur les aloès. Elle apporte, avec sa personne, un album en deux volumes, plein de vers de Lemercier, Chénier, Lalande et Cie. Elle débite les siens. Elle est installée dans le fauteuil de la reine et lui étale toutes ses richesses. Elle égaie tout ce petit monde : elle ne marche pas sans son album, cite à chaque instant cette petite littérature secondaire de l'Institut, Lemercier, Laya avec qui elle est fort liée, mais bonne femme malgré tout, très naturelle, et puis une telle confiance, un si grand empressement de dire ses vers, un moi si continuel et en même temps si renaissant qu'elle est très divertissante.

Hortense a grand besoin de cette distraction ; elle est souffrante des eaux et triste du mauvais temps, mais elle n'en est pas moins aimable. En parlant de la reine, écrit M de Rémusat à son mari, je ne puis assez te dire quel charme je trouve à l'intimité de sa société. C'est vraiment un caractère angélique et une personne complètement différente de ce qu'on croit... Elle est si vraie, si pure, si parfaitement ignorante du mal ; il y a, dans le fond de son âme, une si douce mélancolie ; elle paraît si résignée à l'avenir qu'il est impossible de ne pas emporter d'elle une impression toute particulière. Sa santé n'est pas mauvaise ; elle s'ennuie de cette pluie parce qu'elle aime à marcher, elle lit beaucoup et parait vouloir réparer les torts de son éducation à certains égards. L'instituteur de ses enfants la fait travailler sérieusement. Ainsi Hortense est-elle restée la bonne élève de Mme Campan, ainsi se remet-elle spontanément sous la férule de l'abbé Bertrand, le maître de la grande classe ; ainsi garde-t-elle, cette femme qu'on pourrait croire experte, un côté d'enfance, une forme d'innocence qui touche à l'inconscience. Si Mme de Rémusat, qui n'est point naïve et qui porte sur les femmes un regard sans cesse averti, la juge comme elle fait, peut-être n'a-t-elle pas si tort. Une rouée ne se conserve pas pour un seul amant et elle n'a garde de se laisser faire un enfant.

Soudain, une alerte très vive. Le 8 juillet, le prince Napoléon s'est levé le matin avec de la fièvre et un grand mal de cœur. La fièvre dure encore, écrit Mme de Rémusat ; M. Lasserre ne lui trouve pas un caractère grave ; il soupçonne, sans l'assurer encore, une maladie éruptive. La pauvre reine est dans une inquiétude qui fait mal. Tout le monde s'efforce de la rassurer, mais les mères ne se rassurent pas. Elle moins que tout autre, car elle qui, des six mois durant, abandonne ses deux fils à quelque cent lieues, sans en avoir remords, s'affole lorsque, elle présente, ils ont le moindre malaise, les veille jour et nuit, les soigne elle-même, ne vit point qu'ils ne soient rétablis. A Aix, toutes les angoisses de La Haye lui remontent au cœur ; elle expédie courrier sur courrier à sa mère qui est sur le point de partir pour Milan où elle doit assister eux couches de la vice-reine ; elle veut Corvisart, qui est retenu par un rhumatisme, elle voudrait la Faculté entière, car il faut qu'elle sauve son enfant. Il a la scarlatine et n'est en danger que deux jours, mais le monde en a retenti. Joséphine en a retardé son voyage ; l'Empereur en a été instruit ; Louis a eu chaque jour des nouvelles par la gouvernante ; la maladie du petit prince est devenue une affaire d'État.

N'en est-elle pas une ? A défaut du Roi de Rome, le prince Napoléon, bien qu'on semble à présent l'oublier, est l'héritier de l'Empire. Sur ces têtes fragiles repose l'avenir de la monarchie universelle. L'Empereur a pris une telle confiance en sa fortune qu'il ne s'est point inquiété. Ma fille, écrit-il de Vitepsk à Hortense le 29 juillet, j'ai vu avec peine par votre lettre du 12 que Napoléon était malade et j'ai appris avec plaisir, par celle du 14, qu'il était hors de danger. J'avais compté sur cette prompte guérison, sachant combien une mère est prompte à s'alarmer. Ces sentiments, pour médiocrement vive qu'en soit l'expression, contrastent pourtant avec ceux qu'inspire à d'autres membres de la Famille l'annonce du danger que court le grand duc de Berg. Toutes sortes de combinaisons se forment qui montrent assez comme ont été accueillis les doutes injurieux de Louis sur la légitimité de son second fils. Tu verras par la lettre du comte de Winzingerode, écrit Catherine à son mari, la maladie du petit Louis-Napoléon, la probabilité de sa mort, les réflexions du comte de Winzingerode sur la réversibilité du grand-duché de Berg. Je crois très intéressant de t'informer de tout ceci, quoique je sois persuadée que tu feras la même réflexion que moi sur l'impossibilité de l'ôter au dernier des princes, sans déshonorer ses parents et, par conséquent, sur l'impossibilité de faire des démarches. Partout ailleurs, c'est, de la part des Bonaparte, même de la grand'mère, qui pourtant a paru aimer cet enfant, la même sécheresse. Si l'on se fait part, de sa mort probable, c'est avec des mots brefs dont nulle tendresse ne s'exhale. Comme Madame parlait autrement de la mort du fils d'Elisa ! Le Divorce n'a point assouvi les haines ; en face des Beauharnais, les Bonaparte veillent toujours en armes. Même cet enfant, que pourtant ils reconnaissent pour Bonaparte, est, à cause de la mère qui le garde, compris dans la proscription.

Par contre, d'Hortense, Marie-Louise se rapproche chaque jour, en cherchant toutes les occasions. Lorsque la reine, quittant Aix où elle est comme en quarantaine à cause de la contagion, a conduit son fils à Spa pour achever sa guérison, Marie-Louise, par une délicate attention, n'a garde d'omettre la fête de son neveu auquel elle écrit cette jolie lettre : A Son Altesse Impériale le grand-duc de Berg, Monsieur mon neveu, à Spa. Mon cher neveu, je ne veux pas laisser passer ce jour sans vous écrire pour vous adresser mes sincères félicitations pour votre fête. Il me serait impossible de vous dire tous les vœux que je forme pour vous, ils seraient trop nombreux. Je suis sûre que vous continuerez à faire la consolation de votre bonne maman en devenant tous les jours plus aimable et plus raisonnable. J'ai été enchantée d'apprendre que vous étiez entièrement guéri. J'attends avec bien de l'impatience le moment de votre retour pour vous assurer de toute mon amitié. Je vous envoie une caisse de joujoux qui, j'espère, vous amuseront. Ma santé ainsi que celle de votre petit cousin est bonne. Parlez à maman quelquefois d'une sœur qui la chérit tendrement. Je ne lui écris pas aujourd'hui, car je suis très fatiguée de toutes les réceptions. Ce sera donc à demain. Embrassez bien Louis en mon nom et croyez au tendre attachement de votre très attachée tante. Cela est-il du ton ordinaire de tante à neveu — de tante impératrice à neveu de huit ans ? Cela ne prouve-t-il pas une correspondance établie et soutenue avec Hortense ? N'y a-t-il pas là une manifeste intention de plaire à l'enfant en le traitant comme un homme et, sous ces formes de protocole à l'allemande, ne sent-on pas quelque chose qui sort de l'habituelle banalité courtoise que Marie-Louise répand dans ses lettres à la Famille ?

Au surplus nul doute que la liaison des deux femmes ne soit habituelle : dès qu'Hortense est revenue à Saint-Leu, elle s'empresse à Saint-Cloud où on la trouve une fois au moins chaque semaine. Le 29 août et le 6 septembre, elle dîne avec sa belle-sœur ; le 44, c'est le tour de l'Impératrice de passer à Saint-Leu la journée entière ; le 27, la reine est à Saint-Cloud ; le 3 octobre, l'Impératrice lui écrit : Ma chère sœur, je vous verrai avec bien du plaisir dîner chez moi demain. Depuis votre arrivée, je n'ai pas encore eu l'occasion de vous voir une fois seule et de vous dire toute la tendre amitié que j'ai pour vous. Je vous envoie un pantin que j'ai promis depuis longtemps à Napoléon et qui n'a été fini qu'aujourd'hui. Je n'ose pas engager vos enfants à dîner parce que je sais que vous n'aimez pas que les heures de leurs repas soient dérangées. Je vous prie de croire à tout le tendre attachement que vous a voué pour la vie votre sœur.

Ce sont, d'une maison à l'autre, des allées et venues continuelles. Sans doute Mme de Montebello s'y emploie et, étant au pis avec la plupart des princesses, elle ménage la reine qui ne saurait lui porter ombrage et dont la rapprochent quantité de souvenirs et des opinions assez semblables sur beaucoup de gens ; mais cela ne suffit point, Marie-Louise y va de son propre goût, en l'absence de toute autre société. Elle ne saurait trouver grand agrément à Julie toujours malade, qui ne paraît qu'aux grandes occasions et qui vit dans un cercle de famille où l'Impératrice n'a que faire. Si donc Marie-Louise vient une fois à Mortefontaine où Carême a mis tous ses talents à lui présenter un grand goûter à l'allemande, c'est contre dix fois à Saint-Leu.

Hortense, dès qu'elle a appris l'attentat de Malet, le 24 octobre, se jette en voiture et court à Saint-Cloud : J'avais besoin, écrit-elle à son frère, d'embrasser le pauvre petit roi de Rome que j'ai trouvé très bien. L'Impératrice était à merveille et croyait que ce n'était qu'affaire de brigands. Heureusement qu'elle n'a pas du tout peur pour son fils. Elle m'a dit qu'elle viendrait passer la journée de demain à Saint-Leu et je m'empresse de tout arranger. Il fait si mauvais temps que, pour l'amuser, je fais venir Brunet. On joue Les habitants des Landes sur mon petit théâtre. Revenant à la conspiration : il n'y a pas de doute, dit-elle, qu'ils auraient été près de s'emparer du Roi de Rome, cela fait trembler. Mon petit plan à moi était d'envoyer mes enfants dans la première ville fortifiée, comme Péronne. Ce nom de Pucelle me convenait assez. J'aurais tâché d'y mener le Roi, l'Impératrice et, en achetant beaucoup de blé, de m'enfermer dans la ville et d'attendre qu'on vienne nous délivrer. Ainsi montre-t-elle, avec une velléité de courage, un sens juste des événements. C'est qu'elle est de Paris, elle ; que, du 10 août au 18 brumaire, elle a vu les coups d'État se succéder, qu'elle sait à quoi tient la solidité d'un trône et comment une émeute, dont on riait hier, devient, en une nuit, une insurrection qui renverse tout au passage. Et, à ses légitimes craintes, elle mêle une forme de dévouement où l'égoïsme n'a nulle part. Elle pourrait, comme d'autres l'ont fait, penser que, le Roi de Rome disparaissant, son fils se retrouve l'héritier unique. L'idée ne lui en vient pas. Pas davantage à Joséphine qui, sur la nouvelle, voulait aller, avec sa fille, se réunir à Marie-Louise et au Roi de Rome. Cette fin de l'année 1812 qui éprouve les dévouements, est toute à l'honneur des Beauharnais ; ils y prennent attitude de braves gens qui ont conscience du devoir, reconnaissance des bienfaits reçus, abnégation de leurs intérêts et tout cela sans grande illusion.

 

Il semble que Louis n'en ait pas eu davantage sur la guerre de Russie dont il augurait mal, avant même qu'elle fut engagée. Il ne vit que trop bien qu'elle conduirait son frère à sa ruine. Il me le répéta cent fois, écrit Van Capellen, et l'événement prouva qu'il avait bien deviné. La démarche qu'il fit alors ne peut être expliquée que par cette prévision. Au mois de février 1812, M. de Thuil, frère de l'auditeur de Thuil, colonel au service de Russie et chargé du service des renseignements, étant venu à Gratz rendre visite à sa sœur Mme Van Capellen, Louis lui confia, en mains propres, sur l'assurance qu'elle serait remise directement à l'empereur Alexandre, sa protestation du 1er août 1810 contre l'annexion de la Hollande. Il fondait sur cette pièce de telles espérances que, en mai, il disait au comte de Bissingen : Je me trouve vraiment embarrassé si la Russie déclare qu'elle veut remettre la Hollande dans son état d'indépendance et si elle prononce de s'intéresser vivement pour moi. Chercha-t-il pour arriver à l'empereur Alexandre d'autres intermédiaires, cela ne semble pas impossible, mais l'on ne voit pas que la Russie l'ait pris en considération.

D'ailleurs, si l'on en croit Van Capellen, il se trouvait combattu par le mécontentement qu'il éprouvait contre son frère dont il était la victime et la part qu'il continuait de prendre à la gloire de l'Empereur et de la France. Celle-ci n'était point si forte qu'elle le déterminât à rentrer. A défaut de Decazes, auquel il avait imposé le silence sur toute autre matière que la littérature, Madame et Fesch avaient, pour l'engager à revenir en France, employé d'autres intermédiaires et fait de nouvelles propositions : Il ne voulut jamais y prêter l'oreille, dit Van Capellen ; il préférait beaucoup être roi exilé plutôt que de jouir de tous les agréments que le séjour de la France aurait pu lui offrir.

Les soins à donner à l'impression de Marie ou les peines de l'Amour, commencée en octobre 1811 et terminée seulement en juin 1812, l'attente anxieuse du bruit que son livre ne manquerait pas de faire et de la renommée qu'il lui attirerait, avaient, durant quelques mois, distrait et occupé sa mélancolie ; le soulagement qu'il avait cru trouver aux remèdes du docteur Speck avait atténué quelque temps ses préoccupations de santé ; la reprise fut d'autant plus vive lorsque le traitement eut échoué et qu'à l'espèce de fièvre que donnent à un nouvel auteur les épreuves de son premier ouvrage eurent succédé l'oisiveté et la déception du silence. Sans doute avait-il la ressource de se dire que le silence était commandé et que c'était là une persécution (le plus ; mais il ne s'en trouvait pas plus gaillard. Il ne croyait plus aux médecins autrichiens : il retourna aux français, entre autres. au docteur Bouvier, auquel, dès 1810, il avait adressé l'histoire confidentielle de sa vie morbide. Il reprend maintenant avec lui tous les phénomènes qu'il éprouve, entre dans les détails les plus intimes, s'examine membre à membre et fonction à fonction. Ainsi dit-il : La main droite a une demi-paralysie qui n'a pas augmenté, mais qui ne s'améliore pas, quelque chose que l'on fasse. Pour écrire, il faut attacher la plume aux doigts et d'abord couvrir la main d'un gant. La main gauche devient petit à petit sans force. Pour tourner une clé, il faut que je mette les doigts dans l'anneau ; sans cela je ne puis la presser assez pour la tourner ; il en est de même pour se moucher, ôter le chapeau, etc. ; et cette main est la seule qui puisse faire quelque service : l'autre est inhabile quoique j'aie encore conservé le sentiment et le mouvement du poignet. L'étude continue : J'éprouve depuis deux ans, dit-il, des espèces de congestions à la tête ; elle devient lourde ; il me semble que je vais délirer ; j'ai même, en veillant, en causant, une espèce de rêve, j'ai peine à suivre mes idées. Cela m'arrive rarement, mais quelquefois, principalement le soir, quand je suis enrhumé ou constipé plus que de coutume. Après s'être tout entier passé en revue, il énumère les traitements qu'on lui a fait subir, les remèdes qu'on lui a donnés, les observations dont il fut l'objet les diagnostics qu'on a portés sur sa maladie. Du médecin très habile de cette ville, il passe à Franck, à Boyer, à Hufeland, car il a consulté partout ; de tous les avis il a gardé note, de même qu'il a collectionné toutes les ordonnances ; il compare alors les opinions et les discute, et, devant cet étrange amas de folies médicales qui montrent la science d'il y a un siècle presque en tout pareille à celle du temps de Molière, ce croyant obstiné, qui veut à tout prix guérir, ne perd pas la foi. Il tire de son cas vingt-quatre articles sur chacun desquels il demande une réponse franche, entière et approfondie. Singulier embarras pour Bouvier qui n'a pas le droit de s'embarquer aux explications que donne, de la maladie de Louis, un docteur Capellini célèbre à Gratz. Capellini déclare que la maladie est une affection scrofuleuse qui a son origine dans le sang et qui est comme une maladie de famille, que Mme Borghèse est atteinte aussi de cette maladie, que Napoléon lui-même n'en est pas tout à fait à l'abri et que le père en mourut. Capellini n'a jamais vu Pauline, Napoléon, ni Charles Bonaparte ; Bouvier a certainement l'avantage d'être le médecin de la princesse et de connaître l'Empereur, mais il n'en est pas plus avancé. De même, ayant en mains les confessions pathologiques que Louis lui a adressées en 1809 et 1810, il sait ce qu'il doit penser des certificats de pureté que Capellini prodigue à son client, mais la connaissance des causes ne lui fournit pas le remède. Certes, il est intéressé plus qu'homme au monde à atténuer les souffrances du patient et surtout à arrêter les progrès de la paralysie, mais où trouver un spécifique qui n'ait pas été employé, comment imaginer un traitement qui n'ait pas été appliqué ? Il se borne donc à résumer les moyens curatifs qu'il préfère entre ceux qui ont été proposés, ce rapprochement, dit-il, ne pouvant que faire plaisir à l'auguste malade à qui toute mon ambition serait d'être utile. De conclusion, point. Louis est atteint d'une maladie qui a affecté l'organisme entier ; pour le moment, elle est stationnaire, elle ne présente d'ailleurs aucun danger immédiat. De temps à autre, comme en juin, le bruit court qu'il est mourant, c'est une nouvelle pour les gazettes, mais la moindre enquête suffit à rassurer la Famille. La vérité est qu'il peut vivre vieux, quoique infirme et toujours souffrant.

De même le moral. Il est atteint autant que le physique, mais il ne s'altérera guère plus et la série des délires ne s'accroîtra ni ne s'aggravera. Pour le moment le délire de l'instabilité, si caractérisé, semble atténué, se tient aux projets, ne passe plus aux réalisations. Louis se cramponne à Gratz : Je ne veux, écrit-il, quitter Gratz qu'à mon corps défendant, je ne veux point aller ailleurs. C'est que, sa mère et son oncle le contredisant et le prêchant pour rentrer en France, il doit manifester une prédilection pour l'Autriche. Mais, cela écrit, il pense d'autant plus à s'expatrier. Il demande à Lucien de lui faire parvenir le plus tôt possible le passeport promis sous le nom de Louis van Hol. Si rien ne peut te décider à rentrer en France, lui écrit-il, hâte-toi de sortir d'un pays ennemi du tien et de te rendre en Amérique. Surtout, ne perds pas un instant de me prévenir, dès que tu seras rendu, par le premier bâtiment qui viendra à Trieste. Tu peux être sûr que, si tu t'y trouves déjà et que j'aie la certitude de pouvoir te rejoindre, je le ferai bientôt. Tu connaîtras l'Amérique mieux que moi ; choisis, je te prie, le climat le plus sain et le plus analogue à la France. Il faut pour cela des renseignements particuliers. Je crois que les degrés de latitude semblables ont des différences de climat très considérables.

Si longues et si précises que soient ces instructions, elles portent tous les caractères du doute. C'est aux projets dont il parle le plus que Louis s'attache le moins et les actes qu'il accomplit sont d'ordinaire impulsifs. Nul étonnement donc de ce qu'il paraisse, sur le voyage outre-mer, céder aux représentations de sa mère et de Fesch. Il écrit à Madame le 25 octobre : J'ai pris un autre parti ; j'attends, je me résigne et il arrivera ce qui plaira à Dieu. Quoique la longue et très longue lettre que mon oncle m'a écrite d'Aix m'ait contrarié, assurez-le bien que ce que je lui ai répondu est vrai. J'ai cru entendre Bossuet ou Fénelon. J'avoue que je ne le croyais pas de cette force-là ; s'il ne m'a pas convaincu, il a ébranlé ma résolution et m'a fait entendre une voix que j'aime et que j'espère n'être jamais assez malheureux pour cesser d'aimer, celle de la vérité.

L'instabilité réduite aux projets, c'est presque une guérison, mais il n'en est pas de même pour la persécution. Depuis près d'une année, Van Capellen, par dévouement pur et, semble-t-il, un peu par pitié, lui tient compagnie. Plus heureux que Bloys et que Latour, va-t-il échapper au soupçon d'être l'homme de ses ennemis ? Il a dit à Louis et lui a répété à chaque occasion qu'il était décidé à ne pas servir le gouvernement français ; qu'il croyait lui avoir donné une marque d'attachement en quittant son pays pour passer plusieurs mois avec lui ; qu'il était prêt, si cela pouvait lui être agréable, à répéter une pareille visite, mais qu'il était rappelé par des affaires de famille et personnelles, que d'ailleurs, il ne pouvait, pour mille raisons, se décider à s'expatrier définitivement et à lier pour l'avenir son sort à celui du roi. Dès lors, le soupçon s'élève dans l'esprit de Louis. Il ne s'en cache pas, dit à Van Capellen qu'il s'aperçoit fort bien qu'il a été sa dupe ; que Capellen n'était venu le voir que pour l'espionner, et, que, malgré toutes ses protestations contraires, il était sûr que, à son retour en Hollande, il verrait dans les journaux sa nomination comme membre du Conseil d'État ou autre, et qu'il finirait par se moquer de son ancien roi. Capellen indigné prend la peine de répondre par écrit à cette incartade : d'où une de ces correspondances de rupture dont on a déjà vu tant d'exemples. L'ancien ministre quitte Gratz, définitivement brouillé avec le roi.

Louis trouve alors quelques distractions dans un tour en Styrie où il éparpille, dans les sites qu'il a le mieux admirés, de petits monuments avec des inscriptions attestant sa mélancolie. Puis il vient aux bains de Neuhaus où s'est rendue sa Jeannette de l'année précédente : l'amour est en baisse, bien qu'il produise encore des vers, mais Jeannette s'est dédoublée : il y a deux Jeannette

Dont l'une a l'esprit séduisant

Et l'autre des grâces parfaites...

