NAPOLÉON ET SA FAMILLE

VOLUME VI. — 1810-1811

 

XXII. — DE LA NAISSANCE AU BAPTÊME.

 

 

20 mars. — Juillet 1811.

MURAT. — JOSEPH. — ELISA. — MADAME. — FESCH. — PAULINE. — JÉRÔME. — ÉPILOGUE DES FÊTES DU BAPTÊME. — LES BEAUHARNAIS. — CONCLUSION.

 

Le 20 mars, tandis que, au signal joyeux parti de la batterie triomphale, d'écho en écho, les canons s'éveillent et répondent, que, de proche en proche, de Paris aux tranchées devant Cadix, aux batteries en face de Messine, jusqu'à Zante au sud et Dantzick au nord, du cap Finistère jusqu'à Lublin, ce monde qui suit la loi de Napoléon apprend par l'identique salve qui semble aujourd'hui sa voix et son langage, la venue de son fils et la perpétuation de sa race, lui rédige le bulletin de cette suprême victoire qu'il a emportée sur la fortune. C'est du même style qu'il annonçait les batailles gagnées, les villes prises et les royaumes abolis. Il précise et détaille ; il raconte et énumère. Il dit les souffrances de l'accouchée et la naissance de l'enfant. Point de phrase qui sonne en fanfare ; à un tel événement, nulle parure de style, la vérité toute nue. Et chambellans et écuyers se dispersent par l'Europe, courant sur Vienne, Madrid, Naples, Florence, Cassel, Milan, Carlsruhe. Les rois de famille ont seuls le privilège du bulletin. A l'empereur d'Autriche et au roi d'Espagne, l'Empereur dit : Ayant le projet de ne faire baptiser l'enfant que dans six semaines, je charge le chambellan qui portera cette lettre à Votre Majesté, de lui en porter une autre pour la prier d'être le parrain de mon fils.

***

Murat n'attendait que la permission de l'Empereur pour courir à Paris ; il l'a sollicitée le 15 mars, ne l'a pas encore, mais la naissance du Roi de Rome justifie son voyage. En voyageant incognito, sous le nom de son ministre de la Guerre, accompagné d'un seul aide de camp, le colonel Déry, il gagnera de vitesse tous les contre-ordres. Sitôt la nouvelle reçue, le 26 mars, il part ; il passe le 27 au matin à Rome où il entretient longuement M. Durant, le ministre que l'Empereur vient d'accréditer près de lui, et il fait si grande diligence qu'il arrive à Paris le 3 avril. On le loge au palais du prince architrésorier ; il a service d'honneur, voitures de la Cour, services de chambre et de bouche, poste d'infanterie à sa porte, piquet d'escorte quand il sort, mais cela n'est que d'apparence et d'étiquette ; l'Empereur est si mécontent qu'il songe sérieusement à le détrôner.

Ce n'est pas qu'il ait attaché une importance aux communications d'Amuller d'Amilia ; il a fortement repris Savary d'avoir pris foi à ces extravagances et n'a voulu regarder l'envoyé de Marie-Caroline que comme un espion qu'elle a jeté sur le continent ; mais il a des griefs d'un autre ordre par qui il a pris ombrage : Murat ayant, le 29 février, prohibé la sortie de graines de coton et mis un droit à l'entrée sur les draps de France, l'Empereur, en ordonnant à Champagny d'enjoindre à l'ambassadeur de Naples que le roi eût sur-le-champ à rapporter ses décrets, a ajouté : le roi se trompe s'il croit régner à Naples autrement que par ma volonté et pour le bien général de l'Empire ; s'il ne change pas de système, je m'emparerai du royaume et le ferai gouverner par un vice-roi comme l'Italie... Le roi marche mal, a-t-il dit encore. Lorsqu'on s'est éloigné du blocus continental je n'ai pas même épargné mes propres frères ; je l'épargnerai moins encore. Et, comme pour Louis, il se plaint de la détestable administration, de la mauvaise direction des affaires, du néant de la marine dans un pays où il y a tant de matelots. Ce serait déjà assez de raisons pour le pousser dehors, mais, à la fois pour accroître les colères et pour arrêter les résolutions définitives, il y a Caroline.

Napoléon n'a pas été sans apprendre que Murat a fait à sa femme, depuis qu'il l'a retrouvée à Naples, une vie étrangement solitaire. Par système, il a écarté d'elle toutes les Françaises qui lui convenaient, celles surtout dont les maris tenaient des emplois dans le royaume : c'est devenu une mauvaise note de faire sa cour à la reine et il n'est pas permis de la rejoindre dans les résidences de campagne où elle est condamnée à vivre. On se demande à quoi attribuer un tel régime, sur qui le chargé d'affaires de France, tenu à l'écart par tout ce qui est Napolitain, et le directeur de la police à Rome, trop neuf dans son poste, n'ont pu donner des lumières : il semble qu'on ait inspiré au roi des craintes sur l'ambition qu'a sa femme d'être associée au gouvernement, de jouer les Elisa sur un plus grand théâtre, de réduire son mari à la position d'un Baciocchi. D'autres parlent de jalousie conjugale, mais on y croit peu. En tous cas, Caroline est mal traitée et comme, de toute la famille, elle est alors la seule pour qui Napoléon se sente un cœur fraternel, sa colère contre Murat s'en augmente.

Murat, dès son arrivée a essayé de se justifier en accusant les rapports atroces par lesquels l'Empereur a été fâché contre lui. A-t-il gagné quelque chose à récriminer ainsi, il ne semble pas. Au moins, chacun est convaincu que son séjour, qui se prolonge, n'est point volontaire. Le 15 avril, Catherine note dans son journal : le roi de Naples, qui est venu sans être invité, voudrait repartir, mais l'Empereur ne parait pas vouloir y consentir. On dit même dans le public qu'il ne retourne point à Naples. Ce bruit est tellement accrédité qu'il est parvenu dans le royaume et que les ministres napolitains-français, inquiets d'un changement de gouvernement et disposés à croire à une prochaine réunion à l'Empire, s'adressent au directeur de la police à Rome pour prouver à l'Empereur que, s'ils sont des sujets transplantés, ils n'en restent pas moins des sujets dévoués et, pour donner tous les témoignages que peuvent garantir leur fidélité envers leur souverain, Daure, le ministre de la Guerre, établit, par un affidé, qu'il enverra plusieurs fois par mois à Rome, une correspondance où il rendra compte de tout ce qui se passera dans le royaume.

Caroline n'est pas moins inquiète ; si elle eût souhaité partager le pouvoir, elle veut surtout garder sa couronne. Mal remise de la fausse couche dont elle a manqué mourir à son retour de Paris, elle retombe malade. L'est-elle au point qu'elle ne puisse voyager ? Craint-elle que l'Empereur la retienne à Paris et que, en l'absence d'elle et de son mari, il décrète et opère l'annexion ? Est-ce raison d'économie, comme certains disent, ou obéit-elle à une injonction de son mari ? Ce qui est certain, c'est que, le 16 avril[1], elle expédie à l'Empereur, par Aymé, premier chambellan du roi, une lettre où, avec infiniment de regrets sur la cruelle et irréparable privation que sa santé lui impose, elle s'excuse de ne pouvoir se rendre au baptême. Tout m'appelait auprès de Votre Majesté, dit-elle, le désir de lui exprimer ma reconnaissance, de jouir de ses bontés, d'être le témoin de sa félicité et de m'unir à elle et au Roi de Rome par de nouveaux liens de tendresse et d'amour. Mais le profond chagrin qu'elle en éprouve a augmenté son indisposition, et elle doit renoncer à être près de l'Empereur dans la cérémonie où sa bonté lui avait assigné une place si honorable. Veuillez me continuer vos bontés, sire, dit-elle en terminant, elles me sont bien nécessaires et je n'eus jamais tant besoin de consolation.

Pour qu'elle décline ainsi le suprême honneur d'être une des marraines du fils de l'Empereur, il faut de bien graves motifs, car l'invitation officielle qu'elle n'a point encore reçue et à laquelle Napoléon ne donne cours que le 20 avril, est dans des termes de tendresse et de confiance que jamais il n'a employés : Ma sœur, lui écrit-il, j'aime à vous associer à tous les événements heureux pour moi et je désire que vous soyez la marraine de mon fils dont la naissance m'a comblé de joie. J'espère que la santé de Votre Majesté lui permettra de se rendre bientôt à Paris pour les cérémonies du baptême, qui est fixé au 2 du mois de juin prochain ; et, si cette espérance devait être trompée, je l'engage à transmettre sa procuration à la personne à qui elle voudra bien l'accorder. Il me sera très agréable que ces nouveaux biens qui se formeront entre mon fils et ma sœur soient pour le Roi de Rome un titre de plus à votre affection.

Certes, s'il avait pour dessein de profiter de la double absence du roi et de la reine de Naples pour décréter la réunion, il n'userait point de tels termes et n'emploierait pas des paroles qui semblent sacrées. Il ne ferait pas de Caroline la marraine de son fils à la veille de la précipiter du trône. Pourtant qui sait ? Il a songé à instituer pour Murat une charge de Grand-Maître de la cavalerie de l'Empire, de Magister equitum ; ne penserait-il que Caroline gardant le titre de reine et recevant un grand gouvernement, tel que celui donné à Elisa, serait plus heureuse, et qu'une marque mémorable de faveur, en un tel moment, lui parerait la déchéance ?

En quoi il se tromperait, car Caroline tient d'abord à être souveraine indépendante. Tout son effort y a tendu ; par toutes les ressources qu'un esprit avisé donne à une jolie femme, elle s'est élevée au trône et, malgré que, jusqu'ici, elle ne soit pas parvenue à y régner comme elle l'eût souhaité, elle n'en veut pas descendre. Cette lettre donc ne la rassure pas. Les bruits de réunion reviennent par tant de côtés ; et puis, Murat n'arrive pas, il n'écrit pas ; et puis, souffrante comme elle est, d'autant plus accessible à des inquiétudes qu'elle dompterait en santé, elle s'affole. Elle sent l'occasion qu'elle perd en n'allant pas au baptême, mais elle ne peut chasser l'idée qu'en y allant, elle risque tout ; quitter Naples peut-être pour n'y pas revenir, se séparer de ses enfants, les laisser derrière elle dans un pays dont elle redoute l'explosion.

Vainement les Napolitains essaient-ils de sauver la face en disant que, l'empereur d'Autriche se faisant seulement représenter, la dignité de la couronne de Naples exige que la reine se dispense aussi de paraître en personne ; nul n'est dupe, chacun sent l'orage approcher, chacun s'attache à discerner les signes précurseurs de la chute et en trouve de certains dans la prolongation de l'absence du roi et dans l'abstention de la reine.

Pour se tirer d'une incertitude, qui est la pire des anxiétés, Caroline aborde directement la question avec le ministre de France : elle lui dit que s'il est entré dans les vues de l'Empereur de réunir le royaume de Naples, l'exécution de ce projet exige quelques soins et des dispositions dont l'absence pourrait compromettre la sécurité du pays et favoriser les menées toujours subsistantes des Siciliens et des Anglais. Elle jette ce coup de sonde, mais Durant, qui n'a pas d'instructions, ne sait que répondre ; en bien des cas, la volonté de l'Empereur éclate sans avertissement ; le mieux est de s'incliner et de rendre compte.

 

Pendant que Caroline se désespère ainsi, Murat — par quels moyens ? — est parvenu à rentrer dans la faveur de son beau-frère. La guerre avec la Russie est imminente : Napoléon a besoin de ce meneur d'hommes ; il a besoin aussi de tirer ses bonnes troupes de Naples où il ne laissera que cinq bataillons français, dont deux de réfractaires, quatre bataillons suisses et deux régiments étrangers ; il fait état pour ses calculs des 30.000 Napolitains qu'il dédaignait si fort et dont Murat est si fier. Puis, par quelles protestations de dévouement, de fidélité, de tendresse, Murat n'a-t-il pas acheté ce retour : en tous cas le revirement est certain : à partir du 3 nui, Murat recommence ses sollicitations en faveur de parents et d'amis ; le 14, il est du voyage de Rambouillet ; le 19, l'Empereur charge le ministre des Relations extérieures de témoigner à Durant qu'il est extrêmement surpris de voir un ministre qu'il envoie auprès d'une puissance étrangère élever un doute sur la stabilité du souverain qui règne, que sa lettre lui parait sans raison et sans discernement, qu'il ne l'a pas chargé de lui faire connaître s'il serait facile ou non de changer le gouvernement de Naples, que ce doute seul est un outrage et qu'il espère que c'est la dernière fois qu'il écrira dans ce sens. Enfin, le même jour, il autorise le roi de Naples à retourner dans ses États. Je laisserai ici mes équipages, lui écrit Murat ; lorsque le moment d'agir sera arrivé, un ordre de Votre Majesté suffira pour me faire voler où elle croira que je puis la servir : deux heures après l'arrivée du courrier, je serai en voiture. Mon départ ne saurait contrarier ses projets, tandis qu'il peut calmer les inquiétudes de vos ennemis me voyant déjà sur le trône de Pologne. Son retour, dit-il encore, fera une diversion en Sicile qu'il fera menacer de nouveau ; il n'est point un désir de l'Empereur auquel il ne veuille se conformer. Trois jours après, le 22 mai, il court sur Naples.

