NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VII. — 1811-1812

 

XXIII. — LE CONCILE DE 1811.

 

 

(Avril 1811 — Juin 1813.)

La quatrième dynastie est définitivement établie. — Le dernier effort : La Campagne de Russie. — Forces des deux adversaires. — Puissance de la Russie. — Situation de la France. L'esprit public. — L'Empire se gouvernera tout seul. — La faction royaliste s'organise. — Napoléon lui donne un personnel immense. — La convocation du Concile de 1811. — Le Concile est un acheminement. — Politique religieuse de l'Empereur. — Questions de principes. — Le Sacerdoce et l'Empire. — Confusion du Temporel et du Spirituel. — Le Pouvoir temporel en Italie. — Les Cardinaux. — La lutte de l'Empereur et du Sacré Collège. — Napoléon, chef du Grand Empire, veut séparer le temporel du spirituel. — Il reste catholique, mais il veut donner pour auxiliaire à l'Empire universel, l'Église universelle. — Les premières propositions en 1805. —Elles sont interrompues par les agressions du Pape et les nécessités de la politique italienne. — Napoléon y entrecroise la doctrine gibeline. — Comment il est amené à l'idée du Concile. — Première déclaration en 1807. — Le Concile œcuménique est un rêve. — Cheminement de l'idée en 1809. — Jonction avec l'idée de 1805. — Institution du Conseil ecclésiastique. — Réponses de celui-ci au sujet du Concile. Tentatives de négociation avec Pie VII. — Expédients proposés. — Napoléon ramené à l'idée du Concile. — Renouvellement du Conseil ecclésiastique. — But avoué et but secret du Concile. — Discours du 6 janvier 1811 au Chapitre métropolitain. — L'autorité spirituelle du Pape mise hors de question. — Décret du 25 avril convoquant le Concile. Napoléon croit avoir affaire à des Gallicans. — Il n'y a plus de Gallicans. — Ce qu'il y a à la place. — Coïncidence du Baptême et du Concile. — Mission près de Pie VII. — Prétentions diverses de l'Empereur. — Le Pape acquiesce aux premières. — Il se rétracte. — Embarras de Napoléon. Moyens employés. — Personnel imposé. — Le cardinal Fesch. — Réunions préparatoires. — Les opposants. — Le serment au Pape. — Le discours du ministre des Cultes. La Commission de l'adresse. — Refus de recevoir l'adresse. Mauvaise tactique. — Le Comité de préparation des décrets. — Expédient que propose l'Empereur et concession qu'il fait. — Le vote suris compétence émis, acquis et retiré. — Coup d'État. — Dissolution du Concile. — Arrestation de trois évêques. — Texte de conciliation. — Nouvelle concession de l'Empereur. — Rôle de Fesch. — Le décret adopté. — L'approbation demandée au Pape. — Pie VII approuve le décret. —Résultats du Concile. — L'Empereur émet des prétentions nouvelles. — Fin de la première période de la négociation. L'Empereur entend la reprendre à Paris en 1813, avec un nouveau Concile. — Fesch. — Scènes avec l'Empereur. Son exil (9 avril). — Les causes. — Le Pape amené à Fontainebleau. — Le clergé livré aux Royalistes.

 

Au mois de juillet 1811, Napoléon estime que la formule dynastique est définitivement acceptée, que le système héréditaire est solidement établi, que, par le mariage qu'il a contracté avec une archiduchesse et par la naissance du fils qu'il a eu d'elle, il a lié, aux derniers édifices souverains qu'il ait laissés subsister, la Maison impériale, son œuvre. Dès lors, car il vit constamment dans l'avenir, il n'a plus l'air de se soucier de son entreprise familiale, il n'y porte plus intérêt, il en semble dégoûté. Si, par faiblesse pour un des siens, il se laisse aller à en soutenir quelque partie, c'est avec toutes les apparences de la contrainte qu'il s'y résout. Pour lui, rien de cela n'existe plus. Il est tout à l'œuvre nouvelle. Encore un effort qui ne saurait être vain, car l'Europe entière, rangée sous ses aigles, va y être employée, et le but sera touché. Le jour où il aura, en une campagne, délivré la Pologne et rejeté les Russes en Asie, le Blocus continental deviendra une réalité ; l'Angleterre s'inclinera devant lui ou elle sera livrée aux vaisseaux qui, s'élançant au même instant de tous les ports, de toutes les criques où ils sont construits, formeront soudain l'innombrable armada devant qui s'effacera la puissance britannique.

Telle est sa confiance dans son étoile, qu'il semble affronter sans inquiétude, sans cette appréhension qui l'étreignait à la veille d'Ulm et à la veille d'Iéna, la lutte sans précédent où il va conduire l'Europe presque entière qui le subit comme chef, contre la puissance presque asiatique qui seule ose lui tenir tête, et qui, par une suite de provocations raisonnées, l'a amené à paraître encore l'agresseur. Au premier regard, par la disproportion des forces mises en présence, la victoire de la France est certaine. La Russie isolée, flanquée seulement de l'Angleterre qui, dans une guerre continentale ne lui est d'aucun secours, et de la Suède, où Bernadotte se ménage encore des sorties, ne semble point en état de lutter contre une coalition où, pour la première fois, toutes les nations d'Europe emploient leurs contingents. Mais la Russie est assurée de la complaisance, au moins morale, des gouvernements qui, après avoir été si longtemps ses alliés, ne cèdent qu'à la contrainte en marchant contre elle et n'attendent que de voir jour à se libérer du joug pour se retourner contre la France. En France même, elle a poussé si avant ses reconnaissances qu'elle a séduit ou acheté des auxiliaires parmi les grands dignitaires de l'Empire, les grands officiers de la Couronne, les agents diplomatiques, les employés des ministères. De ceux-ci quelques-uns, des moindres, ont été pris en flagrant délit, poursuivis, exécutés, mais jusqu'où la trahison s'étend-elle ?

L'inquiétude de la guerre nouvelle est partout. Chacun la sait proche, certaine, inévitable, nul ne met en doute qu'elle ne se termine, comme les autres, par des Te Deum et des feux d'artifice, mais à quel prix, moyennant quels sacrifices, et à quoi bon ? Cette guerre est quelque chose de si lointain, de si démesuré, de si uniquement politique — par là de si peu intéressant — que nul ne se passionne pour elle. Il n'y a pas, dans la nation entière, le moindre symptôme d'un mouvement d'opinion contre la Russie. Comment en serait-il autrement quand, depuis 1807, l'Empereur présente l'empereur Alexandre comme l'allié le plus désirable et l'ami le plus fidèle ? Ceux-là — et ils sont rares — qui réalisent l'existence d'un peuple russe, ne conçoivent ni où, ni pourquoi l'on va se battre contre lui. Tout à l'heure, lorsque, par des livres et des brochures, Napoléon essaiera de créer un courant d'opinion, il échouera dans l'indifférence, et il eût sans inconvénient épargné les frais qu'occasionnera l'impression des livres de M. Lesur : Des progrès de la puissance russe et Des Cosaques. Il le sent si bien qu'il renonce à publier, comme il a fait toujours jusque-là les pièces de la négociation.

A cette guerre aux confins de l'Asie, la guerre en Espagne fait pendant. Celle-ci, quoique dévorant chaque mois les hommes par milliers et les francs par millions, laisse le peuple indifférent et las. On ne croit plus aux victoires trop souvent décisives ; on ne croit plus à une pacification toujours annoncée dans les journaux, toujours démentie dans les faits ; malgré les atrocités commises par les guérillas, on n'a point de haine contre les Espagnols. Les prisonniers, internés dans les départements du Midi, y sont trop bien accueillis au gré de l'Empereur. Rien dans cette guerre n'est national. Nul ne prend au sérieux Joseph et sa royauté, nul ne porte un intérêt à les soutenir. La rareté des nouvelles, l'interruption et la saisie des correspondances, l'impossibilité, même pour les gens du métier, de suivre le détail de campagnes dont les mystérieuses opérations restent inintelligibles, tout fait qu'on s'en occupe à peine et qu'on y pense le moins qu'on peut. Les officiers qu'on envoie au delà des Pyrénées y vont comme à la plaine de Grenelle, les soldats comme en enfer. Nul n'en revient pour en raconter les misères ou les horreurs. Par cette plaie gangrenée, le meilleur de la France s'écoule, mais on en souffre à peine, on l'ignore presque et l'on n'en parle pas.

La masse du peuple — hormis ceux que touche directement la conscription et qui y sont réfractaires — est arrivée à un degré de lassitude où elle subirait tel maitre qui se présenterait à elle. Rien là de bien nouveau. En France, les éléments qui agissent, soit pour défendre un régime existant, soit pour le détruire, sont, malgré les apparences parfois contraires, en extrême minorité. La majorité subit les formes que la minorité lui impose, et comme la majorité n'est point organisée, lors même qu'elle prétend secouer le joug, elle y brise ses efforts disséminés, à moins que, par fortune, elle ne rencontre le César entre les mains de qui elle s'abandonne. Des deux partis d'action, l'un, qui a soutenu l'ancien régime, s'est trouvé, par les mesures révolutionnaires et les guerres civiles, diminué de ses agents les plus actifs et les plus mordants, mais il a formé des néophytes ; s'il n'a point de soldats, il a des cadres, et il s'efforce de contracter avec l'Église catholique des alliances qui lui apporteront une force incalculable.

L'Émigration au delà du Rhin n'avait été nullement croyante, pratiquante, religieuse ; elle était restée voltairienne. Seuls, les gentilshommes, qui s'étaient mêlés aux guerres de l'Ouest, avaient adopté — certains simulé — les passions qui avaient entraîné leurs hommes. Ceux-ci avaient été satisfaits et pacifiés par le Concordat, parce qu'ils étaient sincères ; ceux-là malgré les amnisties, les restitutions de biens, les faveurs sollicitées et obtenues, étaient demeurés irréconciliables parce que, pour eux, la Religion avait été le prétexte, la Monarchie le but. A présent ils croyaient le moment venu d'employer celle-là pour restaurer celle-ci et, s'enrôlant dans les confréries de dévotion, se posant en adeptes de la foi persécutée, ils espéraient confondre leur cause avec celle du clergé, bénéficier ainsi pour leur propagande d'une organisation mystérieuse et puissante qui aurait l'avantage de ne rien coûter, puisque le Gouvernement impérial la payait.

L'autre parti, celui de la Révolution, plus désemparé par ses succès que le premier ne l'avait été par ses revers, n'en avait pas moins semé sur les routes qui l'avaient conduit à l'Empire napoléonien, ses chefs les plus audacieux et ses soldats les plus téméraires. Absorbé presque entièrement par le nouveau régime, il lui avait fourni la plupart de ses administrateurs, politiques, financiers, judiciaires. Une fois en place, ces hommes s'étaient assagis ; ils avaient trouvé les choses à leur gré ; ils ne pensaient plus qu'à conserver les sinécures, les biens, les titres que la Révolution leur avait valus. Le parti de l'action, qui n'existait plus par eux, ne s'était point reformé sans eux. Il n'avait point trouvé à recruter dans la Bourgeoisie des éléments directeurs. Ce n'était pas qu'il manquât de soldats ; la France entière lui en eût fourni, mais il n'avait plus de cadres : on ne pouvait attendre de lui ni qu'il donnât une impulsion, ni qu'il fournit une résistance.

La masse se trouve dès lors abandonnée à sa naturelle insouciance ; appauvrie qu'elle est d'ailleurs par les engagements volontaires et les guerres continuelles, elle se laissera prendre, même contre ses intérêts et ses passions, par le premier qui, Napoléon absent ou tombé, osera s'imposer à elle.

De sa soumission, l'Empereur conclut à son dévouement, de son affaissement à sa fidélité. L'Empire se gouverne tout seul. Napoléon, même s'il part en expédition au delà du Niémen, continuera, des confins de l'Asie, à administrer seul l'Europe réunie sous son sceptre. A sept cents lieues et à un mois de Paris, il donnera ses décisions sur tout ce qui sera d'importance. Point de délégation à l'Impératrice plus qu'à Cambacérès. En 1800, en 1805, en 1806, il avait, à ses frères, confié quelque part de son pouvoir, mais quel pourrait-il appeler ? Le dispersement s'est fait, non pas tel qu'aux premières années du Grand Empire, où chacun des Napoléonides en régissait une province et concourait, en y appliquant les principes et les lois de la Révolution assagie, au système politique et économique de la France nouvelle, mais tel qu'à présent deux ont fui chez l'étranger auquel ils ont demandé un asile et que les autres, à demi dépouillés des États qu'ils avaient reçus, attendent de jour en jour l'arrêt de leur déchéance.

Dans l'Empire, pour tout gouverner, administrer, pacifier et contenir, il n'y a que l'Empereur ; tout à l'heure, il n'y aura plus que son ombre, son chapeau posé sur son fauteuil. Les ministres, des premiers-commis attelés à leur besogne, incapables d'une action d'initiative et de virilité, n'ont même plus un Fouché pour forcer leur décision si le péril se présente. Et, pas plus qu'en 1808 ou en 1809 l'Empereur n'est invulnérable. Sans l'avouer, tout le monde attend l'Accident, l'espère ou le redoute, mais nul, dans le Gouvernement n'a garde de prendre des précautions qui ont trop mal réussi au duc d'Otrante et au prince de Bénévent. Par suite, le champ reste libre pour les audacieux, et, dans cette anarchie que produira la disparition de l'Empereur — vraie ou fausse, par mort ou par défaite — la nation sera conquise par la seule faction qui soit organisée.