D'autres silhouettes imprécises de femmes poétifiées passent dont le prénom n'apprend rien : Henriette H.., Sophie C..., Lili ; tout cela semble extérieur, c'est un médiocre exercice de versification ; mais d'indices sur la vie que mène Louis, on n'en a point de suivis depuis le départ de Capellen. Les lettres qu'il écrit, et que la poste intercepte le plus souvent, donnent seulement des nouvelles de santé ; l'on a la certitude qu'il se refuse à employer d'autres moyens plus sûrs ; mais, par ce qu'il écrit à ce sujet, l'on est fixé sur son état mental. Decazes a voulu faire passer ses lettres par quelqu'un de Gratz et Louis lui répond sévèrement le 7 novembre. Je vous prie, quand vous m'écrirez, de vous servir des voies ordinaires. La personne à qui vous avez adressé vos lettres à Gratz, si elle est un bon correspondant pour vous, en est un très mauvais pour moi. Elle ne se fait pas scrupule de garder les lettres, de les ouvrir, de les communiquer à je ne sais qui, car je ne sais pour qui elle fait la police. Ce que je sais, c'est qu'elle en fait une, et sûrement ce n'est pas pour le gouvernement de ce pays qui n'a que faire d'un tel homme. Évitez-moi le déplaisir que vos relations avec ce monsieur me procurent. Je ne veux avoir affaire à lui ni directement, ni indirectement. Je vous prie que ce soit la dernière fois.

Donc Van Capellen sorti, tout de suite un autre persécuteur a fait son entrée et, bien qu'à distance, Decazes est tout prêt de passer persécuteur, lui aussi. Vous savez, mon cher Monsieur Decazes, lui écrit Louis, pourquoi j'ai cessé de vous écrire depuis plus d'un an. Je ne vous l'ai point caché. Il y a de certaines choses sur lesquelles je suis seul de mon avis, mais sur lesquelles je ne puis changer. Vous me faites de la peine, quand vous connaissez si bien ma façon de penser, de me parler encore d'autres personnes que de mon fils. Ne l'appelez pas autrement que comme cela ou Napoléon, si vous ne voulez pas me faire beaucoup de peine. Vous me feriez même bien plaisir de dire à ses gouvernantes d'avoir la même attention pour moi. Je leur en ai écrit plusieurs fois, mais elles se font un jeu d'y manquer.

Donc les gouvernantes aussi : il est vrai que voilà longtemps qu'il les tolère impatiemment près de son fils. Je vous prie, écrit-il à Madame, de parler à Madame sa mère pour qu'on le sorte enfin de la main des femmes. Je ne l'y vois pas sans peine ; voici près d'un an que je me fatigue inutilement de le dire. Hortense lui a retiré tout moyen d'inspection et de contrôle sur la vie et les études de son fils. Elle n'a pas même consenti que chacun des enfants eût sa gouvernante propre et son service séparé ; elle n'a point toléré que Napoléon reçût des leçons habituelles d'un autre que l'abbé Bertrand. C'est une séquestration que l'Empereur couvre du prétexte dynastique, qu'il autorise parce qu'il y voit l'appât qui ramènera Louis en France, mais qu'il condamne à part lui.

A cet enfant, Louis est tellement attaché que, non seulement il ne rompt pas comme on s'y attendrait avec les gouvernantes, mais même qu'il les gracieuse, quelque envie qu'il ait eue de les chasser. C'est que seules elles le tiennent au courant de son fils ; seule, d'Aix-la-Chapelle, Mme de Mailly lui a donné des nouvelles de la scarlatine ; Hortense n'a point écrit, ni personne de la maison ; seules, elles peuvent procurer au ci-devant roi cette faveur que les lettres que lui écrit son fils soient spontanées et personnelles, non dictées par la mère, ou recopiées sur un modèle : voilà près d'une année que Louis sollicite en vain qu'on ne revoie pas ces lettres et il ne l'obtient qu'à la fin de 1812. Votre lettre du 23 novembre, écrit-il à Mme de Boucheporn le 6 décembre, m'a fait grand plaisir, Madame, en me donnant de bonnes nouvelles de la santé de mon fils et en m'annonçant que ses lettres seront à l'avenir l'expression de ses sentiments et uniquement de lui. Rien ne peut m'être plus agréable et me faire autant de plaisir ; vous avez bien raison de le penser. Je vous recommande de lui continuer tous vos soins et d'être bien persuadée, ainsi que Mme de Mailly, de la gratitude que j'en conserve.

Les lettres qu'il écrit à son fils et auxquelles la poste donne libre cours, montrent assez le désir qu'il éprouve de se sentir en confiance avec lui ; ainsi lui écrit-il le 4 octobre : Mon bon ami, j'ai reçu ta lettre du 18 septembre. Elle m'a fait grand plaisir. L'air de Saint-Leu te fera du bien et je compte recevoir souvent de bonnes nouvelles de toi. Fais-tu des progrès dans la langue latine ? Qui te l'enseigne ? Quel livre lis-tu ? Donne-moi beaucoup de détails : ceux que tu crois devoir me faire le plus de plaisir. Si tu savais lire une lettre latine, je t'en écrirais une. Dis-moi ce qui en est. Je voudrais bien savoir si tu te rappelles le temps que tu es resté avec moi à Saint-Leu.

Plus encore le 11 octobre, à l'anniversaire de la naissance de son fils — cet anniversaire qu'il ne peut s'empêcher de rappeler à Pauline et à Madame, écrivant à celle-ci : Je vous demande aussi de lui faire un petit cadeau, car c'est aujourd'hui l'anniversaire de sa naissance ; — donc, à son fils, il dit : Mon cher enfant, je t'écris le jour anniversaire de ta naissance pour te dire que je suis content de toi, que je t'aime et que je remercie le bon Dieu de t'avoir conservé. Tu as maintenant huit ans. Je pense avec plaisir que, si tu étais avec moi, nous pourrions étudier et nous promener ensemble. J'ai été content de ta dernière lettre ; j'y' ai remarqué un peu de faiblesse dans l'écriture, mais cela vient sans doute de ta convalescence. Demande à ces dames de ne m'écrire que ce que tu voudras m'écrire. Ne me dis rien de ce que les autres disent, mais ce que tu me dirais si tu étais près de moi. Où en es-tu du latin ? Que te fait-on apprendre ? Cela t'amuse-t-il ? Qu'est-ce qui te plaît mieux dans tes occupations. Adieu, mon ami, écris-moi bientôt une belle lettre bien longue, bien peinte et tout entière dictée par toi. Je t'embrasse bien tendrement.

Rien ne vaut l'expression même de l'amour paternel chez Louis pour expliquer et justifier une part de son caractère, sûrement affectueux et sensible ; on n'oserait dire tendre : l'homme se comprime trop pour s'épandre en tendresses. Il a, vis-à-vis des siens, des attentions ; il désire être instruit de ce qui les touche, ainsi écrira-t-il à Madame : J'aurais bien désiré recevoir de vous une lettre confidentielle sur la situation de Joseph et celle de Lucien, mais puisque vous ne m'écrivez que ce que les gazettes disent, il faut que cela soit impossible ; mais, même à Pauline à laquelle il réserve le meilleur de son cœur, il parle en frère aine, sur un ton qui est grave, lourd, pédant, où paraissent toutes ses habituelles préoccupations de santé, où l'on sent, justement par là l'espèce de confiance qu'il est capable d'éprouver — mais qui n'est point tendre. Pauline lui a écrit pour la Saint-Louis, il la remercie de sa lettre. C'est la première, lui écrit-il, qui me donne quelques détails de ta santé. Fais-moi le plaisir de m'en faire écrire un long rapport par ton médecin. Ne crois pas, ma chère sœur, que je veuille faire parade de mes connaissances en médecine que je n'ai pas ; je veux seulement chercher si une longue et triste expérience ne pourrait pas t'être utile. Je suis bien convaincu qu'il faut s'en rapporter à son médecin quand il le mérite, mais, dans les maladies chroniques, il faut se surveiller soi-même et étudier l'effet des différents remèdes pour en informer les gens de l'art... C'est aujourd'hui, ajoute-t-il, l'anniversaire de la naissance de mon fils, je lui écris une longue lettre ; dans peu de jours ce sera la tienne. Pauvre sœur ! voilà ta trente-deuxième année qui s'achève. Te voilà vieille. C'est très pressant de te guérir et de te bien porter, si tu ne veux pas souffrir toute la vie. Comment va ta main ? Montes-tu à cheval ? Pourquoi négliger cet exercice ! Cette dernière ligne eût paru falote à Pauline qui supportait à peine la chaise à porteurs et lui eût montré comme Louis était mal instruit de ce qui la regardait, si la lettre lui était parvenue. Mais il en fut de celle-ci comme de la plupart de celles qu'il écrivait ; elle resta au cabinet noir.

Dans cette solitude, Louis, malgré l'échec de Marie garde une consolation, ce sont ses travaux littéraires. Je vous dirai, écrit-il à Decazes, que j'ai traduit une douzaine d'Odes d'Horace et que j'en suis content. J'ai de plus fait cinq odes originales. Peut-être je les ferai imprimer et, comme il n'y a ni allusion, ni rien d'équivoque, je pourrai les laisser publier et voir ce qu'en dira l'Institut, Geoffroy et vous. Il les fit en effet imprimer à Vienne tout à la fin de 1812, avec le millésime 1813[2]. Il en expédia des exemplaires à Paris pour le 1er janvier ; mais l'Institut n'eut garde d'en parler et Geoffroy se tut. Ce silence s'explique. Pourtant, n'eût-il pas mieux valu pour l'honneur de Louis qu'il continuât à faire de mauvais vers ?

 

Lucien, l'autre littérateur de la Famille, continue à vivre d'espérances et de projets. Il y a le départ pour l'Amérique, l'argent que Boyer doit rapporter de Naples, une espèce de négociation avec le Gouvernement anglais, une demande que, semble-t-il, il a faite à l'Empereur de l'échanger contre quelques lords et voyageurs anglais retenus en France à la suite de la rupture du traité d'Amiens ; il y a surtout l'immortalité qu'il attend de ses poèmes. C'est là l'occupation majeure, car les bruits du dehors ne s'entendent guère à Thorngrove. Depuis notre arrivée ici, écrit Chatillon[3], nous n'avons pu recevoir aucune nouvelle de France et M. Lucien sait seulement par les bruits publics que Madame Mère est en bonne santé. Quant à la société de Worcester, s'il est vrai que d'abord elle a paru fort rechercher Mme Lucien, elle n'a point tardé à se refroidir. D'abord, les prisonniers, au dire de Chatillon, sont gardés avec la plus grande sévérité et ne peuvent dépasser un rayon de dix mille de circonférence ; puis le Gouvernement anglais a expressément défendu aux nobles et au clergé anglican de leur rendre aucune visite ; cela est poli comme un Anglais, écrit Chatillon, mais nous sommes loin de regretter cette froideur, la plupart de ces messieurs et même le plus grand nombre étant fort ignorant et fort maussade.

Par bonheur, on est poète : Nous nous occupons beaucoup dans notre jolie Thébaïde, écrit Chatillon. Les Lettres et les Arts font notre douce consolation. M. Lucien va mettre fin à son second poème et, comme Homère, il aura fait son Iliade et son Odyssée. Ma gloire sera attachée à la sienne : trente compositions orneront le poème de Charlemagne et douze celui de la Cirnéide ou la Corse héroïque, placé à l'époque qui a suivi immédiatement Charlemagne et qui tient même encore au règne de cet empereur. Avec les conseils d'un si grand maître, j'ai fait des progrès dans la poésie et, à mon poème sur l'Italie, je joindrai un petit poème en un chant pris d'un sujet grec et quelques odes. Un temps viendra où notre retraite nous sera utile et, sans elle, nous serions loin de pouvoir sentir les beautés des ouvrages littéraires comme nous avons appris à les sentir dans la méditation de la retraite. Ainsi, trois poètes aux prises, chacun avec sa muse : Lucien, Chatillon et Alexandrine, car celle-ci, en secret, besogne aussi et chante Batilde reine des Francs.

Mais Homère, c'est Lucien ; sans doute, n'est-il pas aveugle, mais si myope ! C'est de son aveu que son familier le compare ainsi ; car lui-même a déjà écrit, lorsqu'il pensait partir aux États-Unis, qu'il y imprimerait une Iliade : l'épopée de Charlemagne, une Odyssée : la Corse délivrée des Maures qui lui assureraient un rang dans la littérature ; il écrira, dans la préface de la Cirnéide : La Corse, délivrée des Sarrazins trente ans après la destruction des Lombards m'a paru offrir un sujet propre à une seconde épopée où, à l'exemple d'Homère dans l'Odyssée, on pourrait ramener les souvenirs du premier poème et où l'on peindrait plus particulièrement les mœurs domestiques et insulaires.

Pour publier la nouvelle Odyssée, il faut que l'Iliade ait paru. Lucien, convaincu que ce sera là un événement européen, ne néglige rien pour assurer à son poème une immense publicité. Déjà par l'éditeur Miller de Londres, il a engagé des pourparlers avec Treuttel et Wurtz qui détiennent alors à Paris le monopole de la librairie internationale et qui, sur des licences, commercent avec l'Angleterre. James Heath, l'illustre graveur, met sur cuivre les compositions de Chatillon ; Butler et Hogson travaillent chacun à une traduction anglaise : un jury composé des meilleurs poètes anglais doit décider quelle sera préférée et John Maunde, curé de Kenilworth, en a entrepris une troisième version lorsqu'il meurt l'année suivante. L'attente est si vive en Angleterre que lord Byron écrit à Moore : Je vous en prie, ne lâchez pas pied ou ce damné Lucien Bonaparte nous battra tous. J'ai lu une grande partie de son poème manuscrit. Réellement, il surpasse tout ce qui est au-dessous du Tasse. Il y a de quoi tourner une tête moins entichée de vanité que celle de Lucien.

Pourtant la gloire qu'il escompte ne lui suffit pas, s'il l'acquiert en Angleterre. Il commence à s'y déplaire extrêmement et multiplie les tentatives pour expédier en France des agents, soit pour porter des messages, soit pour rapporter des nouvelles. Sans doute a-t-il trouvé des auxiliaires puissants, car c'est par le parlementaire The Hank qu'est amené à Morlaix, Francesco Lunardi, maître d'hôtel de M. Lucien, frère de Sa Majesté. Cela montre des intelligences d'un certain ordre. C'est Lucien lui-même qui dit avoir fait solliciter l'Empereur pour son échange. Par qui ? N'y a-t-il pas lieu de penser que c'est par un personnage énigmatique dont les allées et venues en Angleterre demanderaient à être éclaircies et qui se nommait Panon-Desbassyns.

C'était un créole de l'ile Bourbon, dont la sœur avait épousé M. de Villèle, plus lard ministre de Louis XVIII et de Charles X. Dès l'an X, il avait été chargé d'une mission qui consistait, a écrit plus tard l'Empereur, à s'employer auprès des tribunaux de l'Amirauté anglaise et à procurer le relâchement d'une douzaine de bâtiments à Hambourg qu'il a fallu restituer et sur lesquels il a eu une part de plusieurs centaines de mille francs. Le 10 germinal an X, on voit en effet Mme Desbassyns demander au Premier Consul une avance sur ce qui est dû à son mari, pour acquitter les dettes qu'il a contractées pendant.sa mission ; renvoi immédiat de la pétition au ministre des Finances pour rendre compte de ce qui reste dû, et, le 12 prairial, ordre de payer à Mme Desbassyns 222.661 francs en rescriptions bataves. On ne sait rien de plus sur ce premier incident.

En 1811, le 8 février, expédition à Desbassyns d'un passeport impérial, signé de la main même de l'Empereur, à destination de l'Angleterre, sur cette justification : Il a des propriétés à l'île Bonaparte (ci-devant Bourbon) et se rend en Angleterre pour négocier des valeurs. En réalité, Desbassyns semble devoir se mettre en rapport avec lord Holland, Irving, et les chefs de l'opposition dans les deux Chambres. Est-ce à son intervention qu'est due la présentation, par lord Holland, le 18 décembre, d'une motion sur l'échange des prisonniers français et anglais ? En tout cas, cette question, peut-être secondaire, est une de celles qu'il est chargé de traiter. Il rentre en France à la fin de décembre, et le 22 février 1812, repart, avec un nouveau passeport impérial, commun à son épouse, son neveu âgé de onze ans, un instituteur et une négresse femme de chambre. Motif : Retrouver à l'île Bonaparte une existence dont il est privé en France, ne pouvant plus y toucher ses revenus. Le 19 août, il écrit au duc de Bassano, alors à Wilna, et lui propose ses services pour l'échange des prisonniers. Il dit avoir eu plusieurs conférences avec lord Melville, premier lord de l'Amirauté, et assure qu'il jouit en Angleterre d'une influence certaine. Le 21 septembre, Napoléon retourne la lettre à Bassano avec celle apostille : De quoi se mêle cet intrigant ? Puis, soit qu'il se soit rappelé le passeport qu'il a signé lui-même, soit qu'il ait reçu de Haret de nouveaux détails, il se ravise : Il lui paraît extraordinaire que cette personne ait pu prendre cela sur elle. Il ne peut s'empêcher de reconnaître que c'est écrit avec esprit et facilité, mais il ne connaît pas assez l'homme pour ajouter foi à ce qu'il dit, car enfin, avec l'esprit qu'il paraît avoir, il pourrait avoir imaginé tout cela pour se faire accréditer. Pourtant, le souvenir lui revient qu'il l'a employé utilement il y a dix ou douze ans ; il ne veut pas lui donner des pouvoirs pour l'échange, mais il ne s'oppose pas à ce que Bassano l'emploie comme agent secret pour traiter toutes sortes de questions. La manière la plus simple pour m'acquitter envers lui, dit-il, est de le payer. Bassano fera donc venir Desbassyns à Vilna, il causera à fond avec lui, et le renverra par la Suède, le Danemark ou de tout autre manière en Angleterre.

Or, Desbassyns est venu à Thorngrove au milieu de ses diverses pérégrinations en Angleterre où il est comme chez lui. Ce Monsieur qui, à Paris, n'avait été pour nous, écrit Alexandrine, qu'une simple connaissance, vint nous trouver un jour et nous fit de grandes offres de service... Il se présenta à nous sous l'aspect le plus fait pour inspirer la confiance, c'est-à-dire dans une position malheureuse, non sous le rapport de la fortune, car, nous disait-il, il avait pu s'assurer les moyens de vivre pendant tout le temps que durerait sa persécution... Il montrait une profonde admiration pour Lucien et le ressentiment personnel dominait en tout ce qu'il nous disait de la cour des Tuileries. Il prétendait n'avoir qu'un but, mettre ses affaires en ordre et partir avec Lucien pour l'Amérique. Il savait toutes les nouvelles, était au grand bien avec les princesses, recevait les confidences intimes d'Hortense. Bref, il inspira aux Lucien une confiance très affectueuse, il devint l'hôte assidu de Thorngrove, où sa conversation attrayante et pleine de franchise, les anecdotes qu'il contait fort bien et les scandales de la Cour qu'il se plaisait à dévoiler, étaient fort appréciés. A son départ, on lui remit une certaine quantité de lettres qui n'arrivèrent jamais à leur adresse, par une bonne raison, c'est que cet ennemi persécuté de l'Empereur les lui alla remettre en mains propres en Pologne.

Cela ne serait rien encore aux yeux d'Alexandrine, mais elle l'accuse d'avoir abusé d'une marque de confiance qu'elle lui aurait donnée et elle se promettait de révéler cette trahison sous le titre Anecdote vraie quoique incroyable. Elle ne l'a point écrite, mais voici ce qu'on peut démêler. Alexandrine avait composé un poème : Batilde, reine des Francs et avait confié ce secret à Desbassyns, qui se serait empressé de le rapporter à l'Empereur. Sur quoi, celui-ci, pour ravir à Mme Lucien l'immortalité qu'elle se promettait justement, aurait immédiatement fait commander à Mme Simons-Candeille un roman historique portant le même titre, dont il aurait payé largement le texte et qu'il aurait fait illustrer de compositions par Girodet. Cette histoire semble improbable : pourtant, en dehors de ce qu'a pu verser à Mme Simons-Candeille le ministère de la Police, il est positif que, dès le 4 mars 1813, le ministère de l'intérieur a souscrit à soixante exemplaires d'un ouvrage qui ne devait paraître qu'en 1814. De plus, au dire d'un biographe, une centaine d'exemplaires, vendus en Angleterre, valurent cent guinées à l'auteur. Tant d'empressement et de curiosité pour un méchant roman ! Si le livre ne fut pas commandé, il fut au moins encouragé, et la Police a au moins prêté les mains à cette spéculation en révélant à Mme Candeille le secret de Mme Lucien.

Quoi qu'il en soit de ces griefs, Alexandrine ne les avait pas encore formés quand, en février 1813, muni de lettres de Savary qui mettaient à sa discrétion toute la police de la côte, et de pouvoirs en règle délivrés par Bassano sur l'ordre de l'Empereur, Desbassyns repassa une fois de plus le canal. Jamais précautions n'avaient été mieux prises pour les envois de courriers, les expéditions de navires, la correspondance des signaux, mais, si bien que le secret eût été gardé, le Times du 22 février annonça l'arrivée de Desbassyns, ses entrevues avec les ministres, ses trois visites à lord Castlereagh, s'indigna contre les ruses de négociations que Bonaparte tentait en sous-main. L'affaire avorta donc, mais on a peine à croire que, durant ses trois missions, M. Panon-Desbassyns n'ait point rendu— sinon à l'Empereur, au moins au comte de Lille — des services signalés, car, en 1815, Louis XVIII le nomma baron de Richemont et commissaire général ordonnateur à l'ile Bourbon en attendant qu'il le fit membre du Conseil d'amirauté, conseiller d'Etat et comte.

Lucien ne fut vraisemblablement pas mêlé aux affaires que Desbassyns était venu traiter à Londres et, s'il se recommanda à lui, ce ne fut que pour être échangé ; mais, à la même époque exactement où Desbassyns travaillait pour l'Empereur, Lucien se rendait, près du ministère anglais, l'interprète d'un autre souverain napoléonien qu'il n'eût point engagé si avant, s'il n'avait été certain de son assentissement.

Le 6 août, il écrit à lord Castlereagh, pour offrir, dans le cas d'une paix conclue entre la France et l'Angleterre, de proposer à Joseph un traité secret, assurant la complète indépendance de l'Espagne par rapport à la France. Voici quelles seraient les bases du traité : Joseph s'engagerait à faire cause commune avec l'Angleterre dans le cas où la France tenterait d'empiéter sur l'Espagne ; Napoléon et ses descendants seraient exclus du trône d'Espagne ; l'indépendance du Portugal serait reconnue ; un traité de commerce serait conclu entre l'Espagne et l'Angleterre. Lucien ajoute qu'il est convaincu que Joseph serait ravi d'être délivré de la contrainte dans laquelle le tient Napoléon et il offre, pour suivre cette négociation, M. de Chatillon qu'il considère, dit-il, comme un membre de sa famille.