De ses dispositions réelles, il se trouve un témoignage que Catherine rapporte et qui mérite d'être noté : En retournant dans ses États, a-t-elle écrit, il rencontra un évêque qui allait assister au Concile à Paris. Il se permit des propos extrêmement vifs et outrageants contre la cour de France. Il a même fait des portraits si ressemblants qu'on ne peut s'empêcher de les reconnaître. Il finit la conversation en disant : J'ai 45.000 hommes, je peux en rassembler 60.000 et, à voir l'amour de mes sujets, on trouvera à qui parler. Le bruit court encore que, sur la même route, il a arrêté un courrier extraordinaire qui portait une dépêche à M. Durant, qu'il a saisi cette dépêche ; que, avec la plus grande peine, l'ambassadeur de Naples a obtenu de l'Empereur d'en écrire particulièrement au roi pour le supplier de la rendre, l'Empereur ayant déjà fait expédier une note fulminante à M. Durant à ce sujet. Cela est-il vrai ou a-t-on embelli quelque anecdote ? En tous cas, l'opinion dans les cours napoléoniennes prête dès lors à Murat des actes qui, même à un autre que l'Empereur, peuvent sembler autant de cas de guerre.

***

Le 30 mai, à neuf heures du matin, ayant fait une diligence incroyable, Murat rentre à Naples. Que se passe-t-il à ce moment ? Maghella a-t-il surpris l'intelligence entre Daure et le directeur de la Police impériale à Rome et saisit-il l'occasion qui se présente ainsi de se défaire à la fois de tous les Français qui lui font ombrage ? Pour agir à sa guise, il lui faut place nette, mais quelle est sa guise ? Est-ce, dès lors, de faire l'Italie, et derrière Murat nationalisé Italien et devenu le grand soldat de l'Italie, à l'aide des Anglais, peut-être des Russes, affronter l'Empereur et l'empire ? Un tel projet serait insensé si Maghella n'avait pratiqué par des sociétés secrètes le Nord de l'Italie et au moins tâté des généraux de l'armée d'Eugène ; si, entretenant à la solde du roi des agents dans la plupart des villes d'Italie, il n'avait mis dans le jeu les prêtres mécontents, ne leur avait promis la délivrance du Pape et le rétablissement de la souveraineté temporelle ; si, enfin, il n'avait noué des relations, officieuses avec les Anglais de Sicile dont les parlementaires étaient couramment reçus à Naples, officielles avec l'empereur de Russie par son chargé d'affaires Benckendorf, en attendant son ministre tant désiré, le prince Dolgoroukow, — celui-là même qui, résidant à Amsterdam, a été chargé des communications d'Alexandre à Louis. Mais toute cette préparation, les rapports de la police impériale la signalent et il est difficile, sinon impossible, que les détails qu'elle fournit aient tous été inventés.

Pour engager Murat sur cette pente et l'y faire rouler au point qu'il ne puisse se dédire et qu'il soit livré aux conjurés, quels ressorts employer ? la crainte, la jalousie et l'orgueil. On n'aura point de peine à lui faire croire que l'Empereur en veut à sa couronne et que, s'il maintient à Naples un état-major français tel que pour une armée de 60.000 hommes, alors qu'il n'en a pas 10.000, un état-major composé de un maréchal d'Empire, quatre généraux de division, six' généraux de brigade, cinq adjudants commandants, c'est pour substituer, au jour propice, un gouvernement militaire au gouvernement royal ; de même, est-il aisé de le convaincre que les Français qui entourent Caroline et Caroline elle-même agissent contre lui pour le détrôner, que, avec la complicité de Daure et de quelques autres, Caroline adresse de faux rapports à l'Empereur en vue de lui enlever la couronne et de la ceindre elle-même : peut-être, par quelques insinuations, aura-t-on ébranlé déjà l'inébranlable confiance qu'il a portée jusque-là à la vertu de sa femme ; mais cela est peu de chose, et le travail, à ce moment, parait seulement politique. Enfin, rien ne sera plus simple que de le convaincre de son génie politique, du prestige qu'il exerce à la fois sur les Italiens et les Français, de l'égalité de ses talents avec ceux de l'Empereur, sinon de leur supériorité. Avec ces trois facteurs on le mènera loin.

 

Dès le 7 juin, dans la semaine qui suit son retour, Murat par un coup d'autorité, profite de ce que Pérignon, maréchal d'Empire, gouverneur de Naples, est en congé à Paris pour supprimer la fonction. La ville de Naples restant comme place de première classe, sera commandée à l'avenir par un lieutenant-général qui pourra réunir le commandement de la province de Naples et des Îles. L'Empereur n'a été ni consulté ni avisé ; trois mois plus tard, il n'est pas encore informé, car il écrit à Clarke le 22 août : Faites-moi connaître si le maréchal Pérignon est encore gouverneur de Naples et dans quelle situation il se trouve.

Huit jours après, le 24 juin, Murat se dévoile, il statue par un premier décret que, à dater du juillet, tous les employés étrangers de la régie des subsistances seront renvoyés et remplacés par des nationaux ; par un second décret, bien plus audacieux, il ordonne que tous les Français employés à son service auront, avant le mois d'août, à se taire naturaliser Napolitains. Conservé secret pendant trois jours, ce décret est publié le 17 juin, le même jour où le nouveau pavillon napolitain est arboré sur les vaisseaux et les forteresses à la place du pavillon impérial. Ce drapeau, qui va être distribué aux troupes de la garde et de la ligne, avec la cocarde blanche et amarante, est à fond bleu avec bordure formant damier, à carreaux alternés blancs et cramoisis, et porte au centre, supporté par deux sirènes, l'écusson royal : parti de gueule au cheval libre d'or et d'azur à la trinacrie d'argent, au chef d'azur à l'aigle d'or empiétant un foudre de même ; l'écu est entouré du seul collier de l'Ordre de Naples : Le collier de la Légion a disparu ainsi que la double ancre de Grand-Amiral de l'Empire.

Sur une telle série de manifestations qui attestent un plan d'ensemble — encore n'en relève-t-on que quelques-unes — comment a-t-on pu alléguer à la décharge de Murat que, par le décret du 14 juin, il n'a voulu que se débarrasser des Français qui servaient la reine dans ses intrigues et qu'il s'est promis seulement de refuser les lettres de naturalisation à ceux dont il se défiait ?

 

Pour se défaire des Impériaux, Murat est parti trop tôt. De tels décrets ne se prennent que la trahison conclue, le marché passé, l'Anglais dans le port. S'il a compté que, entre l'Empereur et lui, entre la France et Naples, les Français qu'il a attachés à sa cour et à son administration choisiront son parti, il se trompe étrangement : quelques individus qui, depuis Düsseldorf, suivent sa fortune, quelques émigrés qu'il a recueillis et qui n'ont plus ailleurs de patrie, quelques viveurs à qui leurs dettes ont interdit le pavé de Paris lui resteront peut-être, mais, des hommes de poids, de caractère et de valeur qui, pour quelque raison, sont venus organiser les services de son royaume, des soldats qui l'entourent dans sa maison militaire ou civile, dans son état-major, dans sa garde et son armée, quel, comme Exelmans, ne lui montrera pas sur sa poitrine l'étoile de la Légion, en lui disant : Voilà sire, la règle de ma conduite : Honneur et Patrie !

Unanimement, tous lui déclarent qu'aucun d'eux ne renoncera jamais au titre de Français. Exelmans, Lanusse, Daure, Arcambal, Longchamp, Cavaignac, Darlincourt, Dery, Reynier, Colbert, Baudus, Clarac, annoncent leur départ ; l'administration et la cour même menacent de s'écrouler, car, si les Napolitains font la façade, les Français sont aux fondations. Et que sera-ce de l'armée où ils tiennent tout ?

Dix de ses aides de camp sont français ; dans la garde, tous les chefs de corps sont français ; le seul régiment de grenadiers, régiment à deux bataillons, compte trente-neuf officiers français et c'est la même proportion dans les vélites à pied, les voltigeurs, les vélites à cheval, les chevau-légers, la gendarmerie, l'artillerie, le train, le génie, les marins, même les vétérans ; dans l'état-major général, douze lieutenants-généraux sur seize, cinq maréchaux de camp sur quatorze, cinq adjudants-commandants sur treize sont français. Au premier rappel d'un tambour français, tous rentreront sous les aigles, foulant aux pieds cette cocarde qu'ils n'ont acceptée que parce qu'ils croyaient la tenir de l'Empereur.

Murat s'est-il laissé persuader que des alliances sont formées qui tiendront l'Empire en respect ? A-t-il poussé si loin ses intelligences avec des cours ennemies qu'il en attende des secours, ou bien s'imagine-t-il que ses actes passeront inaperçus, qu'il parviendra à les colorer de telle façon que l'Empereur s'y trompe ; que Caroline ne trouvera pas quelque moyen de faire parvenir à son frère des nouvelles et des plaintes ? Sans doute, elle est comme au secret à Castellamare ; on l'a séparée presque violemment de tous les Français qui sont de son intimité, mais, par des signaux convenus, elle parvient d'abord à recevoir et à donner des nouvelles, puis elle fait passer des lettres à l'Empereur par un officier de la garde, le capitaine Kesner, qui se rend en congé à Paris.

Aussi bien, cela est enfantin ; Murat a beau intercepter les correspondances, il y a à Naples trop de Français intéressés à parler pour que, de partout, les renseignements ne filtrent pas et que l'Empereur ne soit pas averti. Déjà il est sur ses gardes : dès le 11 juin, son attention a été attirée par six ou sept Français au service de Murat qui sont à Paris et y font des bulletins : il a ordonné qu'ils eussent à retourner à Naples dans la semaine. Il a voulu avoir l'état de tous ceux qui sont employés à Naples et il en a requis la liste.

Il a pensé ensuite aux troupes qu'il a dans le royaume : il a constaté que le roi, en sa qualité de lieutenant de l'Empereur et de commandant de l'armée, les a disséminées de tous les côtés et qu'il a cherché des prétextes de divisions territoriales ou d'embrigadement pour en faire passer la plus grande partie sous les ordres de ses généraux. Il a aussitôt enjoint qu'elles fussent remises à des généraux français, n'entendant pas qu'aucun général napolitain, ni au service de Naples, commande ses troupes.

Sans attendre que cette mesure ait eu son effet, par un décret du 24 juin, il a dissous l'Armée de Naples, et il a formé un Corps d'observation de l'Italie méridionale, dont il a donné le commandement au général Grenier et qu'il a composé d'une division de trois brigades. Ce corps d'observation, a-t-il dit, restera toujours réuni ; il ne pourra être commandé que par des officiers français et ne sera employé, sur la demande du roi de Naples, qu'en cas de danger pour la sûreté de son royaume. La guerre prochaine avec la Russie est le prétexte de cette mesure ; l'Empereur a besoin de réunir ses troupes ; d'ailleurs, il laissera le Corps d'observation suffisamment de temps dans le royaume pour être assuré qu'il pourra s'en passer ; mais, tout le temps que ce corps y restera, il sera nourri, payé, entretenu et habillé par le trésor napolitain ; de plus, par le traité qu'il a fait avec le roi de Naples, celui-ci doit fournir un contingent ; l'Empereur désire savoir quelle partie de ce contingent est prête à marcher, en y comprenant les troupes napolitaines qui sont en Toscane.

La réquisition du contingent doit être singulièrement désagréable à Murat, qui a constamment cherché à garder ses troupes sous sa main ; la formation du Corps d'observation a pour conséquence naturelle sa destitution du commandement de l'armée française. Les deux mesures sont donc graves, elles témoignent d'une irritation qui s'accroit chaque jour et qui se marque encore par la menace de déclarer non avenu le traité entre l'Empire et Naples, si des mesures efficaces ne sont pas prises immédiatement pour construire les vaisseaux et les frégates que le roi s'est engagé à fournir ; l'annexion est bien dans les idées de l'Empereur, car dès lors il dresse un réquisitoire comparant, au point de vue du rendement à la France, le royaume d'Italie et le royaume de Naples, la Hollande avant et après l'annexion.

Toutefois, l'Empereur n'en est encore qu'aux menaces et aux déclarations préliminaires, lorsque, par Kesner, lui parviennent les lettres de Caroline. Les correspondants de Murat à Paris prennent aussitôt l'alarme : Il se prépare un décret, écrivent-ils, qui ne permet à aucun Français de servir militairement ou civilement sans une autorisation spéciale de l'Empereur ; les contrevenants seront bannis ; leurs biens confisqués, etc., etc., et ceux autorisés ne pourront mettre le pied en France ni y être envoyés en mission sans une permission également de l'Empereur. Telles seront en effet les stipulations principales du décret rendu le 26 août ; mais l'Empereur doit d'abord anéantir et pulvériser l'audacieux décret de Murat : C'est ce qu'il fait le 6 juillet, par un décret impérial dont il faut peser les termes : Vu notre décret du 30 mars 1806, portant que le royaume de Naples fait partie du Grand-Empire, considérant que le prince qui le gouverne est Français et grand dignitaire de l'Empire et qu'il n'a été placé et maintenu sur le trône que par les efforts de nos peuples, l'Empereur décrète : Tous les citoyens français sont citoyens du royaume des Deux-Siciles ; le décret du roi, en date du 14 juin dernier ne leur est pas appliqué.

Napoléon, à la vérité, ne fait insérer ce décret ni au Moniteur, ni au Bulletin des Lois ; mais il lui donne une publicité officieuse ; il le tient suspendu sur la tête de Murat ; il l'en frappera au moment opportun et les ordres que, le même jour, il expédie, par courrier spécial, à Grenier, indiquent assez que ce moment est proche. Grenier, quelle que soit l'opposition du roi de Naples, donnera ses ordres à tous les Français ; il réunira toutes les troupes de l'Empereur entre Naples, Capoue et Gaëte ; sans faire semblant de rien, il mettra garnison dans Gaëte et s'en assurera la possession ; il fera connaître aux Français et à tout ce qui fait partie de la garde royale qu'ils sont toujours Français, que l'Empereur les considère comme tels, que par un décret du Grand-Empire, les Français sont citoyens de Naples. Il se concertera avec Durant pour le seconder et faire sortir le roi de la position où il est, car s'il continue à s'écarter de sa reconnaissance et de ses devoirs, il y sera sévèrement rappelé. Grenier n'étant plus sous les ordres du roi, lui parlera ferme et, si la fermeté des paroles ne suffit pas, il passera aux actes. Mêmes ordres à Durant : Aucun Français, lui écrit Maret, nouvellement ministre des Relations extérieures, ne peut renoncer au titre de Français sans se déshonorer et s'il en est un que le gouvernement prive de son emploi par la seule raison qu'il est Français, vous ne devez pas hésiter à déclarer que, dans ce cas, vous avez ordre de vous retirer sans prendre congé.