C'est le moment que choisit Napoléon pour réaliser un dessein plus grandiose peut-être et plus périlleux que la monarchie universelle où il touche. Il soulève la question religieuse ; il la sort des sacristies où elle semblait confinée ; il la porte devant le public, en convoquant une assemblée dont les délibérations paraîtront d'autant plus émouvantes que leur objet sera plus mystérieux ; il prétend y apporter une solution qui, pour logique qu'elle lui parait, n'en doit pas moins provoquer une résistance désespérée de la part du Pape et des cardinaux dont l'état en dépend, de la part des évêques, des prêtres et des fidèles empressés à se rendre solidaires du Saint-Siège ; il entraîne la désaffection d'éléments déjà médiocrement sûrs, qui, en se ralliant à son gouvernement, ont obéi plutôt à l'impulsion majeure du Saint-Siège qu'au verdict de la souveraineté nationale, qui ont subi le prestige de ses victoires sans admettre qu'elles entraînassent la légitimité de son origine, qui, en recevant de lui le traitement qui les fait vivre, n'ont pas oublié les grands biens qu'ils ont perdus, qui, enfin, s'ils ont — quelque temps et dans quelle mesure ? — employé leur influence, la seule qui dans l'Empire s'exerce librement, dans le sens de ses desseins, se trouveront bien mieux à l'aise pour l'exercer contre lui. Et, dans cette aventure qui, s'il y échoue, décuplera les forces du seul parti qui, en France, lui soit redoutable, il subit pour auxiliaire et il accepte pour porte-parole l'homme de sa famille dont il a pu le mieux, depuis vingt ans, constater le néant de caractère, d'intelligence et de talents : le cardinal Fesch.

 

Le Concile, que Napoléon convoque le 21 avril 1811, n'est ni un expédient, ni un achèvement, mais un acheminement. Dans la politique qu'il a suivie à l'égard de l'Église catholique, la réunion de ce concile est un épisode majeur, non par les délibérations qui y ont été prises, mais par la lumière qui, de là se trouve projetée sur la suite des desseins de l'Empereur. Celui-ci s'est trouvé en présence de questions de principes qui sont essentielles, qui se posent devant lui comme elles se poseront devant tout gouvernant, et dont il a le premier recherché une solution logique. Ces questions doivent être distinguées des mesures accidentelles qu'a provoquées et que justifie la forme de la lutte engagée contre lui ; et elles ne sauraient être subordonnées à un dessein que son ambition avait conçu, que sa fortune lui fit espérer de réaliser et qui, pour gigantesque qu'il parait, ne l'était guère plus que tant d'autres où il a réussi.

Confondre ces trois éléments, dont le premier et le dernier ont seuls une importance au point de vue de la doctrine napoléonienne, noyer, dans le détail des formes d'exécution plus ou moins acerbes, des desseins politiques qui, pour être accomplis, ne choisissaient pas toujours les moyens de persuasion ; présenter comme asservies à de médiocres passions, dispersées vers de médiocres objets, y tendant par de médiocres ressorts, une intelligence et une imagination qui visent au grand et ne reculent point devant ce que les hommes ont jusque-là considéré comme l'impossible, c'est d'abord méconnaître la vérité, c'est surtout rabaisser au niveau des expédients fugitifs de sectaires persécuteurs, une conception qui, si elle doit rencontrer des contradicteurs parmi les Catholiques attachés à un certain mode d'existence du Suprême Sacerdoce, ne paraîtra point à des esprits religieux indifférente ou condamnable.

Il faut l'envisager d'ensemble et rechercher d'abord dans quelle situation respective se sont trouvés, après le Couronnement, le Sacerdoce et l'Empire.

Le Pape est souverain temporel, et, comme tel, il lève des troupes, soutient des guerres, contracte des alliances, constitue un des éléments qui concourent à la politique générale de l'Europe, et, suivant l'impulsion majeure qu'il subit, il reconnaît ou il combat l'influence de celui qui s'en rend le moteur. Le Pape, en tant que souverain temporel, n'a jamais demandé aux autres souverains de regarder ses possessions comme neutralisées. Il est donc dans les mêmes conditions que tout chef d'État et, lorsqu'un système dominant se forme en Europe, et particulièrement en Italie, il est tenu de s'y rallier, sous peine que son gouvernement soit traité en ennemi.

En même temps, comme pontife suprême de l'Église catholique, ce prince temporel exerce, sur les sujets de chacun des États où la Religion catholique est professée, une autorité spirituelle qu'il peut être tenté de mettre au service de ses intérêts temporels. Le chef d'État qui a concédé au pontife du Catholicisme le libre exercice, sur son territoire, de la Religion catholique ; qui, en échange des avantages moraux et matériels qu'il a procurés aux prêtres de cette religion, a reçu la garantie de leur soumission à ses lois civiles et de leur fidélité à son gouvernement, a consenti un contrat dans lequel le souverain temporel des Étals de l'Église n'a point eu à intervenir ; dès que, pour ses intérêts temporels, ce souverain met en jeu l'autorité spirituelle, il abolit le contrat, il rend toute mesure de coercition légitime contre lui-même et contre ceux qui transmettent ou exécutent ses ordres. Si ces mesures de coercition, c'est-à-dire la saisie des Étals du Souverain Pontife, en tout ou en partie, ne suffisent point à prévenir ou à rétablir en lui la séparation des deux puissances, l'embarras devient extrême, et le chef d'État laïque se trouve acculé à des résolutions qui peuvent sembler des abus de la force, mais qui sont imputables moins à celui qui les ordonne qu'à celui qui les a provoquées.

L'Italie napoléonienne, telle qu'elle fut constituée après l'échec des agressions successives du Piémont, de l'Autriche et des Deux-Siciles, est coupée en deux par les États du Souverain Pontife. Celui-ci, incapable de repousser par les armes, de la part des ennemis coalisés contre l'Empereur-Roi, une descente qui mettrait en péril aussi bien Naples que Milan, s'est refusé à accéder à un traité d'alliance qui seul abriterait ces parties du Grand Empire d'une surprise toujours probable. Il n'a point voulu admettre que ses États sont, par leur position géographique, dépendants d'un système politique, qu'ils ne sauraient en être séparés, sous peine de compromettre ce système ou de perdre leur autonomie. La neutralité n'est effective que si la nation qui se dit neutre est en mesure de garantir son territoire contre toute incursion des belligérants, ou si les belligérants ont authentiquement déclaré qu'ils s'interdisaient de pénétrer en armes sur le territoire neutralisé. Tel n'est pas le cas. Même neutres — et ils ne le sont pas — les États de l'Église paralysent la défense de l'Italie. Napoléon obéit donc à une loi de salut qui se serait imposée et qui s'imposera pareille — toute autre considération mise à part — au souverain, quel qu'il soit, de l'Italie unifiée.

La question n'est pas bornée au Pape, elle s'étend au Sacré Collège. Les cardinaux sont-ils les sujets du souverain dans les États duquel ils gouvernent des diocèses ? La dignité qu'ils ont reçue du chef de l'Église les soustrait-elle à la juridiction de leur souverain territorial ? En France, la question a été posée, en dernier lieu, lors de l'arrestation du cardinal de Rohan et, malgré les protestations du Saint-Siège, le Roi Très Chrétien l'a résolue en portant le procès devant le Parlement de Paris. Ce cas n'est pas unique. En 1710, le Parlement de Paris a décrété de prise de corps le cardinal de Bouillon ; antérieurement, les Parlements ont rendu des arrêts sans nombre contre le cardinal Mazarin. Si le procès ne fut point fait au cardinal La Balue, Louis XI prit des moyens à lui pour réserver les droits de sa couronne. Une jurisprudence ainsi établie ne laisse point de doute sur la doctrine professée, au moins en France, et, la France s'étendant, la doctrine s'étend avec elle. Partout où l'Empereur est souverain, soit par lui-même, soit par les rois qu'ils a institués et qui relèvent du Grand Empire, la loi française est en vigueur. Or, le Pape proclame que les cardinaux, sujets de l'Empereur par leur naissance sur le territoire de l'Empire comme par les fonctions épiscopales que la plupart doivent y exercer, ne sont pas justiciables de l'Empereur, mais le sont de lui seul ; qu'ils ne peuvent être contraints ni à rentrer dans leur pays d'origine, ni à occuper leur siège épiscopal. Chacun des cardinaux est personnellement trop intéressé à ce qu'une telle doctrine soit imposée aux souverains laïques pour que le Sacré Collège permette au Pape de s'en désister.

Au reste, Napoléon a bien moins comme adversaire Barnabé Chiaramonti avec qui, général, consul, empereur, il s'est entendu à Imola et à Rome comme à Fontainebleau, que le Sacré Collège, composé d'aristocrates italiens, joignant aux doctrines des Zelanti l'horreur de la France révolutionnaire. Alliés aux oligarques coalisés dans l'Europe entière contre le Corse, les cardinaux, presque tous natifs du royaume d'Italie ou du royaume de Naples, par là sujets et citoyens du Grand Empire, se considèrent comme hors de la domination impériale, la contestent et la combattent ; et combien ils se considèrent supérieurs au parvenu qui a usurpé le trône de France ! Le sacre n'y a rien fait : il n'a rien changé à leurs sentiments et le marché qu'a conclu Pie VII eût été meilleur qu'il ne les eût en rien modifiés. C'est là question de tempérament, d'origine et d'éducation, question de caste et de robe. Napoléon, par une étrange illusion, croit, ou feint de croire, que son nom, sa noblesse, ses ancêtres florentins, l'agrègent, lui et les siens, aux grandes maisons romaines ; on y priserait davantage un étranger nettement plébéien.

Se tenant pour romains quoique nés en toutes les parties de l'Italie, les cardinaux n'ont jamais vu d'un bon œil que le gouvernement de l'Église universelle ne fût point exclusivement réservé aux Romains ; pour conserver les revenus et les biens de l'Église, ils ont dû admettre dans leur collège quelques-uns des prêtres catholiques qu'ils appellent les étrangers, mais ils n'ont eu garde de partager avec eux leurs fonctions, de. les introduire dans leurs conseils, de les initier à ce qui n'est point chez eux de parade, de pompe et d'ostentation. La proportion de ces étrangers a été calculée de façon qu'en aucun cas, lors d'un Conclave, leur faction ne diminuât les prétentions des Romains, moins encore ne compromit leur puissance. Les souverains catholiques se sont contentés de cette représentation dérisoire, à cause des embarras que leur eussent causés les cardinaux nationaux, des moyens d'action qu'ils savaient se ménager sur les cardinaux italiens, de l'influence que leur assurait la disposition des Bénéfices. Ainsi ont-ils tempéré les ardeurs des Zelanti et ont-ils opportunément détourné sur un pape transigeant les bulletins sacrés. A présent, le Gouvernement français a perdu ce moyen décisif d'influence. II est réduit, au cas d'un Conclave, aux voix de ses cardinaux nationaux ; pour empêcher l'élection d'un pape qu'il jugerait ennemi, il est acculé uniquement à un droit d'exclusion qui, toujours contesté et toujours subi par contrainte, ne s'exerce que sur un seul sujet et, par là ne sauvegarde aucun principe, ne prévient aucune cabale et se réduit à une persécution contre une personnalité notoire au profit d'une médiocrité inconnue.

Cette situation devient bien plus étrange par l'extension qu'a prise le Grand Empire et par l'hostilité que lui déclarent les cardinaux nés dans l'Empire, évêques dans l'Empire, par suite doublement sujets de l'Empereur, qui constituent l'immense majorité du Sacré Collège. De ceux-là neuf sont nés dans le royaume de Naples, ils ignorent aussi bien Murat qu'ils ont ignoré Joseph et demeurent à Rome les fidèles serviteurs des Bourbons. Contre ces neuf, les quatre cardinaux français — en admettant qu'on prenne pour Français Maury et Bayane qui ont été nommés par le Pape motu proprio, — les trois espagnols, l'autrichien et le portugais, même unanimes, sont frappés d'impuissance. Les votes des prétendus sujets de Murat annulent les votes de tous les Européens et, de la Sicile où elle règne sous le nom de Ferdinand, l'Angleterre hérétique, sans ralentir ses persécutions contre ses catholiques indigènes, est mieux placée pour influer sur le gouvernement de l'Église catholique que tous les souverains réunis et toutes les nations catholiques de l'Europe.

Si, conformément à l'équité, cette proportion est modifiée de façon que les nations catholiques obtiennent, dans le Sacré Collège, une représentation calculée sur leur population et sur les intérêts qu'elles ont à débattre, la direction exclusive échappe aux aristocrates italiens qui se perpétuent dans les places et en tirent des profits de tous les genres. Napoléon est en droit de réclamer, comme il fit, trente chapeaux à sa nomination pour ses sujets de France et d'Italie, mais c'est assez que la proposition en ait été faite pour que le Sacré Collège ne le pardonne jamais.