On est obligé de penser que Lucien n'a pas pris sur lui de présenter ces propositions, qu'il ne les a point subordonnées expressément à la conclusion de la paix entre l'Empire et l'Angleterre ; que, en offrant, de la part de l'Espagne, un traité postérieur d'alliance et de commerce, il se montre singulièrement disposé à le recevoir antérieurement et que, au tel cas, c'est d'une défection qu'il se rend le négociateur. Vainement chercherait-on à rattacher cette communication du 17 août aux ouvertures faites par l'Empereur même au Cabinet britannique le 17 avril. Elles ont été péremptoirement rejetées le 23 et les termes de ce refus ont été prohibitifs en ce qui touche Joseph. Si donc Joseph, qui ne peut ignorer que son maintien a été formellement refusé par les Anglais, fait, en dehors de l'Empereur, ouvrir par Lucien une négociation nouvelle, c'est qu'il est disposé à des concessions qui feraient passer l'Angleterre sur sa personne. Ge n'est pas un propos en l'air, car Lucien insiste par deux nouvelles lettres ; et le Gouvernement anglais voit au moins un avantage à entretenir les espérances de Lucien — et sans doute de son correspondant — puisqu'il attend, pour rompre les négociations, jusqu'au 2 novembre, époque où il est assuré de l'issue de la campagne en Espagne.

Si, en politique extérieure, Lucien adopte des solutions pratiques et telles que Bernadotte les eût suggérées, en matière de politique intérieure, il est à l'égard (le la France dans l'état d'esprit d'un émigré qui, l'ayant quittée en 1803, ignore tout ce qui s'est passé depuis son départ, qui ne se rend aucun compte que l'Empire a évolué durant son absence, et qui, quelles que soient les apparentes contradictions entre ses appréciations successives des mêmes faits, n'hésite pas à en rapporter constamment les conséquences à ses anciennes combinaisons. On en peut juger d'après les confidences qu'il juge à propos de faire au colonel Leighton sur l'état de l'Empire et d'après ses appréciations sur l'attentat Malet. Pourtant il a connu Malet, il l'a reçu à Rome et, dans les courtes mais assez fréquentes relations qu'ils a eues avec lui, il n'a point discerné s'il a eu affaire à un agent provocateur de l'école de Fouché ou à un conspirateur en germe. A présent, il dit d'abord que les trois généraux qui ont pris part à la conspiration ont été les instruments d'une fraction infiniment minime du gouvernement français et qu'il ne conçoit pas bien quel a été leur but. Puis, il dit qu'un grand nombre de personnes, dont la fortune était liée à celle du gouvernement, ont tenu, pendant les campagnes où l'on a éprouvé des inquiétudes sur le sort de son frère, des réunions secrètes pour, en cas d'accident arrivé à Napoléon, assurer sa succession à une personne qui ne fût pas leur ennemie. Il laisse entendre qu'un certain nombre d'entre elles ont pensé à lui et qu'on lui a fait parvenir en Italie, où il vivait très retiré, l'expression de leurs sentiments, ce qui lui a créé une situation très embarrassante et très dangereuse, mais que, maintenant que la succession est entièrement assurée, il ne comprend pas quel espoir de succès pouvaient avoir des conspirateurs, à moins qu'ils ne pussent compter sur la coopération de l'armée commandée en personne par son frère.

Quelques jours plus tard, il dit au colonel Leighton que le changement qu'on a prétendu établir dans l'ordre de succession a dû être combiné avec quelques-uns des membres influents du Sénat qui avaient voté la mort de Louis XVI et qui craignaient la vengeance d'une régence imposée par le parti autrichien. Enfin, il s'arrête à cette opinion que les conspirateurs auraient appris, par des avis particuliers, que l'Empereur était dangereusement malade ; qu'ils auraient voulu faire un régent, peut-être même un successeur, pris dans la famille Bonaparte à l'exclusion de l'influence autrichienne. Il est confirmé dans cette idée par le fait que Joseph a retiré complètement son armée des extrémités de l'Espagne. En cas de mort de l'Empereur, il y aurait un fort parti pour la régence d'un Bonaparte et Joseph pourrait compter sur l'appui de toute la partie de l'armée qui n'est pas en Espagne. La France, dit-il, est lasse de la guerre ; Joseph n'est pas un homme rêvant des conquêtes ; par suite, une paix équitable serait possible[4]. Comme conclusion, il charge le colonel Leighton d'aviser ses commettants que, s'ils sont disposés à traiter, il sera en mesure d'indiquer une personne avec laquelle on pourra très discrètement entamer les négociations.

Ainsi, après l'Espagne, la France. Il est au bout de sa patience : sa fortune est plus que compromise, et le banquier Torlonia menace de vendre la terre de Canino qui lui a été engagée ; ses espérances d'être échangé se sont évanouies aussi bien que son rêve d'Amérique ; il n'a plus à compter sur la fortune de Louis dont il avait cru remonter la sienne. De tout cela l'Empereur est responsable : il l'écrit avec une extrême violence à Madame à la fin de novembre. Vers la même époque, il rédige d'indignation le chapitre de ses mémoires, cette relation prétendue de l'Entrevue de Mantoue, seul morceau vraiment éloquent qui soit sorti de sa plume, où la haine déborde, où une sorte de causticité vengeresse s'attache à tous les détails par quoi il peut ridiculiser, flétrir, bafouer le frère persécuteur, d'où à la fin s'élève cette péroraison prophétique : Vous, mes enfants, imitez mon exemple ; ne rendez pas malédiction pour malédiction à votre oncle Napoléon ; non, il ne faut pas le maudire, car je vois s'accumuler sur sa tête les nuages du courroux céleste d'où partira la foudre qui ne peut manquer de le frapper, s'il persévère dans ses iniquités. Qui sait d'ailleurs si notre persécuteur, aujourd'hui à l'apogée de sa puissance, quand vous serez en état de lire ceci, ne sera pas plus à plaindre et moins plaint, et moins révéré que nous, dans cette île dont le doux et puissant génie de la liberté éclaircit le brumeux horizon !...

L'Empereur à son départ avait des inquiétudes sur l'Italie ; craignant les descentes anglaises, il avait multiplié les précautions et pris ses mesures. L'ennemi ne se montra nulle part, ni à l'île d'Elbe, ni à Rome, ni à Ancône, ni à Venise, ni à Naples, ni à Gènes : sur tous ces points, cette éventualité était prévue et, en ce qui la touchait, Élisa n'avait pas manqué de déployer son activité pour exécuter les instructions fraternelles. La situation intérieure lui eût fourni des occasions plus propices de montrer ses talents si les problèmes qui se posaient n'eussent été insolubles. Le blocus continental que, sur les côtes de Toscane, les douaniers français exécutaient avec une vigilance inflexible, souvent en faisant le coup de feu contre les contrebandiers anglais, avait ruiné Livourne où le commerce était complètement arrêté : il n'y avait point à composer avec des hommes dont les chefs, recrutés dans le haute bourgeoisie — tels Boucher de Perthes et Du Bois-Aimé — portaient à l'accomplissement du devoir professionnel un attachement héréditaire que doublait chez eux l'honneur des armes.

Dans la Haute-Italie, comme en France, la récolte de 1811 avait été mauvaise et, quelque soin que se donnât Élisa pour amener des subsistances, les ressources que le lieutenant du Gouvernement à Rome demandait au royaume de Naples, manquaient dans le Grand duché où la famine éprouvait cruellement les populations. Pourtant, malgré ces souffrances, malgré l'acuité de la querelle entre l'Archevêque de Florence et son chapitre, malgré les déportations en Corse de prêtres rebelles, la tranquillité n'avait pas été extérieurement troublée et l'on n'avait même pas vu paraitre, comme en 1805 et en 1809, des indices d'entente en vue d'une révolte prochaine. Élisa se reposait sur son renom de justicière et sur la fermeté de son administration. Elle trouvait le moment favorable pour protéger les Arts et elle se faisait représenter, par Benvenuti, entourée des artistes de son temps empressés à reproduire ses traits, des poètes chantant sa gloire, des dames de sa cour et des officiers de sa maison contemplant l'égale et la remplaçante des Médicis. On y voyait le prince Camille révérant le buste de son épouse — et aussi Cenami, astre quelque peu pâlissant, et le jeune Lucchesini, astre levant. Toutefois, si elle protégeait les Arts, la grande-duchesse n'y employait pas ses économies. Elle préférait les placer sur la terre de Campignano qu'elle achetait 220.000 francs de la famille Manzi et qu'elle mettait en valeur. C'étaient là pour elle, les fruits de la campagne de Russie.

 

Caroline portait modestement son triomphe : le 9 mai, après que l'Empereur fut parti pour Dresde, elle a, avec Murat, quitté Saint-Cloud et elle est venue, à midi, s'établir avec lui au pavillon de Flore. Le 12, Murat, avant de partir pour Cassel, lui a remis le décret royal par lequel il lui conférait la régence et confiait le commandement général des troupes au maréchal Pérignon. Les nominations du général Tugny au ministère de la Guerre et du duc de Campo-Chiaro au ministère de la Police ont été approuvées par l'Empereur qui en a autorisé l'annonce dans le Moniteur du 4. La situation a donc été réglée presque au mieux de ce que pouvait désirer Caroline. L'Empereur, avant de quitter Paris, lui a rendu, de la division napolitaine en marche sur la Grande Armée, un régiment de cavalerie et un d'infanterie afin de moins affaiblir les forces de l'intérieur. Le général Grenier, renforcé de deux batteries d'artillerie, devra garder ses troupes réunies, pour les porter au besoin sur Rome, Venise ou Ancône, si ces points sont menacés ; de même que, si la descente anglaise s'opère sur les côtes napolitaines, il sera rejoint au besoin par les troupes d'Elisa, de Miollis, de Borghèse ou de Vignolle. Pérignon devra remonter la cavalerie, organiser les batteries d'artillerie, recruter l'infanterie dont les cadres arrivent d'Espagne, de façon qu'il y ait dans le royaume, compris le corps de Grenier, 50.000 hommes et 4.000 chevaux et soixante à soixante-dix pièces de canon.

Ces précautions, si justifiées étant donnée l'activité habituelle des Anglais et, en dépit des chiffres posés par l'Empereur, le dénuement réel du royaume de Naples, doivent demeurer inutiles. Le représentant de l'Angleterre en Sicile, lord Bentinck, peu pressé d'éprouver ses talents militaires en Italie, a été requis pour une fâcheuse expédition en Aragon où il ne s'illustra point et, au retour, il a, à la fois, engagé la lutte contre le roi Ferdinand qu'il contraint à une quasi-abdication, contre la reine Marie-Caroline qu'il va déporter, contre les barons dont il a aboli les privilèges, contre le clergé qu'il prétend réformer et contre le peuple tout entier qu'il a résolu d'appeler à jouir d'une liberté britannique en attendant qu'il lui inflige la souveraineté anglaise. Toute la Sicile frémit dans l'attente d'un signal de révolte. Nul joug aussi insupportable que celui des Anglais et lord Bentinck, à la morgue nationale, joint un grain, déjà levé, de folie. Il a assez à faire avec ses protégés, et se contente de jeter sur les côtes quelques brigands dont on est quitte en les pendant.

Caroline, partie des Tuileries le 15 mai, à neuf heures du soir, s'arrête deux jours à Lyon, un jour à Turin, un à Florence, est à Rome le lei juin, retrouve à Averse ses enfants venus à sa rencontre et fait son entrée à Naples le 2 à huit heures du soir au milieu d'une foule immense et des acclamations universelles. La situation où elle se trouve aurait des avantages si elle avait les mains libres, si Murat, en lui donnant la régence, ne s'était pas réservé la décision sur toutes les questions de gouvernement. Sans cloute, le parti qui s'était formé autour d'elle est réduit presque à rien ; mais, avec son chef, Maghella, le parti qu'on nomme italique a perdu la plus grande part de son activité. Caroline n'a point obtenu qu'on lui rendit Daure sur qui elle eût compté davantage, mais que Murat, sachant ce qu'il sait, n'eût pu si tôt rendre à sa femme ; seulement, elle a reçu des mains de Daure et amené avec elle de Paris, comme secrétaire, un honnête homme nommé Guibout ; à Rome, elle a, en la personne de Norvins, un ami de vieille date qui l'instruira directement, s'il se produit un événement important ; car elle sait qu'à Naples elle sera épiée et que le directeur des postes n'est rien moins que sûr. Aussi, pour assurer le secret de sa correspondance, Norvins mettra sous une seule enveloppe, à son adresse, et scellé des armes de France, toutes les lettres et dépêches quelconques qui pourront lui être envoyées, fussent-elles du général Miollis ou de lui, Norvins.

Dans ces conditions, Caroline se met à l'œuvre. On l'a vue jusque-là coquette, adroite, intrigante, faisant jouer de petits ressorts pour de médiocres résultats, employant, pour hisser d'échelon en échelon la fortune de son mari, à laquelle la sienne est liée, toute la gamme des fantaisies amoureuses, tantôt prêtant à son frère ses bons offices pour la recherche de maîtresses ou la garde de bâtards, tantôt se livrant elle-même, moins par tempérament que par calcul, à celui-ci ou à celui-là qui pourra la servir. Elle ne se ménage point et, du plaisir qu'elle donne, et même qu'elle reçoit, elle ne garde point rancune si la combinaison qui l'a décidée à se rendre sensible, échoue ou retarde. Elle se sera du moins fait des amis, préparé des complices et ménagé des protecteurs. Tout cela a été la petite pièce où elle s'est essayée, n'ayant pu conquérir encore, ni de son frère, ni de son mari, le rôle qu'elle prétendait jouer et pour lequel elle se sentait née. La voici à présent sur un théâtre où le premier emploi lui a été distribué, où toute la responsabilité du succès repose sur elle, où pourtant elle doit évoluer, au milieu des trappes et des machines, dans une atmosphère hostile et devant un public adverse. Les caisses du Trésor sont vides ; les contributions ne rentrent pas ; le Corps d'observation absorbe les ressources ; le contingent qui se rend à la Grande Armée demande sa solde ; les nouvelles levées ne sont pas payées et, jusqu'à l'arrivée des cadres d'Espagne, on ne peut les organiser. Caroline voit tout et pare à tout. Elle fait du gouvernement, dit Norvins, un noble apprentissage ; elle porte dans les affaires un dévouement éclairé et la volonté de ne jamais séparer les intérêts du royaume de ceux de l'Empire. En même temps, elle sauvegarde son indépendance, même, d'un ton courtois, et avec une adresse qui permet les ententes, elle s'établit en sa royauté. Elle n'a besoin ni de déclarations d'amour, ni de cris de désespoir, ni de palinodies déshonorantes ; elle va aux faits nettement ; posément, expose son droit, tire des arguments, fournit des conclusions. Elle se fait la femme de la chose, ne se perd point en dissertations, n'éprouve pas de scrupules, écrit du style de son frère quand il parle affaires ; elle ne sent plus la maladie, n'a plus besoin d'amants, travaille. L'application qu'elle porte aux affaires du royaume semble ajouter à ses forces : c'est une disposition de famille, écrit Norvins, et cette phrase qui semble d'un courtisan est la vérité même.

Il faut donner des exemples de la façon dont elle pense et s'exprime. A Bassano, au sujet de plaintes portées par le consul général de France sur des perquisitions faites par les autorités napolitaines dans des barques prétendues illyriennes — donc françaises suspectes de porter de la contrebande, elle écrit : Les côtes du royaume de Naples sont peut-être celles de toute l'Europe d'où la contrebande a été jusqu'ici repoussée avec le plus d'efficacité. L'excessive cherté des denrées coloniales en est la preuve irrécusable. Un tel résultat n'a pu être obtenu qu'au moyen d'une vigilance très rigoureuse. Si cette vigilance ne peut pas s'exercer sur les navires qui viennent sous pavillon français, si les agents de l'Empereur la contrarient par des réclamations et des accusations hasardées, elle deviendra tout à fait illusoire dans les ports de l'Adriatique où il n'existe guère que des bâtiments français et italiens. Ailleurs, se plaignant des corsaires français qui donnent le spectacle scandaleux de bloquer complètement le port de Naples, se tiennent en station dans la rade, et, s'ils voient entrer un navire, vont à sa rencontre pour le capturer — cette capture devant être jugée par le Conseil des Prises de France — elle écrit : Le gouvernement aurait pu sans doute, par des actes d'autorité, réprimer de telles entreprises, mais, par égard pour le pavillon français et pour les réclamations peu fondées des agents impériaux, on a laissé porter à Paris les premières affaires de cette nature, ne pouvant douter que le Conseil des Prises ne condamne une telle violation du droit des gens et du respect dû à la souveraineté. Cependant, le commerce est effrayé des frais et des retards auxquels il est exposé et n'ose plus se livrer aux spéculations les plus licites. J'espère, monsieur le duc, que vous voudrez bien charger le ministre et le consul de France à Naples de faire cesser les attentats dont je me plains et leur prescrire de ne jamais considérer comme ayant le caractère d'une prise l'arrestation d'un bâtiment expédié pour un port du royaume et faisant évidemment route pour s'y rendre... Si ces attentats se renouvelaient, je croirais devoir faire retenir dans les ports les corsaires qui s'en rendraient coupables jusqu'à une décision formelle de Sa Majesté.

Pardessus n'eût point mieux établi les principes du droit maritime international. On dira qu'avec Bassano, elle lia partie jadis, qu'il fut toujours de ses amis et qu'elle peut s'attendre à le trouver complaisant. Point pourtant lorsqu'il devrait aller contre des décisions de l'Empereur : mais c'est, avec des nuances, d'un style pareil qu'elle écrit à son très cher oncle le cardinal Fesch, qui, pour l'entêtement, n'a point de pareil. Elle lui a demandé des frères des Ecoles chrétiennes et des sœurs de Saint-Charles pour les établir dans son royaume où elle a déjà installé des sœurs de la Charité de Besançon. Mais, en même temps qu'il a pourvu généreusement à leur dotation, le roi leur a donné des règlements qui modifient les statuts français sur un point essentiel. Ils ne reconnaîtront, aux termes du décret, aucun supérieur général, ni aucune supérieure générale. Ce sont ces motifs que Caroline adopte et qu'elle soutient. Cette disposition, écrit-elle, qui a pour effet, non seulement de constituer indépendantes et isolées entre elle les communautés qui s'établiront dans le royaume, mais de les affranchir à plus forte raison de toute protection et de toute subordination étrangère, a excité les réclamations des sœurs de Besançon ; il est bon que les frères des écoles chrétienne et les sœurs de Saint-Charles soient, prévenus qu'en se consacrant à nous, ils s'y consacrent sans retour et dans une complète indépendance de leurs supérieurs et de leurs protecteurs en France. Nous ne pourrions les admettre à d'autres conditions.

N'est-ce pas là au milieu des phrases tendrement dévotes dont Caroline entoure sa sommation, quelque chose comme un renouvellement du décret de Murat contre les Français ? Les Protecteurs, ce sont Madame et Fesch, et c'est à eux-mêmes que leur fille et nièce signifie leur abdication nécessaire. Que disait Norvins de l'attachement de Caroline au Grand Empire et, dans l'exécution du plan de libération, la femme, avec plus d'habileté, ne continue-t-elle pas le mari ?

Du même ton, elle écrit au général Grenier pour défendre contre lui les prérogatives de sa couronne. L'incident est médiocre : une dispute entre un général français et un commandant napolitain au sujet de la police du théâtre à Capoue ; mais il y a des conséquences : La police des théâtres étant du ressort de l'autorité civile et ne pouvant s'exercer que par une force qui lui soit soumise, appartient exclusivement aux troupes nationales, voilà qui est incontestable, écrit Caroline. Sur quel fondement en réclameriez-vous le privilège ou même le partage en faveur des troupes que vous commandez ? Étrangères au pays, n'ayant, dans toute l'étendue de leurs cantonnements, de police à exercer que sur elles-mêmes, elles ne sont assujetties par aucun lien d'obéissance envers les autorités locales, et, l'indépendance des troupes françaises est une prérogative que vous défendriez si l'on proposait d'y porter atteinte. N'est-ce pas là raisonner bien et enfermer le général Grenier dans un dilemme qui évoque les Fourches Caudines toutes proches ? toute la courtoisie qu'il peut souhaiter : En me prononçant à regret, monsieur le général, contre une prétention que vous avez cru devoir appuyer, je n'en rends pas moins justice à l'excellente discipline des troupes françaises, et, dans l'harmonie qui a régné toujours entre elles et nos régiments, j'aime à reconnaître votre influence. Ce satisfecit est donné à la veille du départ des Français : A mi-septembre ; Murat a enfin triomphé ; Grenier a reçu ordre de se diriger avec ses troupes sur Vérone où il formera une division à trois brigades (deux françaises tirées de Naples et une italienne), qu'il portera sur l'Oder. C'est cette division qui permettra à Eugène de faire figure et de tenir contre les Russes ; mais, du même coup, Naples est perdu. Tant qu'est resté dans le royaume un embryon de corps, fût-ce un bataillon, cocarde tricolore au shako, la défection de Murat a été impossible. A présent, Murat a le champ libre.

Caroline n'a point influé sur le départ des troupes, cela s'est traité en Russie ; la reine marche bien d'accord avec Murat pour l'émancipation de sa couronne ; mais elle demeure attachée au système français contre le système italique dont elle perçoit très justement les désastreuses conséquences et contre le système autrichien où Murat à commencé d'entrer durant qu'elle était absente et où elle n'accédera que sensiblement plus tard. Pour affirmer mieux cette entente avec la France, elle en souhaiterait des marques extérieures. L'Empereur, écrit-elle au duc de Bassano, m'a fait espérer qu'il accorderait au prince royal la décoration du Grand Aigle de la Légion d'honneur. Vous m'obligeriez en sollicitant de sa bonté l'accomplissement de cette espérance. Le prince est déjà dans un âge à sentir vivement le prix de celte faveur. Il en sera pénétré de reconnaissance et j'aimerais voir s'accroître, par ce sentiment, tous les sentiments de vénération, d'amour et de dévouement pour l'Empereur que je nourris dans son âme. Assez grand et assez formé pour monter à cheval et passer la revue des troupes, on ne peut pas tarder plus longtemps à lui donner une décoration. Si je n'obtenais pas celle que je demande à Sa Majesté Impériale, le roi lui donnerait l'ordre des Deux-Siciles, mais je souhaiterais beaucoup que les Napolitains le vissent porter d'abord le cordon de France qui leur montrerait en lui un prince français, qui serait à leurs yeux un signe de la protection accordée par l'Empereur au royaume. Comme cela est ingénieux et comme cette femme est adroite ! Ce lien de vassalité, de Naples au Grand Empire, elle le traite en rubans ; cela est joli, flotte, décore, ne résiste point, mais presque créerait des droits : voilà Achille prince français s'il obtient ce cordon ! Et, de même, dans les hommes qui l'entourent, elle veut un ruban pour Agar, comte de Mosbourg et un pour Baudus. Celui-ci l'a bien mérité en la défendant contre son mari, et celui-là plutôt à Murat, est des hommes indispensables au ménage. Elle excelle ainsi à concilier. Aussi bien, quelle meilleure preuve ? Elle est dans des termes excellents avec haret qu'elle prend pour son avocat dans toutes les occasions, mais, en même temps, elle continue avec Talleyrand une correspondance intime où déborde, des deux parts, l'enthousiasme pour l'Empereur, mais par quoi, entre ces deux personnages si bien faits pour s'entendre, le contrat est maintenu.