En même temps, l'attaque est prononcée sur tous les points en litige : note sur la dette due à la France et dont le solde va être exigé ; note sur les vexations qu'éprouve le pavillon français ; note sur la contrebande des marchandises anglaises : tout est prêt, les griefs, la procédure, les moyens d'action, — que va faire Murat ?

***

Il semble que, d'abord, il a voulu présenter son décret du 14 juin comme une mesure quasi inoffensive, dirigée seulement contre quelques individus employés civils dont il prétendait se défaire. C'est là le thème d'une première lettre du 18 juin, d'une seconde du 29 : La conduite peu mesurée de quelques personnages du corps diplomatique et de quelques Français qui ne peuvent plus reparaître dans leur pays avec sûreté parce qu'ils sont sous mandat d'amener et déclarés banqueroutiers frauduleux, n'a pas peu contribué, écrit-il, à agiter les esprits, même de la capitale, par la fausse interprétation donnée à mon décret sur la naturalisation des étrangers ; je dois vraiment des éloges à tous les Français militaires, autorisés par Votre Majesté à servir dans mes troupes, et aux militaires napolitains qui, par leur étroite harmonie, ont déjoué les projets de quelques mauvais sujets qui avaient espéré pouvoir se sauver en cherchant à exciter des craintes chez les militaires et à leur persuader que, eux aussi, seraient bientôt obligés de se faire naturaliser. Le piège était trop grossier et j'ose assurer à Votre Majesté qu'on lui a imposé en lui rendant compte que le refus des Français était parti d'un noble et unanime sentiment. Il venait de l'intrigue qu'il n'a pas été difficile de déjouer.

La manœuvre n'est point maladroite, mais il faudrait à Napoléon, pour y être pris, une bonne volonté qu'il n'a plus. Les protestations et les apologies, l'emphase des mots et le néant des raisons, ce n'est pas assez pour le convaincre : Il ne répond donc que par des faits et c'est la formation du Corps d'observation, la destitution de Murat, le décret du 6 juillet. Alors Murat perd la tête, il se voit détrôné, arrêté, ramené en France, que dire ! Et, pour éviter ces périls qui ne sont pas tous imaginaires, il écrit le 20 juillet cette lettre qu'il faut lire entière, car jamais imagination méridionale ne tourna d'une façon plus captieuse la solennité des serments, l'effusion du dévouement, le délire de la sensibilité, à soutenir l'audace de ses mensonges. Eh quoi ! Sire, écrit-il, parviendra-t-on toujours à vous alarmer sur mes sentiments ? Ne pourrai-je jamais agir qu'en tremblant, lors même que toutes mes pensées, que tous mes efforts n'auront qu'un seul but, celui de ne pas contrarier vos vastes projets, celui de les seconder au contraire entièrement. Eh ! que peut me reprocher Votre Majesté ? Qu'elle examine ma conduite depuis douze ans, qu'elle l'examine depuis que je suis à Naples, je défie à tous mes ennemis de citer un fait qui soit contraire à votre système, et cependant, sur des bruits calomnieux, Votre Majesté déshonore son beau-frère, son lieutenant, lui ôte le commandement de ses troupes, le montre à la France comme anti-français et vient, par son décret du 6, de donner sur lui un avantage à quelques Français qui ne l'avaient jamais désiré et à d'autres qui en sont indignes. Ah ! Sire, si Votre Majesté veut se défaire de moi, qu'elle ne cherche pas des prétextes ; plus d'une fois je lui ai écrit et plus souvent encore je lui ai dit ; elle n'en a pas besoin. Un seul mot suffit et le roi de Naples cesse d'être un obstacle. Sire, la fièvre m'a pris immédiatement après avoir répondu au prince de Neuchâtel et je profite du premier moment de relâche qu'elle me donne pour vous écrire ma peine, pour vous dire que vous avez perdu votre meilleur ami et que jamais je n'aurais dû m'attendre à un traitement aussi barbare. A peine le décret fut-il arrivé ici que des copies furent répandues avec profusion. Elles tomberont sans doute entre les mains du corps diplomatique. J'ignore si cela peut, convenir à Votre Majesté, mais, aujourd'hui, le roi de Naples est la fable des Français, employés et fournisseurs ; il le sera bientôt de la nation. Ainsi, voilà mon rôle joué ; mais, jusqu'à mon dernier soupir, je serai ce que j'ai toujours été, votre plus fidèle ami. Je ne puis écrire davantage tant. je suis oppressé.

Son désespoir est-il simulé comme la fièvre ? En est-il ici comme à Madrid, où il trouva aussi des fièvres opportunes ? Est-ce un moyen pour se dispenser de répondre et de se justifier ? Croit-il que d'aussi vagues allégations suffiront à l'innocenter ? Espère-t-il faire pitié ? A-t-il si peu conscience de ses actes, ou, à force de répéter qu'ils sont insignifiants et qu'il a été calomnié, pense-t-il faire illusion ? Est-ce là comédie pure ou bien, par les coups qui lui ont été assénés, est-il comme assommé ? Cette destitution du commandement, cette révolte de tout ce qu'il a d'amis anciens et de compagnons de guerre, cette sensation de son néant en face de l'Empereur, cette menace de Caroline de ne plus rester au palais et de chercher un asile près de son auguste frère, n'est-ce pas autant de soufflets par qui un autre moins vaniteux serait affolé ? Il s'est terré à Capo-di-Monte et n'en bouge. Après la destitution, il n'a plus à attendre qu'un ordre de départ ; il met en jeu tout l'avilissement de sa nature : ce n'est plus assez d'attester son innocence, son dévouement, sa tendresse, son séidisme, il révoque ses décrets du 4 et du 14 juin, il écrit à Pérignon pour qu'il revienne ; il ne sait qu'imaginer pour prouver sa fidélité ; il va se mettre entièrement aux mains de l'Empereur, aux mains des Français, surtout aux mains de Caroline qui intercédera pour lui, le sauvera, obtiendra qu'il garde son trône.

A ce moment, Maghella, qui voit le péril pour ses desseins et pour lui-même, qui se sent perdu si Caroline l'emporte, fait donner ses réserves. Il sait où trouver des lettres de Caroline et comment se procurer contre elle des témoins ; sous des prétextes de conspiration, il perquisitionne aux bons endroits et il apporte à Murat les preuves. Par là tombe Daure, titulaire des portefeuilles de la Guerre et de la Marine ; par là le grand maréchal Lanusse, accusé d'avoir été sinon le complice, au moins le complaisant de Daure ; par là les Longchamps et tout ce qui est de l'intime confiance de Caroline ; par là La Vauguyon, prédécesseur de Daure dans le corridor secret, qui, chassé de Paris par l'Empereur et revenant à Naples, trouve à Rome l'ordre d'aller prendre le commandement de la division napolitaine en Espagne. Maghella d'un coup fait place nette : tant pis pour Murat qui, déjà souffrant, en a un accès de fièvre chaude. On craint qu'il ne devienne fou. Le précepteur des princes, M. Baudus et un ou deux autres s'entremettent ; la reine pleure beaucoup, explique comme elle peut, nie et attribue aux machinations de ses ennemis ce qu'elle ne peut expliquer. Bref, on fait comprendre au roi, peut-être à demi abusé, qu'il est dans l'intérêt de ses enfants de ne pas aller plus loin, d'oublier ou d'en faire le semblant.

Ainsi s'effondre Caroline, qui s'était faite l'âme de la résistance française ou napoléonienne contre le parti napolitain, qui, dans une mesure, avait tenu celui-ci en échec, qui du moins eût renseigné l'Empereur, soit qu'elle fût convaincue de la nécessité d'être protégée par lui, soit que son ambition personnelle la portât à partager le pouvoir et qu'elle se ménageât dans ce but, par les amants qu'elle se choisissait, une action sur le gouvernement. Dès ce moment, elle devient l'instrument le plus utile aux mains de Maghella, de Zurlo et de Campochiaro. Ils la tiennent, ils peuvent à leur gré la déshonorer et la perdre, et si, obligés qu'ils sont à renoncer pour le moment à la grande idée italique, ils ont besoin de réconcilier Murat avec l'Empereur, c'est elle qui portera les paroles de paix, elle qui négociera le traité et qui, usant de l'affection que son frère lui garde, assurera à ceux qui sont devenus ses maîtres, l'impunité présente et le triomphe prochain.

 

Dans l'obscurité de ces intrigues, tels sont les jalons que des lambeaux de lettres et de témoignages permettent de poser presque sûrement. On ne peut sur le reste hasarder que des hypothèses. Le secret entier ne serait même point révélé par les rapports russes et anglais. Il a été réservé à quelques hommes peut-être à un seul ; et celui-là écrit peu, ne parle guère, ne laisse rien traîner, ne se soucie point de sa renommée, mais de son rêve : son nom est demeuré inconnu, sa vie a passé presque ignorée et pourtant sa puissance a été si fortement établie que l'Empereur lui-même a dû compter avec elle.

 

Ce drame qui se joue à Naples de mars à juillet, entre la naissance et le baptême du Roi de Rome, n'est qu'un premier acte ; mais, dès lors, on en peut tirer des conséquences. De tous les Napoléonides, Murat est le seul qui, par une série d'actes de rébellion, ait osé marquer et affirmer son indépendance et, seul, Murat n'a point été frappé de la foudre. Pourquoi ces ménagements et d'où vient que Napoléon agissant si durement contre ses frères et son fils adoptif soit si faible pour son beau-frère ? Il faut à une telle conduite des motifs majeurs. Le premier qu'on puisse relever est sa faiblesse coutumière vis-à-vis de Caroline qui, depuis 1800, s'est constamment rendue la plus serviable et la plus agréable des sœurs. Or, en ce qui touche Naples, Caroline s'est si bien solidarisée avec son mari, que pour défendre leur trône, elle se retrouvera toujours. Vis-à-vis d'elle, des engagements ont été pris que Napoléon, quoi qu'il arrive, ne peut renier. Ce ne sera que moyennant une compensation éclatante, en le faisant encore monter d'un degré dans la hiérarchie du Grand Empire, qu'il lui enlèvera la couronne de Naples. De plus, Murat, soldat, est utile, presque indispensable surtout à la veille d'une grande guerre, et d'une guerre où la cavalerie jouera un rôle principal. Aux exécutants de ses projets militaires, l'Empereur pardonne beaucoup, presque tout : témoin Bernadotte, Soult, Masséna, Ney. Il a pour eux des complaisances qui seraient des faiblesses, si elles n'étaient commandées par la nécessité dont ils lui sont. Or, de tous ces manieurs d'hommes, auxiliaires indispensables des victoires qui flottent dans sa pensée, le moins remplaçable est Murat, grand maître des cavaliers. Par un don comme surnaturel, il suffit à cet homme de passer au galop, couché sur sa selle, devant le front des régiments, de jeter à-mi voix un commandement bref, pour entraîner les hommes, trombe vivante, dans les flammes et dans la mort. Tout ce théâtral du costume, velours, fourrures, brandebourgs, plumes flottantes, cheveux bouclés, se tourne en héroïque, et, au cerveau de ce Cadurcien subtil et niais, affluent alors, comme évoquées par le canon, par le terrain, par le danger, les moyens d'attaquer, de rompre, de terrasser l'ennemi. Nul ne peut remplir sa place. Napoléon l'a bien senti en 1809 et, à présent, Lassale est mort.

La raison est bonne ; mais il en est une meilleure, pour laquelle Napoléon hésitera toujours à le frapper, alors qu'il n'hésite point à frapper ses frères ; c'est qu'il est sûr de ceux-ci et qu'il se défie de celui-là.

Ses frères se sont inclinés, de mauvaise grâce, à coup sûr, mais, chez les plus irrités, Louis par exemple, la tentative de résistance n'a été qu'une velléité. En paroles, avec les formes diverses de leurs caractères, chacun a prononcé et marqué son opposition, mais tous se sont arrêtés avant de passer à des actes. Lucien seul a agi, mais par surprise, peut-on dire, avec la ferme croyance que son frère lui reviendrait, et son action a été une fuite. Chez Louis, l'action diffuse n'a été qu'une négation ; l'être scrupuleux et bizarre qu'il est n'a su ni prendre son parti, ni se battre, ni s'incliner. Jérôme dans un sentiment d'admiration fraternelle et de subordination familiale d'autant plus à remarquer que son tempérament le porte davantage à des premiers mouvements d'autocrate, s'est rendu avec une abnégation qui surprend. Joseph, qui sent toujours en soi l'autorité du chef de clan et le prestige du droit d'aînesse, l'a pris de haut, a invoqué les traités, ses droits et son peuple, n'a rien cédé de sa monarchie imaginaire, a réclamé qu'on l'en mît en possession, mais il n'a menacé que de quitter la partie. Sans doute, Joseph ou Jérôme ne saurait subsister sans le prestige impérial ou les armes françaises et, à défaut de celui-là ou de celles-ci, il faut bien qu'ils se courbent sous la volonté du maître, mais Louis s'est flatté de s'être rendu Hollandais, et sa résistance appuyée sur la nation eût pu devenir effective s'il n'avait été retenu, au moment décisif, par le sentiment de ses devoirs, par cette tendresse, cette reconnaissance qui lui font envisager comme un crime la suprême révolte.