De là un nouveau conflit qui, pas plus que le premier, n'intéresse le dogme, la doctrine, même la discipline de l'Église et qui ne prend un air d'importance que par la confusion établie, au bénéfice de quelques-uns, entre le temporel et le spirituel.

La logique consiste donc pour Napoléon, qui est simpliste, à libérer celui-ci de celui-là à trouver une formule telle que les ministres de la Religion, à tous les degrés, se trouvent, comme en France à la suite de la Révolution et du Concordat, nettement enfermés dans leur devoir de prêtres, citoyens d'une nation et sujets d'un État. Le Pape doit-il bénéficier d'un régime particulier ? Sans doute, mais Napoléon est conquérant, il est ambitieux, il voit plus loin que tout autre. Il sent quelle puissance acquerra la nation qui tiendra chez elle le Pape, qui l'aura à elle, non comme prisonnier, mais comme citoyen, qui, non par la violence, mais par la Conciliation, obtiendra, de lui et par lui, une suprématie virtuelle sur les autres nations catholiques, qui disposera pour ses desseins des ressources morales et matérielles de la Propagande et qui, en se faisant attribuer la protection des Catholiques en pays de Missions, trouvera partout à sa dévotion des agents et des serviteurs ; il sent quelle puissance acquerra, dans l'univers entier, la nation qui fournira la majorité dans le Sacré Collège et qui, par là sera maîtresse de l'élection du Pape.

Ce rôle appartient à la Grande Nation ; il appartient au successeur de Charlemagne. Napoléon établira donc le Pape au milieu du système impérial qui comprend les sept huitièmes des Catholiques du monde entier et il utilisera, à l'intérieur et à l'extérieur, en Europe et hors d'Europe, cette force de gouvernement et cette source d'influence.

Cette conception, pour être contradictoire aux théories de la cour de Rome, n'a rien qui puisse choquer un esprit religieux. La prépondérance qu'elle suppose et qui paraissait irréalisable depuis le partage de l'empire de Charlemagne est un fait accompli. Dans l'Europe catholique, unifiée sous le sceptre de Napoléon, le Grand Prêtre ne saurait rester souverain temporel indépendant, surtout il ne peut rester ce qu'il est, hostile. Son inimitié met en question la légitimité des annexions, conséquences des traités réguliers conclus entre l'Empereur et les anciens souverains ; elle met en question le droit de conquête, et par suite l'Empire même. Or, quoique refusant d'organiser religieusement les parties nouvelles du Grand Empire, le grand prêtre de la Religion catholique n'entend pas moins rester, en France et dans certaines parties de l'Italie, le contractant du Concordat, le chef d'une hiérarchie religieuse à laquelle a été remis, avec le droit de lier et de délier, le redoutable empire des ombres, le mystérieux et terrible Au-delà Il faut que l'Empereur s'abaisse devant le Prêtre ou que le Prêtre se soumette à l'Empereur.

Napoléon pourtant ne serait point ennemi d'une conciliation. Il ne poursuit point avec une telle rigueur l'exécution du dessein qu'il a formé qu'il ne soit disposé à admettre des expédients qui fourniraient des modes de vivre acceptables. Mais, après chaque étape qu'il parcourt en se rapprochant d'un but que lui marque la logique plutôt que son ambition même, le Pape répond aux propositions d'accord, souvent, il faut le dire, impérieusement formulées, par la mise en action, au sujet de querelles temporelles, des armes spirituelles dont il dispose comme pontife. Maitre du temporel, Napoléon use des moyens temporels. Il ne suit point le Pape sur le terrain spirituel où celui-ci se place et où il provoque l'attaque. Sans doute y a-t-il pensé ; sans doute le lui a-t-on suggéré ; sans doute, on vue l'effrayer l'adversaire, a-t-il dû donner quelque précision à un plan qui, en séparant du Pape, ci-devant évêque de Rome, l'Europe napoléonienne, eût laissé à la papauté l'administration spirituelle de quelques vagues provinces anglaises el peut-être autrichiennes ; mais il ne s'y est point arrêté. Il est Italien, et il est Catholique. Il ne vent ni détruire l'Église catholique, ni s'établir lui-même chef religieux et civil de l'Empire universel ; mais, cet empire, il prétend incorporer en quelque sorte la Religion universelle, lier l'une à l'autre, de façon que, se prêtant mutuellement appui, seins se réunir ni su confondre, sans empiéter l'une sur l'autre, les demis puissances, la spirituelle et la temporelle, exercent leur action, chacune dans son domaine, sur le monde définitivement conquis. Est-ce là, comme on a dit. frire du pape le grand aumônier de sa couronne? Non pas : C'est lui proposer l'accomplissement du Christianisme, c'est faire de lui le grand prêtre du monde, puisque l'Empire c'est le monde.

Dès 1805, au lendemain du sacre, Napoléon a fait parler au Pape, par un de ses grands officiers, d'habiter Avignon, d'accepter un palais papal à l'archevêché de Paris avec un quartier privilégié comme à Constantinople, où le corps diplomatique accrédité près de l'autorité pontificale aurait seul le droit de résider. Le Pape a repoussé vivement cette insinuation et, autant qu'il a pu décemment, il a pressé son départ pour se soustraire à des instances qui, autrement présentées, eussent pu devenir compromettantes pour sa liberté.

L'Empereur n'a point abandonné son dessein, mais il l'a tu, lorsqu'il s'est trouvé engagé avec le Saint-Siège dans des luttes où, d'abord sur des questions de personnes, le Pape a témoigné, par un mauvais vouloir évident, son désappointement de n'avoir point obtenu, lors son voyage, les concessions temporelles qu'il avait réclamées ; où, ensuite, sur des questions de politique générale et de politique italienne, qui n'avaient rien à faire avec le spirituel, le Pape s'est présenté en agresseur. On ne sait rien encore de précis sur les négociations officielles ou officieuses engagées en 1805, en 1807, en 1809, entre le Saint-Siège et les puissances ennemies de la France ; on peut seulement distinguer que certaines démarches du Souverain Pontife se rattachent à des combinaisons analogues à celles qui, en 1792, ont fait du pape Pie VI le promoteur et l'excitateur de la coalition contre la France. Rome est resté le point de rendez-vous et le lieu d'asile des individus de toute nationalité qui conspirent la chute de la France ; sinon virtuellement, au moins moralement, le gouvernement de Rome fait partie de la ligue européenne. Napoléon exerce contre lui un droit de légitime défense et ses attaques prétendues ne sont que la riposte à des provocations imprudentes qui attestent, hors de propos, le passage de l'antipathie à l'hostilité.

Sans doute, au travers des questions de politique générale et des questions de politique italienne, Napoléon commence à entrecroiser, sous une forme impérative, les idées que, dès 180à il avait officieusement présentées sous une forme amicale et qui avaient motivé la proposition faite au Pape d'échanger la résidence de Rome pour celle d'Avignon ou de Paris. Il commence à se targuer de Charlemagne, à déclarer qu'étant son successeur, il ne laissera pas prescrire les droits qu'il tient de lui ; que la donation de Pépin peut toujours être révoquée par celui qui tient sa place et que l'autorité de l'empereur, loin de devoir être subordonnée, est, pour le temporel, la seule qui compte : doctrine gibeline. Napoléon tient vraisemblablement de son atavisme gibelin une bonne part de ses prétentions impériales. Les Bonaparte ont été des gibelins ; tels ils ont été proscrits de Florence, tels ils sont restés en Corse, tel Napoléon demeure ; et par combien de côtés la lutte ne sera-t-elle pas pareille ? Mais cette doctrine politique gibeline n'effleure pas la spirituelle : si Napoléon n'est pas croyant — ce qui n'est nullement établi ; s'il ne pratique pas — ce qui est acquis ; en toute occasion, il demeure respectueux du dogme contre lequel il ne tolère aucune attaque, respectueux du culte auquel il participe, respectueux de la discipline qu'il ne prétend pas réformer lui-même, mais dans laquelle il estime que l'Église doit introduire telle réforme que le pape ne puisse, sous prétexte que sa souveraineté temporelle est troublée, abuser des privilèges spirituels reconnus et concédés par les gouvernements séculiers. Dès que la question sort du temporel qui est de son ressort, pour s'engager sur le terrain de la discipline ecclésiastique où il reconnaît son incompétence, il n'a garde de prendre de lui-même une décision. Il soumet ses avis au conseil ecclésiastique qu'il a formé et, selon les opinions que lui fournit celui-ci, il les abandonne ou les soutient.

Les armes que le Pape emploie contre lui sont vieilles et peuvent paraître surannées : certaines au moins demeurent efficaces et les mêmes attaques se produisent qui jadis, en riposte, ont provoqué les Déclarations de l'Église de France et contribué à former la doctrine gallicane. Napoléon connaît ou croit connaître cette doctrine et il pense y trouver le suprême remède. Dès 1791, il a lu et retenu ces axiomes posés dans l'Esprit de Gerson qui fut un temps son livre de chevet : Le Concile est au-dessus du Pape lorsqu'il est œcuménique et légitime ; les Princes séculiers ont été et sont en droit de convoquer des Conciles ; les Conciles n'ont pas besoin pour leur validité de la confirmation du Pape.

Ces notions, qu'il inscrivit dans ses cahiers de jeunesse[1], se sont retrouvées en son esprit lorsque, en juillet 1807, il déclare qu'il ne craindra pas de réunir les Églises gallicane, italienne, allemande, polonaise, dans un Concile pour faire ses affaires sans pape et mettre ses sujets à l'abri des prétentions de la cour de Rome. Il les a précisées dans la note que Champagny a adressée par ses ordres, le 22 septembre suivant, au cardinal Caprara, et, désormais, elles constitueront l'ultima ratio qu'il brandira pour amener le Pape à composer avec lui.

Faire ses affaires sans le Pape, c'est-à-dire instituer l'indépendance religieuse de l'Empire, serait sans doute, au point de vue du gouvernement, une solution préférable à celle d'un accord précaire où la nation est à chaque instant blessée dans son repos, sa dignité, son indépendance ; mais Bonaparte a trop besogné en vue de rétablir l'unité et trop favorisé l'Église romaine pour que Napoléon se flatte d'être suivi s'il s'embarquait dans une telle entreprise.

Dès qu'il ne peut songer à l'indépendance, pour quoi il a pu se convaincre qu'il n'eût jamais obtenu la coopération nationale, ce remède du Concile apparaît comme le seul efficace, aussi bien pour la question du temporel que pour celle du spirituel, aussi bien contre les cardinaux que contre le Pape. A ceux-là l'Empereur opposerait les prélats de son empire qui, instruits des besoins des fidèles au milieu desquels ils vivent, représentent les intérêts de leurs diocèses et constituent au propre l'Église militante. A celui-ci, en admettant que sa résistance fût invincible, il pourrait, à quelque moment, faire l'application d'un principe de droit qui entraînerait sa déposition : le cas de folie et d'insanité (vel si [Papa] cadat in perpetuam insaniam). — Il semble le tenir en réserve ; autrement, que viendraient faire les mots d'extravagance et de folie dont il caractérise si souvent les actes du Pape ? — Alors, le Concile national, qu'il est certainement en droit de convoquer et qui, par le nombre et la dignité des Pères qui y siégeraient, serait comparable déjà aux Conciles généraux d'Occident, serait transformé en Concile œcuménique.

C'est une procédure à laquelle il a songé ; mais il eût eu besoin, pour la suivre et pour la faire aboutir, d'un corps épiscopal qui eût marché comme un régiment. Peu sûr déjà des évêques qu'il a nommés en France et en Italie et qui tiennent de lui leur état, que serait-ce des Allemands, alors que le Pape a refusé de négocier un concordat et que la plupart des sièges sont vacants ; des Espagnols, des Napolitains et des Polonais ? Le Concile œcuménique est donc un rêve et le Concile national est plein de surprises ; mais, sans le convoquer, on peut en parler. Qui sait d'ailleurs si une autre solution plus simple n'interviendra pas et si, en amenant le Pape à Paris ou aux environs, on n'obtiendra pas de lui qu'il se rende plus traitable ? Telle est bien l'idée qu'exprime l'Empereur lorsque, tout de suite après l'enlèvement de Pie VII, le 6 août 1809, il écrit à Fouché : Quant à la demeure définitive du Pape, quel inconvénient y aurait-il à le faire rapprocher de Paris et à le placer, par exemple, dans un de mes appartements de Fontainebleau ? Je ferais venir les cardinaux qui sont mes sujets d'Italie et de France à Fontainebleau où je les laisserais en liberté ; il serait avantageux d'avoir le chef de l'Église à Paris où il ne peut être d'aucun inconvénient. A Fontainebleau, l'Empereur le ferait servir et traiter par ses gens et, comme il le dit quelques mois plus tard à l'abbé Emery, il le recevrait avec les mêmes honneurs que quand il est venu le sacrer.