Caroline fait donc adroitement sa besogne, elle la conduit, avec bien plus d'habileté, au mieux des intérêts de son mari et des siens : elle se montre au premier coup une femme d'affaires consommée, et qui suffit à mener toutes les machines. C'est là justement ce qui exaspère Murat. Obligé de laisser la régence à la reine, il a prétendu la serrer par des règlements, de façon qu'elle ne pût bouger, et, dans ce champ si médiocre qu'il lui a laissé, voilà qu'elle tire parti de tout, élève et soutient des prétentions, se donne les beaux airs, surtout se montre tellement supérieure à lui qu'elle a pour mari, que ce mari, humilié et furieux de la comparaison qu'on ne manquera pas de faire, prend chacun des actes auxquels Caroline est obligée par l'exercice même de la régence, pour un empiétement sur ses droits, une entreprise sur son autorité, une conspiration contre son pouvoir. Dans les lettres à l'adresse de la reine ou de sa fille aînée qu'il livre à l'estafette du Grand quartier impérial, ce ne sont, bien sûr, que tendresses, compliments, nouvelles de santé et surtout effusions de dévouement, d'amour, de passion pour l'Empereur : pâture pour le cabinet noir, mais il prend revanche quand il écrit par ses propres touriers. On ne peut se dissimuler, écrit Durant le 18 septembre, qu'il existe entre Leurs Majestés des points d'altercation qui ne peuvent manquer de jeter quelques nuages sur leurs correspondances. La reine, dès les premiers jours, avait trouvé insuffisants les pouvoirs que le décret de régence lui avait attribués. Elle s'en est aperçue davantage à mesure qu'elle est entrée dans les détails du gouvernement et, sans prendre sur elle des décisions majeures, elle a cherché du moins à suspendre l'effet de quelques dispositions ordonnées par le roi et à obtenir une sorte d'initiative sur les nominations. Le roi n'aura voulu accéder ni à l'une ni à l'autre de ces prétentions et, bien loin de vouloir accorder à la reine la moindre portion d'autorité effective, il paraîtrait qu'il aura voulu se conserver la direction des ministères en suivant avec eux une correspondance que la reine ne voudrait pas admettre. Mier, l'envoyé autrichien, est plus explicite encore dans son rapport du 11 octobre : Il suffit, écrit-il, que la reine désire quelque chose pour que le roi la refuse, qu'elle protège quelqu'un pour qu'il le prenne en grippe. La plupart des choses que la reine a soumises à son approbation depuis qu'il est absent... ont été rejetées ou leur décision ajournées à son retour ; ce qui la met, elle et ses ministres, dans des grands embarras ; aussi les affaires sont-elles dans une stagnation complète. Il a défendu en dernier lieu le paiement des sommes dues ou demandées par la France, prétextant le manque d'argent, et, en même temps, il a assigné des fonds très considérables pour des bâtisses inutiles, telles que la restauration et l'achèvement de l'immense palais de Caserte, commencé sur une si grande échelle par Charles III que ses successeurs n'ont pas osé ni pu l'achever.

Pour empêcher que Caroline acquière à Naples une popularité, le roi profite de ce que lui-même est absent et de ce que le gouvernement semble être aux mains de la reine, pour créer de nouveaux impôts et mettre en exécution certaines mesures onéreuses et odieuses au pays qu'on sait, dans le public, avoir été rejetées par le roi, lorsque, dans le temps, elles lui ont été proposées par ses ministres. Malgré les instructions reçues de Russie, Caroline ajourne plusieurs mesures semblables. De même fait-elle pour la nomination du général Parisi à la place de grand maréchal du Palais.

Murat ne se contente pas de semoncer lui-même la reine régente. Il délègue, pour ce faire, Belliard qui, dans le cas présent, sort étrangement de son rôle de chef d'état-major. Je vous avoue, répond le 11 octobre Caroline à la lettre que Belliard lui a écrite le 5 août, je vous avoue que je n'entends pas du tout ce que vous voulez dire par des flatteurs et des ambitieux qui cherchent à tromper et à entraîner dans des changements de nouveautés ; du tout, c'est que je n'ai fait aucune nouveauté, ne voulant faire que ce qui pouvait plaire au roi et maintenir son royaume tranquille en son absence, comme effectivement j'ai réussi. Si je me suis trompée sur les moyens de parvenir au mieux, ce n'a pas été mon intention, mais bien ma faute, car je n'ai consulté personne pour ce que j'ai fait. Ne cherchant à faire que ce que je croyais le mieux, j'ai pu me tromper, mais je ne l'ai été par qui que ce soit, croyez-le bien.

Les choses ont été si loin poussées que la nouvelle, répandue à Naples vers la mi-octobre, que le roi va revenir ne trouve pas un incrédule. Sans doute n'est-elle pas officielle et positive, mais si probable que, d'une semaine à l'autre, presque d'un jour à l'autre, on s'attend à le voir paraître. En même temps, Campo-Chiaro, de Naples, et Guibout, de Portici, écrivent à Norvins demandant à être informés de son entrée sur les terres d'Italie. A Rome, on est si convaincu qu'il arrive que, sans prendre les ordres de Paris, Norvins invite les directeurs des Postes impériales à lui donner avis par estafette des premières dispositions qui pourraient être prises pour le voyage du roi. Fausse alerte : Murat a pris ses désirs pour des réalités et il craint trop encore l'Empereur présent pour déserter l'armée. Quinze jours plus tard, le 3 novembre, Caroline lui écrit : C'est demain ma fête, mon ami, je croyais bien que tu y serais, mais, puisque je suis privée de ce bonheur, je n'en veux pas d'autre. Je n'irai même pas à Naples. Une fête où tu n'es pas est une chose trop triste, surtout en pareil cas. Comme bouquet, le 4, elle reçoit de sa sœur Élisa la nouvelle de l'incendie de Moscou.

Puis, à des intervalles de plus en plus allongés, les nouvelles s'espacent. Il arrive que des courriers par hasard échappent. On a alors des trois, quatre lettres ensemble : ainsi, recevant à la fois celles que son mari a écrites le 20, le 24 et le 27 octobre, Caroline apprend que dans une rude affaire qu'il vient d'avoir avec ces Messieurs les Russes, il a reçu une légère contusion, puis que sa blessure n'est plus rien ; mais, ce qui se répète, ce sont les extases : L'Empereur a été si bon pour moi dans cette circonstance que mon amour pour lui augmenterait si c'était possible... L'Empereur est tout à fait bon pour moi ; il veut me conserver auprès de lui et ne veut plus, dit-il, m'exposer que pour une grande bataille... Je suis auprès de l'Empereur ; je voyage avec lui, je mange avec lui. Il me traite avec une bonté extraordinaire. Juge de mon bonheur !

Dans ces rares lettres, rien de la campagne, pas un mot de la retraite ; Caroline n'est point inquiète ; elle donne à son ordinaire des spectacles et des concerts ; elle tient cercle, elle fait en grande compagnie des excursions au Vésuve, menant le ministre de France et son secrétaire, le maréchal Pérignon, toute la Cour en grand uniforme. Car elle aussi aime la pompe et le costume, et les plumes hautes et blanches de son chapeau royal sont dignes des panaches de son fastueux époux.

Tout à coup, avec le 29e bulletin, on est en face du désastre. Le 4 janvier, voici une lettre de l'Empereur annonçant qu'il a laissé au roi le commandement de l'armée, que partout on doit faire front, réunir des troupes, en former de nouvelles ; puis, voici des lettres que Murat a écrites le 25, le 26, le 27 décembre, où il dit son dégoût, sa lassitude, sa volonté de rentrer dans ses États. Quoi ! lui répond Caroline le 15 janvier, tu pourrais céder à un autre la gloire d'aider l'Empereur à écraser les ennemis ? Tu pourrais faire une étourderie semblable à celle de quitter avant que l'Empereur t'ait désigné un successeur ? Tu quitterais après avoir supporté six mois de fatigues et passé la saison la plus rigoureuse ? Non, mon ami, tu ne feras pas cela ! Tu resteras, j'en suis sûre. Je te dirai avec l'Empereur : Vous avez beaucoup fait, mais, tant qu'il reste à faire, on n'a rien fait encore. Du courage, mon ami ! Je te connais, tu ne te consolerais jamais d'avoir abandonné la victoire à un autre ; tu as contribué de tout ton pouvoir aux premiers succès de l'Empereur, mais ce n'est pas assez tant que la victoire demeurera incertaine ; encore quelques jours, et l'Empereur vous aura rejoint avec de nouvelles forces ; vous aurez la victoire et la paix ; ton courage y aura contribué, tu en jouiras doublement et moi aussi. Crois que je désire vivement ton retour, s'il pouvait ne pas nuire à ton bonheur à venir, mais je connais trop bien ton cœur, ton attachement pour l'Empereur et tes vrais intérêts pour croire que tu puisses être heureux s'il était mécontent de toi. Reprends donc courage. Je sens tout ce que tu dois souffrir. Je partage tes chagrins et tes maux, mais je t'engage, pour cette gloire dont tu es si jaloux, je t'engage, dis-je, à les supporter encore. Ce ne sera pas long, j'espère.

Même arrivant à temps, cette lettre n'eût rien changé aux décisions de Murat : dès lors il était pris dans l'engrenage. Mais, à celle qui l'écrivit, il est juste d'en tenir compte. Caroline, à ce moment, garde la notion précise et juste que l'intérêt est d'accord avec le devoir et elle l'exprime avec l'éloquence de la vérité.

Au reste, elle n'est pas, à celte déplorable époque, la seule femme de la Famille qui montre plus d'esprit, de lucidité et de caractère que les hommes.

Catherine, elle aussi, a été régente, mais contrainte et forcée. Le 26 mars, quand son mari lui en a parlé pour la première fois, elle a résisté. Je ne m'en sens nullement les moyens ni la capacité, écrit-elle, mais il paraît que le roi et l'Empereur le désirent tous les deux. Le roi fait appel au sentiment qu'elle a de son devoir ; il lui apprend qu'elle ira à Dresde au congrès et que, de Glogau, il viendra la rejoindre. Dès lors, elle passe sur tout, car, pour retrouver cet époux constamment infidèle et constamment adoré, elle courrait au bout du monde. De son côté, l'Empereur auquel elle a fait part de sa régence, a approuvé la marque de confiance que lui a donnée le roi en lui laissant la direction des affaires pendant son absence, ce qui équivaut à dire qu'il l'a commandé et il ne voit pas d'inconvénient à ce qu'elle vienne à Dresde, s'il y va ; il ajoute même qu'il sera charmé de l'y voir, ce qui vaut une invitation en règle ; mais Catherine n'est point née Bonaparte, et l'agitation où elle est terrible.

Si, jusque-là elle ne s'est pas occupée d'affaires, si, comme elle dit, elle n'aime qu'une vie tranquille, calme, paisible, la lecture, l'ouvrage, la musique, enfin toutes les occupations d'une femme, ce n'est point à penser qu'elle ne soit pas ambitieuse, qu'elle ne se plaise pas à être reine, et qu'elle ne souhaite pas un royaume plus vaste. Sans doute, elle est poussée en cette voie par la passion qu'elle éprouve pour Jérôme, cette passion physique qui lui ferait tout sacrifier pour lui plaire ; mais aussi elle a la conscience de ce qu'elle est, de l'illustre lignée dont elle sort, de la grandeur de ses ancêtres qu'elle s'étonne de n'avoir point été revêtus comme les Habsbourg et les Wittelsbach qu'ils valent bien, de la dignité impériale. Elle trouve, même pour elle, la Westphalie bien étroite et mal conformée ; mais, par une sorte de patriotisme allemand, elle se détourne d'un trône qui ne serait pas en Allemagne et, tandis que Jérôme, en ses spéculations guerrières, se pare de cette couronne polonaise qui lui échappa à Tilsit, Catherine, toute soumise qu'elle est d'ordinaire, s'épeure à l'idée de quitter sa vieille Allemagne familiale et se rassure au moindre bruit qu'elle recueille sur les intentions de l'Empereur. Il ne les a dites à personne et leur réalisation dépend de victoires qui ne sont pas gagnées, mais cela n'arrête pas les nouvellistes. Il est bien certain, écrit Catherine, que le roi garde ce royaume ; mais il sera agrandi ; dix jours après : Le roi de Saxe sera roi de Pologne ; on réunira la Saxe à la Westphalie, ce qui fera un des plus beaux royaumes de l'Allemagne. Voilà son rêve.

Le roi parti, dans la nuit du 5 au 6 avril, Cassel est vide et triste. Tous les chambellans et les écuyers équipés en officiers d'ordonnance ont suivi le roi ; les employés des ministères, mobilisés selon la hiérarchie, ont rejoint l'armée, laissant à leurs femmes le soin de payer les dettes contractées pour leur entrée en campagne. La reine s'ennuie et se morfond. Les ministres ne lui disent rien et ne font que ce qu'ils veulent. Je suis, écrit-elle, autant au fait des affaires comme autrefois et, peut-être encore un peu moins. Elle est agitée de pressentiments sinistres : Si elle a le malheur de perdre le roi dans cette funeste guerre, sa vie future ne sera plus qu'un tissu d'amertumes ; si elle conserve un époux chéri, n'ayant pas d'enfants pour assurer la succession, ne sera-t-elle pas obligée dans quelques années de s'en séparer d'une autre façon ? Elle passe des nuits à sangloter dans la misère de sa solitude ; car son père la boude et ne lui écrit point ; à sa cour, elle ne saurait confier des choses si secrètes ; même les cache-t-elle à Mme d'Otterstädt, sa compatriote, qu'elle a faite l'une de ses dames et à laquelle elle s'ouvre d'ordinaire ; son frère, elle n'a pas à y penser et les lettres de Jérôme sont rares.

A la mi-mai, il y a la distraction du voyage à Dresde, surtout l'espérance d'y revoir Jérôme. En route, Catherine s'arrête à Weimar, où la princesse héréditaire, née grande-duchesse de Russie, l'accueille avec une cordialité sans égale. Elle qui a tant besoin d'affection éprouve une joie profonde à se sentir un instant en confiance avec la duchesse qui est une des femmes les plus essentielles, la plus respectable, la plus aimable et la princesse Marie qui a la douceur et la bonté peintes sur sa physionomie. A Dresde, où elle arrive le 17, à onze heures du soir, quarante-huit heures après son départ de Cassel, ce n'est plus de l'amitié, ce sont des honneurs qu'il faut subir dans la fatigue de deux nuits blanches, dans l'énervement d'un accident ridicule, car elle a cassé en voiture les cordons de ses caleçons — des pantalons d'à présent — qui traînent sur ses pieds et la font trébucher à chacun de ses pas ainsi strictement mesurés, durant qu'elle fait l'aimable, reçoit un service d'honneur, gravit les grands escaliers, subit des présentations, des compliments et des visites. Le lendemain matin, elle vient à la porte de l'Impératrice Marie-Louise, chez laquelle il ne fait pas jour et qui remet la reine à midi. Alors, elle est cordiale ; l'Empereur, qui survient est amical ; mais, lorsque Catherine s'enhardit à lui dire : Sire, ne faites-vous pas venir Jérôme ici pour que je puisse le voir ?Oh ! oh ! répond-il, vous allez voir que je vais déranger un de mes généraux d'armée pour une femme. Et Catherine, malgré les efforts qu'elle fait pour se retenir, éclate en sanglots.

Ainsi disposée, elle participe à toutes les fêtes : l'empereur d'Autriche la traite on ne peut mieux ; l'impératrice Maria-Ludovica l'honore d'une bonté particulière et offre même d'établir une correspondance avec elle. L'Empereur Napoléon lui fait une visite d'une heure et demie, et il est très bon et confiant avec elle ; toutefois un peu grimpé que Jérôme lui ait écrit qu'on parlait de la réunion de la Westphalie à l'Empire. Ceci, ma sœur, dit-il, tombe-t-il sous le sens que j'irais dépouiller mon frère dans le moment qu'il me fait des sacrifices et que le pays est dénué de troupes ? Non, mais, je vous le demande, ma sœur, ceci tombe-t-il sous le sens ?

Aimable à son heure, l'Empereur ne se croit pas obligé de l'être constamment. Il reste des jours entiers sans adresser la parole à la reine qui, ayant reçu de son mari des lamentations nouvelles au sujet de l'état déplorable de ses finances, cherche sans la trouver l'occasion d'en instruire son auguste beau-frère, sans pourtant lui rien demander. Elle s'enhardit à dire : Sire, j'ai eu des nouvelles du roi, mais, sur ce mot, l'Empereur part : Je suis mécontent du roi, c'est un enfant qui ne sait pas commander à mes armées ; il ne fait rien, il ne se remue pas, il reste trop chez lui, il n'a vu aucune des troupes, ce n'est pas ainsi qu'on fait mes affaires. Et, reprenant en détail tout ce que le roi ne fait pas et tout ce qu'il fait à contre sens, l'Empereur à tout instant revient à cette phrase qui blesse le plus sûrement Catherine : Voyez le vice-roi et le roi de Naples, voilà des hommes, des généraux ! Comme d'habitude, il accorde que Jérôme a de l'esprit : Oui, mais cela ne fait pas commander des armées, et les reproches pleuvent : Si cela continue, je me verrai forcé de lui ôter le commandement, alors il sera déshonoré, car je ne plaisante pas ; la conversation se termine au milieu des larmes et sanglots de Catherine, par une inclination de l'Empereur qui lui tourne le dos.

Rien là qui lui soit personnel : il a voulu faire passer un avertissement à Jérôme qui n'en tiendra nul compte. Il continue à bien traiter la reine qui se rassure ; mais voici que, de tous côtés, on reparle de la Pologne et de la candidature du roi de Westphalie. Le bruit en est si répandu et consistant qu'elle se décide à écrire son opinion à Jérôme, à lui expliquer pourquoi, toute convenance personnelle mise à part, elle est si opposée à ce qu'il accepte la Pologne ; hormis les formes, nul homme d'État ne dirait mieux, tant l'éducation et la tradition, telles que les reçoit une princesse en ces petites cours d'Allemagne, l'instruisent de la politique générale, (les rapports (les États, des dangers de certains voisinages. Cela est trop fort pour Jérôme qui a son siège fait et ne répond pas.

L'Empereur va partir. Il prend congé individuellement de toutes les cours ; il parle à chaque roi, prince, reine ou princesse ; tout le monde fond en larmes ; lui-même est attendri, mais nul ne doute du triomphe final ; pas une voix ne s'élève pour prévenir et mettre en garde. On est à ce point convaincu qu'il n'aura qu'à paraître qu'on s'occupe uniquement à deviner entre quelles mains iront les dépouilles de l'ennemi. Lui parti, c'est encore là l'objet des conversations et des spéculations des politiques. Catherine est restée quelques jours pour tenir compagnie à Marie-Louise. Elle atteste les sentiments qu'elle exprimait alors, la douleur qu'elle témoignait, les inquiétudes dont elle paraissait agitée.

Le 4 juin, au moment même où l'Impératrice part pour Prague, Catherine quitte Dresde laissant à tout son service saxon des présents impériaux : boîte à portrait au marquis Piatti, boîtes à chiffres de 2400 francs aux chambellans ; de 1.800 francs, aux gentilshommes ; de 300 francs aux pages et aux officiers d'escorte, et aux gens, des rouleaux de jérômes. Quand, pour six mois, un royaume a trente millions de déficit, c'est le cas ou jamais, pour les souverains, de se montrer généreux. Le 7, après trois nuits blanches, Catherine est de retour à Napoléonshôhe où elle reprend sa vie ordinaire.

Bien que, pour l'amour de son mari, elle s'efforce aux affaires, elle n'en apprend que ce que les ministres lui en disent : peu de chose ou rien. De même, se contraint-elle à tenir sa cour, mais, comme l'écrit un des courtisans, ce n'est plus ce mouvement, cette activité qu'imprimait la présence du roi. Le dimanche, elle donne spectacle à Napoléonshôhe, jusqu'à près de minuit, mais ensuite elle ne tient pas cercle, non plus que le jeudi, jour de spectacle à Cassel. Les Grandes Entrées étaient reçues ces jours-là ; Catherine s'en dispense. A Napoléonshôhe, où quatre dames et autant d'hommes sont régulièrement invités chaque semaine, le corps diplomatique n'est pas reçu. La reine adopte une existence de plus en plus retirée, guettant les nouvelles, s'attachant aux bruits contradictoires, détestant par avance cette couronne des Jagellons, à laquelle elle se croit destinée. Les lettres du roi sont si rares que parfois elle reste quinze jours sans en recevoir. J'avoue, écrit-elle, que parfois j'ai des moments de désespoir. Grand Dieu ! quelle cruelle existence que la mienne ! J'ai beau porter nies regards sur le présent, l'avenir et le passé, je ne vois que peines et soucis.

Quand Jérôme lui écrit le 30 juin, j'espère qu'avant peu nous serons réunis, elle prend cela pour une phrase en l'air, d'une galanterie qui la touche, mais elle ne croit pas un instant qu'il puisse le réaliser. Elle est toute aux périls qu'il ne peut manquer de courir, car en fait de choses pareilles, le roi est encore plus hardi que l'Empereur, et, dans les combats qu'elle pressent, elle le voit au premier rang, impassible sur un cheval cabré, tel qu'en son portrait de Gros. Lorsqu'elle cesse d'y arrêter son esprit, elle s'attriste sur elle-même : Quelle sera mon existence dans la suite, n'ayant pas d'enfant ! Pensée affreuse et qui m'accable ! Serai-je donc séparée, rejetée de l'être que j'adore le plus au monde !... Je sais que le cœur noble, généreux de mon époux n'a pas un pareil projet, mais celui qui régit tout le monde, qui l'accable par son despotisme, ne le forcera-t-il pas d'une manière ou d'autre à rompre nos liens ?