Murat ne s'arrêtera pas à ces subtilités. Il ne regarde qu'à son intérêt. Convaincu dès à présent qu'il est l'homme de sa nation, éperdu devant les espérances de grandeur qu'on lui a présentées, il n'hésitera pas plus à sacrifier Napoléon que jadis il n'a hésité à sacrifier Landrieux et Barras. Il recule en ce moment, mais c'est partie remise. Avec ses protestations, il gagne du temps ; s'il réfléchissait même et ne subissait point une sorte d'affolement, il se les épargnerait. La véritable raison pour laquelle Napoléon ne prononce pas l'annexion, c'est que, s'ils existent sur le papier, les moyens d'exécution n'existent point en fait. Ce n'est pas avec trois régiments, dont deux étrangers et un à demi composé de réfractaires, qu'on risque la conquête d'un royaume. Trente mille, quarante mille Napolitains, cela compte peu, mais Murat a tant dit qu'il en a fait des soldats ! L'Empereur ne peut s'exposer à un échec et quelles conséquences cet échec pourrait avoir ? Rappeler des régiments en marche sur la Grande armée, ajourner ses desseins sur le Nord, ouvrir au Midi une plaie nouvelle, cela est dangereux ; d'ailleurs, à quoi se heurterait-on ? A une révolte ouverte, à une armée anglaise débarquée, cela vaut-il la peine ? N'est-il pas mieux de patienter comme on a fait en 1805 vis-à-vis de Marie-Caroline ? Pourtant si, au risque de tout, en 1811, Murat avait été renversé de son trône, quelles conséquences pour l'avenir et quelles, bien autres encore, si, de même que Murat, Joseph avait alors perdu sa couronne.

***

Depuis près d'une année, ainsi qu'on l'a vu, Joseph menace chaque jour de partir, et, chaque jour, il ajourne son départ. Sans cesse il annonce son abdication et il ne l'effectue jamais. Tantôt, il prend pour prétexte la prochaine soumission de ses provinces, tantôt sa santé. De fait, il n'a envie ni d'abandonner des Etats où il peut être empêché de rentrer, ni de perdre des habitudes royales qu'il méprise en des discours philosophiques, mais où il s'est établi si fort à son gré qu'il croit n'en avoir jamais eu d'autres. Le 19 mars, il a formellement écrit à Julie qu'il partait, et il n'est point parti. Le 24, plus fortement encore, officiellement, solennellement, il a déclaré à l'Empereur et à Fesch que rien ne pouvait plus l'arrêter, que sa santé, délabrée en dix jours, le forçait à quitter l'Espagne, qu'il voulait se retirer des affaires, qu'il ferait à Paris tous les actes nécessaires pour régler les affaires d'Espagne comme l'Empereur l'entendrait le mieux, et, cela écrit, il n'est pas parti. Le 29, il a reçu, par une dépêche télégraphique du prince de Neuchâtel arrivée à Bayonne, la nouvelle de la naissance du Roi de Rome et, après les félicitations de droit, il a annoncé qu'il allait se mettre en route et que, dans toutes les hypothèses, son voyage ne serait pas inutile à l'Empereur, mais il n'est pas parti. C'est ainsi pendant toute la première quinzaine d'avril. Chaque jour, l'estafette emporte une lettre où il écrit qu'il arrive et jamais il ne part. A l'en croire, il est retiré de tout, il n'est d'aucune utilité et il se désintéresse de toutes choses ; en fait, le conflit continue et s'aggrave entre lui, le major général et les divers chefs d'armées ; il contremande les mouvements des troupes ; il retient des régiments sous ses ordres ; il intercepte les renforts ; il prend la défense de certains généraux qui sont venus lever des contributions dans les Gouvernements, car ils sont de son armée et peut-être est-ce lui-même qui les a envoyés. Il faut vivre et faire vivre cette Armée du Centre : il serait beau que pour se maintenir à Madrid, le roi d'Espagne employât ses soldats les plus affidés à faire les brigands sur les grandes routes et à entreprendre sur les pays quasi-français. Peut-être y est-il contraint. Il n'a plus le sol pour faire aller la machine, tout crédit est usé, rien n'est payé et, faute d'employés, la façade même de cette royauté imaginaire va crouler.

C'est là ce qui le force à partir, mais, pour qu'il se décide, il faut, le 9, l'arrivée du général Defrance, apportant la lettre où l'Empereur l'invite à être un des parrains du Roi de Rome. C'est là un réconfort qui vient à temps ; Joseph en tire la preuve qu'il aura facilement raison de l'Empereur, que celui-ci l'aime toujours et ne saura le refuser et que, par sa seule présence, toutes les difficultés vont être levées. Il ordonne donc des réjouissances : grand gala. cour générale, parade, course de taureaux gratuite, illuminations et salves d'artillerie, car il est toujours magnifique, et, preuve certaine qu'il pense moins que jamais à abdiquer, il charge son ambassadeur de présenter la Toison d'or au nouveau-né ; toutefois il parle encore de sa retraite, quoique avec des réticences convenables ; il dit qu'il y est disposé si l'Empereur n'a pas besoin de lui et si sa santé ne lui fait pas entrevoir d'autre parti à prendre ; mais il prend toutes les dispositions pour son retour : il ordonne des travaux d'appropriation, il commande des changements de mobilier, il prend des décrets qui pourvoient à tous les détails.

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Son départ est majestueux : Toute la garde royale l'accompagne de façon qu'il ait à recourir le moins possible aux escortes françaises, tant pis si l'Armée du Centre s'en trouve mal ! Il y a les ministres, quelques courtisans, et un train suffisant pour une majesté. De l'Empereur, nulle autre autorisation que son silence ; mais les Espagnols apprendront par la voie de la Gazette que l'auguste frère de Sa Majesté Catholique vient au-devant d'elle pour le plaisir d'une entrevue ; la rencontrera-t-il à Vittoria, à Marrac ou à Paris, on ne sait encore, mais en tous cas l'absence du roi sera très brève.

Le 23 avril, il part ; le 25, à Santa-Maria-de-la-Niéva, il rencontre un courrier par lequel Berthier, de la part de l'Empereur, lui annonce un subside de 500.000 francs par mois. Ce n'est pas le million demandé, mais c'est assez pour lui faire croire qu'on a besoin de lui et il part de là pour faire ses conditions : Je retournerai en Espagne, écrit-il à l'Empereur, si vous jugez ce retour utile, mais je ne puis y retourner qu'après vous avoir vu et vous avoir éclairé sur les hommes et les choses qui ont rendu mon existence d'abord difficile, puis humiliante, et enfin impossible et m'ont mis dans la situation où je suis aujourd'hui. Je suis prêt aussi à déposer entre les mains de Votre Majesté les droits qu'elle m'a donnés à la couronne d'Espagne si mon éloignement des affaires entre dans vos vues et il ne dépendra que de vous de disposer du reste de ma vie, dès que vous m'aurez assez vu pour avoir la conviction que vous connaissez le fond de mon âme et celui des affaires de ce pays, où je ne pourrai retourner avec succès que nanti de votre confiance et de votre amitié, sans lesquelles le seul parti à prendre est celui de la retraite la plus absolue. Confiance et amitié, c'est commandement général et disposition absolue des hommes et des choses ; la menace de retraite n'est que pour appuyer le dilemme.

Joseph y pense de moins en moins en effet à mesure qu'il avance vers la France : de Burgos, le 1er mai, il écrit à sa femme : Je séjournerai ici aujourd'hui pour ôter toute inquiétude qu'on aurait eue en regardant ce voyage comme un départ définitif. J'ai dissipé toutes les craintes à Valladolid et sur toute la route et j'ai dit que je retournerais dans le mois de juin avec ma famille[2]. — Le même jour à Berthier : La défiance des Espagnols, la mauvaise conduite de quelques chefs français, cesseront dès que tous sauront que l'Empereur veut que je sois roi d'Espagne et que les fripons soient mis dans l'impossibilité d'aigrir les âmes par leur mauvaise conduite : alors, les armées françaises pourront se diriger contre les Anglais et la paix intérieure de l'Espagne sera assurée par des moyens de stabilité et de confiance. J'ai la confiance de réussir, mais avant tout il faut que je voie l'Empereur, qu'il sache tout et qu'il se prononce sur tout et que tout fripon, quel que soit son rang, soit éloigné de ce pays.

Ainsi le ton s'élève ; non seulement il n'est plus question d'abdiquer, mais il faut qu'on lui sacrifie tous les généraux qui lui déplaisent — et quel est à son goût ? Son optimisme est redevenu tel que, à l'en croire, tout est pacifié ou sur le point de l'être dans l'arrondissement du centre et dans celui du midi. Le séjour que j'ai fait à Burgos a été bien heureux, écrit-il, l'opinion me parait changée tout à fait en bien. Or, le 5 mai, de Burgos même, Dorsenne, qui y commande la Garde sous les ordres du duc d'Istrie ; Dorsenne qui est loin d'être ennemi de Joseph, auquel Joseph a rendu tout à l'heure ce témoignage qu'il est un bon et brave homme qui sert comme l'Empereur devrait être servi, Dorsenne a écrit à son chef : toutes parts les quadrilles s'augmentent et montrent plus d'audace que jamais... L'esprit public est de jour en jour plus agité. Je pense qu'il est temps de déployer la plus grande rigueur... Les contributions ne se paient plus que par les moyens de la présence des colonnes mobiles ; les communications deviennent de plus en plus difficiles. Telle est l'amélioration totale de l'opinion.

Il est vrai que les Espagnols ralliés font tout ce qu'ils peuvent pour entretenir les illusions de leur maître. Le duc de Frias, son ambassadeur à Paris, qui a toutes ses terres entre Madrid et Bayonne, a fait dire à tous ses fermiers qu'il leur remettait pour vingt ans leur bail s'ils traitaient bien le roi à son passage. Effectivement, partout où le roi arrive, non seulement il est défrayé de tout, mais même toute sa suite et toutes ses escortes. On vient même lui présenter, lui offrir de l'argent. Il devait en coûter 600.000 francs au duc de Frias, mais il mourut insolvable à Paris, ce qui arrangea tout.

De Burgos, Joseph fait diligence vers Bayonne, qu'il dépasse avant que l'Empereur ait reçu les lettres annonçant son départ et ait eu le temps d'y répondre d'une manière efficace : au moins est-ce la version qu'adopte Joseph. En réalité, il a été rejoint à Saint-Jean-de-Luz par l'officier que le prince de Neuchâtel lui a dépêché en toute hâte pour l'inviter, au nom de l'Empereur, à ne quitter l'Espagne qu'aux conditions préalablement posées. Il n'en a tenu compte, et, l'aide de camp n'osant mettre la main sur lui, il a franchi la frontière : C'est seulement de Dax, le 10, qu'il répond à Berthier par l'affirmation de sa volonté de voir l'Empereur et par une nouvelle apologie. Ses illusions, s'il est possible, se sont encore accrues : Avec de la confiance, écrit-il, les guérillas peuvent être détruites avant trois mois et toutes les troupes seront employées contre les Anglais ; mais, je le répète, il faut de la confiance en moi pour que les Espagnols en prennent. Eux seuls détruiront les guérillas, j'en ai la conviction intime[3], si les moyens moraux viennent à seconder et à fortifier les dispositions dans lesquelles j'ai laissé les peuples que j'ai vus. Cela dit, il poursuit sa route et le 15 mai, il arrive à Paris et descend au Luxembourg.

***

La reine a fait avertir quelques-uns de ses anciens amis de son imminente arrivée : Jaucourt et Girardin attendent donc dans le salon de service, mais le roi refuse de les recevoir ; Miot, qui l'a accompagné, cause pourtant avec eux, leur apprend que le désir du roi est de retourner promptement, qu'un seul motif l'a déterminé à se rendre à Paris malgré la volonté de l'Empereur : l'espoir d'en obtenir de bonnes conditions et un pouvoir beaucoup plus étendu. Le roi, au dire même de ses conseillers franco-espagnols parait être, dans la ferme persuasion que la volonté de l'Empereur est de le laisser régner paisiblement en Espagne. Girardin s'étonne, mais les faits lui donnent tort.

Le 16, en effet, Joseph se rend à Rambouillet où est la Cour et, après avoir été présenté à l'Impératrice, il a avec son frère une conférence qui dure six heures d'horloge. Quels arguments emploie-t-il ? Comment et sous quel jour présente-t-il des événements sur lesquels les rapports unanimes des généraux français ont pourtant éclairé l'Empereur ? Par quels procédés de violence réelle ou d'abnégation affectée parvient-il à triompher, on ne sait. L'entrevue se passe sans témoins : On dit qu'elle est très orageuse, mais, comme à l'ordinaire, Napoléon cède devant son frère et, dès le lendemain, les résultats apparaissent.