Tel est le cheminement parallèle des deux projets ; mais il ne faudrait point penser que Napoléon, bien qu'il ait exprimé pour la première fois en 1805 l'idée qu'on retrouve sous sa plume en 1809, d'amener le Pape à Paris ; bien qu'il ait formulé en 1807 l'idée du Concile qu'il semble vouloir mettre à exécution dès la fin de 1809, les ait suivies dans l'intervalle avec rigueur et que l'une et l'autre lui soient également chères. Il se fût sans doute contenté d'exercer sur les États pontificaux un protectorat militaire et politique, mais, comme il a dit au Corps législatif : Les Papes devenus souverains d'une partie de l'Italie se sont constamment montrés les ennemis de toute puissance prépondérante dans la péninsule, c'est pourquoi il a dû annuler la donation des Empereurs français ses prédécesseurs, et réuni les États romains à l'Empire. A présent, il est embarrassé du Pape ; il ne peut le laisser libre de porter chez les ennemis de l'Empire la puissance spirituelle qu'il exerce ; il répugne à le tenir en Italie où sa présence inspire de telles craintes qu'Elisa à Florence et Borghèse à Turin poussent jusqu'à la cruauté l'empressement de le faire partir pour la France ; il ne peut l'établir convenablement dans une ville de province et se souvient des solennelles obsèques qu'il fit lui-même à Pie VI décédé à Valence ; il ne voit qu'un de ses palais aux environs de Paris ou dans la capitale même, où le Pape ne peut être d'aucun inconvénient. De là à un développement plus large, l'idée va courir, mais on peut bien admettre que telle en a été la marche.

Pour le Concile, c'est un expédient dont Napoléon ne se dissimule point les dangers, mais qui, dès qu'il a admis l'idée de fixer à Paris la résidence du Pape, se présente à son esprit avec un double avantage d'abord, et c'est l'objet patent, porter remède aux maux de l'Église, en France, en Italie et en Allemagne, par le règlement de certaines questions vitales, entre autres l'institution canonique des Évêques ; ensuite, et c'est l'objet secret, amener le Pape à vouloir présider le Concile ; pour ce faire, à venir à Paris de son plein gré, et à s'y fixer, en y retrouvant, au défaut de la puissance temporelle à laquelle il renoncerait ainsi implicitement, l'exercice intégral de sa souveraineté spirituelle et les agréments d'une cour somptueuse.

Telle semble bien avoir été la situation lorsque l'Empereur a institué, le 16 novembre 1809, le Conseil ecclésiastique auquel il a posé, entre autres questions, celle de la convocation d'un concile. Le Conseil a répondu d'abord que, s'il s'agissait d'un Concile général, il y fallait la présence du Pape et que, s'il s'agissait d'un Concile national, l'autorité de ce concile serait insuffisante pour régler un objet qui intéressait la Catholicité toute entière. Pour esquiver les responsabilités d'une réponse formelle, le Conseil a imaginé que la question serait bien plus sûrement résolue par un Concile national qu'il a proposé de convoquer ; Napoléon a peu goûté l'expédient ; il a exigé un avis ferme : le Conseil ecclésiastique s'est déterminé alors à supposer au Concile national, au cas qu'il se déclarât compétent, le droit de statuer sur l'institution refusée par le Pape ; à conseiller, an cas qu'il se déclarât incompétent, le recours à un Concile général ; et, au cas que le Pape se refusât à convoquer le Concile général, le Conseil a semblé incliner à penser que le Concile national pourrait admettre l'institution des suffragants par le métropolitain et de celui-ci par le plus ancien évêque de la province. Cette consultation, avec les réticences qu'y apportait un conseil dont l'Empereur avait choisi les membres parmi les canonistes qu'il supposait le Plus dévoués à sa personne, n'était pas pour l'induire en confiance vis-à-vis d'un concile où l'universalité des évêques français devraient être appelés. Il recourut donc à d'autres voies et, quoiqu'il pût lui en coûter d'introduire une puissance étrangère dans son démêlé avec le Pape, il accepta de négocier avec Pie VII par le canal d'un diplomate autrichien. Celui-ci ayant échoué, il envoya au Pape les cardinaux Spina et Caselli, espérant qu'entre Italiens l'entente serait plus facile. Ils ne réussirent pas mieux et Pie VII, comme enhardi, passa de la résistance passive à l'agressive. Partout les pouvoirs des évêques nommés par l'Empereur et régulièrement élus administrateurs par les chapitres, furent contestés ; des brefs adressés aux chapitres de Paris et de Florence provoquèrent la sédition des sujets contre le souverain et, dans des termes plus violents encore que ceux employés dans la Bulle d'excommunication, flétrirent les prélats qui avaient osé accepter la nomination de l'Empereur, leur enlevèrent tout pouvoir et toute juridiction.

Napoléon se sentit alors dans une impasse : il ne pouvait revenir sur l'annexion des États pontificaux ; il ne pouvait, hors le rétablissement du pouvoir temporel, trouver de terrain d'entente ; il ne voulait point céder au Pape et il ne pouvait faire céder le Pape. Il flotta donc entre les modes de répression, il imagina des procédés plus ou moins légaux pour en finir avec ces menées dont il saisissait la portée religieuse, sans s'attacher assez à leur répercussion politique : suspendre ou déposer le Pape, puisqu'il chargea son bibliothécaire Barbier de rechercher s'il y en avait des, exemples ; établir un patriarche en France et se séparer de Rome, comme l'avait fait l'Angleterre, puisqu'il demanda à Champagny d'en étudier les avantages et les inconvénients ; faire rendre un sénatus-consulte interdisant toute espèce de communication avec Rome, ce qui eût été un acheminement à la rupture ; mais toujours il constata qu'il ne serait point suivi, l'opinion étant nettement contraire à la séparation. Il essaya des expédients pour la ramener : brochures à faire paraître, manifestations d'opinion à provoquer dans les chapitres, consultation à demander au Conseil d'État ; tout cela ne produisit aucun effet et ne mena à rien. Il fallait arriver aux grands remèdes, envisager la situation en face, régler en une forme nouvelle les rapports du Sacerdoce et de l'Empire, de façon à mettre l'autorité impériale à l'abri des entreprises du Pape, redoutable problème dans l'état actuel de la religion catholique où la doctrine de ceux qui ont subordonné les évêques aux volontés et aux intérêts de la cour de Rome a prévalu ; il fallait trouver les moyens de faire disparaître à jamais les luttes du spirituel et du temporel qui ont été si funestes à la Religion puisque seules elles ont occasionné la séparation de l'Église grecque et de celles d'Angleterre et de toutes les puissances du Nord, et de mettre l'Empire à l'abri de l'inimitié et de la haine de la cour de Rome qui sera constante contre les descendants de Napoléon comme elle l'a été contre les descendants de Charlemagne jusqu'à ce qu'ils aient séparé l'Empire, chassé les Français de l'Italie et rétabli leur puissance temporelle qui ne saurait plus désormais exister que par la destruction de l'Empire.

Napoléon fut donc irrésistiblement ramené à l'obligation de réunir un concile, car seul un Concile pouvait être opposé au Souverain Pontife ; seul il présentait une autorité spirituelle égale, sinon supérieure ; seul il pouvait, au défaut du Pape, mettre un terme à l'anarchie soigneusement entretenue, pour des motifs uniquement temporels, dans l'Église de France.

Napoléon adopte donc l'idée de convoquer un Concile national et il soumet le programme des décisions qu'il lui proposera à un conseil ecclésiastique, renouvelé, en janvier 1811, de celui institué en 1809, et composé presque des mêmes personnages : les cardinaux Fesch, Maury et Caselli, les archevêques de Barral et de Pradt, les évêques de Broglie, Bourcier, Duvoisin et Mannay et l'abbé Emery. Ce conseil pourra paraître suspect aux partisans de Rome, puisqu'il est presque uniquement composé de prélats occupant des charges près de l'Empereur ou des Princes, tels Fesch, Pradt, Broglie, Duvoisin, Maury et Barral ; mais on serait fort embarrassé de le mieux remplir dès qu'on se refuse à y admettre d'anciens constitutionnels. Fesch, dit-on, eût voulu Jauffret, Boulogne et Fournier, mais l'accession de deux aumôniers de l'Empereur n'en eût point augmenté le prestige et eût compromis l'autorité de Duvoisin que Napoléon avait pris pour guide et dont il se plaisait à suivre les avis.

Napoléon n'imposait pas les siens. Dès qu'il s'était décidé à réunir le Conseil ecclésiastique, c'est qu'il jugeait ses lumières trop faibles pour mener seul un dessein dont il ne se dissimulait point la gravité. Il cherchait donc à s'éclairer ; il aimait à discuter et, par l'exemple de Duvoisin et d'Emery, on sait qu'on pouvait tout lui dire. Il se faisait un plaisir de provoquer, d'agacer même M. Emery et ils se séparaient fort satisfaits l'un de l'autre. — Napoléon, a dit un des membres de ce conseil, avait raison de se dire propre à l'étude de la théologie : sophiste et subtil, très enclin à parler le premier et le dernier, il avait tout ce qu'il faut pour faire un théologien fort embarrassant dans la dispute. Or, rien ne vaut la dispute théologique, pour amener celui qui croit triompher à des concessions de fait. Comme il s'y prêtait, les commissaires en profitaient. Jusque-là, dit l'un d'eux, il n'avait écouté que sa fougue et son imagination : il avait marché au hasard en obéissant tantôt à l'une, tantôt à l'autre, ou bien encore à toutes les deux à la fois. Du moment qu'il eut un conseil, il fallut s'arrêter et marcher de conserve avec ceux qu'il avait appelés.

Sans doute ne demandait-il pas mieux et le but qu'il entrevoyait n'était pas aussi éloigné que pensaient les commissaires de celui qu'ils se proposaient : prévenir l'interdiction des communications avec le Pape, faire adopter une mesure relative à l'institution canonique, faire rendre la liberté au Pape, le rapprocher de Napoléon et terminer ces affligeantes discussions. L'Empereur n'y contredisait point ; dès qu'il avait renoncé à la rupture, il ne demandait pas mieux que de se réconcilier avec le Pape, pourvu que ce fût en France, et que la séparation du temporel et du spirituel fût un fait accompli. Mais il se plaisait à dérouter ses interlocuteurs, à les entraîner dans des discussions de détail, de façon à leur celer le dessein grandiose qu'il tenait en réserve. Il y réussissait si Lien que de Pradt avec tout son esprit — et cet esprit n'est point méprisable — s'y est trompé. Jamais homme, a-t-il dit, n'a plus obéi à l'impulsion du moment, n'a plus donné au vague et au hasard.... Presque toujours, courtisan de la fortune, il attendait les chances de sa libéralité éprouvée ; observateur de la marche de son ennemi, il se réglait uniquement sur ses fautes, espèces de mines qu'il exploitait avec une habileté rare. Alors, son coup d'œil et sa rapidité lui donnaient l'air de l'invention des choses mêmes dent il ne faisait que profiter. Vraie en des cas, l'observation, si caractéristique de l'homme de guerre, tombe à faux, puisque, selon toute vraisemblance, le Concile n'était que le moyen adopté par Napoléon pour réaliser le dessein formé dès 1805, et repris à de si brefs intervalles qu'on en peut bien dire le cheminement continu, du moment que l'Empereur a repoussé les idées de rupture qui le traversent à des moments. Le Grand Empire, a-t-il écrit, comprenait les cinq sixièmes de l'Europe chrétienne : la France, l'Italie, l'Espagne, la Confédération du Rhin, la Pologne ; il était donc convenable que le Pape, pour l'intérêt de la religion, établît sa demeure à Paris et réunit le siège de Notre-Dame à celui de Saint-Jean de Latran. Le moyen qui parut le plus naturel pour accélérer cette révolution et faire désirer ce séjour par les papes même fut de relever l'autorité des Conciles qui, composés des évêques de France, d'Italie, d'Espagne, d'Allemagne, de Pologne, seraient par le fait des Conciles généraux : le Pape sentirait l'importance de se mettre à leur tête, dès lors de demeurer dans la capitale même du Grand Empire, et ce fut là le but caché du Concile de 1811 dont le but apparent fut de pourvoir aux moyens de conférer l'institution canonique aux évêques.

Ces déclarations, données à Sainte-Hélène, n'expliquent point pour quels motifs Napoléon crut opportun de tenter en 1811 ce qu'il avait reculé à faire en 1809 ; pas plus qu'elles ne font saisir comment le Concile national, déjà suspect, eût pu se transformer en Concile universel. Sans doute, Napoléon, faisant abstraction des détails et des moyens d'exécution, parlant du haut de son rêve, a-t-il admis, comme des faits acquis, qu'il eût d'abord réuni tous les évêques dont les diocèses faisaient nominalement partie de son empire, ensuite qu'il les eût trouvés dociles ; que, s'étant dit le successeur de Charlemagne, il n'eût pas eu plus de peine à se dire le représentant des droits de Basile Ier et de Constantin VI qui, soixante années après Charlemagne, de 869 à 871, convoquèrent et tinrent le quatrième Concile de Constantinople ; que, d'ailleurs, il tenait, par le Concile national que les rois de France ont le droit d'assembler dans leurs États pour faire des lois et règlements sur les matières ecclésiastiques, un épouvantail dont l'efficacité était démontrée, puisque ce fut par la menace d'un synode national que François Ier arracha la dernière réunion du Concile de Trente ; sans doute, l'immensité des conséquences qu'aurait eues la résidence du Pape à Paris l'a-t-elle fait traiter légèrement les difficultés qu'il eût rencontrées pour l'y amener ; certes, nulle solution plus souhaitable pour l'Église même, puisqu'elle eût aboli la confusion entre le temporel et le spirituel ; qu'elle eût obligé à une répartition normale et proportionnelle des chapeaux cardinalices ; qu'elle eût mis fin à l'usurpation italienne du siège de Pierre ; qu'elle eût arrêté les entreprises des Zelanti dans leur transformation du dogme ; mais, si habile manœuvrier fût-il, les écueils étaient si nombreux qu'il n'eût pu manquer de périr dans la traversée, et il s'était assigné un temps si bref qu'il risquait fort d'être contraint à rebrousser route en pleine tempête.