Fantômes cela, mais voici les réalités, des sujets d'inquiétude qui se précisent et s'affirment. Elle tremblait des dangers imaginaires que courait la vie de Jérôme, elle tremble à présent des dangers véritables que court son honneur. Le 20 juillet, elle reçoit la lettre datée de Bielitza le 9, où Jérôme prétexte une descente anglaise pour motiver son prochain retour. Catherine ne se trompe pas au dessein prémédité. Toute de suite, elle répond. Elle supplie Jérôme de rester, de prendre patience, de garder son calme ; elle est admirable de bon sens et de courage ; le 25, nouveau courrier ; le roi paraît avoir pris son parti ; le 26, Catherine répond : elle a mis dans sa lettre toute sa tendresse, toute son intelligence, toute sa politique ; mais quel accueil elle reçoit : Je te remercie pour ton intention, mais je croyais n'avoir jamais laissé douter que je ne suis pas de ceux qui se déshonorent et que je ne fais que ce que je dois faire. Je trouve aussi qu'il est un peu hasardé à toi, ma chère amie, de parler si longuement sur une question que tu ne connais nullement et j'aurais le droit de penser t'avoir inspiré assez de confiance pour te rassurer entièrement sur ma conduite qui n'est jamais dirigée par l'humeur ni par un coup de tête. Avec une habileté réelle, car, comme dit l'Empereur, il a bien de l'esprit, Jérôme tourne les arguments qui peuvent le mieux toucher sa femme ; il l'excite contre le despote dont la conduite à son égard a été inqualifiable, contre Poniatowski, contre Murat, contre Eugène ; il se fait tendre, affectueux, persécuté, il se rend si bien victime que, dans la nuit du 11 au 12 août, lorsqu'il arrive à Napoléonshôhe où on ne l'attendait officiellement que le 16, Catherine est déjà toute changée : l'Empereur a traité le roi d'une façon indigne ; il a des torts graves envers lui. Le roi le gênait à l'armée ; il voyait qu'il aurait des succès brillants et qui pourraient peut être rivaliser avec les siens. Il était jaloux et, à bon droit, car le roi a le même talent que l'Empereur pour ordonner un plan de campagne. On a bien dit que l'amour est une forme de délire.

Tout de suite, les fêtes recommencent, la Cour reprend son entrain, car, avec le roi, sont revenus les chambellans, les écuyers, les pages, les ministres, les aides de camp ; seuls, les soldats sont restés, et, durant que les misérables femmes des généraux et des colonels, sans argent, sans feu, presque sans pain, attendent vainement la délégation sur la solde que leurs maris leur ont laissée pour toute fortune, le roi se distrait. Voyage sur voyage, tantôt aux salines d'Alendorf avec coucher au Meisner, le Mont-Blanc de notre Westphalie, tantôt sur les rives du Weser, de Carlshaven à Hameln, avec stations à Corvey et à Brunswick ; spectacles presque tous les soirs à Napoléonshôhe, tantôt in fiocchi dans la grande salle, tantôt plus intimement, dans les Appartements ; au Théâtre de Cassel, on prépare des merveilles pour la rentrée : on aura des nouveautés comme les Valets, opéra-bouffon de M. C. Bérard, qui est employé au ministère de la Guerre, et les Rivaux, opéra-cornique de Merville pour les paroles[5], de Lazare La Flèche pour la musique : ce dernier étant chambellan, la pièce ira aux nues ; mais que sera-ce des opéras-comiques près de la triomphante Vestale, où le char de Licinius apparaîtra traîné par quatre chevaux blancs des écuries du roi et entouré des caracoles de vingt cavaliers romains ? Cela sera presque aussi magnifique qu'à Paris. Et, à l'instar de Paris, on aura, en représentations, Duport avec ses gambades et Rode avec son violon : régal de roi auquel il ne manque que Mlle Georges.

Les fêtes aussi sont à l'instar de Paris et de Trianon : telle la fête que, le 23 août, le roi offre à la reine dans les jardins de Schönfeld, pour l'anniversaire de son mariage : pièce de circonstance par les acteurs de Cassel, illumination des avenues avec des ifs de flammes, joutes sur le lac, chemin des Diamants, ainsi nommé des milliers de petits lampions placés à fleur de terre qui en bordent chaque côté ; ballet de la composition d'Aumer, exécuté par les danseurs de l'Opéra dans un salon de fleurs et de feuillages éclairé d'un nombre infini de verres de couleurs, et, pour finir, souper d'une délicatesse merveilleuse. On a les chasses, on a les bals au Théâtre ; on a, novembre venu, les promenades en traîneau qui mettent tout Cassel aux fenêtres, quand, précédée des pages porte-torches, la file des traîneaux en figures d'animaux de rêves, biches, cygnes, cerfs, lions, rentre au galop des chevaux qui secouent leur triple panache et font sonner leurs clochettes d'argent.

Nul comme le roi pour s'entendre aux raffinements d'élégance ; sur le dessus du poignet de ses gants, fourrés, mais de manière que la main ne soit pas gênée et ne paraisse pas trop forte, il fait broder, en soies brillantes, son chiffre couronné ; de ce chiffre, sont marqués tous les objets de parfumerie qu'il emploie ; les bouteilles d'odeur, les boîtes, bien mieux, tous les papiers d'enveloppe. Pas d'objet de goût qui paraisse à Paris dont il ne veuille la primeur. Mais c'est surtout aux bijoutiers qu'il a affaire. D'abord, comme il songe toujours à son couronnement si souvent ajourné, en vue duquel, pour avoir un consacrant, il pense nommer archevêque de Cassel l'abbé-prince de Corvey, de même que, pour avoir son Reims, il se propose d'enlever aux protestants l'église de Saint-Martin, il commande le 16 octobre, à Bapst et Cie, une couronne royale en brillants de 40.000 francs qui complétera les ornements précédemment apportés de Paris. Il charge le sieur Danckerst, négociant à Amsterdam, de lui procurer des diamants sur papier d'une valeur de 250 à 300.000 francs, et le plus grand nombre possible de perles fines du poids de 35 à 40 grains. Il fait une réserve de nœuds en brillants pour des croix de commandeur de son ordre, que lui confectionne à Paris le sieur Gibert. Par Decazes, le secrétaire de Madame, il entre en marché, pour 168.000 francs, de trois pierres d'une extraordinaire beauté ; il achète à Bapst, un lot de parures en turquoises, à Hertz, joaillier à Brunswick, pour 3.500 francs de bijoux et de perles, à Kauffmann, encore des perles, à Leroy, des montres de col avec les heures en brillants et les demies en perles, à Gibert, des parures d'émeraudes et perles, des bagues à chiffre, tout un lot d'épingles.

Cela sent l'amour, bien qu'une certaine commande faite à Biennais par le maitre de la Garde-robe, prouve qu'au retour de sa campagne, Sa Majesté dut prendre des ménagements, mais pour chaude qu'elle fut, l'alerte fut courte. Il n'y parait guère à présent. Jamais le roi ne s'est mieux porté, en dépit de la légende qu'on cherche à accréditer sur son retour et sur la dysenterie dont il fut malade ; la reine a beau écrire à son père : Sa santé a beaucoup souffert ; aussi, je l'ai trouvé maigri ; Reinhard lui-même a beau rendre compte que le roi souffre et maigrit parce que, plus les événements de la campagne sont glorieux, et plus l'idée d'en être éloigné le tourmente, le maître de la Garde-robe les dénient par le fait, lorsqu'il écrit à Paris qu'on élargisse des jambes, des cuisses et de la ceinture, les pantalons de soie peluchée que Sa Majesté ne peut plus mettre, tant elle est engraissée !

Dès septembre, Cassel s'émeut discrètement aux trois maîtresses qu'a le roi en même temps : Mme Escalon, la maîtresse de campagne, revenue de Varsovie, une Polonaise, seul trophée de la guerre, dont le logement en ville est déjà préparé, et la comtesse de Löswenstein-Wertheim, dame de la reine. Tous ces amours ne vont pas sans des intrigues qui agitent bien autrement la Cour que les nouvelles de Russie. Malgré le Te Deum et les illuminations par ordre, la bataille de la Moskowa passe presque inaperçue, quoique le contingent westphalien s'y soit conduit des mieux et qu'il ait perdu deux généraux tués — Damas et Lepel — quatre blessés : Borstell, Legras, Hammerstein, Wickenberg, et que, dans la garde et la ligne, il ait eu cent quarante-neuf officiers hors de combat. Cela fait à peine trois lignes dans le journal de la reine où il y en a plus de cinq cents sur la fugue de Blanche la Flèche, baronne de Keudelstein, dont le mari, intendant de la Liste civile, a eu jadis avec sa caisse des relations trop intimes. Blanche, en compagnie de sa belle-sœur, Jenny la Flèche, femme du maître des cérémonies, et du consentement de son noble époux, le baron de Keudelstein, a quitté Cassel sous prétexte d'aller à Gênes, en réalité pour rejoindre le prince de Wurtenberg auquel, par contrat notarié, elle a fait donation de son cœur, moyennant des agréments sonnants et déterminés. Dans cette affaire, quantité de gens de la Cour se sont entremis, en particulier M. d'Otterstädt, intendant général des Eaux et Forêts, mari de la dame du Palais de la reine ; on les chasse, mais en donnant à Mme d'Otterstädt 6.000 francs de pension et en lui rachetant tous ses diamants et parures. A la place de Mme d'Otterstädt, le roi nomme la comtesse de Furstenstein — Mme Le Camus — qui fait des façons, se tenant de trop bonne maison, étant née Hardenberg, et qui ne se rend que sur l'espérance de devenir la confidente de la reine comme était celle à qui elle succède.

Comme si ce n'était pas assez, intrigue pour fournir à la reine, en la personne de Mlle de Carondelet, une seconde lectrice, la première, Mme Malet de la Roche, paraissant prendre trop d'influence ; intrigue menée en vue d'une escroquerie d'argent par la comtesse de Bocholz, ancienne maîtresse du roi, qui annonce la mort supposée de l'enfant qu'elle a eue de Jérôme, la petite Elisa, dont Catherine a été marraine avec son mari, car jusque-là la pauvre femme pousse sa complaisance ; intrigue pour la place de grand écuyer, vacante par la mort de Morio ; intrigue pour la place de grand maréchal, vacante par la mort de Meyronnet ; intrigue pour la place non encore remplie de chevalier d'honneur de la reine ; tout le monde s'agite, dresse des pièges, imagine des traquenards, invente des candidats, se pousse et se déchire.

Et, si l'intrigue est partout à la Cour, elle est partout dans le gouvernement : disgrâce de Pichon, cet ancien commissaire général des Relations commerciales aux Etats-Unis, qui, destitué par décret impérial rendu en Conseil d'Etat le 30 septembre 1807, a été appelé par Jérôme — en gratitude de son rôle lors du mariage Paterson — aux fonctions de directeur du Trésor. Il voulait être ministre, être excellence, être indépendant ; même il a affiché la prétention d'introduire de l'ordre dans ses comptes et d'être maitre dans sa partie. Cette audace a, durant la campagne, singulièrement ému Jérôme qui a profité de l'occasion pour faire à la reine régente un cours de haute politique. Il n'y a, lui a-t-il écrit le 2 juin, que les souverains faibles et sans caractère qui abandonnent leurs affaires à un ministre, même en le rendant responsable sur sa tête. Ce n'est qu'une phrase à effet, car, si on peut faire une chose et trouver des moyens pour soulager le pays et faire face aux dépenses, le souverain doit pouvoir, s'il n'est pas un être plus que nul, les mettre à exécution ; mais, quand il est convaincu du contraire, l'affirmation d'un homme ambitieux qui voudrait commander en prenant tout sur lui, est une insulte au souverain ; c'est lui dire clairement : vous ne savez rien comprendre rien faire, laissez-moi gouverner à ma guise et je réponds sur ma tête de tout, mais que me fera sa tête lorsque mon pays sera culbuté, bouleversé ?... Bientôt M. Pichon nous dirait : je ne puis réussir parce que les autres ministres, les préfets, les maires, etc., me contrarient : Laissez-moi mettre des agents dont je sois sûr et je réponds de tout sur ma tête. Et ainsi de suite. Mais que me fera sa tête ? Quand il ne pourra plus aller, il donnera sa démission et sa tête sera soustraite à la juste vengeance d'un pays qu'il aurait culbuté. C'est pourquoi, au retour du roi, Pichon est renvoyé, et pourquoi le ministre des Finances, Son Excellence Monseigneur le Commandeur baron de Malchus est en pleine faveur. Voilà l'homme qu'il faut : il ne parle point de toutes ces réformes et s'arrange toujours pour trouver de l'argent : à la vérité, il commence par emplir ses poches. Pour la vente des Dîmes, ressource suprême qu'il a imaginée, il s'est associé ses deux beaux-frères : l'un fait l'estimation, le deuxième conclut les marchés et Malchus adjuge les Dîmes et en touche le prix.

Malchus paraît inébranlable aux Finances, mais il ne va pas de même des autres ministres : Salha, dit-on, va succéder à Morio comme grand écuyer et sera lui-même remplacé à la Guerre par le général Chahut, tandis que Dupleix, l'inspecteur aux revues qui a fait si bien ses preuves en Russie, ira au Trésor et cédera le matériel de la Guerre à Louis 13ruguière, frère du baron de Sorsum. Chabert serait donc le dixième titulaire de ce malheureux ministère qui pourtant, par l'organisation que lui donna Eblé, par le personnel qu'il lui recruta, par les bonnes règles qu'il lui imposa, a fourni une somme étonnante de travail, a mis sur pied une armée qui vient de faire ses preuves et dont le roi devrait être justement fier. Mais cela est sans importance : chez Jérôme, même ce ressort est cassé. S'il continue à croire en son génie militaire, il le sait méconnu et jalousé par l'Empereur. On ne lui donnera à faire rien de grand, par quoi il puisse s'illustrer et acquérir des provinces. Son armée se bat, il n'en a cure, pas plus que des récompenses que l'Empereur accorde à ses soldats : en un jour, quatorze étoiles de la Légion au seul régiment des Cuirassiers. Leur gloire ne compte pas plus à ses yeux qu'elle ne comptait sans doute pour l'Electeur de Hesse quand il faisait commerce de ses sujets. Jérôme a bien autre chose en tête pour s'étourdir et il s'étourdit si bien que même l'éclair avertisseur du coup de pistolet que Malet tire sur Hulin, ne l'éveille point, ne lui ouvre pas les yeux, ne lui montre pas la fragilité de cet empire auquel est attachée sa fragile royauté !

Pourtant, chez Jérôme, quoi qu'il fasse et qu'il dise, malgré ses confidences à la reine, malgré ses diatribes et ses violences contre son frère, un sentiment subsiste qui, lui seul, en cette étrange époque, suffit à une apologie. Il reste dévoué ; il demeure fidèle. Il ne se berce point, comme l'a maladroitement prétendu un courtisan maladroit, des idées d'indépendance qui tournent la tête de Murat. Il aspire sans doute à être couronné, mais ce n'est pas là un indice de défection prochaine, c'est l'enfantillage, retardé depuis quatre ans, de déployer les pompes souveraines si soigneusement préparées, d'endosser les costumes somptueux qu'il n'a pu revêtir encore, au plus la pensée de s'affermir à Cassel contre une destitution que prononcerait l'Empereur.

Napoléon n'a qu'à paraître, le cœur de Jérôme court vers lui ; et ce qu'il convient d'en attester, ce n'est pas, aux jours où on ignore encore les désastres, le 13 novembre, la statue de Napoléon inaugurée sur la place royale de Cassel[6], c'est, survenant les mauvaises nouvelles, celle de la présence subite de l'Empereur à Dresde, l'envoi immédiat, pour prendre ses ordres et lui donner des renseignements, du général l3ongars, inspecteur général de la gendarmerie ; c'est cette lettre écrite le 16 décembre où Jérôme s'empresse d'exprimer à l'Empereur son désir, bien naturel sans doute, d'aller en personne lui présenter les expressions de son tendre et véritable attachement et passer quelques jours auprès de lui. C'est, le 18, l'expédition à Paris, en courrier, du chambellan Marinville qu'il charge de porter à l'Empereur ses félicitations à l'occasion de la nouvelle année et l'expression sincère de ses sentiments inaltérables. Je serais particulièrement heureux, Sire, écrit-il, si Votre Majesté me permettait d'aller l'assurer de vive voix de mon tendre et inviolable attachement. L'Empereur a le droit d'être mécontent ; il ne se laisse point fléchir au premier coup, mais il ouvre la porte et, pour la première fois depuis que Jérôme a quitté Varsovie, il lui écrit : Je crois votre présence plus utile dans votre royaume en ce moment qu'à Parie. Il n'existe plus rien de l'armée westphalienne à la Grande Armée et tout paraît annoncer une crise pour le printemps prochain. Faites-moi connaître ce que vous avez envoyé pour compléter vos cadres, ce que vous pouvez faire pour compléter votre artillerie et votre cavalerie, et enfin ce que vous êtes en état de faire pour approvisionner et bien armer la position de Magdeburg contre tout événement. Et Jérôme, qui espère toujours l'autorisation de venir voir l'Empereur, persuadé que cela ne pourrait lui faire que du bien de toutes les manières, répond courrier par courrier : C'est surtout dans cette circonstance que je ferai tout ce qu'il est humainement possible de faire et je tiendrai tous mes sacrifices à bonheur, heureux s'ils peuvent convaincre Votre Majesté que personne ne lui est plus attaché que moi.

 

Aussitôt qu'il a eu en mains la dépêche du Major général, Joseph s'est empressé, dès le 3 avril, de prendre possession, en écrivant aux divers généraux commandants d'armées : L'Empereur m'ayant confié le commandement général de ses armées, je désire que vous me mettiez à même de répondre à sa confiance pour ce qui concerne l'armée que vous commandez. M. le maréchal Jourdan a été nommé par Sa Majesté mon chef d'État-major. Rien de plus ; il n'a plus la velléité d'abdiquer ; il ne discute plus les conditions dans lesquelles il exercera son commandement ; il ne s'inquiète pas de savoir quelle obéissance il pourra requérir de généraux qu'il n'a le droit ni de nommer, ni de destituer, dont il ne peut ni changer, ni modifier, ni intervertir le commandement ni le territoire ; il commande, c'est assez, et pas un doute ne lui vient sur les conséquences. Le général en chef, écrit-il le 17 avril, peut seul soutenir le roi, et le roi, à son tour, peut seul sauver les affaires militaires en donnant un point unique de direction aux peuples et à l'armée.

Sur le papier, autant qu'il le peut savoir, car les situations lui manquent et il est réduit aux conjectures, il a 230.000 hommes à ses ordres : 56.000 à l'Armée du Midi sous le duc de Dalmatie, 52.000 à l'Armée du Portugal sous Marmont, 60.000 aux Armées d'Aragon et de Catalogne et à la division de l'Ebre sous Suchet et Decaen, 48.000 à l'Armée du Nord sous Dorsenne que remplacera bientôt Caffarelli, 12.000 à l'Armée du Centre sous son commandement direct. Qu'en fera-t-il ? Les instructions que lui a envoyées l'Empereur sont étrangement contradictoires : d'une part, il lui dit : Conserver les conquêtes faites, les étendre successivement par la destruction de l'ennemi, ne prendre l'offensive pour entrer en Portugal que lorsque les événements détermineront absolument cette mesure, maintenir sur toutes choses les communications avec la France... Le nord de l'Espagne doit particulièrement attirer son attention et c'est principalement dans cette partie qu'il est indispensable de se maintenir ; ne jamais risquer de voir l'ennemi s'y établir et la sûreté des communications compromise. — Quant aux Anglais, il paraît que l'état actuel des choses demande plutôt qu'on se tienne sur la défensive envers eux, mais on doit toujours se tenir dans une attitude imposante et telle qu'ils ne puissent jamais tirer avantage de notre position. Telles sont, écrit Clarke en mai, les principales idées que l'Empereur a manifestées, en partant, au sujet de l'Espagne. D'autre part, l'Empereur a fait écrire, le 3 avril, par le major général : Il n'y a plus en Espagne aujourd'hui que l'armée anglaise. Il faut ou prendre l'initiative sur elle en organisant la défense de Salamanque, une tête de pont sur l'Agueda et, entretenant la guerre dans le nord du Portugal, suivre l'ennemi, ce qui serait prendre l'initiative sur lui ; ou bien alors, si cela n'est pas exécuté, suivre l'initiative de l'ennemi et se porter partout où il se porte ; alors, sans contredit, il faut que plusieurs divisions de l'Armée de Portugal se portent sur le Tage, en laissant des forces suffisantes à Salamanque pour fortifier ce point important et contenir le Nord.

Ainsi, d'une part, conserver les conquêtes et les étendre peu à peu, ce qui implique le dispersement des forces françaises, négliger l'armée anglaise et diriger son action sur les guérillas ; d'autre part, ne regarder que l'armée anglaise et prendre l'initiative sur elle, ce qui implique, étant donnée sa supériorité numérique sur l'Armée de Portugal, le renforcement de celle-ci par les autres armées et l'abandon momentané des conquêtes. Dans les deux cas, les généraux en chef doivent cesser d'agir, chacun pour leur compte, dans les limites de leur arrondissement ; ils doivent se seconder mutuellement, obéir aux ordres du roi et recevoir l'impulsion qui ne peut partir que de lui.

Or, deux mois après la prise de commandement, voici, au rapport de Jourdan, quelles sont les relations entre Joseph et les différentes armées :

Le prince de Neuchâtel a annoncé au roi que l'Armée du Nord était sous son commandement. Cependant, le général en chef a reçu des ordres contraires ; on ignore quelle est la situation de cette armée, mais il paraît, d'après la correspondance du général Dorsenne avec le roi, qu'elle n'est pas assez nombreuse pour tenir dans la soumission les pays qu'elle occupe et pour bien assurer les communications avec la France...

Le prince de Neuchâtel, en annonçant au roi que l'Armée d'Aragon était comprise dans son commandement, lui disait que, si Sa Majesté avait besoin de secours, elle pouvait en faire venir de Valence. Le roi donna donc ordre au maréchal Suchet d'envoyer une division pour se réunir à l'Armée du Centre et former une réserve que les circonstances rendaient indispensable, mais ce maréchal a déclaré formellement qu'il était dans l'impossibilité d'exécuter cet ordre, de même qu'il ne pourrait laisser plus longtemps à Cuença un de ses régiments... Il a aussi opposé aux ordres du roi les instructions que lui a données le prince de Neuchâtel en le prévenant que la Catalogne passait sous son commandement...

On ignore quelles sont les ressources de l'Armée du Midi... Le duc de Dalmatie ayant retiré ses postes de communication avec la Manche, on ne peut correspondre avec lui qu'avec les plus grandes difficultés. On ignore encore s'il est instruit que l'Empereur a confié au roi le commandement de ses armées.