Le 17 au matin, pour tout couvrir, le Moniteur publie cette note en date de Paris, le 16 mai : Le roi d'Espagne est arrivé aujourd'hui à midi au château de Rambouillet. Sa Majesté est venue porter elle-même à S. M. l'Empereur et Roi ses félicitations à l'occasion de la naissance du Roi de Rome. Elle est partie de Rambouillet à six heures du soir pour se rendre à Paris, au palais du Luxembourg. Le même jour, d'ordre de l'Empereur, Duroc fait savoir au grand-maître des Cérémonies que le roi d'Espagne recevra, le dimanche 19, au Luxembourg, les ministres, les grands officiers, les députations du Sénat, du conseil d'État, des autres corps constitués et le corps diplomatique. Toujours le 17, Joseph repart pour Rambouillet où l'accompagne Jaucourt, son ancien premier chambellan car l'Empereur ne permet pas que les Français à cocarde espagnole paraissent avec son frère, et Joseph, étant traité en prince français, non en roi catholique, ne veut point que ses ministres soient témoins d'un traitement qu'il juge dégradant ; il a donc trouvé ce moyen terme, car un prince tel que lui ne saurait aller seul. Il en est profondément humilié, mais il fait bonne mine, car les exigences qu'il porte sont telles que, pour les faire passer, il doit se rendre facile pour les petites choses : voici en effet quelles sont ces prétentions : Il sera commandant en chef des Armées françaises d'Espagne et de Portugal et lieutenant de l'Empereur ; il correspondra avec l'Empereur par l'intermédiaire du major général ; il aura près de lui un maréchal ou un général chargé des détails, et, pour cet emploi, il désigne Jourdan ; le commandant en chef de l'Armée du Portugal pourra correspondre avec le prince de Neuchâtel, mais il communiquera au roi tous les ordres qu'il recevra du major général, et l'Espagne ne paiera rien, ni de la solde, ni des masses, ni des dépenses de guerre de cette armée. Le roi aura sous ses ordres directs l'Armée du Midi ; il pourra, s'il la réunit à quelque autre, en tout ou en partie, en déléguer le commandement à l'un ou l'autre des maréchaux, ou mieux à son major général ; il assurera l'administration financière, civile, militaire, ecclésiastique et judiciaire de l'Andalousie ; il fournira aux dépenses des hôpitaux et des subsistances, mais il laissera à la charge de la France la solde et les masses. Il consent que les arrondissements du Nord et d'Aragon gardent les gouverneurs militaires nommés par l'Empereur, mais à condition que ceux-ci gouvernent par des administrateurs espagnols qu'il nommera et que les budgets des dépenses des troupes lui soient soumis ; en Catalogne, la justice seule sera rendue en son nom, mais l'arrondissement du Centre aura le même traitement que l'Andalousie. Telles sont ses demandes : Encore estime-t-il qu'il a fait une concession extrême en ce qui touche la Catalogne.

Au premier coup, il n'emporte rien, mais il insiste, et, par des menaces et des colères, il arrache un semblant de promesse ; dès lors, il est rassuré et il s'imagine qu'il a tout gagné.

C'est dans cet état d'esprit qu'il donne audience, le 19, aux grands corps de l'Empire. Il a fait convoquer son ancienne maison de prince français pour régler la cérémonie, mais, au dernier moment, il se ravise et il décide que le service sera fait par les Espagnols. Effectivement, le prince de Masserano, grand-maître des cérémonies d'Espagne, nomme les députations qui sont introduites par M. Garaffa, chambellan espagnol. Les ministres espagnols O'Farill, Urquijo et Campo Alanghe assistent seuls à la cérémonie dans la salle où est le roi et y demeurent pendant la réception des députations.

Outre que le procédé est étrange et inconvenant, il amène des confusions sans nombre, des erreurs sur les qualités, les personnes, les préséances, et des réclamations égales. Ségur, le grand-maître des cérémonies de France, qui en est excédé, finit par répondre que les présentations ont été faites au roi d'Espagne par les officiers de sa maison, qu'il a dû croire qu'ils connaissaient les usages, que d'ailleurs aucun renseignement ne lui a été demandé. On apaise les mécontents par une note au Moniteur, mais l'Empereur enregistre soigneusement cette scène fâcheuse qu'aggrave un discours maladroit de Joseph à la députation du Sénat.

Dans l'ancienne cour du prince, l'étonnement de ses serviteurs, qui étaient plutôt des amis, s'accroît à mesure qu'ils le voient et surtout qu'ils l'entendent. Ils ne comprennent rien à ses illusions, à ses espérances et à ses projets ; ils apprennent qu'il est décidé à ne rien céder sur l'indépendance et l'intégrité de son royaume, qu'il va repartir, qu'il est en marché pour vendre Mortefontaine à l'Empereur auquel il en demande six millions, qu'il se refuse à remplir les fonctions de grand électeur et à assister aux cérémonies en costume de prince français. Les projets de l'Empereur sur l'Espagne ne sont un mystère pour personne : Joseph, de Madrid, semblait fort bien les connaître ; d'où vient qu'à Paris, il se croit assuré de les changer à son gré ? Julie elle-même ne peut cacher sa surprise et son affliction. Elle dit à l'un de ses anciens amis de Mortefontaine, que le roi ne veut plus être à Paris au moment du baptême ; qu'il est parti de Madrid avec l'intention de ne plus revenir ; que, pendant son voyage, il a été bien accueilli par les habitants qui se sont portés en foule sur son passage, et que, maintenant, son plus vif désir est celui de retourner, que de vaines promesses lui paraissent suffisantes. J'ai beaucoup causé avec lui, ajoute-t-elle ; je puis vous assurer qu'il est méconnaissable. Sa légèreté ne peut se concevoir et sa confiance est également inconcevable. Il est surpris de ce que nous ne le regardons pas avec admiration, tant il croit avoir fait de grandes choses. Il veut emmener sa femme et ses enfants pour donner, dit-il, aux Espagnols des gages de sécurité. S'il faut vous parler vrai, ce qu'il veut est impossible à savoir.

Avant que l'Empereur parte pour la Normandie et Cherbourg, Joseph lui arrache la double promesse du commandement général et d'un subside mensuel de un million ; seulement, rien n'est écrit. L'Empereur dit que, de Caen, il enverra ses ordres et que Joseph peut aller les attendre à Mortefontaine. Il y va en effet avec ses ministres, ses chambellans et ses aides de camp, mais il y bout d'impatience, il aspire au départ, car il humilierait la fierté espagnole s'il paraissait au baptême en prince français, et les jours passent, et il ne reçoit pas de solution, et l'Empereur ne se soucie point d'en donner.

Napoléon a été assez faible pour dire des paroles, par qui il n'a pas cru s'engager, mais, au fond, il n'est revenu sur rien de ce qu'il a résolu. Il tient si bien pour siennes les conquêtes que lui fait Suchet en Aragon que, sur les villes prises, il ne veut souffrir d'autres pavillons que le pavillon français ; il est si bien instruit de l'état d'anarchie des provinces qu'il ordonne à Berthier de communiquer au roi les dépêches qu'il a reçues de tous ses généraux : Elles prouveront, dit-il, combien est insensée l'assertion du roi et des Espagnols qu'ils peuvent se passer des troupes françaises. Il ne veut pas, il ne peut pas contraindre Joseph à abdiquer, il n'en prononce même pas le mot, mais, en se dérobant, en ne livrant que des paroles vagues qui lui épargnent des scènes qu'il redoute, il s'efforce d'amener Joseph à renoncer à l'Espagne et à rester en France. De plus, quelque parti que prenne son frère, il n'entend pas qu'il se soustraie aux fêtes du baptême ; il ne dédaigne rien en effet des choses d'étiquette, et il lui plait d'ajouter à sa grandeur en montrant à l'Europe un cortège de rois vassaux. Donc il donnera sa décision si peu de temps avant la cérémonie que, sous peine de rompre, Joseph se trouvera moralement contraint d'y assister.

Au milieu de ces incertitudes qui naissent des retards, Joseph flotte dans une irrésolution presque maladive. Comme dit la reine, il prend un parti et en change tout aussitôt ; au 29 mai, il ne sait pas encore ce qu'il fera ; s'il est ici à l'époque des fêtes, il veut être malade pour ne pas y assister. Rien n'est arrêté dans sa tête. S'il ne retourne pas en Espagne, il veut vivre à cent lieues de Paris. Ce combat qui se livre dans son esprit, ne va pas sans des conversations, des conférences et des rivalités ; quoique attendant leur fortune uniquement de l'Espagne où ils sont fixés, tous les Français devenus Espagnols et attachés au roi sont d'avis qu'il ne retourne pas à Madrid si l'Empereur ne lui donne pas toute l'autorité qu'un roi doit avoir pour faire le bonheur de ses peuples ; ainsi pense Miot, le seul des anciens amis qui ait été employé en Espagne, ainsi Ferri Pisani le gendre de Jourdan que Joseph a fait comte de Saint-Anastase et grand'croix de son ordre ; ainsi Deslandes, son secrétaire, Jamin, son écuyer ; mais les Espagnols poussent au retour de toutes leurs forces, quelles que soient les conditions, et ils entretiennent Joseph dans des illusions que peut-être ils partagent.

A la fin, le 2 juin, Berthier arrive à Mortefontaine et y porte la parole de l'Empereur. L'Empereur concède au roi le commandement direct de l'Armée du Centre et l'administration de cet arrondissement. A l'Armée du Nord, il consent à mettre un maréchal qui agrée mieux au roi que Bessières, Jourdan par exemple, mais il ne change rien à l'organisation. Toutefois la justice sera rendue au nom du roi, et le quart des revenus sera envoyé à Madrid ; de même à l'Armée du Midi et à l'Armée d'Aragon. Le roi aura le commandement des armées qui se replieront dans son arrondissement ; il recevra les honneurs du commandement dans celle des armées où il se rendra, mais, dit l'Empereur, Je ne peux pas donner le commandement général de mes armées en Espagne, parce que je ne vois pas d'homme capable de les conduire et que le commandement doit être simple et un... Il est dans la nature des choses, ajoute-t-il, qu'un maréchal qui résiderait à Madrid voudrait en avoir la gloire avec la responsabilité et que les commandants des Armées du Midi et de Portugal se croiraient moins sous les ordres du roi que de son chef d'état-major et, par conséquent, n'obéiraient pas. Quant à l'argent, il accorde 500.000 francs par mois jusqu'au 1er juillet, un million par mois depuis cette date jusqu'à la fin de l'année.

On est loin de compte et, sur ce programme, Joseph discute. Dans les provinces d'Aragon et du Nord, il entend être investi du même pouvoir qu'ont aujourd'hui les commandants en chef de ces deux armées ; ceux-ci continueraient à exercer le commandement sous les ordres du roi ; mais, si les événements le portaient dans l'arrondissement de ces deux armées, lui-même prendrait le commandement direct et absolu ; dans tous les arrondissements, l'administration serait sous sa direction suprême ; elle deviendrait entièrement espagnole à mesure que la destruction des guérillas et d'autres circonstances en marqueraient l'époque à Sa Majesté Catholique. Ces circonstances seront amenées par les Cortés, moyen infaillible pour amener la pacification de l'Espagne par une grande et salutaire commotion. Le roi doit les convoquer et le succès passera ses espérances. Tel est son dernier mot et il demande une réponse immédiate, car les jours pressent et il veut partir avant le baptême.

Même, son agitation à ce sujet est telle que, le lendemain du jour où il a vu Berthier, il s'imagine que celui-ci est allé au-devant de l'Empereur pour prendre ses ordres, et il lui écrit pour lui demander que son courrier le suive afin de connaitre plus tôt la volonté de Sa Majesté, et comme il me parait évident, ajoute t-il, que Sa Majesté approuvera ce que je propose, je n'aurai plus à l'entretenir de ces affaires en la revoyant pour prendre congé d'elle.

L'Empereur, rentré ce même jour à Saint-Cloud, ne se soucie pas d'affronter une discussion nouvelle : sur le subside, il a accordé ce que Joseph lui demandait, puisque, dès le 29 mai, sur un sixième convoi de fonds composé de quatre millions et destiné aux diverses armées d'Espagne, il a attribué à l'Armée du Centre 500.000 francs en numéraire et 500.000 francs de traites ; sur les renforts, il a accordé plus que ne demandait Joseph, puisqu'il a ordonné la formation à Grenoble, pour l'armée d'Espagne, d'une réserve de quarante bataillons français et de dix italiens ; mais, sur le commandement général, il continue à se dérober. Rien n'est décidé et, le jour du baptême approchant, toute explication est remise après les fêtes.

 

A ces fêtes auxquelles Joseph eût tellement désiré se soustraire, le grand'maître Ségur lui fait savoir qu'il ne pourra mener que les officiers désignés par l'Empereur pour le servir en sa qualité de prince français. C'est une première riposte à l'audience du 19 mai. Je donnerais trois cent mille francs, dit Joseph, pour ne pas être du cortège. Pourtant, comme, avant tout, il veut représenter, et que marcher seul ne serait pas digne, il décide que Jaucourt l'accompagnera comme chambellan et Girardin comme écuyer, et, après avoir balancé jusqu'au dernier moment, que, en sa qualité d'écuyer, Girardin sera à cheval à la portière du carrosse destiné pour lui et pour Jérôme : bien lui en prend, car Jérôme, qui a voulu à sa portière son écuyer westphalien, a la mortification, au moment où l'on part des Tuileries, de voir un aide de camp de l'Empereur accourir à toute bride et ordonner au Westphalien de se retirer.

Après le baptême, il y a la fête à l'Hôtel de Ville et le cortège ne rentre aux Tuileries qu'à minuit. Jérôme, toujours impulsif, demande si le feu d'artifice est tiré et, comme on lui répond affirmativement, il s'en va et tâche d'engager son frère à l'imiter ; mais Joseph, mieux formé, attend l'Empereur.

Pourtant, par ailleurs, Joseph n'a point ménagé à son frère les motifs d'être mécontent. Il a dispensé Julie d'assister à la cérémonie sous prétexte qu'elle était souffrante, et, ayant obtenu que les Espagnols venus à sa suite fussent présentés à l'Empereur, il y a fait mêler les Français qui lui sont attachés, bien que la plupart portassent sans autorisation la cocarde espagnole. Sur le moment, ils ont passé dans la foule, mais, par la note que le grand maître a préparée pour le Moniteur, l'Empereur apprend qu'il a reçu quantité de gens dont il ne voulait pas. C'est une belle colère : il y a surtout un Tascher qui, lui devant tout, s'est, contre ses ordres formels, engagé au service d'Espagne pour épouser une Clary et, l'Empereur qui, à bien des reprises, s'est exprimé sur sa conduite sans ménagements, prend sa présence pour une bravade. Il dépêche donc Berthier au roi pour lui parler de cette indécence, et ordonner que dès le lendemain, Tascher, Clary, Miot et les autres Français qui sont sur la liste, soient partis pour Bayonne. Je ne m'oppose pas, dit-il, à ce qu'ils soient en Espagne ce que le roi veut, mais je ne puis m'accoutumer à voir des Français venir faire de l'embarras à Paris sous le costume étranger. Cela est enregistré à côté de l'audience espagnole aux grands corps de l'État et à tout à la fois il saura pourvoir.