Si tel était le fond de sa pensée, il ne gagnait rien et il risquait de tout perdre en le révélant, de même qu'il ne gagnait rien et risquait de tout compromettre en concluant, sur des points de détail, des arrangements qui n'eussent jamais fait qu'une paix boiteuse. Il avait tout intérêt à garder ses positions et, en établissant quelle avait été en réalité la succession des faits, à démontrer que si, au temporel, il avait dû adopter des mesures coercitives, il avait, au spirituel, constamment respecté les droits du Souverain Pontife. Ainsi, comptait-il rallier autour de lui les prêtres que n'aveuglait point le Romanisme et qui demeuraient fidèles à l'Église gallicane : car il croyait qu'elle existait encore.

Tel fut son objet lorsque, le 6 janvier 1811, il dit au Chapitre métropolitain de Paris que l'hostilité du Pape avait été provoquée par le refus qu'il lui avait opposé après le Couronnement, d'une part de signer la promesse de ne pas appliquer les Quatre articles de la déclaration de 1682, d'autre part de restituer les Romagnes au Saint-Siège ; lorsqu'il justifia la réunion des Étals pontificaux par le refus du Pape d'y exécuter le Blocus continental ; lorsque, glissant sur les griefs que Pie VII avait formés contre lui, il énuméra ceux qu'il avait formés contre le Pape : l'excommunication prononcée contre lui, les bulles d'institution refusées aux évêques qu'il avait nommés, les brefs adressés aux Chapitres pour y émouvoir la sédition, l'envoi, en violation du Concordat, de vicaires et de préfets apostoliques dans les diocèses français. Il n'est point ici et il n'a point été question des dogmes, affirma-t-il ; ils sont la base de la Religion, nécessaire à l'ordre social ; je les respecte ; c'est mon culte. Les règles de discipline ecclésiastique peuvent changer, et souvent elles ont changé, sans que les dogmes en souffrissent la moindre atteinte.

Par cette déclaration, il 's'est placé sur un terrain qu'il croit solide, celui du Concordat. Il s'attache au Concordat à proportion que l'Église romaine s'en écarte ; il proclame son orthodoxie avec d'autant plus de vigueur que le Pape, en usant de ses pouvoirs spirituels pour la défense de ses prétentions temporelles, formule une doctrine qui, s'il y avait encore des Gallicans, leur paraîtrait celle que la Sorbonne et l'Église de France ont cent fois condamnée.

L'autorité spirituelle du Souverain Pontife est par là mise hors de question aussi bien que le dogme, et il en est de même dans le décret du 25 avril, par lequel l'Empereur appelle au Concile les évêques de France, d'Italie et de la Confédération du Rhin. Nulle part, ni dans les considérants, ni dans les articles, la moindre attaque ni contre la personne, ni contre la suprématie de l'évêque de Rome : la discipline de l'Église est seule en jeu, mais depuis quand est-elle incommutable et, après tant de variations qu'elle a subies et qu'elle doit subir encore, pourquoi l'œuvre des hommes serait-elle, à ce moment précis, devenue divine ? Animé du désir de rétablir l'ordre et la paix dans les Églises catholiques situées dans son empire, dans son royaume d'Italie et dans les États de la Confédération du Rhin, au moyen d'une discipline conforme aux Saints Canons et, les circonstances actuelles exigeant que plusieurs points soient constatés et généralement reconnus, l'Empereur convoque à Paris les archevêques et les évêques de sa domination ; mais leur assemblée ne pourra valablement délibérer que sur les objets que le gouvernement proposera à ses délibérations et qui lui seront présentées par des commissaires nommés à cet effet, et ses résolutions ne seront exécutoires que du consentement de l'Empereur.

Napoléon croit avoir pris ses précautions : lui seul assemble, propose, approuve. Tous les prélats qu'il trouvera en face de lui sont ses créatures. Il les a tirés de la captivité ou de l'exil, de la servitude et de la misère ; il les a choisis et désignés. Il a rétabli le culte dont ils sont les ministres ; il leur a rendu leurs églises et leurs palais ; il leur a assigné dans la hiérarchie impériale un rang distingué ; il leur a attribué des préséances illustres ; il leur a assuré une existence convenable. Par lui, le budget des Cultes a été, rien que pour la part du Trésor public, graduellement élevé des quatre millions de l'an XI aux seize millions de 1811 ; par lui, les départements ont été invités à contribuer au supplément de traitement des évêques, les communes au supplément de traitement des curés et des desservants. Par lui, les donations aux fabriques ont été autorisées dans une mesure telle que le Bulletin des Lois est rempli de tels décrets. Par lui, ont été institués les impôts que l'Église perçoit sur tous les fidèles vivants ou morts et qui constituent un revenu que la vanité alimente au moins autant que la piété. Par lui, le clergé catholique a retrouvé en France, non pas tout ce qu'il avait perdu, mais tout ce que l'organisation nouvelle de la société civile a permis' de lui rendre. Je l'ai rétabli, disait Napoléon ; je le maintiens, je fais tout pour lui. Il est impossible qu'il ne me soit pas attaché.

Il ne se rend pas compte que le clergé, en acceptant ses bienfaits, les considère comme lui étant dus et comme n'étant qu'une réparation, combien incomplète ! des pertes qu'il a subies ; qu'il ne se tient obligé à aucune gratitude vis-à-vis de quiconque ne le rétablit point dans sa prééminence politique, ne lui rend point, en même temps que ses biens, sa place dans les Conseils de l'État. Le clergé, qui tolère tous les écarts du souverain réputé fidèle, ne se croit en rien obligé vis-à-vis du souverain réputé philosophe, qui se refuse à des pratiques extérieures et qui est soupçonné de manquer de foi. Sur le fidèle, même insurgé, l'Église a des retours qui, à un moment, lui rendent bien plus qu'on ne lui a pris. Sur le philosophe, fût-il un bienfaiteur avéré, l'Église ne saurait compter pour entreprendre sur le temporel. Le philosophe suit une ligne politique ; il s'est attaché à une doctrine de gouvernement ; il sera, dans les limites que cette doctrine lui impose, prodigue de respect, d'argent et d'honneurs. Peu importe. Dès qu'il n'est pas de l'Église, il est hors de l'Église ; dès qu'il n'est pas ultramontain il cesse d'être catholique.

Napoléon croit avoir en face de lui une Église telle qu'était l'Église de France avant 1789. Nous avons, a-t-il écrit, entendu rétablir la doctrine que l'École de Paris, la Sorbonne et l'Église de France, surtout dans ses déclarations de 1682, ont prise pour base de leur doctrine. C'est cette doctrine que nous avons reçue de nos pères, que nous avons voulu rétablir et que nous voulons maintenir. A chaque occasion il l'a proclamé ; les Articles organiques l'affirment et, depuis lors, pas un jour ne s'est passé qu'il n'ait déclaré que telle fut bien la base du Concordat. Vaine protestation : cette Église n'existe plus. Le Jansénisme, seul adversaire sérieux du Zélantisme, a glissé dans la folie prophétique et dans le Messianisme ; le Gallicanisme, blessé à mort par le Schisme constitutionnel, a été achevé par le Concordat même. La doctrine ne trouve plus d'adhérents que parmi les prêtres demeurés, dans l'émigration, fidèles à la royauté, et, étrange rapprochement, parmi les prêtres constitutionnels réconciliés. De ceux-là il n'y a point à parler puisqu'ils continuent à combattre le gouvernement impérial ; quant à ceux-ci, ils constituent une minorité infime et découragée, sans autorité et sans influence. Ils ont presque renoncé à lutter contre des propositions déjà secrètement admises par la plupart de leurs confrères et qui, demain, ouvertement enseignées et soutenues par toutes les violences de la polémique, attesteront la destruction par ceux-là même qui étaient préposés pour le défendre, du corps d'enseignement dont dépendait en France l'existence de la Religion catholique.

En rétablissant l'Église en France, le Premier Consul a cru établir une Église plus gouvernementale que celle de l'ancien régime, puisqu'au lieu de tenir les bénéfices de bienfaiteurs à l'infini, les prêtres tiendraient du gouvernement toutes les places. Nul d'entre eux ne croit les recevoir de lui ; tous affirment qu'ils les doivent à leur évêque ; l'évêque même ne prend pas sa nomination de l'Empereur, auquel il prête serment, mais du Pape qui l'institue et le destitue.

En échange de biens dont l'abandon forcé a été compensé par une allocation budgétaire dont il suffisait à l'Église que le principe fut posé pour qu'elle sût donner par la suite aux applications tout le développement souhaitable, — en évaluant ces biens à 400 millions comme le faisait l'Empereur, l'État, en 1817, en payait la rente au denier vingt et en 1851 au denier dix, — en échange de la suppression d'un certain nombre de sièges épiscopaux, par quoi la représentation de la France au cas d'un Concile général se trouve d'ailleurs affaiblie d'autant, la Papauté a gagné le droit, constamment refusé par les Rois très chrétiens, de destituer des évêques légitimes. Par là elle a été établie dans une domination à laquelle tant d'occurrences étaient propices. Désormais, il n'est plus qu'une doctrine, la romaine : les théoriciens de son infaillibilité fourbissent leurs armes ; les défenseurs des croyances qui, durant des siècles, ont fait la force de la France chrétienne, s'effacent et se terrent. Ceux qui, comme Tabaraud, osent encore prendre la plume, sont suspects d'impiété et sont persécutés par leurs supérieurs.

Quelles que soient les adulations envers l'Empereur et sa dynastie qui emplissent les mandements, les livres et les brochures des évêques et des prêtres (Lamennais lui-même y a excellé en 1808) elles ne comptent ni n'engagent. Il y a une phraséologie ecclésiastique où les mots changent d'acception, les termes de signification et les serments de sanction. Ceux qu'on prêle publiquement à l'Empereur sont de parade ; ceux qu'on adresse mentalement au Pape sont seuls valides.

Isolés, ces hommes peuvent encore craindre de manifester une opinion qui les compromette, et la preuve en est que, depuis l'enlèvement du Pape, nul d'eux n'a parlé. Pie VII a excommunié l'Empereur, ses ministres et ses agents ; Napoléon tient Pie VII aux arrêts de Savone : tous les prêtres de France et d'Italie le savent ; aucun n'a témoigné qu'il le sût. Cardinaux, évêques et prêtres continuent à chanter messe devant l'excommunié, à recevoir ses libéralités et à bénir en lui le nouveau Cyrus. Mais qu'on assemble ces individus qui, séparés, paraissent dociles, qui sont au moins timorés et accessibles ; qu'on les appelle à délibérer en commun ; qu'on leur attribue un mandat, qu'on leur reconnaisse des droits de vote, tout de suite la discussion s'échauffe, l'éloquence monte les têtes ; les violents prennent la direction ; les résolutions qu'on propose semblent d'une efficacité illimitée ; le Saint-Esprit fait sa descente ; on est apôtre, on voudrait être martyr et l'on oublie du même coup que longtemps on fut un homme et qu'on en a laissé des preuves. Il s'opère, à la suite, des retours imprévus, des besoins subits de confesser la foi et c'est de la part de ceux qui, par leur exaltation, leurs promesses et leurs adulations monarchiques, qui, par leur passé, les bienfaits qu'ils ont reçus et la généreuse amnistie dont ils ont été l'objet, semblaient donner le plus de gages que viennent les plus fâcheuses surprises.

L'Empereur persiste pourtant : c'est le seul moyen qu'il ait trouvé pour sortir de ses embarras ; c'est l'acheminement qu'il a imaginé vers son but ; c'est enfin l'occasion de déployer des pompes qui agréent à son esprit en flattant son orgueil : une telle réunion ne peul manquer d'être imposante et somptueuse ; elle frappera par sa nouveauté l'imagination des peuples ; elle apportera à la Cour impériale un élément inusité de splendeurs traditionnelles : l'Empereur fera coïncider le Concile d'Occident avec le baptême de son fils, et l'assistance des Pères du Concile à l'initiation chrétienne du fils de l'Empereur excommunié sera une suffisante riposte aux déclamations d'un Pape qui prétend mettre hors de l'Église, comme persécuteur des prêtres et comme usurpateur des domaines de saint Pierre, le souverain qu'entoureront, en une cérémonie d'un caractère doublement symbolique, les représentants de toutes les Églises du Grand Empire. Et le fils de l'Empereur est le Roi de Rome : par le titre même dont il l'a revêtu, l'Empereur a proclamé l'abolition de la souveraineté temporelle : en participant au baptême du Roi de Rome, les Pères du Concile adhéreront donc à la dépossession du Souverain Pontife et à l'annexion des États de l'Église.