Restent l'Armée du Portugal et l'Armée du Centre : celle-ci, accrue de 3.200 hommes destinés à l'Armée du Midi que Joseph a retenus et de divers renforts, se trouve portée à 18.500 hommes dont 5.800 Espagnols. Quinze mille à peine font le service. La garnison de Madrid est si faible que, sans la Garde royale, on n'y serait pas en sûreté. Quand à l'Armée du Portugal, si Marmont parait accepter la suprématie du roi, elle n'a ni magasins, ni moyens de transport, ni canons de siège, toute l'artillerie ayant été prise à Ciudad Rodrigo. Son effectif atteint à peine 52.000 hommes tout compris ; mais Marmont se plaint que le roi ait retenu, dans la vallée du Tage, sa première division, en vue de l'employer dans la Manche pour établir la communication avec l'Armée du Midi ; il annonce que Joseph voudrait encore distraire deux autres divisions de son armée qui se trouverait ainsi réduite à 12.000 hommes (22 avril).

Wellington dispose au moins de 60.000 hommes : Qu'il se porte sur l'Armée du Midi qui en a 54.000 ou sur l'Armée du Portugal qui, réunie, en aurait 52.000, il sera supérieur. On doit donc s'attendre à quelque catastrophe si les choses restent dans l'état où elles sont. Badajoz a été pris : le roi n'a pu y envoyer à temps les secours, tout faibles qu'ils fussent, qu'il avait mis en marche ; Marmont allègue les ordres qu'il a reçus du prince de Neuchâtel de rester sur la Tor-niés ; Soult, qui s'est porté trop tard sur la Guadiana, rejette, avec plus de vraisemblance, la faute sur Marmont ; mais peu importent les discours, le fait est là. Il ne s'agit plus, comme le recommandait Clarke, de négliger l'armée anglaise, ni, comme le voulait Berthier, de prendre l'initiative sur elle, il s'agit de lui résister, de prévenir les combinaisons qu'adoptera Wellington, de ne pas souffrir que 60.000 mercenaires au service anglais acquièrent l'avantage sur les 220.000 Français qui sont dans la péninsule.

Pour renforcer selon les occurrences l'une ou l'autre des armées, Joseph a bien demandé qu'une réserve fût constituée sous son commandement direct mais ce projet n'a point été réalisé et il éprouverait de la part des Français, quels qu'ils soient, une résistance invincible, étant donné ce qui vient de se passer pour un régiment que Suchet avait consenti à détacher de son armée et que le roi a aussitôt placé sous le commandement d'un de ses généraux espagnols, le duc de Mahon. Le projet de réserve écarté, reste l'Armée du Centre, mais elle est trop peu nombreuse, trop occupée à garder Madrid, pour fournir, sous peine de compromettre la capitale, un secours efficace. Ce secours, l'armée en péril doit le recevoir des armées qui seront le moins exposées.

Wellington a pris son parti ; négligeant Soult, c'est Marmont qu'il vise. Il dirige sur Almaras qui commande le passage du Tage et dont les forts sont occupés par des détachements de la division Foy, le général Hill, qui arrive en forces, s'empare des ouvrages, les bouleverse et détruit les magasins qu'on y a formés avec tant de peine.

Suchet, auquel, dès le 9 avril, le roi avait demandé une bonne division, répond que, par un ordre en date du 21, émané de l'Empereur et transmis par Berthier à Clarke, son commandement est indépendant : Sans doute doit-il continuer à correspondre et à rendre compte au roi qui a la direction générale des armées en Espagne et le commandement, mais il n'a pas à lui obéir.

Dorsenne, auquel le maréchal Jourdan a donné ordre de faire remplacer par l'Armée du Nord une partie des troupes de l'Armée du Portugal, si celle-ci devait se porter en avant, répond le 19 avril qu'il lui est impossible de retirer un seul homme des provinces du Nord sans avoir à craindre les plus grands inconvénients.

Reste Soult. Il a pris ses précautions, puisque, le 44 avril, il a écrit à Berthier : Dans l'état actuel des choses, je dois me borner à défendre l'Andalousie... je dois aussi me disposer à faire le plus tôt possible le siège de Tarifa, car ce n'est qu'en prenant cette place que je pourrai détruire le corps de Ballesteros qui... me donne des inquiétudes sérieuses. Cette opération terminée, je commencerai le siège de file de Léon où j'espère également réussir. En voilà pour trois campagnes au moins, mais le prétexte de ne point bouger ne lui paraît point suffisant encore et, le 17, contre toute vraisemblance, il annonce au major général que Séville est investie par 14.000 hommes, que les communications avec les troupes de la ligne devant Cadix sont interrompues et qu'un soulèvement général commence en Andalousie, ce pourquoi, sans plus s'occuper de Badajoz, de Marmont et de l'Armée de Portugal, il a pris aussitôt ses dispositions pour se reporter sur le théâtre qui, pour le moment, convient à l'armée, pour se préparer à livrer une grande bataille aux ennemis.

Avec Joseph, il adopte une autre tactique ; le 7 mai, Joseph lui a donné l'ordre formel de détacher Drouet d'Erlon avec le tiers de l'Armée du Midi pour observer les détachements que pourrait faire Wellington. Dans l'état actuel des choses, lui a-t-il écrit, il n'est pas douteux que votre attention doit toujours être fixée sur l'armée anglaise ; c'est elle qu'il faut suivre et qu'il faut combattre avec avantage. Toute autre opération de détail, au midi comme au nord, ne peut avoir mon assentiment si elle vous détourne de l'objet principal. Après un mois et dix lettres, Soult, le 8 juin répond : J'ai l'honneur de répéter à Votre Majesté que lord Wellington n'a en ce moment pour objet que d'isoler l'Armée de Portugal de celle du Midi et de l'éloigner de la vallée du Tage. Il voudrait voir engagée une partie de mes troupes, pour venir aussitôt, avec la totalité de son armée, reconquérir l'Andalousie. Je suis même persuadé qu'il en a l'ordre et j'ai la certitude que, de Cadix, on le lui écrit tous les jours. C'est pourquoi, loin de marcher lui-même, il demande que l'Armée de Portugal et celle d'Aragon marchent au secours de son armée.

Joseph réitère ses ordres ; devant l'imminence du péril qui menace Marmont, il s'est décidé, le 28 mai, à enjoindre directement à Drouet de manœuvrer contre Hill ; Soult expédie aussitôt à Drouet des ordres contradictoires : si Drouet remplit les ordres du roi et passe le Tage avec ses troupes, je ne dois plus penser, écrit Soult, qu'à réunir le restant de l'Armée du Midi pour évacuer le pays. Le prenant de haut, il déclare que, du moment où Sa Majesté fait adresser des ordres de mouvement aux généraux de l'Armée du Midi, il est dispensé de leur en donner et que sa responsabilité cesse. — Dans ce cas, écrit-il, je dois supplier Votre Majesté de vouloir bien obtenir de l'Empereur que je sois immédiatement remplacé dans le commandement de l'Armée du Midi ou que Votre Majesté daigne elle-même y pourvoir ; d'ailleurs, en terminant, il ose tout pour braver Joseph et le bafouer : J'ai au surplus, dit-il, l'honneur de rendre compte à Votre Majesté, que, vraisemblablement, je me porterai vers Tarifa et Algésiras avec le restant de l'armée, pendant que le comte d'Erlon fera une opération en Estramadure pour tâcher de détruire le corps de Ballesteros.

Joseph, par le colonel Desprez, un de ses officiers de confiance qu'il a envoyé à Séville, apprend en même temps que sa nomination par l'Empereur au commandement général des armées en Espagne n'a pas été mise à l'ordre de l'Armée du Midi. Sa situation est la seule chose que Soult considère ; peut-être aussi certaines affaires qu'il fait traiter avec les Anglais pour des articles quelconques utiles à l'armée, les contributions qu'il lève et les fonds qu'il fait rentrer. Joseph apprend encore de d'Erlon que, si Soult s'est décidé à le renforcer d'une division de cavalerie et d'une division d'infanterie, il a retardé au 16 juin le départ de ce renfort annoncé d'abord pour le 14, et il a fixé sa marche par une route telle que Drouet, pour le joindre, est obligé de faire un immense mouvement et d'abandonner toute communication avec le Tage. De plus, Soult a enjoint à d'Erlon d'être constamment à portée de se réunir à lui quels que soient les ordres qu'il pût recevoir, et, si d'Erlon s'établissait dans la vallée du Tage, les deux divisions de renfort cesseraient aussitôt d'être sous ses ordres.

Devant une telle désobéissance si audacieusement affichée, alors surtout que le péril de Marmont s'accroît chaque jour, Joseph auquel l'Empereur, avant son départ, a écrit qu'il agît avec vigueur et qu'il se fît obéir, se détermine le 30 juin à accepter la démission qu'a offerte le duc de Dalmatie. Placé, lui écrit-il, dans l'alternative ou de me priver de vos talents et de votre expérience militaire, ou de laisser briser entre mes mains, dès les premiers pas, le pouvoir que je tiens de l'Empereur, je ne puis hésiter. Ainsi, quelque pénible qu'il soit pour moi de voir que vous ayez si peu conservé le souvenir de mes anciennes relations avec vous et si peu cherché le bien des affaires en général pour me forcer à choisir, entre deux partis l'un et l'autre fâcheux, le seul que l'honneur et les circonstances puissent me permettre de prendre, je consens à la demande que vous me faites de quitter le commandement dans le cas où je ne révoquerais pas mes premiers ordres, puisque, non seulement je ne puis les révoquer, mais que je ne puis même que vous les confirmer à nouveau, ainsi qu'à M. le comte d'Erlon. Remettez donc, si vous préférez cette extrémité, le commandement au général d'Erlon qui est le général de division le plus ancien et qui en sera chargé, jusqu'à ce que l'Empereur vous ait donné un successeur.

Soult ne préfère pas cette extrémité ; il ne tient aucun compte des ordres qu'il a reçus, mais il garde son commandement, et, chose plus surprenante, Joseph n'insiste pas. Comme s'il n'avait rien prescrit, comme s'il n'avait pas écrit sa lettre du 30 juin, cinq jours plus tard, il reprend la conversation où il l'a laissée, quasi suppliante de sa part, arrogante de la part de Soult, lorsque celui-ci daigne répondre. J'espère, lui écrit seulement Joseph, le 5 juillet, que ma lettre du 30 juin vous aura trouvé dans les dispositions où j'aurais désiré vous voir toujours et que vous vous serez empressé d'ordonner le mouvement du général Drouet dont l'impérieuse nécessité ne pouvait plus être un problème pour vous. Ainsi, sans que Soult ait obéi, sans qu'il ait manifesté la moindre intention d'obéir, Joseph, en révoquant de lui-même l'acceptation de la démission offerte par Soult, se retire tous les moyens de se faire prendre au sérieux par les généraux sous ses ordres, tous les moyens de sauver l'Espagne et l'Empire ; il compte sans doute que cette mansuétude touchera le maréchal ; il lui expose que les nouvelles prennent un caractère chaque jour plus alarmant, que le fort de Salamanque est tombé au pouvoir des Anglais, que le maréchal Marmont, attendant des renforts de l'Armée du Nord et ne les recevant pas, ne s'est pas cru en mesure d'attaquer lord Wellington et qu'après avoir manœuvré quelques jours entre la Tormès et le Duero, il a fini par passer sur la rive droite de cette rivière et par conséquent a livré la rive gauche à l'ennemi. Madrid même est compromis si le comte d'Erlon n'a pas fait le mouvement qui lui a été ordonné. C'est, dit Joseph, l'appui principal sur lequel je dois compter, car il est possible que, d'un moment à l'autre, je n'aie d'autre parti à prendre que d'aller au-devant de ce corps avec les forces que j'aurai pu réunir autour de moi.

Mais ce corps d'Erlon où est-il ? Joseph n'en a pas de nouvelles, par la bonne raison que Soult l'a retenu. Et, d'autre part, Marmont, contre les ordres qu'il a reçus, vient d'aller à la rencontre d'un corps de 7 à 8.000 hommes de renfort qui lui étaient annoncés par le général Caffarelli, successeur de Dorsenne. Fausse démarche, car le roi sait que les secours promis par le général Caffarelli n'étaient pas partis de Vittoria le 25 juin et ne partiront pas.

Si personne ne veut aller au secours de Marmont, Joseph ira lui-même, mais, ne pouvant disposer, pour marcher avec lui, que d'un petit nombre de troupes qui ferait à peine une escorte, et n'attendant plus le corps de d'Erlon dont il n'a aucune nouvelle, il expédie à Soult, le 6 juillet, l'ordre précis de faire partir sur-le-champ et de diriger sur Tolède un corps de dix mille hommes, dont huit mille d'infanterie et deux mille de cavalerie et les attelages pour dix bouches à feu. — Je regarde, lui écrit-il, l'exécution de la disposition que je vous prescris comme la plus importante de toutes et je lui subordonne toute autre considération... L'honneur du nom français en Espagne peut en dépendre. Le lendemain 7, il réitère cet ordre, avec toutes les considérations, tous les détails qui peuvent engager Soult à s'y conformer. Je me suis décidé, lui écrit-il, à ordonner la réunion près de Madrid du peu de troupes qui composent l'Armée du Centre. Je ne laisse de garnison qu'à Tolède et à Madrid. Soult ne peut donc avoir aucun doute sur la gravité de la crise et Joseph est en droit de lui écrire : Le salut de l'Espagne et l'honneur des armes de S. M. l'Empereur dépendent de la prompte exécution de cet ordre.

Que fait le duc de Dalmatie ? Il répond, le 16 juillet, qu'il ne peut envoyer à Tolède les dix mille hommes que le roi lui demande sans évacuer l'Andalousie où tous les points se commandent réciproquement ; que Drouet a dû s'adosser au débouché de l'Andalousie parce que le général Hill marchait à lui avec 30.000 hommes et qu'il le renforce de toutes les troupes dont il peut disposer sans lever le siège de Cadix ; que, s'il envoie des troupes au roi, il devra évacuer entièrement l'Andalousie et que, comme l'armée ne pourra vivre ni sur le Tage, ni en Estramadure, de position en position, elle ira jusqu'à l'Ebre. Cela se peut éviter et c'est à condition que, abandonnant à elle-même l'Armée de Portugal, évacuant la Castille et la Manche, rompant toute communication avec l'Armée du Nord et avec la France, Joseph vienne lui-même en Andalousie avec toutes les forces qu'il pourra amener. Quoi qu'il arrivât, Votre Majesté se trouverait à la tête d'une belle armée dans le cas de livrer bataille.

De toutes les hypothèses qui se posent devant cette conception de Soult, la plus modérée est sans doute celle qu'adoptera Joseph, lorsqu'il écrira à Clarke : L'Empereur, vous, monsieur le duc, toute la France, moi, nous préférons le centre, le nord de l'Espagne au midi. Eh bien ! M. le duc de Dalmatie a des passions et des opinions différentes. Il préfère le midi à tout.

Caffarelli n'a pas eu la même audace que Soult ; il a cherché des prétextes pour ne pas exécuter les ordres, a dit d'abord que son armée n'était pas du commandement du roi, puis a paru se décider à envoyer dix mille hommes au secours de Marmont, puis les a retenus en alléguant la possibilité d'une descente anglaise, à la fin a fait marcher deux régiments et huit canons, si tard qu'ils ne pourront rejoindre l'Armée de Portugal. Quant au duc d'Albufera qui se retranche derrière les ordres de l'Empereur, l'indépendance de son commandement et l'annonce aussi d'une descente anglaise, ordres, objurgations, prières se brisent contre son impassible résistance.

Telle est l'autorité de Joseph. Messieurs les généraux en chef ont-ils des instructions particulières, écrit-il au duc de Feltre le 17 juillet ? Je n'ai rien à leur reprocher, mais alors, je remets à l'Empereur le commandement qu'il m'a confié. N'en ont-ils pas ? Ils sont coupables et je demande leur rappel. Faites parvenir cette lettre à Sa Majesté Impériale et faites-moi connaître le plus tôt possible ses intentions. L'Empereur, ce jour-là est à Zwentziani, entre Wilna et Gloubokoé. Dans quatre à cinq mois on aura sa réponse.

Ce même jour, Joseph a concentré les dix mille hommes de l'Armée du Centre. Il a là 2 300 sabres qui peuvent faire de la besogne. Il attend la division Palombini qui le rejoint enfin, ce qui porte ses forces disponibles à 14.000 hommes. Le 21, il est en mouvement ; le 22, il franchit le puerto de Guadarrama ; 1e24, il est à Blasco-Sancho, à deux marches de l'Armée de Portugal ; mais là dans la nuit du 24 au 25, il apprend, par un paysan, que, le 22, Marmont a livré bataille aux Arapiles et qu'il est grièvement blessé ; puis, des lettres de Marmont et de Clausel lui parviennent annonçant la défaite : l'armée a perdu 7.000 hommes tués, blessés, prisonniers, elle continue sa retraite sans s'arrêter, pour gagner Valladolid avant que l'ennemi n'y arrive.

Marmont avait attendu, depuis vingt-cinq jours, sur la rive droite du Duero, le secours qu'il avait demandé à l'Armée du Nord ; il avait écrit un nombre de fois incalculable qu'il n'était pas en forces contre l'armée anglaise ; il savait qu'un renfort lui arrivait de Caffarelli ; il ne pouvait ignorer — si fortes que dussent être ses dénégations — que Joseph était près de lui ; encore quatre à cinq jours, et il recevait, des deux côtés, des renforts qui le mettaient dans une supériorité évidente : oui, mais le roi arrivant prenait le commandement. Il a donc profité de ce qu'il avait été rejoint par la division Bonnet qui, entrée sur l'ordre de l'Empereur dans les Asturies, avait craint justement d'être coupée ; il a repassé le Duero, et, sans tenir compte des avis qu'il avait reçus — on a affirmé avoir trouvé la preuve matérielle qu'un au moins de ceux expédiés par Joseph lui était parvenu—il a cherché, il a voulu la bataille. Il en donne lui-même la preuve dans le rapport qu'il adresse à l'Empereur. Ainsi Joseph a pu justement écrire : Le maréchal Marmont avait passé la Tormès pour se porter sur les derrières de l'ennemi qui se repliait sur Salamanque et l'avait forcé à combattre. Il a pu justement écrire avec plus de détails : La bataille a été perdue parce que le maréchal duc de Raguse n'a pas voulu m'attendre, ni attendre les secours qui lui venaient du Nord. Ces secours et ceux que je lui amenais étaient en mesure de le joindre le lendemain ou le surlendemain, mais il paraît que, trompé par une ruse de guerre de lord Wellington qui a fait tomber entre ses mains une lettre au général Castaños dans laquelle il lui mandait que sa position n'était plus tenable et qu'il était obligé de se retirer, M. le duc de Raguse a cru marcher à une victoire assurée et une soif désordonnée de gloire ne lui a pas permis d'attendre un chef.

Séparé de l'Armée de Portugal en retraite sur Olmedo, en danger d'être coupé par l'armée anglaise, Joseph pense à rentrer à Madrid, à appeler à lui l'Armée du Midi et à reprendre l'offensive avec elle pour sauver sa capitale. De Ségovie où il est venu le 27 juillet, sur l'espérance trompeuse, que lui a donnée le colonel Fabvier, aide de camp de Marmont, que l'Armée de Portugal, moins maltraitée qu'on ne l'imaginait d'abord, pourrait se réunir à lui, il a, le 29, envoyé à Soult l'ordre formel d'évacuer l'Andalousie pour se porter avec toutes ses forces sur Tolède. C'est le seul moyen, lui a-t-il écrit, de rétablir les affaires et les détails dans lesquels je suis entré sur les événements qui viennent d'avoir lieu vous convaincront aisément que c'est l'unique ressource qui nous reste. Soult devra se rendre, par la Manche, sur le Tage, et se faire précéder par les 10.000 hommes dont, le 6 juillet, le roi a ordonné le détachement et qu'il attend depuis lors.

Il a fallu rabattre de ce que racontait Fabvier qui, pour innocenter son chef, atténuait la défaite devant Joseph comme il l'atténuera bien plus devant l'Empereur auquel Marmont l'envoie. L'Armée de Portugal a continué sa retraite sur le Duero et s'est détachée ainsi totalement du roi. Joseph rentre, le 5 août, dans Madrid, où il compte qu'il sera rejoint par les dix mille hommes que, un mois auparavant, il a ordonné que Soult envoyât à Tolède, et par le corps de d'Erlon qu'il croit, sur ses ordres, s'être rapproché du Tage : rien ne vient. Soult a refusé d'obéir.

Le 8, le roi apprend que les Anglais sont entrés à Ségovie ; le 9, il peut, de sa capitale, apercevoir leurs avant-postes ; le 10, il se détermine à évacuer Madrid où il laisse, abandonne plutôt inutilement, quelques troupes dans le Retiro, et, suivi d'un immense convoi de femmes, d'enfants, d'employés civils, d'Espagnols compromis à son service — plus de deux mille voitures — il se porte avec ses troupes sur Legañez. Après un combat heureux où la cavalerie de Treillard donne de l'air à ses sabres, Joseph, sur la nouvelle que Wellington, arrivant avec le gros de son armée, est entré le 12 à Madrid, se replie le 13 sur Aranjuez et dirige le convoi sur Ocaña. Le 15, il se met en mouvement et, déçu encore du côté de Soult qu'il avait espéré voir déboucher de la Sierra-Morena, il se retire sur Valence, d'une part, pour abriter l'immense convoi qui l'a suivi, d'autre part, pour porter aide à l'Armée d'Aragon que menacent 13.000 Anglo-Siciliens débarqués à Alicante. Lorsque, le 31, il arrive à Valence où il met sous les ordres de Suchet ce qui reste de l'Armée du Centre, l'expédition de Sicile est d'ailleurs dispersée et partout battue.

Soult, si formel qu'ail été l'ordre envoyé par Joseph le 29 juillet, n'y a pas obtempéré. Le 12 août, il a répondu : Votre Majesté m'ordonne, comme une ressource, d'évacuer l'Andalousie et de me diriger sur Tolède. Je ne puis dissimuler que cette disposition me paraît fort extraordinaire. J'étais loin de penser que Votre Majesté s'y serait déterminée. Le sort de l'Espagne est-il donc décidé ? Votre Majesté veut-elle sacrifier le royaume à la capitale et a-t-elle la certitude de la conserver en prenant ce parti ? Enfin, l'évacuation de l'Andalousie et la marche sur Tolède sont-elles l'unique ressource qui nous reste ? Je vais me préparer à cette disposition que je regarde comme des plus funestes pour l'honneur des armées impériales, le bien du service de l'Empereur et l'intérêt de Votre Majesté, dans l'espoir qu'avant qu'elle s'exécute, Votre Majesté l'aura changée. Et quel remède propose-t-il ? Il n'y a qu'un moyen, dit-il, pour rétablir les affaires : Que Votre Majesté vienne en Andalousie et qu'elle y amène toutes les troupes de l'Armée du Centre, de l'Armée de Portugal, de l'Armée d'Aragon auxquelles ses ordres pourront parvenir, quand même le royaume de Valence devrait être évacué. Du moment que nous aurons 70 à 80.000 Français réunis dans le midi de l'Espagne, le théâtre de la guerre est changé ; l'Armée de Portugal se trouve dégagée et elle peut se porter successivement sur le Tage.