Par la même occasion, il fait dire au roi qu'il ne voit pas d'objection à ce qu'il parte ; seulement, qu'il n'accorde rien de plus que ce qu'il a dit ; il lui enverra à Bayonne les pouvoirs nécessaires pour le commandement ; quant à ses dispositions, il n'en changera rien. Cela, dit-il, doit donc lui servir de règle. Le temps prouvera, par la conduite qu'il tiendra, si le voyage de Paris lui a été utile et s'il y a acquis la prudence nécessaire pour manier ces affaires.

Pourtant, il a encore des générosités. Le 13, lorsque Joseph vient prendre congé, il lui donne un million sur la caisse de service, — non pas avance sur le subside, mais don gracieux. Joseph, en outre, se vante d'avoir trouvé 1.300.000 francs à emprunter sur Mortefontaine, mais c'est son beau-frère Clary qui les lui a prêtés. Toute tentative pour un emprunt d'Etat a échoué près des banquiers. Ces 2.300.000 francs, c'est tout le solide qu'il emporte, mais il n'entend pas s'attarder un jour, une heure de plus, car il devrait, le 16, remplir les fonctions de Grand électeur, paraître en prince français et en Grand dignitaire et, à l'ouverture du Corps législatif, présenter au serment les députés nouvellement nommés : il part donc le 15 dans la nuit, après avoir dit à ses anciens amis, Rœderer, Girardin, Jaucourt, reçus par grâce et sur les instances de Julie, un adieu si froid qu'ils en restent profondément piqués.

 

L'Empereur avait pensé que Joseph assisterait à l'ouverture de la session, car, dans son discours, il a donné aux affaires d'Espagne une place importante et il les a présentées dans des termes tels que, s'ils ne compromettent rien des prétentions sur les provinces en deçà de l'Ebre, il y ménage son frère d'une façon inusité. Après avoir parlé du baptême du Roi de Rome, il dit : Le roi d'Espagne est venu assister à cette dernière solennité. Je lui ai accordé tout ce qui était nécessaire et propre à réunir les intérêts et l'esprit des différents peuples de ses provinces. Depuis 1809, la plupart des places fortes d'Espagne ont été prises après des sièges mémorables. Les insurgés ont été battus dans un grand nombre de batailles rangées. L'Angleterre a compris que cette guerre tournait à sa fin et que les intrigues et l'or n'étaient plus suffisants désormais pour la nourrir. Elle s'est trouvée contrainte d'en changer la nature et, d'auxiliaire, elle est devenue partie principale. Tout ce qu'elle a de troupes de ligne a été envoyé dans la Péninsule. L'Angleterre, l'Ecosse, l'Irlande sont dégarnies. Le sang anglais a enfin coulé à grands flots dans diverses actions glorieuses pour les armées françaises. Cette lutte contre Carthage, qui paraissait devoir se décider sur les champs de bataille de l'Océan, se fera donc désormais dans les plaines des Espagnes. Lorsque l'Angleterre sera épuisée, lorsqu'elle aura enfin ressenti les maux qu'avec tant de cruauté, elle verse depuis vingt ans sur le continent, que la moitié de ses familles sera couverte du voile funèbre, un coup de tonnerre mettra fin aux affaires de la Péninsule, aux destins de ses armées et vengera l'Europe et l'Asie en terminant cette seconde guerre punique.

Ce sont de belles phrases ; elles couvrent mal un échec qui ouvre la porte aux désastres : Une occasion s'est présentée où Napoléon eût pu liquider d'un coup cette déplorable affaire d'Espagne. Depuis 1808, le meilleur de la France s'use à une besogne sans utilité et sans gloire. Est-ce un but pour de tels efforts que de substituer aux Bourbons serviles un Bonaparte révolté et d'imposer aux Espagnols en sa personne un roi qui, dès les premiers jours de son règne s'est montré plus national que les légitimes ? Par l'abdication de Joseph, l'Empereur, même s'il avait voulu conserver quelques provinces du Nord, Catalogne, Bicaye, Navarre, même Aragon, eût, en tous cas, rendu libres, soit pour les opérations contre les Anglais, soit ultérieurement pour les guerres continentales, l'Armée du Midi, l'Armée du Centre et l'Armée du Portugal ; il eût fermé cette école d'insubordination où, loin du maître, les maréchaux se disputent déjà le pouvoir et s'exercent à désobéir ; il eût prévenu l'irréparable catastrophe ; car, laissant Joseph à Madrid lorsqu'il ira porter la guerre dans le Nord, il ne pourra manquer, qu'il le veuille ou non, de lui abandonner le commandement qu'il lui a promis et dont il le sait incapable. Joseph général en chef, c'est l'anarchie dans les troupes, la discorde dans les chefs de corps, l'ineptie dans le haut état-major, tôt ou tard c'est la défaite et la déroute.

Cette fois encore, Napoléon est la victime de l'esprit de famille, de l'esprit corse, du droit d'aînesse. Non seulement, comme certains historiens complaisants ont osé l'écrire, il n'a pas obligé Joseph à retourner en Espagne, niais, jusqu'au dernier moment, il a cru que, en n'accueillant pas des demandes que Joseph a présentées comme irréductibles, M'amènerait à mettre en exécution ses heureuses menaces : toutefois il n'a pas voulu le contraindre comme il a fait pour Louis, son cadet ; il ne s'est point tenu assez ferme pour ne rien se laisser arracher comme il a fait avec Lucien, autre cadet. Si peu que ce soit, il a cédé quelque chose et il a été repris dans l'engrenage. Sans doute, pour une part, cette faiblesse tient à ce que, la combinaison de 1810 ayant échoué, il ne voit d'autre alternative à l'abdication de Joseph que la restauration de Ferdinand et qu'il ne sait comment parer celle-ci aux yeux de l'Europe et lui donner un tour de succès : mais agirait-il autrement s'il avait encore Lolotte sous la main et ne peut-il trouver une autre Lolotte ? Le vrai est que, mis en face de son frère, il se subordonne. En 1808, en 1809, en 1810, pour ne parler que de l'Espagne, c'est ainsi que les choses se sont passées ; c'est ainsi depuis qu'il est entré dans la gloire, qu'il a fait sa place au soleil et que, dans sa prodigieuse montée vers le suprême pouvoir, il tire ses frères à sa suite. La cause de cette faiblesse, elle est dans son sang et sa chair, dans son atavisme et son éducation, et c'est la supériorité que donne à Joseph le fait qu'il est le premier-né de Charles Bonaparte et de Laëtitia Ramolino.

***

A ce baptême où manque comme on a vu la seconde marraine et où le second parrain a fait tous ses efforts pour se soustraire, estimant à la fois, sans doute, qu'il n'a pas à se réjouir d'une naissance qui lui enlève ses droits immédiats à la dignité impériale, et qu'il abaisserait sa grandeur de roi catholique en paraissant à la cérémonie comme prince français, l'Empereur, qui pourtant requiert la présence de tous les siens, ne se soucie point qu'Elisa paraisse.

Au moment où elle a reçu la nouvelle de la naissance, elle n'a point manqué d'attester sa joie par des salves d'artillerie, des fêtes qu'elle a données aux corps civils et militaires et des réjouissances où elle a convié les peuples. Puis, quittant Marlia où elle résidait, elle est allée à Piombino surveiller ses bois. De là après quelques jours à peine, elle a été rappelée à Marlia par une maladie grave de son fils. Le petit Jérôme avait dû, au mois de novembre, changer de nourrice, la première n'ayant pas de lait. Depuis lors, il avait pris du poids, mais sa tête était devenue énorme. Pourtant, on ne s'était pas inquiété et l'on avait attribué à la dentition la maladie qu'on avait cru bénigne. C'était une hydropisie au cerveau. Le 17 avril, à cinq heures du matin, l'enfant expire. Quand on ouvre la tête, on y trouve dix onces d'eau. Elisa, dans un état qui la prive à chaque instant de l'usage de ses sens, est transportée à Poggio-a-Cajano ; elle laisse au prince Félix, malgré qu'il soit dans un état terrible, le soin d'annoncer, une heure après la mort, la fatale nouvelle à l'Empereur. On amène sans cérémonie, de Marlia à Lucques, le petit cadavre et on le dépose dans l'église San-Paolino où, quelques mois plus tard, Elisa fera revenir, de Marseille, le corps de son fils aillé, le petit Félix-Napoléon qui y est mort en Messidor an VI.

Le 8 mai seulement Napoléon témoigne quelque intérêt à sa sœur. J'ai appris avec peine la mort de votre fils, lui écrit-il. Je prends une part sincère à toute la douleur que vous cause ce malheureux événement. C'est tout, nulle autre allusion ; il reprend le ton des affaires, donne ses ordres, exige que la grande-duchesse lui rende compte de toutes choses dans le plus grand détail. Par une sorte de superstition, on dirait qu'il veut l'écarter de son fils, qu'il ne se soucie point qu'elle l'approche. Les médecins ont ordonné à Elisa de changer d'air ; ils ont pensé que le mouvement d'un voyage pourrait lui être favorable. Elle a sollicité de l'Empereur la permission de venir à Paris, où elle espère trouver, au sein de sa famille réunie à l'occasion du baptême, quelque consolation pour le malheur dont elle vient d'être affligée. Jérôme, qui se fait son interprète, expose qu'elle pourrait descendre à l'hôtel qu'il occupe, où tout ce que l'Empereur a la bonté de lui faire fournir serait suffisant pour elle et lui ; la grande-duchesse n'amènerait que deux personnes ; il ne résulterait de son voyage ni dépenses ni dérangements. Tout est en vain. L'Empereur ne se soucie point qu'elle vienne et le lui fait savoir : Qu'elle reste en Toscane, qu'elle y soigne sa santé, qu'elle aille, s'il lui plait, prendre les bains de mer à Livourne, mais qu'elle ne sorte pas du grand-duché, surtout qu'elle n'apporte point au Roi de Rome le mauvais mil, et qu'elle ne fasse point part à l'Empereur de sa persistante malchance en ce qui touche les héritiers.

***

Pour les autres Napoléonides, ils viennent en rechignant et d'un air si peu satisfait qu'on jurerait, à les voir, qu'ils sont réunis, non pour la plus mémorable fête de famille, mais pour une cérémonie funèbre. Madame ne semble avoir manifesté sa joie d'aucune façon lors de la naissance de son petit-fils ; lorsque, par ordre, elle est venue faire visite à Marie-Louise accouchée, elle ne s'est point assise, parce que la dame d'honneur, en sa haineuse prévoyance, a fait enlever tout fauteuil de la chambre de l'Impératrice et n'a fait disposer que des chaises autour de la chaise longue. Les reines, qui cherchent à se faire elles aussi des droits au fauteuil, se sont retirées avec Madame et Mme de Montebello a triomphé.

Par surcroît, Madame s'est fort affligée de la mort de son petit-fils Jérôme, et, pour trouver une sympathie effective, elle est venue à Mortefontaine auprès de Julie. De là elle écrit le fer mai à Baciocchi : Dans la position où je suis, je suis incapable de vous donner la moindre consolation. J'en ai besoin moi-même et rien ne nous en offre dans ce monde. Ce n'est que du ciel qu'on peut l'attendre. En effet, l'exil de Louis et ses plaintes perpétuelles, la disparition de Lucien et l'incertitude où l'on est de son sort, l'abdication probable de Joseph, les querelles de Jérôme avec l'Empereur, les affronts qu'elle attribue à sa belle fille, ne sont pas pour réjouir un cœur maternel.

Pourtant, au baptême, elle paraît en marraine, associée au grand-duc de Wurtzbourg qui représente l'empereur François, et c'est sans doute un grand orgueil, mais il ne semble pas qu'elle s'en pare, car elle n'assiste même pas au banquet impérial du 16 juin, et, comme Julie, elle s'abstient sous prétexte de santé. Elle reçoit de beaux présents, des vases de Sèvres d'importance et un Méléagre entouré de sa famille en Gobelins, des présents pour 61.501 francs, mais c'est, à son gré, de l'argent bien mal dépensé, car elle n'en tire pas un sol de plus de revenu : Elle n'a plus qu'une idée, partir avec Pauline pour Aix-la-Chapelle où elle arrive dès le commencement de juillet.

 

Fesch n'a pu être d'aucun secours. Il est tout absorbé par la préparation du Concile national qui doit être convoqué le 25 avril, par les épineuses négociations qui le précèdent, par les responsabilités qu'il redoute et par les bourrades qu'il reçoit. Il perd la tête dans cette situation qui le dépasse et ne sait à qui obéir, de l'Eglise qui le réclame, ou de son neveu qui le commande. De plus, fort mal en argent car on ne lui a encore rien donné pour sa renonciation à Ratisbonne, et ses créanciers le pressent, et les 100.000 francs que Jérôme a prêtés viennent à échéance. Enfin, le 25 mars, l'Empereur qu'adoucit la naissance de son fils, lui accorde 300.000 francs de rente sur l'octroi du Rhin. Cela est bon, mais ne donne pas du comptant et, le 1er avril, le cardinal fait une nouvelle démarche pour que l'Empereur achète son hôtel. Il échoue encore sur un rapport défavorable de Fontaine qui n'admet pas qu'il se soit passé d'architecte, mais, au moins le il mai, il obtient un prêt de 400.000 francs pour lequel il donne des billets et des hypothèques. Jérôme lui fait encore remise de sa dette et tout cela lui permet de gagner du temps et d'apaiser ses entrepreneurs.