L'enjeu n'est pas médiocre et le coup, rien que pour les gains accessoires, doit être tenté ; mais les risques ne sont pas moins grands ensuite, et l'Empereur devra mener la partie sans choquer les consciences des catholiques et sans provoquer un schisme qu'il n'est pas en mesure de soutenir. Le Concile convoqué aura-t-il pour objet de prendre des dispositions abrogeant en matière de discipline une partie des prérogatives qu'a usurpées le Souverain Pontife, ou de fournir au Pape une autorité nouvelle en lui attribuant d'autant plus de droits sur le spirituel qu'il aura plus abandonné de ses prétentions temporelles ? Pie VII peut seul résoudre cette alternative et c'est pourquoi, à la fin d'avril, Napoléon envoie près de lui, à Savone, une délégation de son Conseil ecclésiastique, composé de M. de Barral, archevêque de Tours, de MM. Duvoisin et Mannay évêques de Nantes et de Trèves et de l'évêque de Faenza, patriarche nommé de Venise. Ils ont mission de lui présenter les lettres de vingt-neuf cardinaux, archevêques et évêques de l'Empire, exposant à quelles extrémités l'Église de France se trouve réduite par le refus des bulles d'institution ; ils doivent lui faire connaitre les conséquences qu'entraînerait son obstination, et, au cas où il serait disposé à traiter, négocier avec lui deux conventions, l'une relative aux affaires particulières de l'Église de France, c'est-à-dire principalement à l'institution des évêques, l'autre concernant les affaires générales de la chrétienté et la personne même du Pape.

C'est là que Napoléon veut en venir : Nous accorderons au Pape, dit-il, le retour dans la métropole de Rome, pourvu qu'il nous prête le serment que prescrit le Concordat et que les papes ont toujours prêté aux empereurs. Dans le cas où il refuserait de prêter ce serment, nous ne pourrons consentir qu'il retourne à Rome, mais nous consentirons à ce qu'il aille résider à Avignon, que là il ait l'administration de tout le spirituel de la chrétienté, que les puissances chrétiennes qui voudront avoir auprès de lui des chargés d'affaires ou des résidents en soient maîtresses... qu'il ait les honneurs souverains et la liberté de communiquer avec les Églises étrangères. Quant à son temporel, deux millions seront assignés à sou entretien.

D'Avignon à Paris, le saut est médiocre et il sera bientôt fait si les établissements d'Avignon ne suffisent point à la Cour pontificale.

Les évêques réussissent en la première partie de la négociation, celle dont ils sont censés avoir été chargés par les évêques réunis à Paris ; ils se contentent de ce succès et n'osent pas même présenter la seconde proposition, la seule qui soit politique et qui intéresse réellement l'Empereur. Que voudraient-ils de plus ? Le Pape s'est mis d'accord avec eux sur les conditions dans lesquelles l'institution, réserve faite du cas d'indignité, sera conférée aux évêques, si elle n'a pas été donnée par le Saint-Siège six mois après la nomination par l'Empereur ; il a agréé une note dont il a discuté et arrêté les termes, dont il a autorisé les évêques à lever une copie, mais qu'il n'a point signée. Il leur a remis une lettre pour Fesch où il a affirmé l'espérance que tout pourra se concilier et que la miséricorde divine ouvrira la voie à une concorde stable, conciliable avec ses devoirs.

Les négociateurs se contentent ainsi : eux-mêmes ne partagent point sans doute les grandes idées de l'Empereur, et, sans être attachés au temporel du Saint-Siège au point d'en considérer la possession comme indispensable à la Religion, ils ne sont pas empressés à en soulever la question devant le Pape et la subordonnent de fort loin à celle, plus instante à leur gré, du rétablissement de la paix dans les Églises. De celle-ci, ils croient emporter la solution, mais à peine sont-ils partis de Savone, le 20 mai à quatre heures du matin, que le Pape tombe en une sorte de convulsion ; il se rétracte, il se lamente ; on peut croire qu'il devient fou. Cette crise est tenue soigneusement secrète ; les évêques qui arrivent à Paris le 31 mai n'en savent rien, mais l'Empereur en a été instruit par le préfet.

On ne saurait admettre que cette scène a été inventée de toutes pièces. Dans quel intérêt l'eût-elle été ? Nul n'a cherché à nier que le projet présenté par les évêques eût été discuté et révisé par Pie VII, et tout le monde est d'accord que, si le Pape l'a accepté, il ne l'a point signé. Le cas est-il donc unique où, ainsi pressé par le pouvoir séculier, un pape a montré des incertitudes, a admis un texte, a opposé ensuite une rétractation, est revenu sur ses pas et, après des agitations qui ressemblaient presque à la démence, s'est déterminé à apposer sa signature ?

Étant données les circonstances, l'Empereur ne saurait faire fond sur une adhésion que le Pape a retirée ; alors donc que le voyage des évêques à Savone est connu de tous, il est contraint d'en taire le résultat et ce silence est pire que l'aveu d'un échec. S'étant flatté que, sur le point au moins de l'institution des évêques, il aurait gain de cause et que, en portant les concessions du Pape à l'enregistrement du Concile national, il obtiendrait ainsi une sorte d'article additionnel au Concordat que le Saint-Siège ne pourrait infirmer, il se trouve placé, par la rétractation du Pape, dans la situation la plus fausse, car, d'une part, on sait qu'il a tenté de négocier avec Pie VII, on doit soupçonner que le Pape s'est montré intraitable, et, pour combattre cette opinion, il ne peut se prévaloir d'une note sans caractère authentique et de l'affirmation sans autorité de quelques évêques ; d'autre part, il s'est mis lui-même au pied du mur, et il a convoqué les prélats ; peut-il, après les avoir appelés de tous les points de l'Empire, les renvoyer sans explication dans leurs diocèses ? Peut-il négliger cette occasion qu'il a provoquée de porter, dans une mesure au moins, un remède au veuvage des Églises ? Pourtant, à la première proposition qu'il présentera au Concile, celui-ci ne répondra-t-il pas : Quelle est l'opinion du Pape ? Et que dire à cela ? C'est bien l'avis du Pape qu'il fallait, puisque Napoléon l'a envoyé demander, et cet avis qu'on lui a rapporté, comment l'invoquerait-il ? Que faire alors, puisque la base d'opérations est coupée et que le plan de campagne est bouleversé ? Il y a un instant de flottement : La machine mise en mouvement parait bien énorme pour la médiocre besogne qu'on va lui demander. L'avortement parait certain, quels que soient les termes mitigés qu'on emploie, car on en revient toujours à cette formule : Régulariser l'ordre de l'Institution canonique et pourvoir à ce que désormais elle ne puisse être arrêtée par aucune autre cause que des empêchements canoniques opposés par le Pape aux impétrants. Alors, en gardant le silence sur ce que les évêques ont rapporté, on s'ingénie, par des confidences adroites et des réticences discrètes, à insinuer que l'on est assuré de l'autorisation du Pape. Mais ceux qui se contenteront ainsi se passeraient vraisemblablement de l'autorisation, et ceux qui ne se contenteront pas ne tiendraient sans doute point compte de cette autorisation, même authentique, même signée, si le Pape qui l'a donnée n'était pas matériellement libre. Sans doute la position est mauvaise, mais point tant qu'on ne puisse en tirer quelque avantage. Si, les choses tournant au pis, le Concile se tient à demander l'avis du Pape en lui suggérant le sien, il n'en aura pas moins été réuni sur la convocation de l'Empereur excommunié, et les Pères n'en auront pas moins reconnu la destruction du pouvoir temporel. Ils auront, par une solennelle consultation, établi que les maux spirituels de l'Église de France tiennent aux préoccupations temporelles du Souverain Pontife. Quelle qu'en soit la forme, leur décret constituera pour le Pape une mise en demeure. Il n'est point dit que Pie VII se rendra à ce premier coup et que les Zelanti désarmeront, mais le Concile de 1811 sera un acheminement à un Concile nouveau qui prendra des résolutions plus fermes et qui, engagé qu'il sera lui-même par les délibérations antérieures, y insistera avec une autorité redoublée.

Seulement, si l'on ne veut point aller à un avortement, il faut manœuvrer. Pour présider le Concile l'Empereur aurait besoin d'un homme qui entrât résolument dans ses vues, qui se proposât le même but qu'il se propose, et qui se fût formé une opinion pour y parvenir ; qui occupât un rang assez élevé dans la hiérarchie et possédât sur ses confrères assez de prestige, pour leur imposer à tous sa direction ; qui, par son habileté manœuvrière, écartât les scrupules, ramenât les oppositions, relevât les défaillances, qui eût prise sur toutes les ambitions et barre sur toutes les consciences et qui déployât, dans cette campagne pacifique dont le prix pourrait être une tiare française, quelque chose du génie stratégique que montre Napoléon dans ses campagnes de guerre.

Un tel homme existât-il dans le clergé de France, Napoléon n'eût pu le désigner : son oncle Fesch est cardinal et archevêque, il est le président imposé. D'ailleurs Fesch prétend ne recevoir la présidence ni de l'Empereur, ni de ses confrères, mais de lui-même ; il la réclame en sa qualité de primat des Gaules et d'archevêque de Lyon, n'osant dire encore qu'elle lui appartient pour la gloire qu'il a de s'appeler Joseph Fesch. Or, l'Empereur prise trop peu le génie de Fesch pour le rendre son confident ; Fesch est incapable de saisir et de suivre le dessein de l'Empereur ; si, malgré les immenses traitements qu'il cumule — Archevêque, Cardinal, Sénateur, Grand Aigle, Grand Aumônier, membre de la Famille impériale — si, malgré la dotation de 300 000 francs de rente qu'il a obtenue le 25 mars, ses continuels besoins d'argent l'ont rendu, à des moments, si maniable qu'on a pu le croire dans le système, son ambition, si démesurée fût-elle, est bornée par ses préjugés. Rome l'a converti aux doctrines ultramontaines. D'ailleurs elle n'y eut point de peine, Fesch n'ayant jamais été gallican. Il est un Corse et c'est en tant que Corse, imbu sur ce point des idées paolistes, qu'il a juré la Constitution et qu'il a trafiqué des biens d'Église. Aujourd'hui, sans restituer ce temporel qu'il annexa, il pourrait bien être porté à défendre le temporel de la Papauté par quelque espoir de le gouverner plus tard, mais ce n'est là qu'une impression lointaine qu'il subit par surcroît. Il est féru des observances légales ; il tremble qu'on ne lui rappelle une apostasie, dont il n'a été relevé — s'il le fut — qu'à huis clos. Il est tout aux dévotions romaines, les poussant si loin qu'il croit aux nouveaux miracles et s'ébahit aux visions qu'on lui conte. La jalousie qu'il a de Maury et la crainte que celui-ci ne lui soit préféré pourront parfois l'engager à des démarches où Napoléon croira trouver la preuve de son dévouement, mais, placé entre son loyalisme impérial et son loyalisme papal, il courra à celui-ci avec la fougue d'un néophyte, la duplicité d'un Corse et, comme dit Pradt, la lourdise d'un Balois. Il n'a rien de ce qu'il faut pour présider une assemblée, ni le prestige d'une science profonde, d'un caractère éprouvé, d'une sainteté reconnue ; ni l'à-propos pour tourner les motions imprévues et enrayer les effusions désordonnées ; ni l'initiative qui fait à propos dériver la discussion et met à néant les votes inconsidérés, ni la fermeté de main qui tient groupés les sages et les indifférents pour opposer à l'occasion ceux-ci aux violents, lesquels autrement les entraînent. Il n'a rien de ce qu'il faut pour conduire les hommes, mais il a tout ce qu'il faut pour produire l'éparpillement des opinions, la confusion des délibérations, la contradiction des votes. Il ne sait ni ce qu'il veut, ni où il va ; par la faiblesse de son esprit il tourne selon le vent ; par la crainte qu'il a de paraître l'homme de l'Empereur, il se range aux opinions les plus exagérées et, par l'obstination qui lui est naturelle, il ne démord point de l'opinion qu'on lui a suggérée et que sa vanité s'est appropriée.

Tête-à-tête avec Napoléon, il n'a, pour lui résister, et au besoin pour le convaincre, ni le prestige de l'ainesse, comme Joseph, ni les souvenirs des services rendus comme Lucien, ni l'adulatrice façon d'Élisa, ni l'affectueuse adresse de Pauline, mais quelque chose de l'entêtement de Louis et de sa consciencieuse maladresse. Il prend l'Empereur à contre-sens ; il le fatigue d'observations inopportunes ; il le porte à des accès de colère qui tournent en scènes fâcheuses des conversations commencées à l'amiable. Au reste, n'en doit-il pas être ainsi quand l'un des interlocuteurs cache à l'autre ce qu'il pense et ce qu'il désire ; qu'il le charge pourtant de la besogne essentielle, sans même s'être assuré qu'il n'a point affaire à un adversaire décidé ; et qu'il s'étonne ensuite que l'autre, loin de suivre ses voies, ait marché dans le sens contraire ?