C'est la seconde fois, on le sait, que Soult présente ce plan qu'on dirait d'une ineptie criminelle, si l'on ne savait que, chez cet homme, la ruse, le calcul, la fourberie, sont servis par un esprit souvent ingénieux, quoique étroit et de médiocre vol. En prétendant attirer Joseph en Andalousie, quelle trahison médite-t-il ? Certes, il prend des mesures et il écrit des lettres qui font penser : il réunit en conseil secret les généraux de division de son armée ; il leur annonce, d'une voix émue, qu'il va leur faire des révélations aussi pénibles qu'importantes : J'ai, leur dit-il, de fortes raisons de penser que le roi trahit les intérêts de la France. Je sais d'une manière positive qu'il entretient des relations avec la Régence espagnole. Son beau-frère, le prince de Suède, est devenu son intermédiaire. Celui-ci est devenu l'allié des insurgés et déjà trois cents Espagnols destinés à former sa garde se sont embarqués à Cadix. Sujet de l'Empereur et général français, je dois veiller avant tout aux intérêts de mon souverain et à l'honneur de nos armes. Je ne puis recevoir des ordres qui le compromettront ; alors la désobéissance deviendrait un devoir. Dans des circonstances aussi graves, je compte sur votre dévouement à l'Empereur et votre confiance au chef qu'il vous a donné.

Cette scène, qui rappelle de si près la scène jouée jadis à Oporto, a-t-elle pour objet, de la part de Soult, de préparer, dans le cas où Joseph le destituerait, une révolte ouverte contre lui, ou, dans le cas où Joseph se réfugierait en Andalousie, une sorte de coup d'État précédé de son arrestation ? Elle est aggravée par une dénonciation en règle que Soult adresse au duc de Feltre. Il débute en affirmant que le roi, en lui écrivant le 29 juillet de Ségovie, ne lui a donné aucun détail sur les événements et lui a simplement donné l'ordre d'évacuer l'Andalousie : Ce serait, dit-il, livrer à l'ennemi des places de guerre susceptibles d'une bonne défense, tout approvisionnées, des établissements et un matériel d'artillerie immense, et laisser dans les hôpitaux beaucoup de malades que leur situation et le manque de transports ne permettent point d'emmener. Ces prémices posés, et l'on sait quelles contre-vérités renferme la première affirmation, il ajoute : J'ai lu dans les journaux de Cadix que l'ambassadeur du roi en Russie avait joint l'armée russe ; que le roi avait fait des insinuations au Gouvernement insurgent de Cadix ; que la Suède avait fait un traité avec l'Angleterre et que le prince héréditaire avait demandé à la Régence de Cadix deux cent cinquante Espagnols pour sa garde personnelle. Avant-hier, un parlementaire que le général Sémélé avait envoyé à l'escadre anglaise pour réclamer des prisonniers, resta quelques instants à bord de l'amiral, lequel lui montra une frégate qui, dit-il, est destinée à porter en Angleterre, et ensuite en Suède, les deux cent cinquante Espagnols que le prince Bernadotte réclame pour sa garde personnelle. Enfin, j'ai vu dans les mêmes journaux que Moreau et [Blücher (?)] étaient arrivés à Stockholm et que Rapatel, aide de camp de Moreau, était à Londres. Je ne tire aucune conclusion de ces faits, mais j'en serai plus attentif. Cependant, j'ai cru devoir déposer mes craintes entre les mains de six généraux de l'armée, après avoir exigé d'eux le serment qu'ils ne révéleront ce que je leur ai dit qu'à l'Empereur lui-même ou aux personnes que Sa Majesté aura spécialement déléguées pour en recevoir la déclaration, si auparavant je ne puis moi-même en rendre compte.

Pour plus de sûreté, Soult achemine en duplicata cette dépêche sur France par des avisos qu'il expédie de Malaga.

Cependant Joseph s'impatiente. Le 17, il écrit au duc de Dalmatie une lettre comminatoire : Songez d'abord, sans aucune discussion, lui écrit-il de Toboso, que votre devoir est d'exécuter mes ordres et non de m'envoyer des instructions ; que, si vous continuez à vous refuser à exécuter les dispositions que je vous prescris, vous continuez à être responsable de tous les désastres qui surviendraient encore aux armées impériales dont Sa Majesté l'Empereur m'a confié le commandement. Quelle que pût être la supériorité de vos vues, votre devoir est de les subordonner aux dispositions qui vous sont prescrites par celui qui vous donne des ordres ; autrement, c'est désobéir à l'Empereur. Je vous l'ai déjà mandé le 30 juin : si vous n'êtes pas disposé à m'obéir entièrement, vous être le maître de vous démettre du commandement et' de le remettre au plus ancien général, convaincu que je suis que le dernier général de l'armée est préférable au plus grand capitaine qui veut donner la direction générale lorsqu'il doit la recevoir. Je vous réitère donc, Monsieur le duc, l'ordre formel de réunir l'Armée du Midi et d'abandonner le blocus de Cadix, Séville, Malaga, Grenade, et d'agir de manière à ce que, réunissant vos forces à celles qui marchent aujourd'hui avec moi, nous puissions combattre l'armée anglaise partout où elle se porterait en Espagne.

Sur cette lettre, sur les nouvelles surtout qu'il a reçues et qui ne lui laissent aucun doute sur l'isolement où il va se trouver s'il refuse de se joindre au roi, Soult se détermine à obéir. Emmenant avec lui sa garde andalouse, ses administrateurs et ses officiers andalous, cette cour andalouse dont il s'est entouré à Séville où il a pris tous les airs d'un roi, il fait d'abord aligner à son armée onze mois de solde arriérée ; le 23 août, il se dirige sur Grenade où il est rejoint par d'Erlon et, de là à travers la province de Murcie, sur Almanza, vers la frontière de Valence où il doit rejoindre le roi.

Joseph ne sait pas seulement à présent qu'en lui refusant l'obéissance, Soult a causé la défaite de l'Armée de Portugal, la perte de Madrid et de l'Espagne, mais qu'il l'a accusé près de l'Empereur de trahison. Un des avisos que Soul t a expédiés le 12 août de Malaga, chassé à la sortie du port par une corvette anglaise, est venu se jeter sur la côte de Valence. Le commandant s'est présenté au duc d'Albuféra, qui a pris ses dépêches et les a portées au roi. Joseph qui, nombre de fois, même n'étant pas commandant en chef, a ouvert les dépêches adressées par l'Empereur aux chefs d'armées et par ceux-ci à l'Empereur, n'a point hésité devant ces lettres à l'adresse du ministre de la Guerre. Cette perfidie le consterna, a écrit le colonel Desprez. La haute opinion que le maréchal Soult semblait avoir conçue de son esprit, les protestations de tendresse qu'il en recevait, avaient séduit un homme que l'amour-propre rendait excessivement crédule.

Ce n'était pas que, dans ces dénonciations, telles qu'on en connaît le texte, il y eût rien qui portât juste. Sans doute était-il peu compréhensible que le prince de Suède, beau-frère du roi napoléonien d'Espagne, voulût avoir une garde composée d'Espagnols insurgés pour le roi Ferdinand VII et qu'il eût dès lors à sa cour un envoyé de la junte de Cadix, mais le fait, qu'on révoquerait en doute s'il n'était attesté par Wellington, n'était pas plus inexplicable que la présence en France, et l'assiduité près de la reine napoléonienne d'Espagne, belle-sœur de l'Empereur, de la princesse de Suède ; l'Empereur qui tolérait Désirée à Paris, à Aix et à Mortefontaine, ne pouvait rendre Joseph responsable :des actes de Bernadotte. Quant aux démarches faites par Joseph près de la junte, elles n'avaient été déterminées que par les excitations continuelles de l'ambassadeur de France qui se conformait strictement aux instructions données par l'Empereur. Il avait fallu qu'il exerçât une sorte de contrainte pour y décider les ministres espagnols et le roi lui-même, car l'œuvre démagogique de Cadix déplaisait souverainement à Joseph. A quoi bon, disait-il, risquer de mettre le désordre constitutionnel à la place de l'anarchie insurrectionnelle ? A quoi bon endosser cette robe de Nessus faite pour accabler la royauté dans la personne et sous le nom de Ferdinand VII ? Il ne voyait aucun moyen de gouverner avec la Constitution de 1812, en quoi il n'avait point tort, comme le prouva la suite des événements.

Soult s'y était donc trompé et ses accusations, portant à faux, blessaient d'autant plus Joseph. Sur le moment (9 septembre), Joseph donna à Desprez l'ordre de partir immédiatement pour joindre l'Empereur et lui remettre en mains propres les lettres même du maréchal. C'est, écrit-il, une révolte contre l'autorité que Votre Majesté m'a confiée. La communication qu'il fait à Paris est aussi inconvenante ; ni l'une ni l'autre ne sauraient rester impunies, je demande justice à Votre Majesté. Que le maréchal Soult soit rappelé, entendu et puni. Je ne puis rester ici avec un tel homme ; je suis inquiet de la conduite qu'il va tenir ; envoyez-moi donc le plus tôt possible un général qui le remplace ; prenez un parti quelconque : jusque-là je ferai ce qui dépendra de moi pour empêcher la ruine totale des affaires que la résistance d'un homme qui commande la plus grande armée, qui doit avoir beaucoup d'argent et de moyens d'intrigues, peut amener. Je me réfère d'ailleurs à tout ce que contient ma lettre précédente et, si vous n'avez pas une absolue confiance en moi et que vous ne la manifestiez pas d'une manière qui en impose à tous les ambitieux de principautés souveraines dans la Péninsule, il n'y a d'autre parti à prendre que de me permettre de rentrer en France, conformément à ce que vous voulûtes bien me dire lorsque je pris congé de vous. Aussi bien, dans l'état où sont les affaires, ma présence peut moins les rétablir que celle d'un général consommé qui viendrait ici revêtu de la plénitude de la confiance de Votre Majesté.

C'est là le premier mouvement, le bon. Joseph ne descend pas à se défendre, il accuse. Et pourtant, le 3 octobre, lorsque, accompagné de Suchet et de Jourdan, il rencontre Soult à Fonte-de-Higuera, quelle est son attitude ? Après de vives explications tête-à-tête, ont écrit ses apologistes, Joseph, toujours généreux, s'apaisa et se montra disposé à oublier le passé.

Une hypothèse se pose devant cette réconciliation si invraisemblable : Soult avait-il, dans ses lettres à Clarke, écrit tout ce qu'il savait ? Le secret qu'il avait confié à ses divisionnaires ne consistait-il qu'en racontars de la Gazette de Cadix ? Tant d'appareil pour révéler des nouvelles de journaux, n'est guère vraisemblable. Mais si Soult avait eu vent des démarches que, le 6 août, Lucien a tentées près du Gouvernement anglais ? S'il avait découvert que Joseph les eût autorisées ? Les dates coïncident étrangement et la générosité de Joseph s'expliquerait alors. Ce n'est là qu'une hypothèse, mais Lucien a-t-il pu écrire ce qu'il a écrit sans l'assentiment de Joseph ? C'est bien peu probable. D'autre part, peut-on croire que Joseph, s'il a chargé Lucien d'une telle mission, agisse de concert avec Napoléon, qu'il reprenne de l'aveu de l'Empereur, sous une forme différente, la négociation tentée par l'Empereur lui-même au mois d'avril ? Alors, comment n'y a-t-il fait aucune allusion, ni dans les conversations qu'il a eues avec l'ambassadeur de France, ni dans les lettres qu'il a écrites à l'Empereur, ni dans les diverses apologies qu'il a publiées par la suite — certaines si violentes contre Napoléon, si pleines de perfidies et de contre-vérités[7] ?

Joseph ne se réconcilie pas seulement avec Soult, il fera mieux par la suite.

Depuis un mois, la situation militaire s'est singulièrement améliorée. Wellington, enivré d'entrer en vainqueur dans une capitale, a perdu quinze jours à recevoir, à Madrid, des fêtes et des acclamations. Durant ce temps, l'Armée de Portugal s'est reformée et s'est renforcée. Le Conseil des ministres, aussitôt la nouvelle reçue à Paris de la blessure de Marmont, le 11 août, a ordonné à Masséna d'en prendre le commandement et y a envoyé plus de 10.000 hommes. Pour motifs de santé, Masséna, il est vrai, n'a pu entrer en Espagne : arrivé à Bayonne le 26 août, il a, le 9 septembre, avisé Joseph que, par suite d'une irritation qui s'était jetée sur sa poitrine, il était hors d'état de faire la guerre. Pour le moment ; mais Clausel, commandant l'armée par intérim, ne s'en est pas moins mis en action ; Wellington s'est décidé, le 1er septembre, à revenir sur le Nord, pour le combattre. Laissant trois divisions en observation sur le Tage, il a cru marcher à de faciles victoires ; il s'est heurté au château de Burgos, une bicoque à peine palissadée, qui l'a arrêté trente-cinq jours et qu'il n'a pas prise. Clausel eût attaqué ; Souham qui, par une étrange fantaisie de Masséna[8], a remplacé Clausel, n'ose pas, bien qu'il ait été rejoint par les 10.000 hommes venus de France et dix mille détachés de l'Armée du Nord. Le 18 octobre, Wellington lève le siège du château de Burgos, mais il est suivi par l'Armée de Portugal où Foy et Maucune se distinguent et il finit par s'établir sur les hauteurs de Rueda où il se couvre de retranchements.

L'occasion est admirable : Joseph, peut, en écrasant Wellington, venger les Arapiles, sauver l'Espagne ou donner tout le moins à l'évacuation, si elle est décidée, le prestige d'une victoire. Que fait-il ?

Le 3 octobre, à Fonte de la liguera, après s'être expliqué, comme on a vu, avec le duc de Dalmatie, il lui a, dans une conversation particulière, demandé son opinion sur la situation des affaires. Soult l'a refusée, disant qu'il attendait des ordres, que, quant à son opinion, il la donnerait par écrit. Joseph est alors rentré à .Valence et a prié les trois maréchaux, Soult, Suchet et Jourdan, de rédiger leur avis. Soult a proposé de réunir aux Armées du Centre et du Midi une partie de l'Armée d'Aragon — au risque de laisser prendre Valence par les Anglo-Siciliens — et de placer Wellington, démuni des trois divisions laissées sur le Tage au commandement de Hill, entre ce gros d'armées et les Armées de Portugal et du Nord qui marchent à lui. Suchet, qui, comme Soult hier, ne voit que sa principauté souveraine, a demandé une division de l'Armée du Centre pour conserver à tout prix l'Aragon et Valence. Jourdan, trop bien renié pour n'être pas courtisan, et trop bon courtisan pour ne pas deviner la pensée du roi, a opiné que Suchet gardât Valence avec ses seules forces et que les deux autres armées marchassent sur Madrid. Joseph n'a pas hésité ; il a adopté, le 7 octobre, le plan que lui-même a soufflé : pour un misérable intérêt dynastique — peut-on même appeler cela ainsi ? — il a abandonné la combinaison stratégique qui seule pouvait tout sauver ; mais il est roi, il veut jouer au roi, et il y veut jouer dans la capitale qui vient, par l'enthousiasme qu'elle a montré à Wellington, d'attester comme elle prise le roi français !

Soult a reçu les ordres. Il ne les exécute pas : le 8 il répond au roi en lui proposant de les révoquer, et il ajoute des conseils, des projets, des prétentions. Le 9, Joseph lui écrit : Ce n'est plus le cas, Monsieur le maréchal ! Je me suis renfermé dans les droits de la commission que l'Empereur m'a confiée ; je tâcherai d'en remplir les devoirs. Je dois désirer qu'à votre tour, vous vous renfermiez dans les devoirs et les droits de votre position militaire qui vous prescrivent l'obéissance. Je suis responsable des ordres que je donne ; vous l'êtes de leur exécution. Soult lui a dit le 3 qu'il serait prêt dans six jours ; les six jours sont expirés et le maréchal en demande six nouveaux, quand sera-t-il prêt ? En réponse, Soult, le 11, présente de nouvelles objections et va jusqu'au refus d'exécution. Le 12, Joseph réitère ses ordres, à défaut de quoi, lui écrit-il, je vous ordonne de remettre le commandement de l'Armée du Midi au général d'Erlon et de vous rendre à Paris pour y rendre compte de votre conduite. Le 13, il instruit le duc de Feltre de ce qu'il vient de faire, mais il n'ajoute pas que la résistance de Soult tient en partie à ce que, pour renforcer l'Armée du Centre, il a voulu retirer de l'Armée du Midi les 6.000 baïonnettes de la division Barrois et mille sabres. Le 14, de Chinchilla dont il s'est emparé le 9, Soult se justifie de son refus d'obéissance. En soumettant ces observations à Votre Majesté, écrit-il, je n'ai jamais pensé qu'elle en inférerait que je ne voulais pas lui obéir. Il a donné lui-même les ordres de marche à des troupes qu'il ne pensait pas pouvoir défalquer de l'Armée du Midi sans un ordre de l'Empereur, mais, selon les instructions qu'il vient de recevoir du roi, il les lui envoie. S'étant ainsi soumis sur un point qui pouvait donner lieu à discussion, il prend son avantage en reproduisant ses arguments contre le plan de campagne adopté par Joseph. Si j'ai insisté avec trop de chaleur, écrit-il, c'est que je suis encore pénétré de ce que Votre Majesté me fit l'honneur de m'écrire de Toboso, le 17 août, que son intention était de former, de l'Armée du Midi, de l'Armée du Centre, de l'Armée d'Aragon et de l'Armée du Portugal, un tout tellement compact que l'ennemi ne pût résister à son impulsion. J'applaudis sincèrement à cette pensée dans laquelle je crus reconnaître celle de l'Empereur et j'en tirai l'augure de succès éclatants. Dès lors, n'a-t-il pas été en droit de s'étonner lorsque, en recevant la dépêche du 7 octobre, il a vu que le roi avait renoncé à former le corps compact dont il avait parlé, que l'Armée d'Aragon ne prenait plus aucune part aux opérations et que l'Armée du Midi qui, d'après le plan primitif, formait le corps principal, allait être réduite.

Joseph ne veut ni s'avouer convaincu, ni renoncer à la scène de royauté qu'il veut jouer. Mieux Soult démontre que le plan primitif est le seul logique et le seul militaire, plus Joseph s'enfonce dans sa résolution de rentrer à Madrid, plus il nourrit de haine contre celui qui le contrarie. De Roquer-la, où il s'est porté, il adresse à Clarke une dénonciation nouvelle contre l'homme qu'il a embrassé quinze jours auparavant : Sous beaucoup de points de vue, écrit-il, il est urgent que l'Empereur donne une autre destination à M. le duc de Dalmatie et le remplace par un militaire qui ne s'occupe que de son métier et ne laisse par entrevoir aux gens soupçonneux, par sa conduite, par ses discours, par ses alentours, qu'il nourrit d'autres désirs et d'autres espérances que celles d'un maréchal commandant une armée de l'Empereur sous les ordres de son frère. Il accuse Soult de s'être formé, dans le midi de l'Espagne, une principauté ou un royaume et, l'attaquant au point qu'il juge le plus sensible, comme l'Empereur a besoin d'argent, écrit-il, je ne doute pas qu'il en trouve à l'Armée du Midi, s'il envoie des ordres et des commissaires ad hoc.

Lorsqu'il avait raison contre Soult, Joseph lui pardonnait et, lorsqu'il a tort contre lui — tort en même temps contre le bon sens, les premières notions du métier, tort contre la France et l'Empereur, — il le charge et veut son rappel. Mais cela est humain, cela est naturel chez cet homme qu'a si bien gâté la fortune de son frère qu'une contradiction raisonnée lui semble plus grave qu'une accusation de trahison.

Il poursuit sa marche. Le 23, à Cuença, il rejoint d'Erlon auquel il donne à commander les 16.000 hommes de l'Armée du Centre ; le 27, il est à Tarancon, en présences de Hill qui bat en retraite avec ses divisions anglo-portugaises et les corps espagnols ; il ne le suit pas, n'essaie rien pour le couper et le détruire ; Madrid l'attend et son trône l'appelle ; le 30, il fait rétablir les ponts d'Aranjuez, et le 2 novembre Sa Majesté Catholique fait sa rentrée dans sa capitale.

A quoi bon ? Pourquoi faire ? Pour jouer au roi ? Pour entendre les compliments grotesques d'une municipalité de rencontre ? Pour étaler une clémence qui lui coûte peu, mais qui ne rapporte rien à la France ? En vérité, la sottise serait trop forte, si l'on ne pensait que cet homme de quarante-cinq ans est resté un étrange amoureux. Il en coûte l'Espagne, car, grâce à cette admirable combinaison, Hill a fait sa jonction avec Wellington.

D'ailleurs, ces joies — royales et autres — sont brèves. Si infatué qu'il soit de sa royauté, Joseph a compris qu'après en avoir joui, il doit au moins faire semblant de la gagner. Le 4, il repart. Dans la nuit du 4 au 5, il traverse le puerto de Guadarrama ; le 6, il est à Arevalo, où il reçoit les premières nouvelles de l'Armée de Portugal ; le 10, la jonction faite, il dispose de 97.000 hommes, dont 10.000 de cavalerie, et de 120 canons. Les Anglo-Portugais, avec Hill et les corps espagnols, en ont à peine 70.000. L'occasion deux fois perdue se retrouve sous sa main. C'est le moment, pour tout autre, de combattre et de vaincre ; c'est le moment pour Joseph de désorganiser et de réorganiser ses trois armées. Il a donné à d'Erlon, pris à Soult, le commandement de l'Armée du Centre ; il le lui retire et, destituant de son chef Souham, il met d'Erlon à l'Armée de Portugal, puis il réunit l'Armée du Centre à l'Armée du Midi et, voulant donner au duc de Dalmatie une preuve de son estime et de sa confiance, il le charge du commandement général.