Pour tant d'argent, il se rend utile, car le baptême eût pu donner lieu à des difficultés, si, Notre-Dame, étant occupée par la Garde impériale et par la Grande aumônerie qui en a pris possession, le cardinal, en sa qualité de grand aumônier, n'y suppléait toutes les cérémonies, au point d'exclure même l'archevêque nommé de présenter l'eau bénite à Leurs Majestés.

Tout de suite après, il retombe dans cette besogne du Concile pour laquelle il a été si chèrement payé et que, par ses prétentions insupportables, l'étroitesse de son orthodoxie, les influences qu'il subit, la passion qu'il a prise depuis sa légation de Rome pour les pratiques ultramontaines, il est incapable de mener au gré de l'Empereur.

 

Pauline qui, de nouveau, a dû ouvrir son hôtel à Borghèse, arrivé à Paris le 9 mars, ne s'en est pas trouvée plus satisfaite que l'année d'avant, et elle a encore, du côté de Canouville, d'autres raisons d'être inquiète et troublée. Sitôt qu'elle peut, dès la fin d'avril, elle s'installe à Neuilly, où elle échappe plus facilement à son mari ; là elle tatillonne, elle fait des budgets, et pour la dixième, la vingtième fois, réorganise l'administration de sa maison ; dans des jours comme ceux-là elle s'acharne sur les factures, les états, les comptes ; elle trouve à redire à tout, aux façons des toilettes, aux montures des pierres, même à cette médaille que la Monnaie vient de frapper à sa gloire et où, au revers, Denon a figuré les Trois Grâces : la tradition dira qu'il n'a pris qu'un modèle pour tant de beautés et que la princesse les réunit toutes.

Pendant que Borghèse, auquel tout réussit, est seul à temps avec Eugène, dans le salon d'attente de l'Impératrice, pour être témoin de la naissance du Roi de Rome, et que, ayant été pris en gré par Marie-Louise, à la vérité comme plastron et souffre-douleurs, il est nommé de tous les petits voyages les plus intimes, Pauline se dit plus souffrante encore que d'ordinaire, songe à aller passer une année en Provence, en demande même la permission, puis se ravise, assiste aux fêtes du baptême et, aussitôt après, le 25 juin, part avec sa mère pour Aix-la-Chapelle.

 

Jérôme est encore celui qui a le moins de raisons pour être satisfait : Le 25 mars, par M. de Rambuteau, il a reçu la nouvelle officielle de la naissance, mais, en même temps, M. de Rambuteau a apporté à M. Reinhard, une lettre par laquelle le grand maréchal charge le ministre de France d'inviter, au nom de l'Empereur, le roi, la reine et toute leur cour à venir, dans les premiers jours de mai, à Paris, pour assister aux fêtes du baptême et des relevailles. Le roi, la reine et toute la cour, cela est souligné par Duroc ; comment décliner un tel ordre ? Pourtant Jérôme vient de se voir enlever un royaume qu'il croyait à lui et. un département qu'il possédait depuis quatre ans ; son intendant, Laflèche, baron de Keuldelstein, a fait dans la caisse du Trésor royal, une brèche de 1.600.000 francs ; la reine est peu pressée de tenir, une fois de plus, vis-à-vis de l'Impératrice, un rôle subordonné : tout se met en émoi à Cassel, mais ce n'est, parait-il, qu'une erreur de Duroc, lequel n'en est point coutumier. L'Empereur n'a nulle intention de constituer son frère dans d'énormes dépenses, d'autant qu'il va lui demander bien d'autres sacrifices : il lui fait donc savoir qu'il le verra avec plaisir et qu'il amène la suite la moins nombreuse. Jérôme, alors, répond qu'il s'empressera avec joie de se rendre à Paris du 20 au 25 mai et qu'il n'amènera que quatre personnes. Durant ce temps, Catherine ira aux eaux dont elle a grand besoin.

Si cette affaire s'arrange, il n'est pas de même des autres. Que l'Empereur demande des hommes à son frère et emploie cette armée westphalienne que tout à l'heure il rabaissait tant, Jérôme s'en trouve très flatté : l'Empereur parle d'un régiment, il offre une brigade, puis une division de 8.000 combattants : seulement, il prie qu'on ne morcelle pas son armée en la prenant régiment par régiment. Ce serait vouloir le priver de tout honneur et lui enlever le prix de ses soins que de mettre ses troupes dans l'impossibilité d'acquérir aucune réputation particulière. L'Empereur parait agréablement surpris que la Westphalie puisse fournir deux divisions, 20.000 hommes dont 2.500 de cavalerie. Il veut tout en savoir, exige encore des sacrifices pour les 54 bouches à feu, les 300 voitures, les 1.500 chevaux de l'artillerie divisionnaire, les vingt pièces de l'artillerie régimentaire, les attelages, les harnais, les hommes du train, les canonniers, les quatre compagnies de sapeurs avec leurs dix caissons attelés, mais, en échange de ce nouvel effort, quelle promesse ! Si vous réunissez le personnel que je viens de vous indiquer, écrit-il à Jérôme, je ne verrai pas de difficulté à compléter votre corps d'armée avec les contingents de la Confédération à 30.000 hommes, ce qui vous formerait alors trois belles divisions. Tel est le profit que l'Empereur a tiré de l'expérience de 1807 et de celle bien autrement grave de 1809.

Jérôme ne se tient pas de joie, car son grand, son unique désir est de faire la grande guerre ; en même temps donc qu'il vide toutes les caisses et met toutes les matières en réquisition pour compléter et équiper ses divisions, il commande à Boutrais son costume de guerre, un casque et une cuirasse d'une extraordinaire beauté — la cuirasse seule, où est incrusté le collier émaillé de Westphalie, est facturée 5.300 francs. Du coup, il oublie le triste traité que l'Empereur vient de lui imposer et dont il s'est vengé en disgraciant le négociateur Bülow, en faisant arrêter le secrétaire général du ministère et en ordonnant çà et là diverses perquisitions. Il est convaincu que l'Empereur rendra justice aux motifs qui le déterminent et que, lorsque les circonstances le permettront, son équité le portera à dédommager le roi de Westphalie de tout ce qu'il perd et des sacrifices qu'il fait.

Mais lorsque, là-dessus, l'Empereur lui retire les soldats originaires des parties du royaume récemment cédées ; lorsque surtout, le 24 avril, et par l'intermédiaire de Davout, il lui commande de compléter l'approvisionnement de Magdeburg à 1.700.000 rations et de pourvoir aux travaux des fortifications, Jérôme se cabre. L'Empereur n'entend pas raison ; il déclare (2 mai) que si ces dépenses ne sont pas faites, il prendra pour lui la ville, son administration et son revenu ; les officiers du génie commenceront les travaux, pour qui le prince d'Eckmühl fournira 50.000 francs que le roi remboursera ; sinon, l'Empereur gardera Magdeburg. Les 50.000 francs sont à peine le quart de ce qu'il faut dépenser pour les fortifications et, pour les approvisionnements, on doit compter six millions : où les prendre ?

Le roi montre que, ses recettes étant de 35 millions, il en dépense 55, dont 18 pour son armée et sept et demie pour les troupes françaises ; qu'il a dû suspendre le paiement de la dette, prendre près de trois millions à la caisse d'amortissement, vendre pour 10 millions de domaines, lever en Hanovre une contribution extraordinaire de deux millions, recourir pour huit millions à l'emprunt forcé, que, de tout cet argent, il n'a plus rien et qu'il retournerait en vain les poches de ses sujets pour trouver six millions ; l'Empereur ne veut rien entendre et, à de telles exigences, il ajoute des procédés qui, appliqués par Davout, deviennent intolérables. Davout, qui entretient à Cassel un agent pour surveiller tout ce qui se passe dans le royaume, envoie cet agent, le général Barbanègre, signifier au ministre de la Guerre westphalien que si, de suite, le roi ne procède pas à faire réparer les fortifications de Magdeburg et à en approvisionner les magasins, lui, Davout, s'emparera de la ville et de son territoire. Jérôme exaspéré écrit à l'Empereur : Je ne puis croire que Votre Majesté veuille me faire manifester ses intentions par ses généraux, qu'elle me livre à leur autorité. Je n'ai point mérité ce traitement ni la déconsidération dont il m'accablerait. Si les desseins politiques de Votre Majesté exigent la réunion de la Westphalie entière à l'Empire français, comme ses agents se plaisent à en faire courir le bruit, je ne demande qu'à être mis le premier et sans intermédiaire dans le secret de ses intentions... je me ferai un devoir d'y concourir moi-même. Je suis avant tout Français et frère de Votre Majesté et sa justice et sa bonté sauront bien me dédommager de tous les sacrifices qu'il lui paraîtra convenable de m'imposer.

Ce langage devrait plaire à l'Empereur et épargner à Jérôme les brutalités du prince d'Eckmühl qui, dans l'exercice de ses fonctions, semble vraiment trop chercher la satisfaction de ses rancunes personnelles mais l'Empereur craint que, s'il cède sur un point, Jérôme se dispense de payer et, si Jérôme crie misère et montre le vide de son trésor, Reinhard, qui le surveille avec une attention malveillante, est bien mieux écouté lorsqu'il raconte que le roi a trouvé à emprunter 4.500.000 francs pour la liste civile, qu'il ne songe qu'à bâtir et à faire des folies, qu'il a acheté à la reine une nouvelle maison sur la route de Napoléonshôhe, au pied du château et sur les bords de la Fulde, une maison simplette avec quelques allées à l'anglaise, beaucoup de fleurs et une vue délicieuse, mais où, tout de suite, il a dépensé 51.345 francs ; que le déficit de 1.600.000 francs laissé par La Flèche a montré des dépenses insensées, en admettant qu'elles soient réelles, puisque le compte d'un badigeonneur pour appropriement d'un mur à Napoléonshôhe monte à 15.000 francs, et que la seule punition qu'ait reçue La Flèche a été d'être réduit à son traitement de conseiller d'Etat ; qu'au prochain voyage que la reine va faire aux eaux, elle sera suivie d'une cour singulièrement coûteuse, huit dames du palais — dont Mme La Flèche — sans compter les chambellans, écuyers et maréchaux de cour ; que l'argent coule des mains du roi sans qu'il y prenne garde et que, tandis qu'il en trouve toujours pour ses plaisirs et ses fantaisies, il n'en sait jamais trouver pour les besoins de son royaume et pour l'exécution des ordres de l'Empereur.

Aussi, lorsque Jérôme, ayant conduit Catherine à Ems arrive le 24 mai à Paris, trouve-t-il à toutes les réclamations qu'il présente, même les plus légitimes, même celles que Clarke déclare justifiées, une résistance qui lui paraît inexplicable. Il est prouvé par les chiffres même du ministère de la Guerre français que, au lieu des 12.000 hommes stipulés par les traités, la Westphalie, au tee juin, entretient pour le compte de la France 18.901 hommes et 5.571 chevaux, savoir six régiments d'infanterie, quatre de grosse cavalerie, 1.500 hommes et 1.300 chevaux d'artillerie. Jérôme demande qu'au moins l'Empereur retire la grosse cavalerie qu'il lui a imposée quand il lui a donné le Hanovre, qu'au moins on entre en compte pour l'entretien des hommes et chevaux qui excèdent le complet de 12.000 hommes ; l'Empereur, à la fin, le promet, mais quelles négociations et quels comptes il faudra à Jérôme — pour n'être jamais payé.

Sans doute, il a été reçu avec les honneurs royaux ; il a été logé dans l'hôtel de la rue de Varennes qui appartient aux Relations extérieures ; il a eu des Tuileries un service d'honneur, des valets de chambre, des voitures et un service de bouche. Il a un poste à sa porte et, quand il sort, il est escorté d'un piquet ; il est défrayé de tout par l'Empereur auquel il en coûte 30.000 francs ; il reçoit, pour le baptême, des porcelaines de Sèvres de 41.420 francs et une tapisserie des Gobelins de 13.000, mais qu'est cela devant les désagréments qu'il éprouve ? D'abord, il n'obtient rien ni de l'Empereur, ni des ministres ; il est traité en roi sur le papier, de fait en prince français, obligé d'en porter le costume, sans que l'Empereur tolère même près de lui un seul de ses officiers westphaliens, et, comme il n'en a pas de français, il marche seul, à son grand dépit. A propos des affaires Hainguerlot où il est directement intervenu dans la liquidation Dijon, plus de douze cents familles réduites à la misère, en faillite ou en prison, ne pouvant faire parvenir leurs justes réclamations auprès du trône s'adressent à lui comme à l'auteur responsable de leur désastre et, sans doute, est-il peu pressé que l'Empereur apprenne le détail de cette affaire. Enfin, lorsque le 25 juin, le jour même de son départ, il s'enhardit à proposer pour le Roi de Rome la grande décoration de la Couronne de Westphalie, l'Empereur ne semble pas plus disposé à l'accepter qu'il n'a fait de la Toison d'or de Joseph.