Qu'y faire ? Son Altesse Impériale Eminentissime a des droits : non seulement ceux qu'elle tient de l'Empereur, mais ceux que, grâce à l'Empereur, elle tient du Pape ; ceux qu'elle dit à présent tenir de Dieu. L'Empereur a rendu Fesch le premier du clergé de France ; il est bien obligé de le prendre ainsi et une fois de plus il constatera les avantages que lui a procurés le système de famille.

Dès les réunions préparatoires, Fesch, s'il eût marché de bonne foi, eût discerné l'obstruction que tenteraient les ultramontains, mais lui-même est dans leur jeu. Plus qu'autre il a contribué à faire exclure du Concile les évêques nommés et non institués. De son chef, il a choisi M. de Boulogne, évêque de Troyes, pour prononcer le sermon d'ouverture, et si M. de Boulogne se distingue à présent par les hyperboles adulatrices de son zèle oratoire, au point que son mandement sur la naissance du Roi de Rome soit à signaler entre tous les morceaux de ce genre, il se montra jadis un des polémistes les plus violents pour la défense des doctrines romaines. Fesch a lu et il a approuvé ce sermon qui est une affirmation enthousiaste de respect, d'amour et d'obéissance au Saint-Siège. Après ce morceau d'ouverture, il prononce d'une voix très haute le serment d'obéissance au pontife romain, successeur de Pierre, prince des Apôtres et vicaire de Jésus-Christ ; il exige le même serment des cent neuf évêques présents, au point de le faire répéter par ceux qui ne le débitent pas assez distinctement à son gré ou qu'il soupçonne de quelque tendresse pour les doctrines gallicanes.

Ce serment a été prévu par le cérémonial et sans doute ne s'applique-t-il qu'au spirituel, mais l'insistance de Fesch et l'affectation de plusieurs évêques à en marquer la solennité, donnent à la prestation le caractère d'une manifestation concertée. L'Empereur s'en émeut et, sans en faire directement reproche à son oncle, il s'en prend à ce titre illégal et anti-concordataire de primat des Gaules, à la prétention que Fesch a émise d'assumer, de ce chef, la présidence, en paraissant dédaigner la désignation reçue de lui. Quant aux membres de son conseil ecclésiastique, il leur demande si le serment qu'ils ont ainsi renouvelé au Pape, n'est pas, vu les circonstances, contradictoire à celui qu'ils lui ont prêté à lui-même lors de leur sacre.

Mauvaise dès le premier jour, la situation devient pire après le discours que Bigot de Préameneu, ministre des Cultes et commissaire de l'Empereur, prononce dans la Congrégation générale du 20 juin. Bigot attaque la prétention du Pape d'être l'évêque universel, de pouvoir renvoyer tous les évêques, d'être au-dessus de tous les souverains, des conciles et de toutes les Églises. Il invite les Pères du Concile à prendre des mesures pour que, vu la déchéance où est tombé le Concordat, il soit pourvu à la nomination et à l'institution des évêques. Ses attaques contre le Pape ne sont ni ménagées, ni discrètes, et, bien qu'elles soient un écho, peut-être affaibli, des déclarations des Parlements et de la Sorbonne, le chemin parcouru depuis 1789 est tel que l'exposé des doctrines gallicanes produit l'effet de déclarations hérétiques.

L'opposition se manifeste dès que le Concile a formé une commission pour rédiger l'adresse en réponse au discours de l'Empereur. Bien que les opposants semblent en minorité — car on ne voit paraître s'agiter et discourir que l'archevêque de Bordeaux, du Bois-Sauzay, l'évêque de Gand, Maurice de Broglie, et l'évêque de Tournay, François-Joseph lira — ils correspondent si bien, quoiqu'en l'exagérant, au sentiment de la presque unanimité des Pères du Concile, qu'ils ne peuvent manquer de les entraîner hors des voies de prudence que la plupart avaient résolu de suivre. Le Schisme constitutionnel est trop proche pour que les déclarations au sujet de l'unité avec le Saint-Siège et des droits imprescriptibles de la Papauté manquent leur effet. Les uns s'épouvantent qu'on puisse les croire encore constitutionnels, les autres se font gloire de ne l'avoir jamais été. Fesch est le premier à adhérer à des résolutions qui, mettant d'abord en question la compétence du Concile, font directement échec à l'Empereur. Toutefois, il est assez prudent pour détourner des propositions qui eussent engagé la lutte formelle entre l'Empereur retenant le Pape en captivité et l'Épiscopat réclamant la liberté du Pape.

Sans doute, l'Empereur a écrit plus tard : Une action qui eût honoré le Concile et l'eût accrédité dans l'opinion eût été une démarche solennelle de cette assemblée en faveur du Pape ; mais si le Concile se fût risqué à demander la mise en liberté de Pie VII, il n'est guère à présumer que l'Empereur, comme il l'a dit, eût reçu cette adresse sur son trône, entouré de sa cour, du Sénat et du Conseil d'État ; qu'il eût déclaré que le Pape avait toujours été libre dans l'évêché de Savone, qu'il était maitre de retourner à Rome pour y exercer ses fonctions spirituelles ; la restriction qu'il y eût aussitôt portée eût d'ailleurs infirmé ces allégations, puisqu'il eût demandé que, d'abord, le Pape reconnût le pouvoir temporel existant et qu'il promit de ne rien faire, en France, de contraire aux quatre propositions de Bossuet et, en Italie, aux usages et prérogatives de l'Église de Venise.

C'étaient là les demandes que M. de Barral, tout dévoué qu'il fût, n'avait pas même osé présenter au Pape et auxquelles nul évêque n'eût été assez fermement gallican pour adhérer. Par là la lutte eût été engagée ouvertement entre l'Empereur et le Concile, mais l'hypothèse ne se pose pas ; l'Empereur n'eût point reçu les Pères du Concile, puisqu'il ne voulut pas même qu'ils lui remissent officiellement l'adresse qu'ils avaient votée : et pourtant, dans cette adresse, ils énuméraient les bienfaits du Concordat et ceux que, par la suite, l'Empereur avait constamment répandus sur l'Église ; ils affirmaient leur adhésion aux Quatre articles de la déclaration du clergé de 1682, ils posaient nettement les bornes entre les deux puissances, mais ils avaient exclu l'article sur l'excommunication et atténué les expressions de réprobation que l'Empereur leur avait suggérées.

Ce refus de recevoir l'adresse ne termine rien et présage tout. Par là l'Empereur a cru faire sentir la bride au Concile ; il a donné en fait un échec aux modérés qui ont eu tant de peine à faire passer, contre les violents, des déclarations qui sentaient le gallicanisme. Il les a découragés et désarmés. Lorsque la Commission de l'adresse, transformée en Comité de préparation des décrets du Concile, se réunit de nouveau, il n'est pas difficile de voir que les ultramontains ont pris le dessus. Au milieu des rétractations, des réticences, des votes acquis puis retirés, des violences partant en fusée, des subtilités théologiques qui remettent tout en question, des citations qu'on improvise de textes sacrés ou glorieux, Fesch perd la tête. Il est conduit par ceux qu'il devrait mener ; entraîné par la minorité qui déclare la guerre à l'Empereur, il ne peut ou ne veut faire agir la majorité qui ne demande, pour rester raisonnable et fidèle, qu'à trouver un chef. Pris entre ces deux sentiments, l'un de surface, l'autre de profondeur, la crainte qu'il a de l'Empereur, la conviction qu'il se doit au Pape, il hésite, tergiverse et, entre deux décisions, s'arrête toujours à la moins opportune et à la plus nocive. Il est de ces généraux qui s'ingénient pour reperdre la bataille que le hasard leur a fait gagner.

Il a admis que le Comité déclarât l'incompétence du Concile ; il vient annoncer à l'Empereur que, avant de se prononcer sur les questions qui lui sont proposées, le Concile ne peut se dispenser de solliciter de Sa Majesté la permission d'envoyer au Pape une députation qui lui expose l'état déplorable des Églises de l'Empire français et du royaume d'Italie et qui puisse conférer avec lui sur les moyens d'y remédier. Napoléon, quoiqu'il doive prévoir le coup puisqu'il a tenté d'y parer en sollicitant l'assentiment préalable du Pape, reçoit mal son oncle qui n'a point su esquiver la difficulté ; mais il se reprend bientôt et il dicte à l'évêque de Nantes, d'abord un exposé de motifs, où il enchaîne avec une rigoureuse logique le droit de nomination qui lui appartient avec l'obligation d'instituer qui incombe au pape et où il évoque, pour la première fois, le consentement obtenu du Pape par la délégation du Conseil ecclésiastique ; puis un projet de décret à faire voter par le Concile, où, revenant sur les cas d'institution et les précisant, il admet que Sa Majesté sera suppliée par le Concile de permettre à une députation d'évêques de se rendre auprès du Pape pour le remercier d'avoir, par cette concession, mis un terme aux maux de l'Église. Ainsi, ce ne sera plus le consentement préalable du Pape que le Concile sollicitera ; ce consentement, l'Empereur le déclare acquis et ne le laisse point mettre en doute ; le Concile remerciera le Pape de l'avoir accordé : comme, en fait, ce consentement sera invoqué dans le décret, ne sera-ce pas, de la part du Concile comme de la part de l'Empereur, la reconnaissance du droit du Pape ? Seulement, étant donnée la rétractation de Pie VII, n'est-on pas bien osé de le remercier de ce qu'il n'a point accordé et, au cas qu'il le déclare, dans quelle position mettra-t-il l'Empereur ?

La question n'est pas soulevée. Le Comité s'en rapporte aux évêques qui ont été à Savone, et, sauf deux voix, il accepte le décret : le vote est acquis ; il est positif et accompagné de toutes les formes. Puis, certains ont des scrupules et, par une étrange complaisance, Fesch admet que le Comité revienne sur le vole émis, qu'il détruise le lendemain ce qu'il a édifié la veille : il va rendre compte de ce revirement à l'Empereur, qui en reçoit la nouvelle d'un air fort calme ; Son parti est pris pourtant, mais, pour le signifier, il attend de voir si les factieux l'emporteront à la Congrégation générale. Lorsqu'il apprend que l'évêque de Tournay est, avec l'évêque de Troyes, chargé du rapport, il n'hésite plus. S'il ne fait pas, comme en brumaire, entrer les grenadiers dans la salle des séances, au moins prend-il un décret pour dissoudre le Concile et fait-il enlever et conduire à Vincennes trois des meneurs : de Broglie, Boulogne et Hirn. A cause de son grand âge, l'archevêque de Bordeaux est épargné, quoiqu'il se soit montré le plus violent.

Ce n'est point pour leur opposition que ces évêques ont été arrêtés, a dit Napoléon, mais parce qu'ils étaient entrés dans des intrigues et des correspondances avec les agents du cardinal Pietro pour établir des vicaires apostoliques, ce qui était un attentai contre la liberté de l'Église gallicane et contre l'État. Cela semble douteux ; ces évêques s'étaient associés aux menées de M. d'Astros et à la publication de la Bulle d'excommunication : on en a trouvé la preuve dans leurs papiers saisis ; rien de plus. Savary, là dessus, est très net. L'Empereur cherche vainement des défaites : ce qu'il a voulu, ça été briser l'opposition, épurer le Concile à la façon des Cinq Cents, certain qu'ensuite il le trouverait docile.

Toutefois il n'entend pas retomber dans les péripéties, et, avant d'autoriser que le Concile se réunisse de nouveau, il s'assurera, près de chaque évêque, de son assentiment préalable au décret dont le comité avait d'abord accepté le texte. C'est là semble-t-il, un expédient que Maury a suggéré, mais Fesch s'y associe. Fesch accepte la présidence d'une commission de quatre évêques désignés par l'Empereur pour rechercher un texte de conciliation : ce texte, les évêques n'ont pas de peine à le trouver dès que l'Empereur fait la plus forte des concessions, en autorisant qu'on substitue au remerciement que des évêques députés devaient porter au Pape une demande d'approbation du décret. Pour ce texte nouveau, Fesch sollicite et obtient des signatures ; il se rend le moteur principal de l'adhésion individuelle, c'est ce qui est démontré par une lettre que l'Empereur lui adresse le 22 juillet[2] ; mais en même temps qu'il se fait le rabatteur des dissidents, il prétend se réserver, il refuse de s'engager lui-même : Président du Concile, répond-il à l'Empereur le 24 juillet, je me déshonorerais si je venais exprimer un vœu que les événements récents démontrent être bien opposé au vœu présumé de l'Assemblée. Je ne puis mentir à ma conscience. Je crois que toutes les souscriptions postérieures à la dissolution du Concile, aux arrestations, aux menaces du ministre de la Police, sont illégales et de nul effet. Malgré les protestations de dévouement qui l'accompagnent, cette déclaration, qui parait marquer une rupture, qui semble affirmer une opposition décidée, irrite fort l'Empereur, mais elle n'est pas le dernier mot de Fesch. A Berthier, chargé de lui demander si, lors du second vote, il a voté pour ou contre l'admission du décret, Fesch répond qu'il a voté pour et c'est déjà une présomption qu'il ne se rendra pas intraitable. En effet, si, le 27 juillet, il s'excuse de se rendre à une assemblée d'évêques que convoque le ministre des Cultes ; s'il déclare alors que sa lettre au prince vice-connétable n'est pas une adhésion au projet de décret, il s'empresse, dès qu'il apprend le résultat de la délibération prise par les quatre-vingt-trois prélats réunis chez Bigot de Préameneu, de réclamer les pièces qui leur ont été communiquées et, quatre jours plus tard, il se trouve fort honoré d'être agréé par l'Empereur pour présider le Concile autorisé par décret à se réunir de nouveau et à continuer ses séances.