Ainsi, c'est l'homme que Joseph accuse de péculat et de trahison, l'homme qui, au su de Joseph, accuse Joseph de connivence avec l'ennemi, c'est cet homme là qui, des mains de Joseph, reçoit le, sort de l'Espagne et l'honneur des armées françaises. Par là sans doute, Joseph avoue et constate l'ineptie de sa marche sur Madrid, mais il ne la répare pas ; Soult n'est nullement disposé à servir d'instrument à la gloire d'un autre ; il garde une rancune féroce des humiliations qu'il a reçues, de la contrainte qu'il a subie, de l'Andalousie qu'il a évacuée, de l'espèce de pardon qu'il a dû accepter, tout cela, du fait de ce personnage gonflé de suffisance, incapable de commander une compagnie — Soult a vu à l'œuvre au camp d'Oultreau le colonel du 4e de ligne[9] — et pourtant convaincu qu'il excelle, sans l'avoir jamais appris, dans l'art de la guerre. Joseph a revendiqué assez haut le commandement pour tenir à l'exercer au moins une fois, en présence de l'ennemi, dans cette décisive occasion ; c'est juste alors qu'il remet le commandement à Soult, sous le prétexte que Soult, commandant la partie principale de l'armée, pourrait ne pas mettre, dans une action, toute l'activité désirable. Soult propose de manœuvrer au lieu de combattre et Joseph acquiesce. L'armée manœuvre donc les 12, 13, et 14 novembre sans s'engager nulle part ; le 15, l'ennemi ne dissimule plus sa retraite ; mais Soult trouve encore, malgré l'opinion contraire du roi et de Jourdan, des raisons pour ne pas marcher ; il manœuvre, dit-il, pour tourner l'armée anglaise et celle-ci, en présence de 97.000 Français, fait sa retraite sans être entamée, laissant seulement trois mille traînards aux mains de la cavalerie légère. Wellington étant retiré en Portugal où les Français ne le suivent pas, les armées impériales entrent en cantonnement et, de Salamanque, le 22, le roi retourne à Madrid que, pendant son absence, l'Empecinado a occupé avec sa guérilla.

Tout ce grand effort a donc échoué. L'occasion qui se présentait de venger, au lieu même où elle avait été subie, la défaite de Marmont, Soult l'a laissée volontairement échapper, et ça été sa revanche. Toute confiance est anéantie. L'armée qui n'est plus une armée d'occupation, qui n'est pas davantage une armée d'opérations, semble attendre, dans des quartiers d'hiver de hasard, où les guérilleros la tiennent constamment en alerte, l'ordre de battre en retraite et d'évacuer l'Espagne. Généraux, officiers et soldats sont pleins d'un immense dédain pour ce chef de hasard, si peu militaire, si peu français, incapable de se faire obéir, incapable de commander, incapable de montrer même, sur le terrain, une figure de bravoure. Un dégoût sans limite, une lassitude absolue, une indiscipline qui a atteint et vicié la hiérarchie entière, la certitude de l'infaillible défaite, la volonté de s'évader à la fin de cette Espagne mortelle aux Français, c'est, à la fin de 1812, l'état d'esprit de l'armée. Marmont a été le premier auteur de cette situation déplorable, Soult le second, Joseph plus qu'eux deux réunis, mais nul de ces trois hommes n'est capable de reconnaître qu'il ait eu le moindre tort et, de leur part à tous trois, c'est un concert discordant d'apologies — mais celles de Joseph sont les plus audacieuses.

Il accable l'Empereur de ses demandes et de ses récriminations. S'il n'a pas gagné la partie, vaincu et détruit Wellington, aboli les guérillas et pacifié l'Espagne, c'est que Soult y a mis obstacle et il ne saurait plus sous aucun prétexte servir avec le duc de Dalmatie ; c'est qu'il a eu de mauvais généraux de cavalerie, et il faut qu'on les lui change ; c'est que son armée était trop faible et mal payée, et il faut qu'elle soit soldée sur le Trésor impérial, qu'on lui envoie des conscrits, des chevaux, des mulets et des munitions ; c'est que le maréchal Jourdan avait des égaux en grade, et il ne faut à l'armée que ce maréchal à cocarde espagnole, auquel tous les chefs de corps doivent être absolument subordonnés et obéissants. Il ne doit pas taire à l'Empereur que, s'il ne s'était pas vu forcé à dissimuler avec le duc de Dalmatie et à transiger avec ses passions et son caractère, les affaires seraient plus avancées. Il peut moins que jamais exister sans le prêt mensuel que lui fait la France. Il est de la dernière urgence, qu'on le mette au courant de ce qui lui est dû jusqu'à ce moment. Et il demande encore des récompenses, des grâces, des faveurs d'exception, non pas pour les soldats français, mais pour les espagnols, pour ses deux neveux Marius Clary et Henri Tascher — ceux-là qui les premiers ont quitté la cocarde tricolore et qui voudraient, en conservant leur grade d'Espagne, rentrer au service de France : L'un et l'autre sont deux anciens et excellents colonels ; pour le maréchal Jourdan, qui a rendu à l'Empereur des services constants en entourant des lumières de sa vieille expérience le général en chef que Sa Majesté a donné à ses armées dans la Péninsule, qui a montré autant d'audace et de résolution dans les circonstances décisives que de mesure et de prudence dans les mouvements journaliers, enfin pour le ministre de la Guerre du royaume d'Espagne, le général O'Farill, qui mérite à tous égards un témoignage de la satisfaction impériale. Lui-même, si les événements ramènent l'Empereur à Paris pendant l'hiver, sollicite la permission de venir l'y voir un instant. Les affaires n'en souffriraient pas en Espagne où, d'après les dispositions qu'il a prises, 80.000 Français peuvent être réunis dans cinq jours ; d'ailleurs, l'ennemi a perdu plus de 20.000 hommes depuis le début de la campagne ; on a déjà mis en route pour la France plus de 3.000 prisonniers et il en arrive tous les jours.

De Clarke, le 30 novembre, il exige, du ton qu'aurait pris Bonaparte après Arcole, des chevaux, des munitions, des conscrits, des fonds, des souliers, des habits, de l'artillerie de siège et des officiers, car, si la guerre du Nord continue, il est hors de doute que l'Angleterre doublera d'efforts sur la Péninsule au printemps prochain ; et il entend que le général de l'Armée du Nord lui envoie ses situations et ses rapports, qu'il reçoive et fasse exécuter ses ordres ; car, pour un général tel que lui, ce n'est pas assez de trois armées à commander ; il en faut quatre. C'est pourquoi d'ailleurs, il crée, près de sa personne, un état-major général pour les armées réunies sous son commandement, et il le compose d'officiers de son choix, la plupart naturalisés espagnols, n'ayant jamais été commissionnés dans les Armées françaises et ne tenant pas leur grade de l'Empereur (20 novembre).

Que pense pourtant Napoléon, comment envisage-t-il le problème et de quels éléments dispose-t-il pour le juger ?

Au moment où il a quitté Paris, ses idées sur l'Espagne n'étaient pas plus fixées qu'elles ne l'avaient été depuis 1809, où, en fait, il laissait les choses aller au jour le jour, sans se résoudre à la seule solution pratique, l'abdication de Joseph. Il n'était pas même arrêté à conserver la Catalogne, puisqu'il avait suspendu la publicité des décrets de réunion et d'organisation et qu'il paraissait consentir à garantir l'intégrité du territoire espagnol en vue d'une négociation avec les Anglais, de la réunion des Cortés et de l'acceptation par Joseph de la constitution de Cadix. Il a réservé, peut-on croire, le règlement définitif pour son retour de Pologne où il comptait n'avoir besoin que d'une campagne. Au retour de Pologne, a écrit le 16 avril, Berthier à Marmont, Sa Majesté ira en Espagne. Jusque-là tant bien que mal, on se soutiendra sans doute, sans grand échec, sans grande victoire, pourvu qu'on ait de la prudence et quelque chance.

Joseph — étant donnée la confiance que, malgré tant d'expériences fâcheuses, Napoléon conservait en son génie — pouvait aussi fort bien en finir avec ces affaires. Il s'en disait certain pourvu qu'on lui laissât les mains libres et qu'on lui accordât trois choses : d'abord le commandement général ; il l'a — l'Empereur désire, lui a écrit Berthier le 16 avril, que Votre Majesté agisse avec vigueur et qu'elle se fasse obéir ; — ensuite des soldats : — Les troupes françaises en Espagne sont très nombreuses et Votre Majesté a le pouvoir de les diriger, a écrit Berthier en annonçant de nouveaux renforts ; — enfin de l'argent : Les convois de Fonds se succèdent avec exactitude de mois en mois, a écrit Berthier, et l'Empereur a accordé au roi le tiers de la contribution de 50 millions dont Valence a été frappé, ce qui doit lui rendre environ 16 millions. L'Empereur a donc donné ce que Joseph lui a demandé, mais il n'a rien donné de plus. Volontairement ou non, il a laissé dans le vague les attributions du commandant en chef, il a négligé de régler ses droits sur les divers commandants d'armées, il a maintenu à ceux-ci leur autonomie relative ; il a même, sans en prévenir Joseph ; détaché deux, peut-être trois armées de son commandement général. Il veut bien lui accorder une satisfaction, il n'entend pas lui abandonner une autorité dont il est jaloux, lui concéder un pouvoir qui pourrait le gêner par la suite. Les choses ainsi réglées, mal que bien, il n'écrira plus à son frère, il le laissera se débrouiller. Depuis le jour où l'Empereur a quitté Paris jusqu'au 22 décembre, Joseph ne reçoit pas une seule lettre de lui.

Mais l'Empereur en écrit ou en fait écrire aux généraux placés nominalement sous les ordres de Joseph. De Dresde, le 28 mai, en même temps qu'il mande à Clarke : Écrivez au duc de Raguse que c'est le roi qui doit lui donner des directions, il entre dans le détail, fournit des avis, intime des ordres, combine un plan complet — et de même, après Marmont, fait-il pour Caffarelli et Lhuillier. Recevant ainsi des ordres de l'Empereur, quel cas les généraux feront-ils de ceux du roi, et, lorsque Caffarelli opposera ce que lui a commandé l'Empereur à ce que lui commande le roi, qui sera dans son tort ?

A proportion qu'il s'enfonce en Pologne, ses manifestations d'attention aux affaires d'Espagne deviennent plus rares et plus brèves. De Vilna, le 8 juillet, une réserve à former dans les Pyrénées qui puisse remédier à toutes les bévues de l'Armée du Nord, mais rien d'essentiel. Les communications sont si lentes et si incertaines que, le 29 août, Joseph n'a rien reçu ni de la Grande Armée, ni de la France depuis le 2 juin. C'est le 2 septembre, à Gjatz, que l'Empereur reçoit le premier rapport de Marmont sur la bataille du 22 juillet. Vous ferez connaître au duc de Raguse en temps opportun, écrit-il aussitôt à Clarke, combien je suis indigné de la conduite inexplicable qu'il a tenue en n'attendant pas deux jours que les secours de l'Armée du Centre et de l'Armée du Nord le rejoignissent. C'est comme un interrogatoire qu'il prépare en vue, dirait-on, d'une mise en jugement, tant les questions qu'il ordonne de poser à Marmont sont nettes et péremptoires, tant elles se lient et s'enchainent pour démontrer sa culpabilité. Tout de suite, il a percé le néant de ce rapport dans lequel il y a plus de fatras et de rouages que dans une horloge et pas un mot qui fasse connaître la vérité. S'il est vrai que Fabvier, l'aide de camp de Marmont, arrivé le 6 septembre à Borodino, soit ensuite parvenu à présenter la défaite de son chef sous un jour différent, tant pis pour Fabvier. Marmont jugé et condamné, l'armée n'eût point subi la honte d'Essonne.

A Moscou, le 18 octobre au soir, arrive le colonel Desprez que Joseph a expédié le 9 septembre, avec ses dépêches et les lettres interceptées de Soult. D'abord, l'Empereur refuse de le recevoir, puis, au milieu de la nuit, il le fait appeler et, sans ouvrir ses dépêches, il le questionne et fait la critique des opérations. Le mouvement de l'Armée du Centre a été fait trop tard ; il aurait dû être fait un mois plus tôt ; lui-même a dicté la conduite à tenir dans cette circonstance lorsque, en 1808, il a, sans hésiter, quitté Madrid pour marcher aux Anglais qui s'étaient avancés jusqu'à Valladolid ; Joseph, après avoir appris la défaite de Marmont, devait se porter sur le Duero et l'allier l'Armée de Portugal ; puis des reproches au sujet de l'abandon des défilés du Guadarrama, au sujet de la garnison sacrifiée au Retiro.

Quant aux lettres de Soult, l'Empereur en a déjà par une autre voie, reçu un duplicata. Il n'y a attaché aucune importance. Le maréchal Soult s'est trompé, voilà tout. Comment s'occuperait-il de pareilles niaiseries dans un moment où il est à la tête de 500.000 hommes et où il fait des choses immenses. Aussi bien, les soupçons du duc de Dalmatie ne l'étonnent que faiblement, beaucoup de généraux de l'Armée d'Espagne les partagent et pensent que Joseph préfère l'Espagne à la France ; il sait, lui, que son frère a le cœur français, mais ceux qui le jugent sur ses discours doivent avoir une autre opinion. Quant au maréchal Soult, c'est la seule tête militaire qu'il y ait en Espagne, il ne peut l'en retirer sans compromettre l'armée ; d'ailleurs, il doit être parfaitement tranquille sur ses opinions, puisqu'il vient d'apprendre, par les journaux anglais, que l'Armée du Midi évacue l'Andalousie et se réunit aux Armées du Centre et d'Aragon. Cette réunion opérée, on sera assez en forces pour prendre l'offensive. D'ailleurs, il n'a pas d'ordres à envoyer, il ne sait pas en donner de si loin ; il ne se dissimule pas l'étendue du mal et il regrette plus que jamais que Joseph n'ait pas suivi le conseil qu'il lui avait donné de ne pas retourner en Espagne.

Ces discours qu'il a tenus au colonel Desprez, l'Empereur, en en atténuant la forme, les résume et les précise dans une lettre qu'il écrit le même jour à Clarke. Vous sentez, lui dit-il, qu'éloigné comme je suis, je ne puis rien faire pour les Armées d'Espagne. Vous devez faire connaître au roi et au duc de Dalmatie le peu de secours qu'ils doivent espérer et combien il est nécessaire, dans leur position, qu'ils se réunissent et diminuent autant que possible les malheurs qu'un mauvais système a causés. Allant au fait et tablant au pis, il insiste sur ces garnisons imprudemment laissées en arrière qu'on a laissé prendre ; il prévoit l'évacuation de toutes les places de la Catalogne et ordonne de les faire sauter ; il enjoint même à Clarke de faire avancer la cohorte de la Rochelle et d'autres cohortes de l'intérieur pour défendre la frontière qu'elles ne dépasseront pas et s'opposer à toute invasion. Le 5 novembre, de Dorogobouje où il a appris que la frontière des Pyrénées a été insultée par une cinquantaine de brigands, il réitère les ordres pour envoyer là une brigade de cohortes de gardes nationales. Il pressent donc les pires événements et s'inquiète même plus que de raison : le 29 novembre, de Zanivki, rive droite de la Bérézina — dans quel moment ! — il se plaint à Maret de n'avoir pas de nouvelles d'Espagne. Quand, à Molodetchno, le 4 décembre, il en reçoit par le Moniteur, elles sont en parties fausses ; d'une part c'est la glorieuse résistance du château de Burgos, une belle affaire militaire, mais qui lui semble sans effet sur les opérations générales, d'autre part une défaite prétendue de Hill, mais cette nouvelle ne mérite aucune croyance. Pour voir clair sur l'échiquier, pour se renseigner à la fois sur le passé et le présent, il faut être à Paris.

Napoléon y court. Il sera aux Tuileries le 18 décembre à huit heures du soir.

***

L'année 1812, commencée dans les lumières d'apothéose, s'achève dans un crépuscule sanglant. Le Grand Empire est lézardé de toutes parts. Le ci-devant maréchal d'Empire, prince de Pontecorvo, actuellement prince héréditaire de Suède, a montré la route aux gens avisés. Il tient déjà en ses mains le billet des trente deniers dont sera payée sa trahison. Ayant pris les devants en reniant son Dieu, il s'est offert pour livrer son maitre. Cela est d'une belle âme et vaudra à sa postérité de montrer au monde, durant le XIXe siècle entier, comme il faut pratiquer la fidélité à ses serments, pour qu'elle rapporte des couronnes. Le cadurcien Murat jalouse le béarnais Bernadotte. Il n'a pas eu la chance de s'être établi renégat — ce qui tout de suite a mis les souverains en confiance avec l'autre — mais il fait ce qu'il peut pour gagner du terrain et se montrer égal à cet émule d'infamie. En est-il d'autres déjà en est-il parmi les frères même de l'Empereur, peut-être ; mais de ce qu'a proposé Lucien, de ce que Louis rédige, nul péril ne résulte ; c'est un vilain jeu qu'ils jouent, mais ils le jouent à blanc. Joseph ne cause peut-être plus avec l'ennemi ; mais il fait pis. Le canon des Arapiles a sonné le glas de la domination française en Espagne. Le désastre du Midi fait pendant à celui du Nord, mais, de l'un, l'on accuse justement les frimas et les tempêtes, de l'autre, sont seuls responsables l'ineptie du chef et l'indiscipline des lieutenants ; l'un a laissé intact le prestige de l'Empereur ; l'autre a prouvé que, où l'Empereur n'est pas, tout n'est que désordre et défaillance. Entre les frères et les lieutenants de Napoléon, lutte ouverte : Davout contre Jérôme, Soult et Marmont contre Joseph. Le système familial auquel nul ne croit encore, hormis les frères de Napoléon, et que sembleraient, aux yeux mêmes de celui qui l'inventa, avoir définitivement condamné ces deux dernières expériences, vaut le système dynastique que la seule poussée d'un Malet a ébranlé jusque dans ses bases. Pourtant à l'un et à l'autre, l'Empereur va encore accrocher sa fortune et celle de la France, tant est puissant chez lui, qu'on imaginerait supérieur à toute faiblesse humaine, cet esprit de famille dont l'amour paternel dynastique n'est qu'une application et qui tient à sa chair du fait de son atavisme et de son éducation corses.

 

FIN DU SEPTIÈME VOLUME

 

 

 



[1] M. de Rambuteau et Mme d'Abrantès disent dans leurs mémoires que Mme de Saluces se trouvait à Aix avec la princesse. Les documents que je possède ne laisse point de doutes sur la disgrâce antérieure de Mlle Millo.

[2] La brochure de format in-4° fut tirée sans doute à un nombre d'exemplaires singulièrement restreint, car on n'en connaît aucun dans les bibliothèques publiques ou privées de Paris et de Vienne et le seul qui ait été signalé se trouve à la bibliothèque de l'Université de Gratz qui le reçut sans doute de l'auteur. Cette brochure contient vraisemblablement des pièces qui n'ont pas été réimprimées dans les éditions successives de 1819, de 1827 et de 1831 car, dans celles-ci, on ne trouve la traduction que de trois odes d'Horace et, par contre, les odes originales, datées de Gratz 1811 et 1812 sont bien plus nombreuses que Louis ne semble l'indiquer.

[3] On a confondu généralement Charles de Chatillon avec un Godet, comte de Chatillon, qui, après avoir émigré et pris part à l'expédition de Quiberon, était devenu chef de la division de la haute Bretagne et du bas Anjou : Charles n'a rien à faire avec lui et l'explication est nécessaire : Adrien-Charles de Chatillon, né à Doullens en 1777, débuta en 1789 dans le régiment des Cuirassiers du Roi. Il émigra, resta peu à Tournai, rentra, pensant qu'il pouvait être plus utile au roi en retournant à Paris, fut blessé le 10 août d'un coup de mitraille au bras gauche en chargeant avec les Gardes suisses, échappa aux proscriptions en entrant comme élève, d'abord chez Régnault, puis chez David. Sa mère ayant été ruinée par les banqueroutes des Fermiers généraux et de la Caisse d'escompte, il tira parti de ses faibles talents. Aux Salons de 1795, 1796, 1799, 1800, 1801, il exposa des miniatures, des gouaches, des camées imitant l'antique et Lucien, alors ministre de l'Intérieur, qui entendit parler de lui, le chargea de faire exécuter divers ouvrages par les meilleurs artistes de la capitale et de commencer la formation de sa galerie de tableaux. Il l'emmena en Italie, où Chatillon organisa le palais de Rome, embellit la villa de Tusculum, dirigea les fouilles, surveilla les gravures de la galerie et en décrivit les tableaux. En Angleterre, il composa, pour les poèmes de Lucien, des illustrations dont plusieurs furent gravées et, à l'exemple de son patron, se livra à la poésie. En 1814, il vint à Paris surveiller l'impression de Charlemagne et en 1815, pendant les Cent jours, il organisa le Palais royal pour Lucien. Retourné en huile avec Lucien, il fut enlevé par les brigands à Tusculum et, en 1822, il fut congédié par le prince de Canino dont le goût pour les arts avait cessé. Etabli à Rome, il y professa durant cinq ans la peinture, vint à Londres en 1827 pour décorer de peintures l'un des plus beaux châteaux de l'Angleterre, revint en 1830 à Paris et publia, en 1841, sous le titre : Quinze ans d'exil dans les États Romains pendant la proscription de Lucien Bonaparte deux volumes ornés de lithographies fort médiocres et consacrés uniquement aux brigands de Tusculum. Les miniatures et les dessins que j'ai vus de Chatillon ne valent que par la curiosité. J'ignore la date et le lieu de sa mort.

[4] Lucien est l'homme qui sait tout ; il écrira dans ses notes : Je verrai par la suite s'il me conviendra de dire ce que j'ai su longtemps après la mort de Malet de sa fameuse et très extraordinaire conspiration ; ce que tant de monde ne sait pas et qui ne sera peut-être jamais connu ; mais il ne parait pas avoir donné suite à ce projet.

[5] Ce Merville qui s'appelait Pierre François Camus et était venu de Pontoise pour être acteur à Cassel, passa, plus tard, pour avoir eu Louis XVIII pour collaborateur dans une pièce intitulée La famille Glinet, cinq actes en vers, joués à l'Odéon en 1818.

[6] Statue en marbre, répétition de celle que Chaudet fit pour le corps législatif exécutée à Carare dans les ateliers d'Elisa, non, comme il avait été dit dans le décret, statue coulée en bronze des mines du Harz.

[7] J'ai surtout en vue celle publiée dans Le Spectateur militaire, t. VII, p. 7.

[8] C'est un épisode des plus étranges. Clarke écrit à Joseph le 4 octobre : Quand le prince d'Essling a vu que sa santé ne lui permettait pas d'entrer en Espagne pour prendre le commandement de l'Armée de Portugal, il a envoyé un courrier extraordinaire au général Souham, qui était aux eaux dans le Midi, pour le mettre à la tête des renforts destinés pour l'Armée de Portugal ; mais les renforts sont partis avant l'arrivée de ce général à Bayonne parce qu'il s'est fait attendre. C'est avec un second convoi que le général Souham entre en Espagne. Il résulte de cette démarche du prince d'Essling, que je n'ai pu ni prévoir ni ordonner, que le commandement en chef de l'Armée de Portugal appartient au général Souham comme au plus ancien général de division de cette armée.

[9] Napoléon et sa famille, II.