Sauf des promesses vagues et des porcelaines, une sorte d'assurance qu'on l'emploiera à la guerre s'il achève de ruiner son royaume, Jérôme n'emporte de son voyage que des désagréments, la quasi-certitude que la Famille ne compte plus ni dans le cœur, ni dans l'esprit du maure ; car, après ce qui s'est passé pour Lucien, pour Louis, pour Joseph, pour Caroline, pour Elisa, celle de ses sœurs avec laquelle il est le plus intimement lié, il en a une preuve décisive dans une suite de décrets par lesquels, dans leur vanité, leur orgueil et leurs intérêts, l'Empereur frappe tous ses frères, tous ceux qui règnent, aussi bien Joseph, que Jérôme et Murat. C'est là l'épilogue qu'il donne aux fêtes du baptême, le coup de frein qu'il juge nécessaire après les tentatives d'indépendance du roi d'Espagne, les essais d'émancipation du roi de Westphalie et les révoltes du roi de Naples. Tout y est prévu et noté et les souverains napoléoniens reçoivent par là des leçons dont ils avaient besoin.

En exécution d'un premier décret du 22 juin : les princes de la famille appelés, du consentement de l'Empereur, à une couronne étrangère seront désormais traités comme princes français dans l'intérieur de l'Empire ; ils ne porteront aucun autre costume que celui de princes français, aucune autre cocarde que la française, ne recevront d'autres honneurs civils et militaires que ceux qui sont déterminés par le décret du 24 messidor au XII, et n'auront dans les palais aucun autre rang que celui qui leur sera réglé conformément à ce qui est déterminé par ce décret.

Et la décision pour l'étiquette des palais, rendue le 12 septembre, vient encore aggraver les termes du décret : Les reines perdent tout droit au fauteuil laissé seulement à Madame en considération de son âge ; elles perdent même la chaise et n'ont droit qu'au pliant, sauf si elles sont enceintes ; les princes et princesses ne pourront plus, dans l'intérieur de l'Empire, atteler qu'à six chevaux et ils n'auront plus d'escorte. Enfin, dans les cérémonies où l'Empereur est sur son trône et sous le dais, l'Empereur et l'Impératrice seuls sont assis sur des fauteuils, tous les autres personnages, princes et princesses et grands dignitaires sont debout et placés selon leur rang.

Après les rois, l'Empereur frappe leurs serviteurs français et c'est plus durement encore : par un décret de principes rendu, après avis du Conseil d'Etat, le 26 août, l'Empereur envisage la situation de tous les Français résidant à l'Étranger. Il débute par les Français naturalisés en pays étranger avec son autorisation. Cette autorisation sera accordée par des Lettres patentes dressées par le grand juge, signées par l'Empereur, contresignées par le secrétaire d'État, visées par le prince archichancelier, insérées au Bulletin des Lois et enregistrées en Cour impériale ; moyennant quoi, ces Français pourront posséder, transmettre des propriétés et succéder, mais leurs enfants seront réputés étrangers et ne pourront succéder que pendant leur minorité et pendant les dix ans qui suivront leur majorité. Passant aux Français naturalisés en pays étranger sans son autorisation, l'Empereur leur inflige la perte de leurs biens qui seront confisqués, de leurs titres et décorations, et leur dénie tout droit de succéder ; à la première fois qu'ils seront trouvés sur le territoire de l'Empire, ils seront reconduits aux frontières, et, sur la récidive, condamnés à un emprisonnement de un à dix ans ; enfin, après des dispositions spéciales aux individus déjà naturalisés en pays étranger, l'Empereur aborde les Français au service d'une puissance étrangère : ceux-là ne peuvent y entrer sans autorisation spéciale et sous condition de revenir, si l'Empereur les rappelle, soit par une disposition générale, soit par un ordre direct ; ils ne peuvent prêter serment à la puissance chez laquelle ils servent que sous la réserve de ne jamais porter les armes contre la France et de quitter le service, même sans être rappelés, si le prince venait à être en guerre contre elle ; ils ne peuvent être employés comme ministres plénipotentiaires dans aucun traité où les intérêts de la France pourraient être débattus ; ils ne peuvent entrer en France qu'avec une permission spéciale ; ils ne peuvent se montrer dans les pays soumis à l'obéissance de l'Empereur avec la cocarde étrangère et revêtus d'un uniforme étranger ; ils seront autorisés à porter les couleurs nationales quand ils seront dans l'Empire. Ils ne peuvent porter les décorations des ordres étrangers que lorsqu'ils les auront reçus avec l'autorisation de l'Empereur. Ils ne peuvent jamais être accrédités comme ambassadeurs, ministres ou envoyés auprès de la personne de l'Empereur, ni reçus comme chargés de missions d'apparat qui les mettraient dans le cas de paraître devant l'Empereur avec leur costume étranger. Tout Français qui entrera au service d'une puissance étrangère sans la permission de l'Empereur sera, par cela seul, censé naturalisé en pays étranger sans son autorisation et traité comme tel.

Tous ces articles, mis à part ceux qui visent le cas de guerre et qui ont fait l'objet des articles 75 et suivants du Code pénal et du décret du 6 avril 1809, s'appliquent uniquement aux Français qui ont suivi la fortune de Joseph, de Jérôme et de Murat. Ils ont été inspirés chacun par des griefs particuliers qu'il serait aisé de relever, mais dont ceux récemment fournis ont été les plus sensibles. Ils mettent directement sous la main de l'Empereur les cours des Napoléonides, puisqu'il suffira désormais d'un refus des Lettres-patentes ou d'un ordre de rappel, individuel ou collectif, pour que tout Français qui y est employé doive, sous peine de confiscation et de proscription, rentrer dans l'Empire. Ils suppriment toute ambiguïté en ce qui touche le double service et, du même coup, par une conséquence inattendue, atteignent profondément la fiction du Grand Empire. Aussi bien les incartades de Murat que les vanités de Joseph et de Jérôme s'y trouvent réprimées, et, à défaut du statut de 1806 démontré trop lâche pour maintenir la discipline de la Famille, ils établissent un système de discipline sur tout ce qui entoure et sert les rois de façon que, s'il plaît à l'Empereur, ils se trouvent face à face avec leurs sujets. La mesure est au premier chef de suspicion ; mais elle enferme une série de châtiments qui frappent à coups redoublés les Napoléonides.

***

Les seules personnes qui, dans ce désarroi de la Famille, reçoivent à ce moment de Napoléon des faveurs redoublées et un gracieux accueil, ce sont celles qui n'en sont que par adoption et par alliance, les Beauharnais. Eugène, destitué de l'hérédité du royaume d'Italie, aurait pu en marquer son désappointement : il continue au contraire à se conduire des mieux, à exécuter d'une façon intelligente, stricte et fidèle, les ordres de l'Empereur ; il donne à la marine italienne ses premiers succès ; il organise l'armée de façon qu'elle apporte dans un temps proche, une coopération puissante à l'armée française ; surtout, il ne demande rien, il parait ne rien ambitionner, il ne gêne par aucune prétention. Aussi, l'Empereur qui apprécie cette façon de servir, ne lui ménage pas ses grâces. De lui-même, il s'offre avec l'Impératrice à tenir l'enfant que la vice-reine a mis au monde le 9 décembre 1810 et qui, par ses ordres, a reçu les noms d'Auguste-Napoléon[4]. De lui-même, il pense à notifier aux puissances la naissance du fils du vice-roi. Il appelle Eugène à Paris pour la délivrance de l'Impératrice ; pour la première fois, il lui permet d'habiter son hôtel de la rue de Lille et il le rend avec Borghèse, témoin de la naissance du Roi de Rome. Si le hasard entre là pour quelque chose, c'est l'Empereur qui le nomme du voyage de Rambouillet, puis, faveur bien plus grande, du voyage de Cherbourg et, dans des entretiens intimes, il lui confie dans le plus grand détail l'état de ses relations avec la Russie et il lui donne ses instructions comme au lieutenant sur lequel il compte davantage.

Quant à Hortense, elle reçoit aussi la récompense de sa soumission et de sa prompte abnégation. Le 24 avril, un décret impérial la met en possession de l'apanage que Louis a refusé. Elle en touchera la totalité des revenus depuis le 1er janvier, ce qui lui permettra d'acquitter les dettes que le roi a pu laisser en France. L'Empereur lui assigne en outre sur sa cassette une somme de 120.000 francs pour pourvoir à l'entretien du prince Louis, outre les 650.000 francs sur les revenus de Berg attribués au grand-duc de Berg dont il songe à former la maison, car le temps approche où l'enfant devra passer dans les mains des hommes. Pour rendre plus facile l'administration de l'apanage, il ordonne l'échange des biens situés dans le Brabant hollandais contre 500.000 livres de rente sur le Grand livre de France. Bref, il assure le sort d'Hortense de façon que, reine et majesté, jouissant de près de trois millions de revenu, d'un palais et d'un château, elle soit mieux traitée selon ses goûts que Madame elle-même.

Au baptême du Roi de Rome, Hortense figure comme seconde marraine, car c'est à elle que l'Empereur a fait donner la procuration de Caroline ; aussi reçoit-elle, en Gobelins et en porcelaines, des présents presque égaux à ceux que reçoit Madame. Le hasard la place presque constamment en présence de Marie-Louise, à qui elle plaît autant qu'on peut lui plaire et lorsque, le 4 juillet, elle part pour les eaux d'Aix en Savoie, c'est à Saint-Cloud, au pavillon d'Italie, sous la surveillance directe de l'Empereur, qu'elle laisse ses fils à la garde d'une sous-gouvernante, d'un écuyer et d'un chapelain.

Par quel prodige d'habileté, en ce temps de robes collantes qui dessinent et montrent toutes les formes de la femme, Hortense a-t-elle, au milieu de ces fêtes, dont elle n'a point manqué une seule, dissimulé à tous les yeux une grossesse de cinq mois ? Nul contemporain, ni dans des lettres, ni dans des mémoires n'y fait la moindre allusion. Est-elle à ce point servie par le hasard que sa taille n'ait rien perdu de sa native sveltesse ? A-t-elle trouvé des couturiers si habiles qu'ils aient imaginé une formule de toilette appropriée, ou bien, par une sorte d'universelle complicité, ferme-t-on les yeux sur elle et l'Empereur ne veut-il rien voir et rien savoir ? En tous cas rien ne transpire.

***

Il faut s'arrêter à cette date du baptême : elle marque pour Napoléon — elle a marqué jusqu'ici pour le peuple et pour les historiens — l'accomplissement de sa fortune : c'est le moment où il a pris possession de l'avenir, où sa puissance ne sait plus d'obstacle ; où sa personnalité, dégagée des liens familiaux qu'il a jusqu'alors si étroitement serrés et qu'il vient de trancher comme d'un revers de glaive, ne compte plus que sur elle-même et trouve le continent trop étroit pour sa gloire. Et c'est le moment où l'extension formidable du territoire de l'Empire le rend ingouvernable, où le soupçonneux autoritarisme de Napoléon supprime les initiatives, décourage les bonnes volontés et fait partout de l'obéissance passive la première, l'unique vertu des serviteurs. Certes, si sa volonté pouvait partout être instantanément exécutée, son cerveau suffirait à tout prévoir et à tout ordonner, mais si, le 20 mars, il a pu, par le télégraphe de Chappe, annoncer à Milan la naissance du Roi de Rome et, dans la journée, recevoir une réponse, le cas est unique. Il faut des semaines, des mois pour correspondre. Les ressorts trop tendus se relâchent en attendant qu'ils se brisent et, dans la lutte engagée contre la matière, le temps et l'espace, l'homme, encore désarmé, doit être vaincu.

La Famille dispersée ne peut plus être d'aucun secours. Eût-elle servi à quelque chose, c'est douteux, mais elle était et elle n'est plus. Napoléon a aboli ce système où, dix années durant, il avait mis toutes ses espérances, qu'il avait organisé à coups de victoires malgré l'Europe coalisée, et en qui il avait jusque-là mis sa confiance. Aux seuls points où il l'a laissé subsister, on doit s'attendre à des désastres. La plaie d'Espagne reste ouverte, gangrenée et mortifère. Il eût fallu y porter le feu jusqu'au fond, et, par condescendance pour Joseph, on n'y a mis que des émollients. A l'extrême nord et à l'extrême midi, deux autres plaies se creusent et c'est encore la Famille ; et la défection, dès ce moment accomplie, de Bernadotte, beau-frère de Joseph, aura pour pendant — si elle ne l'a déjà la trahison de Murat.

 

FIN DU SIXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Par une erreur de plume, la lettre de Caroline à l'Empereur est datée du 16 mars, mais le passage d'Aymé à Rome ne laisse aucun doute sur la date exacte.

[2] Les discours qu'il tient à Valladolid et qu'il fait insérer dans la Gazette de Madrid se résument à ceci : Sa Majesté a dit que le motif de son voyage était d'aller trouver son auguste frère, l'Empereur des Français pour assurer avec lui les moyens les plus propres d'assurer le bonheur de l'Espagne : que l'intérêt de tous les Espagnols comme leur devoir devait les conduire à aider Sa Majesté dans cette entreprise : que les divisions intestines étaient fomentées par l'Angleterre qui voulait faire de la péninsule le théâtre de la guerre continentale et qui, en même temps qu'elle fournissait aux rebelles des armes et des munitions, fomentait la rébellion des colonies et les incitait à déclarer leur indépendance... Avant peu la partie saine de la nation ouvrirait les yeux et se réunirait autour du trône.

[3] Le système qu'a adopté Joseph de créer dans chaque ville des gardes civiques, loin d'avoir été abandonné sur les ordres réitérés de l'Empereur, a été suivi avec une telle rigueur que, chaque jour presque, la Gazette de Madrid a enregistré un décret créant un nouveau bataillon. A la veille du départ, le 16 avril, le roi a formé à Lucena un bataillon et une compagnie de cavalerie, à Canete, deux compagnies, à Ecija, une compagnie.

[4] Auguste-Charles-Eugène-Napoléon épousa à Lisbonne, le 23 janvier 1835, Dona Maria da Gloria, reine de Portugal et mourut, dans des circonstances tragiques, le 28 mars de la même année.