Si, le 24 juillet, l'arrestation des trois évêques frappait de nullité, à ses yeux, les délibérations postérieures du Concile, qu'était-ce, le 5 août, après le départ des vingt qui avaient quitté Paris ? Mais il voulait présider, et il présida en effet la Congrégation générale où l'archevêque de Tours rendit compte de la mission qu'il avait remplie à Savone avec ses confrères du Conseil ecclésiastique — compte intégral, puisque M. de Barral était censé ne pas savoir et ne savait vraisemblablement pas ce qui s'était passé après son départ et comment le Pape s'était rétracté. A la suite de cette lecture, le décret sur la compétence du Concile pour statuer sur l'institution des évêques en cas de nécessité fut adopté à mains levées et, par un second décret, les règles proposées pour conférer l'institution furent votées de même, sous la réserve que le décret serait soumis à l'approbation du Pape et, qu'à cet effet, l'Empereur serait supplié de permettre qu'une députation de six évêques se rendit auprès du Saint-Père pour le prier de confirmer un décret qui seul pouvait mettre un terme aux maux de l'Empire français et du royaume d'Italie.

Ainsi, Napoléon, en mettant de côté ses griefs légitimes, en abandonnant à propos des prétentions qui eussent compromis l'essentiel, en trouvant dans la fertilité de son esprit les bases d'accord qui, sans l'étrange pusillanimité de Fesch, eussent assuré le succès immédiat, en reprenant la direction et en faisant alors une concession inespérée, a accordé au Pape une satisfaction majeure qui, vraisemblablement, est sans danger, qui nourrira la négociation et pourra l'amener au point qu'il juge opportun. Et c'est pourquoi encore il rend au Pape l'apparence au moins du conseil que celui-ci réclame. Il fait enjoindre à un certain nombre de cardinaux et de prélats, choisis parmi ceux qui ne sont pas des opposants déclarés, de se rendre à Savone. Le Pape ne résiste point à cet ensemble d'efforts : par un bref en date du 20 septembre, il approuve explicitement le second décret du Concile, et, par une lettre du 21, adressée personnellement à l'Empereur, il annule implicitement l'excommunication qu'il a fulminée.

Quoi qu'on ait dit sur la médiocrité des résultats que Napoléon avait obtenus du Concile, si fort qu'on ait loué la glorieuse résistance des évêques, le courage de Fesch et la victoire finale du Pape, l'Empereur pouvait se contenter avec ce qu'il avait gagné. D'abord, il doit compter que l'application du second décret du Concile supprimera la plupart des dissensions dans les Églises de l'Empire ; ensuite, les évêques ont unanimement adhéré aux Quatre articles de la déclaration du clergé de 1682 ; ils ont sans doute aussi reconnu et proclamé la suprématie spirituelle du Pape, mais où et quand ont-ils confondu avec elle la souveraineté temporelle ? Ils n'ont émis aucune protestation au sujet de l'annexion de Rome et des États de l'Église ; qu'ils ont, peut-on dire, validée en assistant et en participant au Baptême du Roi de Rome. Les cabaleurs les plus violents, en réclamant la liberté du Pape, n'ont pas osé alléguer que l'exercice de sa puissance spirituelle pût être subordonné à sa réintégration dans l'exercée de sa puissance temporelle. Le premier pas est donc fait et ce terrain est acquis. L'Empereur disait avoir gagné une autre cause : Il avait, a-t-il écrit, établi la puissance spirituelle du Pape en France ; il n'avait voulu profiter des circonstances, ni pour créer un patriarche. ni pour altérer la croyance de ses peuples. Cette victoire-là est illusoire ; à moins que Napoléon n'ait voulu dire qu'il l'avait remportée sur lui-même, car il n'avait point à tirer vanité d'avoir établi une puissance spirituelle qu'il aurait vainement combattue.

L'autre conquête est plus effective, mais, en voulant la faire confirmer immédiatement par celui-là même qu'il a virtuellement dépouillé, l'Empereur parait s'exposer à en perdre le bénéfice. Mais ne voit-il pas plus loin ? N'a-t-il pas l'arrière-pensée de laisser la querelle ouverte pour se ménager, dans le traité de paix définitif, des avantages majeurs auxquels il ne saurait prétendre aujourd'hui et dont il risque de perdre les bénéfices par une paix bâclée ? Telle peut bien être sa façon de voir lorsqu'il soulève une prétention qui, à coup sûr, est soutenable en droit, mais qui, en fait, remet tout en question.

Aucune réserve n'ayant été formulée, ni par le Concile dans son décret, ni par le Pape dans son approbation, l'Empereur se tient en droit de prétendre que le décret ainsi approuvé s'étend à tous les territoires qui ont été ou qui pourront être réunis à l'Empire ou au royaume d'Italie hormis l'évêché de Rome qui n'y a pas été compris.

Ce sont tous les évêchés des États vénitiens, des États pontificaux, du ci-devant royaume d'Étrurie, des Légations, de la Hollande, des Villes hanséatiques, du grand-duché de Berg et de l'Illyrie. Par là une seconde négociation se greffe sur la première, et celle-là n'était que jeu d'enfant près de celle-ci. Ce n'est plus seulement la puissance temporelle de l'Église qui est mise en question, c'est une puissance qui participe aussi du spirituel. Si le Pape a consenti à des modifications dans la discipline, il en était maitre ; mais, sur l'aliénation du domaine de saint Pierre, il est tenu par les constitutions apostoliques de Pie VII qu'il jura d'observer lors de son premier consistoire. Telle est en effet la réponse qu'il fait, en réclamant d'ailleurs, pour les consulter, les cardinaux qui lui ont été enlevés et que l'Empereur tient aux arrêts.

C'est la fin de cette période de la négociation. Au début de février 1812, la députation des évêques quitte Savone et est suivie par les cardinaux que l'Empereur y avait envoyés. Le préfet de Montenotte est chargé de remettre à Pie VII la note altière et violente où, après l'avoir repris sur tous les points de doctrine, l'Empereur en arrive à lui indiquer son abdication comme l'unique remède : Pourquoi, dit-il, [le Pape] ne descend-il pas, de sa propre volonté de la chaire épiscopale, pour la laisser occuper par un homme plus fort de tête et de principes, qui répand enfin tous les maux que le Pape a faits en Allemagne et dans tous les pays de la chrétienté ?

Pour le moment, l'Empereur entend laisser le Pays sous cette impression de terreur. Il va partir pour l'expédition contre la Russie. Quand il reviendra en triomphateur des confins de l'Asie, après avoir encore porté la dernière citadelle qui lui résiste sur le continent, il reprendra l'affaire au point où il la laisse et il réunira en 1813 un nouveau Concile et les choses y seront menées de manière que le Pape demande à se mettre lui-même à la tête. Mais, pour s'assurer qu'alors les Pères se rendront plus empressés et plus dociles, il entend les mater d'abord et leur faire sentir son joug. Les évêques incarcérés sont contraints de donner leur démission ; des prêtres sont exilés et déportés ; des séminaristes, sont envoyés à la caserne ; les Sulpiciens sont chassés des séminaires ; des congrégations sont dissoutes ; l'Empereur prépare son terrain et n'y veut plus d'adversaires.

Fesch, malgré l'échec qu'il a reçu et les tempêtes qu'il a essuyées, est resté à Paris et n'a pas cessé de remplir à la Cour son office de grand aumônier. A plusieurs reprises, toujours avec la même maladresse, il a formé ses plaintes. Pour défendre les Sulpiciens dont il se dit l'élève et auxquels il a confié son grand séminaire, il a eu, dit-on, une nouvelle scène très violente avec l'Empereur. Mais ce n'a point été là semble-t-il, le motif de son éloignement de Paris et de la Cour : bien plutôt la suspension de la négociation, la remise de la note comminatoire, le resserrement de la captivité de Pie VII. C'est le dimanche I" mars que l'Empereur lui intime l'ordre de rentrer dans son diocèse. Le cardinal n'étant pas parti immédiatement comme Napoléon le croyait, et ayant prolongé son séjour à Paris, des mesures sont prises. Le 19, le ministre de la Police écrit au préfet du Rhône pour interdire, dans la réception de Fesch à Lyon, tout ce qui serait au delà de ce qui est dû à un cardinal-archevêque. Le 22, l'Empereur décide que la disposition des fonds de secours de la Grande Aumônerie sera remise à l'archevêque de Malines ; le 23, en présence du prince de Neuchâtel, il renouvelle au cardinal l'ordre de se rendre à Lyon et, le 28, il lui fait signifier par le grand maréchal sa décision du 22, sur quoi, le 9 avril, Fesch se décide à faire faire la remise des pièces d'administration des fonds de bienfaisance. Ces dates coïncident exactement avec celle du retour à Paris des évêques de la Délégation (fin de février, commencement de mars).

On a prétendu qu'à la suite d'observations que Fesch aurait faites à l'Empereur, celui-ci lui aurait dit avec colère : Je n'ai pas besoin de vos leçons ; retournez dans votre diocèse, vous n'en sortirez pas avant que je vous le mande. — Oh ! aurait répondu le cardinal, si c'est un ordre d'exil que vous entendez me donner, vous vous trompez bien : un évêque n'est jamais exilé au milieu de ses ouailles. Cette phrase fut vraisemblablement dite, et Fesch la trouva à son gré, car, à son arrivée à Lyon, au séminaire qui eut sa première visite, il s'empressa de la répéter aux jeunes gens qui l'entouraient : On vous dira, Messieurs, que je suis exilé : un évêque n'est point en exil dans son diocèse. Sans doute, mais il est plus ou moins pressé de s'y rendre et l'archevêque de Lyon n'avait pas été pressé.

Ce n'est là qu'un épisode ; en frappant son oncle même, l'Empereur a montré qu'il ne s'arrêtera à aucune considération étrangère et qu'il continue de marcher à son but. Deux mois après l'exil de Fesch, de Dresde, le 21 mai, il expédie au prince Borghèse, gouverneur général des départements au delà des Alpes, les ordres nécessaires pour que le Pape soit transféré de Savone au Palais impérial de Fontainebleau, où il sera reçu par les évêques de la députation, occupera le logement qu'il a déjà habité et verra les cardinaux qui sont en France.

De Fontainebleau, le saut sera moindre encore que d'Avignon au palais archiépiscopal de Paris. Tout avait été préparé, a écrit l'Empereur, pour que ce palais fût meublé avec plus de magnificence que les Tuileries. Tout devait y être or, argent ou tapisseries des Gobelins retraçant des événements tirés de l'Histoire sainte. Le Sacré Collège, la Daterie, la Pénitencerie eussent été logés autour de Notre-Dame et dans Ille Saint-Louis et le rêve gigantesque eût été réalisé. L'Empereur était certain de la réussite, avec du temps et ses grands moyens d'influence, car, à la religion près, il était en mesure de tout exiger des évêques.

Certes, s'il était victorieux encore et toujours ; mais s'il était malheureux ? La lutte est désormais engagée, et le clergé qui, depuis le Concordat, quels que fussent ses sentiments intimes, s'est montré un auxiliaire souvent utile, est devenu un adversaire avec lequel il faudra compter, d'autant plus que, par sa hiérarchie, il forme un État dans l'État, qu'il semble organisé tout exprès pour transmettre secrètement et rapidement les nouvelles, les conseils et les injonctions, et que, dès qu'il est détaché de Bonaparte, il retourne fatalement aux Bourbons avec lesquels la Révolution l'a solidarisé en vouant aux mêmes proscriptions les fidèles du Trône et ceux de l'Autel. Dès lors, sous couleur de religion, se noue une vaste conspiration où les plus ardents royalistes, ceux qui tantôt montreront aux étrangers les routes de Paris et précipiteront la catastrophe de la France, sont agrégés à des conseillers d'État de l'Empereur, au premier président de sa Cour impériale de Paris, à des grands vicaires qui hier encore, mendiaient, en attestant leur dévouement des sinécures laïques, au haut personnel de l'Université impériale, à des femmes, à des jeunes gens, à la Grande Aumônerie presque entière, au grand aumônier lui-même. Les royalistes, organisant la résistance du clergé, se rendant les intermédiaires entre les cardinaux noirs et les prêtres de Paris, profitent de l'occasion pour constituer, sous prétexte de dévotion, les associations secrètes qui, deux années plus tard dans le Nord, dans l'Est, et dans le Sud-Ouest — pour ne citer que les points où leur rôle est avéré — prépareront et accompliront, par l'invasion et le démembrement de la patrie, la restauration des Bourbons.

 

 

 



[1] V. Napoléon inconnu, II, 251.

[2] Publiée par Ducasse (Histoire des négociations diplomatiques relatives aux Traités de Mortfontaine, de Lunéville et d'Amiens), avec la fausse date de 1816.